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Travailler sur la police provoque des froncements de sourcils de mes collègues sociologues. Si nous sommes en droit de l’étudier, elle demeure un objet malaimé. Les sociologues qui n’ont pas ce qu’on pourrait appeler des « antécédents policiers », ceux qui adoptent une perspective extérieure à l’organisation, entretiennent généralement un rapport aux valeurs (Wertbezug) négatif face à la police. Cette dernière froisse, comme Waddington (2005 [1999] : 372) l’a souligné avec justesse, les valeurs libérales auxquelles ils souscrivent. Parce que les policiers exercent une autorité coercitive sur des concitoyens qui leur confèrent eux-mêmes — parfois non sans grincement de dents — une légitimité, les policiers occupent une position nécessairement délicate dans nos démocraties libérales. Cette tension propre à leur position se manifeste dans les dilemmes du travail des policiers, bien palpables lors de manifestations (où ils doivent parfois agir contre des citoyens pacifiques), dans le sentiment de persécution qui les habite face à la menace de la critique qui toujours les guette, et dans le besoin qu’ils éprouvent souvent de rétablir une image d’organisation démocratique[2]. Cette tension se reflète aussi dans le travail de l’observateur qui veut saisir un objet d’étude sensible qu’il ne peut pas nécessairement endosser.

Dans le cadre de mon travail auprès des policiers, je sentais moi-même cette tension chaque fois que je me sentais traitée d’une manière que je jugeais trop courtoise. Elle était d’autant plus exacerbée que je connaissais la littérature touchant les terrains policiers, et que celle-ci ne manque jamais de mentionner les difficiles relations entre chercheurs et policiers (voir, par exemple, Monjardet [2005]). Cette tension se conjuguait chez moi à une certaine coquetterie qui me poussait à me distinguer des sociologues spécialistes de la police en Allemagne, souvent des policiers défroqués dont l’habitus et la perspective interne à l’organisation se distinguaient peu, à mes yeux, de ceux des policiers ; pour ma part, je considérais que mon travail était résolument différent de celui des commissaires que j’observais. Cependant, pour les policiers que j’ai eu l’occasion de côtoyer — comme une policière qui me lança aimablement à la fin d’un entretien : « bonne chance dans votre investigation ! » —, il semblait tout à fait naturel que mon travail ressemble au leur, autant par ses méthodes que dans sa finalité.

Ma curiosité piquée, je décidai de confronter l’enquête policière et l’enquête sociologique. Mon point de vue est celui d’une sociologue extérieure au milieu policier, qui a accompagné des policiers au cours des dernières années à l’occasion d’un terrain d’enquête et qui s’inscrit dans une pratique et un cosmos wébériens[3]. Un tel exercice de comparaison n’est d’ailleurs pas étranger à Max Weber lui-même, qui avait l’habitude de comparer le métier du sociologue à celui du journaliste, du politicien (2003 [1917/1919]) et du juriste (1965 [1906]) pour en souligner la spécificité et les limites. Toujours comme chez Weber, ce sont les problèmes pratiques auxquels j’ai été confrontée dans la recherche qui sont à l’origine de ce petit essai.

Enquêter, oui, mais enquêter sur quoi ? Dans la foulée de Max Weber et dans le cadre précis de ce numéro spécial de Sociologie et sociétés, je m’attarderai d’abord à l’individu, à son action et aux motifs qui la sous-tendent. « La tâche qui incombe à la sociologie, écrit Weber dans ses “Concepts fondamentaux”, est de découvrir cet ensemble [BT : de motifs] et de le déterminer par interprétation » (1995 [1921] : 36). On doit au traducteur le verbe « découvrir » ; en allemand, on lit ermitteln, le terme utilisé par la policière qui me souhaitait bonne chance[4]. Je ferai d’abord un retour sur l’enquête, c’est-à-dire le travail de reconstruction des motifs par le sociologue.

