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Les années 1960-1970 auront été au Québec, comme dans une grande partie du monde, des années de profondes mutations politiques, sociales et culturelles. Au Québec, comme ailleurs, le contrecoup du Second Conflit mondial se fait sentir sur le plan politique : la guerre froide échauffe tout le monde, les blocs se font face et les aspirations à l’indépendance fleurissent un peu partout, jusques et y compris dans la province française du Canada. L’heure, en effet, est à la montée du PQ (Parti Québécois) et au tonitruant « Vive le Québec… libre » gaullien censé venir effacer la dette qu’avait contractée la France en abandonnant en 1763 la Nouvelle-France aux Anglais.

Mais, peut-être plus encore, la mutation se fait sentir sur le plan économique et social. Des travaux pionniers d’Everett Cherrington Hugues, lorsqu’il était professeur de sociologie à l’Université McGill (1927-1938), on avait retenu que l’industrialisation du Canada français avait favorisé, surtout lorsqu’elle se faisait sous l’égide d’entrepreneurs « anglais », le maintien de la « mentalité traditionnelle du Québec », pour reprendre les propos de Hugues. Ce dernier y voyait là « à la fois un idéal et une réalité ». Au terme de son étude, Everett C. Hugues devait noter, non sans perspicacité, que la réalité était autrement dynamique : « Le système devait rejeter à chacune des générations une large fraction de sa population. (…) Au plan psycho-sociologique, ce fait est d’importance : il semble que l’émigrant déraciné qui vit loin de chez lui aura tendance à exprimer sa dissatisfaction dans un effort individuel pour se tailler une place dans son nouvel entourage ; une masse de déracinés chez eux risque plus de réagir collectivement au mécontentement engendré par la position de leur groupe ethnique dans le nouveau système » (Hugues, 1938 : 17).

Jean-Charles Falardeau, pourtant très proche d’Everett C. Hugues, soulignera, pour sa part, ce que le Québec devait, quant à ses changements, à son environnement nord-américain. Ainsi, celui qui travaillera à la création du Département de recherches sociales de l’Université Laval et fera de la ville de Québec son « laboratoire social » saura très tôt mettre l’accent sur le fait que le Québec était à regarder comme une société globale traversée par des évolutions économiques et sociales perceptibles à l’échelon de l’Amérique du Nord. La valorisation des aspirations de l’individu, au détriment de ses ancrages familiaux et paroissiaux, le consumérisme qui saisit les centres urbains en pleine expansion, le poids grandissant de l’éducation, singulièrement de l’enseignement supérieur, l’usage et l’influence des médias, etc., autant de pistes analytiques suivies par Falardeau qui montraient combien l’imaginaire québécois, lui-même, se repensait dans les décennies 1950-1970[1].

Le moment de la Révolution tranquille aura donc été porté par cette sorte de lame de fond qui affectera autant l’image de soi des Français du Canada que les aspirations des individus vivant dans un Québec en pleine mutation. Et ce sera sur les plans idéologique et politique avec, tout particulièrement, la réaffirmation d’une identité francophone, le rejet de l’Église catholique et la libération sexuelle, que s’affichera cette révolution finalement pas si tranquille, comme on l’a depuis souligné.

En effet, si l’on s’attache à observer sur le plan des moeurs publiques et individuelles ce qui marque cette période, il ne fait pas de doute que le Québec entre ainsi de plain-pied dans ce que j’appellerai l’érotique sociale des nations. Dans cette forme d’expression érotisée des rapports interpersonnels et d’érotisation globale des rapports sociaux. Ce qui n’est pas sans faire écho aux spéculations philosophico-sociales de l’époque portées aussi bien par les travaux d’un Marcuse, par les mouvements féministes ou encore par les créateurs de mode et plus largement les créateurs culturels, jusques et y compris les réalisateurs de films.

De ce point de vue, la production cinématographique de Denys Arcand peut être tenue pour un bon analyseur de cette forme d’érotisation de la société. Il s’agira donc de rappeler, ici, combien le cinéma de Denys Arcand a su mettre en scène cette érotisation de la société, mais aussi, et peut-être d’abord, de soutenir qu’au-delà de ses personnages et des troubles engendrés chez eux, le cinéma de Denys Arcand promeut une nouvelle vision du monde social. Car, s’il fait la promotion d’un individu social érotisé, un Homo eroticus, dit aujourd’hui Michel Maffesoli, d’un individu dont la trame des relations sociales se tisse autour d’une question : « M’aime-t-on ? », il fait aussi du tableau québécois de ses films un puissant symbole de l’érotique sociale des nations[2].

