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Des cendres du capitalisme surgit le nouveau bourgeois (novij burzhua), l’homme de la Nep[1], le nouveau commerçant et le nouvel industriel. Primitif comme aux origines du capitalisme, sans bourse ni cote officielle, muni seulement d’une plume et de lettres de change. Du néant absolu apparaissent des marchandises. De la faim, il fait du pain. De toutes les fenêtres, il fait des vitrines. Allait-il encore à l’instant pieds nus, le voilà qui se déplace déjà en automobile. Il gagne de l’argent et paie des impôts. Il loue quatre, six ou huit pièces et paie des impôts. Il voyage en wagon-lit, vole dans un aéroplane de luxe et paie des impôts. Il semble être à la hauteur de la révolution — elle l’a elle-même enfanté. Le prolétariat se tient devant ses vitrines et ne peut acheter ses marchandises — comme s’il s’agissait d’un État capitaliste. Le nouveau bourgeois rase les murs de nombreuses prisons — il a déjà fait du temps dans plusieurs d’entre elles. La perte des « droits civiques » peut lui être égale, il n’en possède aucun. Il ne veut ni commander ni diriger, il veut seulement acquérir. Et il acquiert.

Cette nouvelle bourgeoisie russe ne forme pas encore de classe. Elle n’a ni la tradition ni la stabilité ou la solidarité d’une classe sociale. Elle constitue une mince et légère couche formée d’éléments forts malléables et forts différents. Parmi la douzaine de nouveaux bourgeois de ma connaissance, l’un d’eux était autrefois officier, un autre est un noble géorgien, une sorte de « chef de tribu », le troisième était apprenti boulanger, le quatrième fonctionnaire, le cinquième étudiant en théologie. Tous portent les habits du sort qui prolétarisent leur apparence. Ils ont tous l’air de s’être habillés en fuyant une catastrophe. Ils portent tous le chemisier russe, qui peut autant être costume national que manifestation révolutionnaire. Ce costume du nouveau bourgeois n’est pas seulement une conséquence immédiate de son désir de passer inaperçu ; il est aussi l’expression caractéristique de sa façon d’être particulière. En effet, ce n’est pas le bourgeois tel que nous le connaissons, tel que quotidiennement créé, en France, par Dieu et les circonstances de façon exemplaire, et formé pour l’usage littéraire. Le nouveau bourgeois russe n’a pas d’instinct de famille, pas de relation intime à sa maison, à sa lignée et à ses enfants, pas de « principes » qu’il pourrait leur léguer et pas de biens matériels qu’il devrait leur léguer. Dans son confortable logis, ni lui ni sa famille ne sont chez eux ; ils sont comme des invités qui se seraient incrustés. Un fils est communiste, un komsomol[2] ; il observe sa famille d’un oeil hostile ; demain, il partira ; aujourd’hui déjà, il vit du travail idéologique de ses mains. Sans un kopeck de dote, sans être accompagnée par son père à la mairie, la fille épouse en trois minutes un soldat de l’Armée rouge. Le fils de mentalité bourgeoise ne trouve pas de place dans l’université bondée et se prépare pour un départ illégal, et donc dangereux, à l’étranger[3]. L’argent que l’on gagne n’est pas « investi », mais dépensé, consumé, enterré ou prêté à fort taux d’intérêt à de bonnes et discrètes connaissances. La famille — à la fois cellule et rempart de la vie bourgeoise — n’est plus. En revanche, le nouveau bourgeois ne connaît pas cette atmosphère tiède de la bourgeoisie, celle qui protège, mais aussi affaiblit ; il ne connaît pas l’attention qui éveille l’amour, mais qui étouffe aussi ; il ne connaît pas la volonté de sacrifice qui peut être héroïque, mais aussi futile ; il ne connaît pas la sentimentalité touchante, mais aussi fausse. Le nouveau bourgeois est un bourgeois plus révolutionnaire. Il est courageux, à sa façon, parce que sans égard ; il est sans retenue parce que sans principe ; il est prêt à tout parce qu’il a déjà presque tout vécu. Il a parfois participé activement à la révolution. C’est le bourgeois à propos duquel Lénine écrivit en 1918 :

Comment peut-on être si aveugle et ne pas voir que notre ennemi est le petit capitaliste et le spéculateur ? Ce dernier craint plus que quiconque le capitalisme d’État ; son but premier étant de tout s’approprier, tout ce qui est resté après la chute des grands propriétaires terriens et des gros spéculateurs. Dans ce sens, il est même plus révolutionnaire que le travailleur, car il est aussi vindicatif. Il prête volontairement main-forte à la lutte contre la grande bourgeoisie — pour récolter les fruits de la victoire en faveur de ses propres intérêts[4].