L’idéaltype du policier et celui du sociologue, qui sont au coeur de cet essai, mettent en lumière le processus d’investigation et, par ricochet, le travail d’enquêteur. Accentuer ce trait constitue un biais romantique, car si les policiers cultivent certes cette image, ils concèdent aussi volontiers qu’ils passent — tout comme les sociologues — une grande partie de leur temps à rédiger des rapports, à gérer des collègues récalcitrants et à tenter de réformer l’organisation à laquelle ils appartiennent. Cet exercice de comparaison m’amènera à identifier les limites ou glissements possibles du travail des enquêteurs sociologues et des policiers sur des terrains qui, parce qu’ils recoupent des intérêts moraux et politiques, s’avèrent particulièrement sensibles. Je proposerai enfin, toujours à la suite de Weber, une voie possible pour éviter ou surmonter ces éventuels glissements. Cette voie n’est pas, nous le verrons, complètement étrangère au travail des policiers. Mais parce qu’on ne saurait séparer les motifs de l’individu, revenons d’abord sur la place que ce dernier occupe dans la sociologie de Max Weber et au sous-titre de l’article : comment appréhender l’individu ?

1. La place de l’individu dans la sociologie wébérienne

Si on peut admettre que l’individu est le point de départ des analyses wébériennes, force est de reconnaître que cette idée a été, dans la réception de ses écrits, traduite de différentes manières. Elle est présentée tantôt comme une visée méthodologique, tantôt comme une visée qu’on pourrait qualifier d’« existentielle », selon les deux grandes interprétations du leitmotiv de l’oeuvre de Max Weber. La première interprétation renvoie au développement de la thématique de rationalisation (Schluchter, 1998 [1979]) et au projet tardif de développer un paradigme wébérien, une école qui n’a jamais pris forme du vivant de l’auteur (Schluchter, 2006 ; Albert et al., 2003). La seconde interprétation renvoie quant à elle à la problématique du destin de l’individu moderne (Hennis, 1996 [1987]). Au-delà de ces lectures opposées, il est possible d’argumenter que l’individu se manifeste, dans la sociologie de Weber, sous trois facettes différentes — polémique, méthodologique et existentielle — qu’il convient ici de relever, et de mettre en relation.

Le concept d’individu est bien ancré dans l’époque de Weber. Parce qu’il s’oppose aux notions collectives de la fin du xixe siècle, ce concept a pour lui une fonction polémique (Rehberg, 2004 : 452). En effet, on peut concevoir le concept d’individu comme une critique des conceptions marxistes, romantiques et organicistes de la « société », un concept que Weber était d’ailleurs soucieux d’éviter (Schluchter, 1991a : 26 ; 1991b : 631). Dans une tradition toute kantienne, seul l’individu agissant et souffrant offre, pour Weber, une prise possible sur le réel, les conceptions collectives, la communauté, l’État n’existant que dans la tête des individus (Hidas, 2004 : 44). L’individu « objectivé » (versachlicht) est à la base de la méthode wébérienne. Au-delà des conséquences méthodologiques que cela implique pour Weber et qui feront l’objet de la prochaine section, nous retrouvons dans ses écrits une troisième dimension, celle de l’individu moderne face à son destin. Cette dimension existentielle se retrouve dans la figure du scientifique moderne ou de l’entrepreneur capitaliste, et dans des métaphores comme celles du « polythéisme des valeurs » ou de la « chape dure comme l’acier »[5]. Elle constitue le moment tragique de la sociologie wébérienne.

2. Des individus, fictifs et réels

Si les individus occupent une place centrale comme fondement du programme sociologique de Max Weber, on les retrouve le plus souvent sous forme idéaltypique dans ses écrits substantifs, par exemple dans la figure du guerrier, du moine, du bureaucrate, de l’entrepreneur. Il s’agit parfois d’un cas individuel particulier présenté sous forme de vignette, par exemple Benjamin Franklin qui concourt à la construction de l’idéaltype de l’esprit du capitalisme[6].

Attardons-nous sur cet exemple qui incarne l’idéaltype de l’entrepreneur capitaliste. Franklin, auteur de sermons et d’une autobiographie, n’est pas simplement une construction de l’observateur ; il est une personne réelle, une étude de cas de l’esprit du capitalisme moderne. Qu’est-ce qui retient l’attention de Weber ? Il relève que l’action économique de Franklin est guidée par des convictions morales (Weber, 2002 [1904/1905]) : 87). Tels qu’exemplifiés par la figure de Franklin, les motifs qui guident l’action sont au coeur de l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Ils laissent entrevoir des relations de causalité qui constituaient l’énigme de départ, mais aussi le caractère polémique du livre[7].