Le cinéma de Denys Arcand

Si l’on considère la filmographie de Denys Arcand, du moins depuis Le Confort et l’indifférence (1981) jusqu’à L’Âge des ténèbres (2007), en passant par Le Déclin de l’Empire américain (1986), Jésus de Montréal (1989), Love and Human Remains/De l’amour et des restes humains (1993), Stardom (2000) et Les Invasions barbares (2003), nous avons-là assurément un concentré des enjeux idéologiques qui ont marqué et la société québécoise et l’ensemble de nos sociétés au tournant du xxie siècle, accompagné d’une réflexion originale d’un grand cinéaste.

Dans ces films, à tout le moins la sélection que je fais ici[3], Denys Arcand traite transversalement aussi bien de l’identité québécoise quand se trouve posée la question référendaire en 1980, dans Le Confort et l’indifférence, que de la « vie bonne » dans un monde sans tabous mais non sans valeurs, comme dans Le Déclin de l’Empire américain et Les Invasions barbares, ou encore de nos capacités à saisir et asseoir la réalité, celle de l’histoire collective ou simplement de l’histoire personnelle, comme dans Jésus de Montréal et L’Âge des ténèbres, et bien sûr de l’amour et de ce qu’il a d’essentiellement humain, pour contrefaire le titre de l’oeuvre, De l’amour et des restes humains.

Dans Le Confort et l’indifférence, c’est le rapport politique appréhendé sur fond d’alternative référendaire, mais analysé sous celui de l’avoir et de l’être. En l’espèce, le face-à-face entre, d’une part, l’État de bien-être et de protection sociale, du haut niveau de vie et du cosmopolitisme, et, d’autre part, l’aspiration à recouvrer une identité singulière bafouée. En d’autres termes, il s’agit de la posture d’une minorité historique qui entend perdurer mais hésite entre l’archaïsme des pionniers et l’opulence offerte par ce qui se définissait alors comme le « monde libre », relativement au « bloc soviétique » mais aussi au « tiers monde ». Ici, c’est la trame des rapports économiques et sociaux mondiaux qui est la toile de fond sur laquelle se joue la question identitaire québécoise. Toile de fond qui, bientôt, sera décrite en termes de globalisation, de réduction des particularismes et des communautarismes culturels et donc d’imposition d’une norme internationalisée de l’art de vivre. Celle qu’on désigne comme American way of life, ou qu’on affuble du nom de marques devenues génériques, Coca-Cola, MacDonald’s avant Apple et Microsoft. Le drame s’exprime pleinement dans le propos capté de ces Québécois anonymes qui, symptomatiquement, déclarent en substance : « On aime ça d’même n’pas payer des piasses et des piasses l’gallon pour remplir l’tank à gaz de not’ Ford. » Ils nouent là, inextricablement, les termes contradictoires de leur identité réelle. On comprend que, dès lors, l’alternative référendaire ne pouvait conduire à autre chose qu’au déchirement et à l’établissement d’une identité collective fictionnelle. Ce qui est, très précisément, le sort de toutes les quêtes identitaires. L’identité, personnelle ou collective, est une fiction[4]. Certes, efficace et, sous bien des aspects, solidement étayée, mais, in fine, toujours illusoire tant elle est l’objet de reconstruction permanente.

C’est peut-être pourquoi Denys Arcand, dans les films suivants, déplacera le curseur identitaire du collectif vers l’individuel. Sans perdre cependant de vue que l’individu reste toujours pris dans du collectif, sauf à se plonger dans l’introspection totale — ce qui sera le cas dans son dernier film, L’Âge des ténèbres. En attendant, Le Déclin de l’Empire américain comme Les Invasions barbares vont nous confronter à la quête individuelle mais collectivement partagée, au moins par toute une génération, d’une possible affirmation de soi hors les normes et les codes de la sociabilité héritée d’un Québec clérical dominant un monde de petits fermiers. Ici, c’est la ville qui s’exporte à la campagne, dans les chalets près des lacs. Ici, c’est l’esprit libertin du Montréal Red Light qui s’impose. Du Montréal qui programme quinze à vingt films érotiques par semaine et qui fera écrire à Gilles Maggi qu’à Montréal « l’homme vit dans un environnement érotique duquel il lui est difficile de se soustraire » (Maggi, 1970 : 5). Ici, les certitudes de la foi tombées, c’est le sens des relations humaines et de la vie personnelle qui a besoin d’une nouvelle définition. D’autant qu’elles opèrent dans un nouveau contexte de peur, de peur physique et métaphysique : le sida, le cancer, ces maux humains d’un châtiment indéfinissable. Enfin, ici, il y a encore quelque chose comme une sorte de persévérance à être, à assumer toujours un principe de réalité, lequel a tendance, en dernière instance, à s’inscrire dans l’effervescence sentimentale : l’amour, l’amitié, la reconnaissance filiale, lorsqu’elles adviennent, mais aussi la jalousie, l’amertume et, peut-être bien, la vengeance.

