Feuilleton

Jewgraf ou l’héroïsme liquidé(Frankfurter Zeitung, 21 décembre 1926)Jewgraf or Heroism Liquidated[Record]

  • Joseph Roth

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  • Joseph Roth

  • Traduction :
    Barbara Thériault

Dans un théâtre moscovite, j’ai vu une mauvaise pièce, kitsch, crue, mais très révélatrice. Elle s’intitule Jewgraf, iskatel’ prikljucenij (Jewgraf, l’artisan de son destin). Qui est Jewgraf ? Un jeune homme, neveu d’un propriétaire d’un salon de coiffure et lui-même aide-barbier de métier, associé de l’entreprise de son oncle, un compagnon prometteur, aimé de la jolie caissière de l’oncle et promu à un bel avenir qui, même dans ces temps confus, même dans ce pays révolutionnaire, peut être qualifié de solide. Jewgraf méprise cependant métier, caissière et avenir ; il ne veut pas être barbier, il veut être un héros. Évidemment, il sombre peu à peu dans cette fameuse déchéance, celle qui existe aussi en Russie, et vient à se suicider, plein de remords après avoir assassiné un homme de la Nep juif. Pourquoi Jewgraf ne veut-il pas devenir barbier et rester en vie ? Parce qu’il était un héros révolutionnaire, parce qu’il ne peut oublier l’époque où il combattait dans les rangs de l’Armée rouge, confisquait des biens, jetait des bourgeois repus hors de leurs maisons, les voyait à genoux devant lui, tenait leur vie et un pouvoir enivrant entre ses mains. Peut-on donc s’incliner de nouveau devant ces nouveaux bourgeois — ou d’autres encore bien pires — et leur ouvrir grand les portes, comme se doivent aussi de faire, après tout, les apprentis coiffeurs en Russie ? En Russie, cependant, la révolution « s’embourgeoise ». Depuis longtemps visible dans la politique, l’esprit petit-bourgeois s’est emparé de presque toutes les idées, les institutions, les organisations révolutionnaires ; il liquide l’héroïsme, il construit la bureaucratie, même s’il a l’illusion de la « réduire » en congédiant des fonctionnaires. Cela ne dépend donc pas des chiffres comme le croient et l’affirment les administrateurs de la Révolution russe aujourd’hui. En Russie règne un fanatisme de la statistique, une adoration des chiffres élevée au niveau d’argument. Personne n’est, comme on le sait, plus fier, heureux et ridicule qu’un idéologue qui trouve l’occasion d’énumérer des « faits ». Maintenant, il saisit, c’est ce qu’il s’imagine, la « réalité ». (Il n’a jamais été aussi loin de la réalité.) Ce fier « constat » retentit dans toutes les assemblées, toutes les conférences, tous les exposés scolaires, dans tous les journaux : « En 1913, la Russie avait soixante-dix pour cent d’analphabètes, vingt ou trente pour cent d’enfants fréquentaient l’école — maintenant, nous avons cinquante et cinquante. » Ou : « En 1913, nous avions un tel pourcentage de professeurs d’université, nous en avons maintenant six fois plus. » (Les chiffres sont choisis de façon aléatoire.) Ça dure ainsi depuis environ trois ans. Mais aucune statistique ne révèle si, au lieu des soixante-dix pour cent d’analphabètes, on obtient quatre-vingt-quinze pour ccent de petits-bourgeois, de petits réactionnaires ; si le 600e paysan lit ce qui le rend plus intelligent ou ce qui le rend plus idiot (car on peut devenir idiot par la lecture) ; si le 1000e nouveau professeur est à la hauteur de son poste ; si les trente pour cent d’étudiants universitaires d’origine prolétaire ont suffisamment de connaissances préalables. Les hommes responsables de la Russie vivent dans l’ivresse des chiffres, et les zéros, gros et ronds, cachent le véritable visage des réalités. « Nous avons trois millions de pionniers, un million de komsomols ! Le futur de la Révolution ! » Mais ces chiffres ne me disent pas que toute la jeunesse bourgeoise déferle avec joie sur les organisations de pionniers et que les enfants de prolétaires deviennent aussi bourgeois, que la couleur rouge de leurs drapeaux ne produit …