Si les motifs (les sanctions internes) sont au coeur de l’Éthique protestante et des « Concepts fondamentaux » d’Économie et société (Weber, 1995 [1921]), on ne saurait omettre les sanctions externes (liées au marché, par exemple). En effet, en poursuivant la lecture des « Concepts fondamentaux » au delà de la définition de l’activité sociale, on rencontre des concepts qui vont de la plus petite vers la plus grande unité d’analyse. Un sociologue se réclamant de Weber pourrait fort bien commencer une étude sur un plan individuel, sur celui des ordres par exemple[8]. Si les individus sont quelque peu relégués à l’arrière-plan lorsque le sociologue s’attarde à la validité empirique et au maintien des ordres, ils réapparaissent invariablement au-devant de la scène lors des conflits, comme en fait foi, toujours dans les « Concepts fondamentaux », le concept de légitimité (Weber, 1995 [1921] : 64-74) ou celui de lutte (Weber, 1995 [1921] : 74-78).

Si l’on s’attarde à l’aspect qui a attiré le plus d’attention dans la réception des écrits de Weber, à savoir le caractère méthodologique qu’y prend l’individu, on le rencontre sous trois formes différentes : en moyenne, dans un type pur construit, ou dans un cas particulier (1995 [1921] : 35). Comme en témoignent non seulement l’exemple de Franklin, mais aussi les concepts de légitimité et de lutte, il y a toujours dans l’ombre de ces formes un ou des individus en « chair et en os » ; « derrière toute « action », il y a toujours l’homme » (1965 [1917] : 419). C’est en dénouant ces manifestations — en distinguant l’individu objectivé ou fictif de l’individu réel — que nous pouvons (et c’est là une thèse qui sous-tend mon propos) délinéer les moments du programme wébérien. Mis à part l’individu fictif et l’individu « en chair et en os », je distingue deux autres paires de concepts : les motifs et le vouloir, ainsi que les conséquences de l’action et le destin individuel.

3. L’objet de l’enquête : les motifs (et non le vouloir)

Il me semble essentiel de distinguer d’abord les « motifs » du vouloir ou des raisons invoquées, et ce, afin d’éviter un malentendu fréquent. Les motifs ne correspondent pas seulement à ce que les acteurs (Handelnden) rapportent eux-mêmes, lors d’entretiens par exemple, pour rendre compte de leur action ; ils sont avant tout, dans l’Éthique protestante, des sanctions psychologiques et des primes sociales. Weber les observe notamment par le biais de maximes de vie [lebenspraktische Maxime] religieuses ou morales qui ne sont pas explicitement justifiées d’un point de vue théologique précis, mais qui ont un impact sur la pratique[9]. Révéler les « motifs » de l’action ne correspond donc pas simplement à un compte-rendu des arguments mis de l’avant par les acteurs, ou à ce que Colin Campbell (2006 : 214) qualifie, dans un commentaire critique à l’égard de Charles W. Mills, de motive talk ou de raisons invoquées pour justifier une action à soi et à autrui[10].

Les motifs identifiés par l’observateur peuvent recevoir l’assentiment des acteurs mais ils peuvent également, au contraire, les irriter ; ils renvoient d’abord et avant tout à l’observateur, à son travail d’interprétation. En d’autres mots, si l’intention de l’acteur ne saurait correspondre au motif, c’est que ce dernier est une construction du sociologue. Il est une possibilité objective « que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout » (1965 [1904] : 172). Les motifs renvoient à une sociologie qui procède par la reconstruction — et non à la constitution — de l’action, qui a comme but la compréhension et, par là, l’explication de la genèse ou de la validité empirique d’un ordre, par exemple, le capitalisme moderne[11].