Huit années se sont depuis écoulées. Le spéculateur récolte les fruits de la victoire et est lui-même en voie de devenir un grand capitaliste.

Mais on ne trouve pas en Russie que ces nouveaux commerçants et industriels actifs et identifiables. Il y a plusieurs bourgeois silencieux, masqués, en quelque sorte passifs. Au beau milieu de la révolution, ils ont réussi à cacher ou à s’approprier bien des richesses. Aujourd’hui, ils se placent dans de bonnes positions, vivent dans une étroitesse prolétarienne, prétendent qu’ils se débrouillent avec 100 roubles par mois et prêtent leur argent à fort taux d’intérêts à des amis encore plus intrépides qu’eux-mêmes — et qui, dans deux — trois ans, auront eux aussi un capital à prêter. Sous le couvert d’une vie capitaliste dépourvue de règles, se jouent ainsi achats et ventes, prêts et intérêts, une vie pleine de dangers qui confère au moderne et laborieux homme de la Nep les traits caractéristiques d’un chef de bande.

Tout cela ne devrait pas inquiéter le prolétariat. Les gens riches — c’est le calcul — seront écrasés par les entreprises d’État dont le nombre ne cesse de croître. Dans cinq ans, ils auront disparu. « Il s’agit d’une période de transition », disent les travailleurs. Ils veulent dire par là qu’il s’agit d’une transition vers l’État socialiste.

Mais les bourgeois eux aussi disent : « C’est une période de transition » et ils entendent ici qu’il s’agit d’une transition vers la démocratie capitaliste. Les deux attendent la suite des choses et ne dérangent visiblement pas pour l’instant. S’il est vrai que le prolétariat constitue la classe dirigeante, la nouvelle bourgeoisie est certainement la classe jouissive. Le prolétariat a toutes les institutions de l’État. La nouvelle bourgeoisie a toutes les institutions du confort. Il n’y a presque pas de croisement. Il y a un développement parallèle. Le théâtre appartient au travailleur. Mais dans la loge est assis le bourgeois. Le travailleur a la conscience d’être maître et propriétaire de la loge. Le bourgeois est agacé par l’environnement, la forme et la rhétorique révolutionnaires, l’idée qu’un transport ait été confisqué, une taxe levée. Le prolétaire va au club, regarde un film, joue aux dominos, écoute une conférence, boit un thé au buffet pour 10 kopeks et sait que la maison dans laquelle il se trouve a jadis appartenu à un capitaliste maintenant exproprié. C’est un brillant succès. Le capitaliste exproprié — ou un autre à sa place — va le soir dans le hall du grand hôtel où un portrait de Lénine est certes accroché au mur, mais aussi un tableau de Fragonard, le Combat de la flûte de la salle à manger de ma tante, et où l’incontournable service à bouchées fait ombrage aux cinquante onéreuses liqueurs. Ici, les mendiants, qui ont pourtant accès partout, n’ont pas droit d’entrée. C’est un monde de très grande bourgeoisie, comme en Europe de l’Ouest. Parce que le pourboire n’a pas été aboli par la loi, mais est seulement devenu indigne, les garçons le prennent avec une gratitude de laquais. Nul prolétaire ne vient ici. Il y a huit ou neuf ans, il a pris d’assaut ces « palais ». Il attend aujourd’hui qu’ils soient un jour évacués. Le nouveau bourgeois n’est pas disposé à les évacuer. Lui aussi attend — que les clubs de travailleurs soient un jour évacués. Les deux partis sont patients…