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Nous avons donné à cette nouvelle section de traductions inédites le titre de « feuilleton ». Si, en français, le mot ne renvoie pas à une grande tradition — sinon à des romans à épisodes —, il en est tout autrement en allemand. En effet, ce sont dans des pages des grands quotidiens de langue allemande appelées Feuilleton qu’ont paru, dans le premier tiers du XXe siècle, de grands textes de Max Weber, Georg Simmel, Siegfried Kracauer et Joseph Roth. Il s’agit d’une rencontre féconde entre sociologie et littérature. Au moment où la première commençait à peine à voir le jour en tant que discipline scientifique, un courant réaliste s’imposait chez les littéraires. Appelé Neue Sachlichkeit ou « nouvelle objectivité », ce courant privilégiait l’observation minutieuse et le reportage comme instruments de description précise de phénomènes contemporains (Heizmann 1990). C’est cette rencontre entre sociologie et littérature que nous voulons faire revivre dans les nouvelles pages feuilletons de la revue, en mettant en valeur un réel souci d’écriture.

Dans cette section, nous souhaitons encourager la traduction de textes de feuilleton classiques, mais inédits en français. Nous les inscrivons dans leur temps, car ils sont nés en réponse à une question de leur époque. Nous les lisons cependant au présent et, ce faisant, aspirons également à rétablir le feuilleton comme forme. Légère, théorique, mais sans formalisme, souvent ironique, la forme du feuilleton trouve peu souvent sa place dans les articles normalement publiés dans les pages des revues spécialisées de sociologie. Au-delà de la forme, le croisement entre sociologie, littérature et reportage nous renvoie à une sociologie générale qui souligne l’importance de l’individu et de l’observation, une observation du quotidien.

Après avoir publié une première traduction, « Transformation des formes culturelles » (Wandel der Kulturformen) de Georg Simmel dans le numéro 44/2, nous proposons dans le cadre du présent numéro trois courts textes de Joseph Roth. Connu aujourd’hui comme auteur de romans comme La marche de Radetzky ou Job : Roman d’un homme simple, c’est d’abord comme journaliste que Joseph Roth sera connu. Sa carrière débute à Vienne après la Première Guerre. En 1920, il arrive à Berlin. Au compte de la Frankfurter Zeitung, le grand quotidien libéral de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres pour lequel il sera rédacteur de la section feuilleton de 1923-1925, Roth est envoyé en Russie en 1926. Le correspondant a 30 ans et la révolution neuf ans. L’époque révolutionnaire est révolue, c’est celle de la reconstruction, du quotidien et des compromis avec la réalité, de la transformation des formes révolutionnaires et de la menace du kitsch. Une fois par semaine, entre le 14 septembre 1926 et le 19 janvier 1927, Roth rédigera des reportages sur des thèmes tels l’éducation, la censure, les statistiques, les fêtes, la ville, la religion, la situation des femmes ou des juifs, la bourgeoisie.

Nous traduisons ici trois textes de cette série de reportages qui nous semblent dignes d’intérêt pour les lecteurs de Sociologie et sociétés. Tous les trois portent sur les conséquences de la révolution, en Russie et à l’étranger ; toujours, la question de la construction d’un nouvel homme est au centre des préoccupations. En commentant la réception de la Révolution en Amérique (« La Russie à la rencontre de l’Amérique » [Russland geht nach Amerika]), le premier texte choisi, le neuvième reportage de la série, introduit le lecteur au contexte russe alors que les deux autres, le sixième et le quinzième, portent sur la figure du bourgeois (« Le bourgeois ressuscité » [Der auferstandene Bourgeois] et « Jewgraf ou l’héroïsme liquidé » [Jewgraf oder der liquidierte Heroismus]).

La Révolution prolétaire, avec son renversement du système économique, n’a pas fait disparaître le bourgeois ; elle l’a fait renaître. Qu’il apparaisse sous les traits du capitaliste comme dans le deuxième texte reproduit ou du petit-bourgeois dans le troisième, le bourgeois russe est un homme dépouillé de sa culture humaniste. Le thème de bourgeois est polysémique ; en allemand, Bürger, renvoie à la fois au bourgeois — comme catégorie analytique ou diffamatoire — et au citoyen. Roth en explore les dimensions. Bien que le bourgeois soit un personnage pour qui il est difficile d’éprouver de la sympathie, il est traité avec une objectivité tout ironique. Par l’observation de petites choses qui sont télescopées, Roth parvient à explorer les grands événements politiques. En effet, c’est avant tout dans la vie quotidienne, dans des détails, qu’apparaissent à l’observateur et à ses lecteurs les grands changements. Pour ceux qui les vivent, c’est en large part au quotidien qu’ils se présentent à eux, qu’ils en perçoivent ou non la portée. Fin observateur du changement de régime, les institutions ne renvoient, sous la plume de Roth, pas seulement aux grands systèmes économiques ou politiques. Pour lui, le dimanche, la chope de bière, la visite au musée, l’amour de la famille, le bon élève sont des institutions bourgeoises, des institutions qui résistent à la révolution[1].

Plus que de simples documents d’époque, les reportages ici traduits stimulent et nourrissent l’imagination sociologique. À la lecture des reportages de 1926 et 1927, le bourgeois décrit à la suite des bouleversements politiques et économiques dont nous avons été témoins en 1989-1990 nous semble singulièrement familier et les changements de régime, plus que le nom qu’on a bien pu leur donner, dignes d’intérêt.