On soutient parfois qu’il ne saurait être possible d’identifier les motifs réels de l’action. L’acteur n’est pas toujours conscient des motifs de son action ; l’observateur de deuxième ordre non plus. Qui plus est, les motifs sont nombreux. Pour Weber, l’observateur « n’est pas en mesure d’apprécier […] la force relative avec laquelle s’expriment d’ordinaire dans l’activité les diverses relations significatives qui s’affrontent dans le « conflit des motifs », bien qu’elles soient les unes et les autres également compréhensibles » (1995 [1921] : 36)[12]. La tension dans les conduites de vie, entre les sphères d’activité, mais aussi entre le chercheur, ses valeurs et son objet de recherche, est un thème cher à Weber. Parce qu’il y a enchevêtrement des intérêts (matériels et idéels) chez les acteurs, mais aussi enchevêtrement avec les valeurs des observateurs (Weber, 1965 [1904]), les motifs qui sous-tendent l’action ne sauraient être qu’idéaltypiques. L’hétérogénéité des motifs ne doit « pas empêcher la sociologie d’élaborer ses concepts par une classification du « sens visé » possible [BT : car on ne sait jamais], c’est-à-dire comme si l’activité se déroulait effectivement avec la conscience de son orientation significative » (Weber, 1995 [1921] : 51 ; je souligne). Comme dans un roman policier, et la définition qu’en donne l’écrivain Gombrowicz, il s’agit pour le sociologue wébérien « d’un essai d’organiser le chaos » (1966 [1965] : 9)[13].

À l’instar du travail du sociologue, la tâche de l’enquêteur policier consiste à découvrir et à reconstruire un ensemble de motifs qui sous-tendent l’action. « Le concept de « motif », souligne William B. Sanders, joue un rôle central dans bien des enquêtes […]. Sans un tel concept comme guide, l’enquête n’aurait aucun point de départ, ni aucune base sur laquelle construire une théorie ou clore une enquête » (1974 : 4, ma traduction). Grâce aux preuves que lui soumettront les policiers dans le cadre d’une poursuite, le procureur pourra à son tour reconstruire les motifs des individus appréhendés et proposer, par le biais de catégories légales, une théorie (Turner et Factor, 1994 : 169). Si le travail du policier tend vers une intervention, que ce soit pour venir en aide ou poursuivre un individu, et celui du procureur tend vers un jugement de culpabilité, une condamnation, le sociologue wébérien se démarque par une tout autre finalité (Weber, 1965 [1906] : 275). Il tente de rendre intelligibles les causes de phénomènes culturels qui sont, du point de vue des valeurs — celles de ses contemporains et des siennes —, jugés importants. Parce qu’il est particulièrement sensible à ces problèmes, son traitement requiert la suspension de ses valeurs, une posture qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le professionnalisme policier.

Des glissements possibles

Colin Campbell observe un paradoxe intéressant : si un grand nombre de sociologues se revendiquent d’un héritage wébérien, force est de constater que les motifs, entendus au sens de Weber comme « des ensembles significatifs qui semblent constituer la «raison» [“Grund”] significative des comportements » (1995 [1921] : 38)[14], sont quasi absents des études empiriques. En effet, la sociologie contemporaine privilégie davantage les raisons invoquées par l’acteur lui-même pour justifier une action. Une telle conception des motifs peut conférer un caractère de leurre aux arguments avancés par les acteurs, un leurre parfois dirigé vers les acteurs eux-mêmes, à leur insu (ce qu’on traduirait mieux en anglais par « [self]-deceptiveness »). Il s’agit en effet d’une conception qui place presque automatiquement l’observateur dans une posture d’accusation : insistant sur les mauvaises intentions ou volonté des uns, et la naïveté des autres[15].

Dans le cas de l’étude de la police, une attitude accusatrice est d’autant plus vraisemblable que l’institution agace, comme je l’ai déjà souligné, les idéaux des démocraties libérales. Même si l’observateur s’avisait de juger les arguments invoqués par les policiers comme étant bienveillants (comme, dans le cas de mes « porteurs de la diversité », de concertations avec des groupes minoritaires, de séances d’information ou de formations interculturelles, d’embauches de recrues issues de l’immigration [Thériault, 2004, 2008]), on montrerait alors du doigt la naïveté des acteurs dominants — et celle du sociologue — dans leur aveuglement au fait que malgré leur bonne volonté, ils n’en demeurent pas moins en position de domination face aux minorités. Dans les deux cas (la mauvaise volonté et la naïveté), les résultats semblent être connus d’avance. J’ai aussi fréquemment observé ce type de réaction chez les policiers, par exemple à la sortie de la mosquée lors de formations interculturelles : les policiers se montraient méfiants et évoquaient la pensée alibi, un programme secret, le double discours et l’hypocrisie[16]. Le fait que la méfiance des sociologues extérieurs à l’organisation policière et que celle des policiers n’est pas pour objet les mêmes acteurs (tantôt des acteurs dominants [les policiers], tantôt des acteurs plus minoritaires [des minorités ethniques ou religieuses par exemple]) laisse entrevoir les irritations fréquentes relevées dans les études sociologiques sur la police. Si on revient à une sociologie compréhensive, c’est l’étude des motifs — et non la vérité du sens visé par l’acteur — qui guidera avant tout notre enquête[17].

Dans le cadre de mon étude sur les « porteurs de la diversité » dans les services policiers allemands, j’ai fréquemment été confrontée à des procès d’intention dans des discussions avec des collègues sociologues ou anthropologues. Aussi compréhensible, moralement noble et éclairante qu’elle soit dans sa prise en compte du discours et des effets de pouvoir considérés comme pervers, cette posture accusatrice témoigne d’un enchevêtrement de valeurs, des valeurs conférées aux acteurs avec celles qui animent l’observateur, une confusion qui renvoie aux intérêts des enquêteurs et, pour reprendre les termes de Mills (1940 : 910), au vocabulaire des motifs que ceux-ci jugent adéquat ou plausible (accepted vocabulary of motives). Cette confusion passera d’autant moins inaperçue et sera d’autant moins susceptible d’être remise en question qu’elle sera partagée par un grand nombre de personnes. Un tel enchevêtrement des valeurs constitue, me semble-t-il, un obstacle à l’ouverture sur le terrain d’enquête et, finalement, à l’avancement des connaissances. Il nous guette d’autant plus que l’objet de nos recherches est polémique, qu’il touche à des questions identitaires — comme dans le cas des recherches portant sur des groupes minoritaires — et qu’on ressent une urgence à avoir une opinion arrêtée pouvant mener à l’intervention.

« C’est la faute à Weber… »

On peut invoquer de multiples raisons ayant mené à l’effacement du motif wébérien : un effet de réception de ses écrits (Gerhardt, 1986), des définitions concurrentes de la sociologie, ou une crainte de faire violence à des individus bien réels par le biais de concepts. Il est vrai que l’usage abondant que fait Weber des guillemets et italique, tout comme son élaboration de concepts rigoureux, voire pointilleux, ne s’avèrent peut-être pas un antidote suffisamment puissant aux interprétations abusives, à une réappropriation des concepts dans le social ou à leur essentialisation ; Albrow (1990 : 212) souligne d’ailleurs que Weber ne semblait pas soucieux de l’impact que ses types pourraient avoir. Il me semble toutefois que ce discrédit dans lequel est graduellement tombée l’étude des motifs au profit d’éléments discursifs et du motive talk — peu importe les raisons invoquées — a entre autres comme conséquence d’évacuer l’aspect que Weber qualifiait de « génétique » de la sociologie, c’est-à-dire l’invitation non seulement à comprendre, mais aussi à expliquer causalement le déroulement et les effets de l’activité sociale (Weber, 1995 [1921] : 28).

Mais il semble que ce soit Weber lui-même qui nous tende ce piège à son insu. « C’est probablement cette accent kantien sur la responsabilité qui explique l’attention plutôt exclusive qui est portée sur la motivation comme élément d’explication du trajet de l’action humaine dans le commentaire wébérien sur la nature de la sociologie » (Albrow, 1990 : 202, ma traduction). Motivation et responsabilité sont intimement liées. Ce mariage fait de la sociologie l’héritière d’une tradition juridique et religieuse, et renvoie chez Weber et ses contemporains à l’ombre colossale de Kant. Il témoigne de l’affinité de la sociologie de Max Weber avec l’éthique kantienne et, par ricochet, de l’ancrage historique et normatif de nos théories[18]. Lorsque nous accordons de l’importance à l’intentionnalité et à la vérité du sens visé par l’acteur, au détriment des conséquences de l’action, nous portons toujours la marque de cet ancrage (Hahn, 1986).

Si Weber a insisté sur les motifs, on ne saurait toutefois réduire son approche à ce seul aspect. En effet, il n’a pas négligé une autre dimension importante : les conséquences de l’action et l’effet de celles-ci par rapport aux intentions.

4. Des conséquences de l’action au destin : le retour clandestin de l’individu

Nous en arrivons à un autre aspect de la sociologie wébérienne. Si nous associons Max Weber aux théories de l’action, nous pourrions tout aussi bien caractériser son entreprise de théorie des paradoxes de l’action et de ses conséquences (Turner, 2007 : xi). Le Benjamin Franklin de l’Éthique protestante participe à une médiation dont il n’est pas le maître, qui va même à l’encontre de sa volonté. On l’a à cet effet décrit comme un vanishing mediator (Jameson, 1973). Si l’effet de l’action par rapport au vouloir (ou le rapport paradoxal entre la volonté et les effets qu’elle produit) correspond pour l’observateur sociologique aux conséquences non voulues de l’action, pour l’homme en chair et en os (y compris pour Weber l’homme), il correspond en fait au destin.

Weber définit le destin par une intéressante formule : il s’agirait de « la conséquence de son agir, comparé à son intention [Absicht] » (Weber, 1988 [1920] : 524)[19]. Cette formule, qui constitue la trame narrative de l’Éthique protestante[20], permet également de lier dans un seul et même mouvement les deux grandes interprétations du fil conducteur de l’oeuvre wébérienne : l’interprétation historico-sociologique qui souligne la rationalisation comme thème central (Schluchter, 1998 [1979]), et l’interprétation plus « existentielle » qui place le destin de l’homme moderne (Menschentum) au coeur de l’analyse (Hennis, 1996 [1987]).

Il est inutile de rappeler que la suspension des valeurs au coeur de la méthode idéaltypique ne correspond pas à de l’indifférence de la part du sociologue. L’importance accordée au destin, un terme que l’on retrouve maintes fois dans les écrits de Weber, renvoie à la dimension existentielle de l’individu, cet homme en chair et en os qui se tient « derrière toute action ». Elle constitue en quelque sorte le moment humaniste de la sociologie wébérienne. La thématique du destin se manifeste notamment lorsque Weber évoque la nécessité de faire face aux conséquences de la rationalisation, au polythéisme des valeurs ou à l’angoisse d’être seul[21]. Si jugement de valeur il y a, il s’agit d’un parti pris — tout kantien — pour celui qui se sent investi d’une mission (Dienst an einer Sache), aussi irrationnelle soit-elle. Chez Weber, le destin de cet homme investi d’une mission est tragique, faustien. Il correspond à cette force « qui toujours veut le bien et toujours fait le mal » (Weber, 2002 [2000/1904/1905] : 286)[22].

5. Enquêter sur les motifs de l’action : une proposition

Dans son texte programmatique, « L’objectivité de la connaissance » (1965 [1904]), Weber enjoint à construire des concepts rigoureux afin de gérer la tension qui existe entre les valeurs qui animent le chercheur et son objet de recherche. Une telle approche, souligne Thomas Kemple, « nous aide à comprendre comment les textes de Weber servent de médiation entre, d’un côté, les objectifs nomothétiques, généralisants, voire universalisants de l’auteur-sociologue (qui doit respecter le principe de la «neutralité axiologique») et, de l’autre, les jugements idéographiques, particularisants, voire critiques, que le lecteur souhaite en tirer » (2006 : 9, ma traduction).

La comparaison, le raisonnement logique, contrefactuel, sont autant de techniques privilégiées par Weber pour infirmer ou confirmer des hypothèses. J’aimerais souligner une technique parfois mise en oeuvre par Weber pour isoler plus spécifiquement les motifs de l’action et qui en appelle particulièrement à son imagination. Bien qu’il puisse paraître ironique de qualifier les écrits tortueux de Weber de littéraires, il utilise bel et bien une méthode littéraire : le « dialogue fictif ». Dans le cadre d’un débat mis en scène par le chercheur, des personnages idéaltypiques sont conviés à confronter leurs valeurs ; dans ses études comparées de sociologie des religions, Weber met habilement en scène un dialogue entre deux types opposés : l’ascète protestant et le moine confucéen (Weber, 1996 [1915/1920] : 379-409 ; Passeron, 1996 : 37). Il s’agit là d’une méthode qui me paraît particulièrement indiquée pour traiter des sujets où la polémique peut brouiller le regard sociologique. Le procédé permet de comparer deux personnages issus de civilisations très différentes, d’isoler leur spécificité, leurs valeurs et leurs dilemmes dans un espace construit selon un questionnement qui lui est propre, où les valeurs du chercheur sont elles-mêmes suspendues. Le contraste permet de plus à Weber d’évaluer l’importance du motif religieux dans les conduites de vie des acteurs et, ainsi, de confronter la thèse développée au coeur de l’Éthique protestante.

Il m’apparaît intéressant de noter que cette technique n’est pas tout à fait étrangère au travail des policiers. Comme je l’ai déjà mentionné, le principe de mise à distance est au sociologue wébérien ce que le professionnalisme est au policier, et qui lui permet d’exercer son travail même avec des individus dont il se méfie particulièrement[23]. De plus, cette technique n’est pas sans rappeler la confrontation entre des personnes interpellées dans le cadre d’un interrogatoire (en allemand, confrontation, Gegenüberstellung, signifie aussi « interrogatoire ») ; elle a pour but de les faire parler, de les observer et de révéler leurs motifs.

L’interrogatoire : un exemple

Dans cette dernière section, je souhaite présenter un exemple tiré de mon terrain d’enquête. Étudiés à la lumière d’un questionnement de recherche précis, les entretiens réalisés, l’observation participante et l’étude documentaire ont permis la construction de différents types de « porteurs de la diversité ». Quoique peu élégant, ce terme a l’avantage de renvoyer à ceux qui ont contribué, par leurs actions, à une reconnaissance pragmatique de la différence au sein d’une organisation qui lui est notoirement hostile. Au coeur de ces idéaltypes sont les motifs de ces acteurs soumis à l’examen.

En isolant les motifs, j’ai pu développer un type empathique (qui est motivé par le bien-être d’autrui, des recrus ou des policiers issus de l’immigration par exemple), un type dévoué à un principe (motivé par le dévouement non pas à des personnes, mais à une cause ou à un principe [Dienst an der Sache] dont le contenu peut varier selon les cas, allant de l’idée de la démocratisation de la police jusqu’aux droits fondamentaux), et un type opportuniste (qui est principalement motivé par son intérêt personnel et qui verrait, par exemple, dans les activités liées à la « diversité », un tremplin à sa carrière). Encore une fois, nous retrouverons ces motifs dans une proportion plus ou moins forte selon les cas.

Imaginons un instant une rencontre qui mettrait en présence les trois types. Celle-ci pourrait avoir lieu à la fin des années 1990 lors d’un événement financé par l’Union européenne sur le thème « discrimination au sein des services policiers ».

Comment réagirait le type dévoué à un principe face au type empathique qui se porterait, par exemple, à la défense de mesures spéciales pour encadrer les policiers issus de l’immigration et favoriser l’avancement de leur carrière[24] ? La réaction du type dévoué à un principe à l’idée de mesures spéciales (d’une forme quelconque de discrimination positive) risquerait d’être timide. Il se ferait le porte-parole du principe d’égalité formelle. Ainsi, il serait enclin à privilégier le Dienstweg, un principe selon lequel l’apparition éventuelle de problèmes doit se régler à l’interne, en respectant la voie hiérarchique. Cette réaction ne serait pas complètement à contre-courant avec l’opinion dominante au sein des services policiers ; en effet, les policiers sont en général réfractaires aux programmes spéciaux visant (notamment par l’embauche et le soutien à la carrière) une plus grande diversité dans l’organisation. Cela dit, les motifs des acteurs caractérisés par leur dévouement à une cause ne correspondraient pas nécessairement à de l’hostilité, de la mauvaise volonté ou une tendance à l’inertie qui domineraient l’organisation, mais pourraient — comme j’ai pu l’observer auprès du personnel en charge de l’éducation politique[25] — s’inscrire dans une tradition libérale d’égalité civique. Un sociologue — en l’occurrence formé à l’école wébérienne — sait que plusieurs motifs peuvent sous-tendre un « ordre », ici la diversité dans l’organisation policière. De plus, les arguments invoqués ne renvoient pas nécessairement aux mêmes motifs ; leur apparence n’est souvent qu’extérieure. Il revient au sociologue de les interpréter.

Interpellé par la réaction du type dévoué à une cause à son plaidoyer pour plus de mesures positives, le type empathique s’objecterait à son tour pour souligner que la voie hiérarchique, le Dienstweg, s’avère insuffisante. Il argumenterait qu’une telle attitude confère une trop grande responsabilité aux individus, aux recrues et aux policiers issus de l’immigration. De son côté, le type opportuniste évoquerait tantôt, non sans orgueil, ses propres succès, tantôt des questions d’ordre pratique. Confronté à la critique d’un anthropologue ou d’un sociologue présent dans la salle et qui s’immiscerait dans la conversation pour reprocher au type empathique une attitude paternaliste envers les recrues et les policiers issus de l’immigration, le type empathique répondrait sans doute qu’il souhaiterait conférer plus d’autonomie à « ses » recrues, mais qu’on ne peut hélas, du moins à l’heure actuelle, faire autrement dans les services policiers. Le policier ne manquerait pas de rappeler au chercheur se revendiquant d’un héritage critique la résistance à laquelle font face les recrues et les policiers issus de l’immigration et la nécessité de les « protéger » — une allusion au racisme latent qui règne au sein de l’organisation[26].

En plus d’isoler les motifs de l’action, le dialogue fictif permet d’extirper de l’ombre des types construits les véritables acteurs et leurs intentions. À cet égard, et à mon avis, il nous oblige aussi à questionner le rapport aux valeurs que nous entretenons avec l’objet de nos études. En effet, la critique proférée à l’égard du type caractérisé par son empathie pour autrui ne signifie pas que les types dévoué à une cause ou opportuniste recevraient l’assentiment du sociologue, bien au contraire. Si le type dévoué à une cause a probablement été le plus sympathique à Weber, il risquera d’irriter les sociologues d’aujourd’hui. Mais le type qui sera le plus unanimement condamné, autant par nous que par les contemporains de Weber, sera probablement l’opportuniste. L’égoïsme, soulignait Simmel (1988 [1921/1922] : 147-150), est intrinsèquement un contre-principe ; en effet, il ne jouit ni de la noblesse ni de la valeur que nous avons l’habitude de conférer à la dévotion à une cause ou à autrui[27]. On le voit, dans la mesure où les questions que nous traitons dans nos travaux nous préoccupent en tant que sociologues et en tant que personnes en chair et en os, que nous y entretenons un rapport aux valeurs, nous sommes aussi des acteurs, plus ou moins discrets, de l’enquête sociologique[28]. C’est précisément ce rapport aux valeurs qui est à la source de nos questionnements et qui fait des sciences sociales des sciences éternellement jeunes, insistera Weber (1965 [1904] : 202).

6. Conclusion

Ce petit essai, né d’irritations et de dilemmes rencontrés au cours d’une expérience d’enquête, constitue lui aussi un dialogue fictif avec des positions typiques construites à partir de rencontres avec des chercheurs et des policiers. Engageant un triple dialogue avec Weber, mes collègues sociologues et des policiers rencontrés dans le cadre de mes recherches en Allemagne, j’ai insisté sur la conception wébérienne des motifs qui sous-tendent l’action. Cet exercice m’a permis de souligner au passage la nature de l’enquête et la question du professionnalisme sociologique et policier. J’ai distingué trois paires de concepts : l’individu fictif et l’individu « en chair et en os », les motifs et le vouloir, les conséquences de l’action et le destin individuel. Ils correspondent aux trois moments de l’Éthique protestante.

J’ai insisté sur la notion de motif, entendu au sens de Weber, pour plaider pour une approche (et une technique) qui tiendrait compte de l’action sociale, pour souligner la tâche d’interprétation qu’une telle approche sous-tend. Dans le contexte de questions liées à la tolérance, la diversité et la justice, où les valeurs de l’observateur sont fortement interpellées et où son regard sociologique peut facilement s’embrouiller, il me semble que les propos de Weber nous donnent matière à réflexion sur plusieurs plans. Car interpréter les motifs de l’action, c’est aussi tenir compte des conséquences de l’action, mais également — par ricochet — se pencher sur le destin de l’individu.