Nous ne pouvons ici le détailler, mais dans Le Déclin de l’Empire américain l’envers du donjuanisme de Rémy (Rémy Girard) ou de Pierre (Pierre Curzi), c’est un attachement conjugal. L’envers de l’homosexualité de Claude (Yves Jacques), c’est la menace de la maladie avérée, l’amitié du groupe. L’envers des fantasmes sexuels de Diane (Louise Portal), c’est la quiétude de l’estime réciproque apportée par le groupe. C’est pourquoi, Alain (Daniel Brière), l’ingénu qui navigue entre tous ces personnages apparaît, dans sa réserve à l’endroit des démonstrations de tous les autres, comme un intercesseur susceptible d’apporter le dérivatif apaisant des amours adolescentes naissantes quand tous les masques sont tombés.

Dans Les Invasions barbares, le conflit, bien consolidé, entre Rémy (Rémy Girard) et son fils Sébastien (Stéphane Rousseau), s’apaise dans l’accompagnement filial vers la mort. Les protagonistes du Déclin suspendent, peu ou prou, le cours incertain de leur vie pour se rassembler de nouveau auprès de l’ami qui les quitte. La génération de leurs enfants, celle qui court après « l’inaccessible étoile », n’en est pas moins pétrie d’effusion sentimentale. Ils ont beau être trader, navigatrice solitaire, junkie, ils en viennent à exprimer leur humain désarroi devant celui qui est tenu de lâcher prise. Jusqu’à la beauté sereine du lac Magog qui, après l’incroyable charivari des couloirs de l’hôpital montréalais, vient à nouveau nimber la situation d’un ineffable sentiment, celui, profondément humain, devant l’inhumaine nature, celui que Kant appelait le sublime. Là encore, l’épiphanie, au sens étymologique du terme (ce qui se révèle, se laisse voir), du « socialiste voluptueux », comme se qualifie Rémy, s’accomplit-elle dans le débordement des dispositions compassionnelles.

Dans le dernier volet de la trilogie, L’Âge des ténèbres, le personnage principal, Jean-Marc Leblanc (Marc Labrèche), cet « homme sans intérêt », selon ses propres termes, ne bénéficie, quant à lui, d’aucun entourage complice. Ni familial, ni amical, ni même d’un voisin de sa lointaine banlieue en stuc. Tout au plus, reçoit-il le soutien de deux de ses collègues de bureau, comme lui, atypiques et en butte à la « patrouille antitabac » qui sévit dans cet univers orwellien, étonnamment fourni par le décor du Stade olympique de Montréal. Cette fois, Jean-Marc est seul et le restera jusqu’au bout. Une seule issue, comme il le déclare lui-même : se détacher de sa propre vie. Le rêve y pourvoira, d’où ces scènes tendres et burlesques dans lesquelles, à la manière de Pessoa, prend corps une irréelle réalité[5]. Mais c’est en échouant sur les bords majestueux du Saint-Laurent, dans une sorte de retraite méditative, que Jean-Marc passera de la velléité onirique à une forme d’apaisement, si ce n’est de sagesse. Celle que traduisait la phrase énoncée par un pécheur à la ligne anonyme : « la seule activité décente sur cette terre, c’est de prier en silence la nuit » (la phrase faisait partie d’une séquence coupée au montage).

En somme, « après que les invasions barbares eurent précipité le déclin de l’Empire, l’humanité [entra] dans l’âge des ténèbres », comme l’écrit Réal La Rochelle, et en revient donc à ce qui fait l’humanité profonde des humains : leur capacité à s’inventer des dieux. Quels qu’ils soient. Dieu salvateur ou destructeur, dieu personnifié ou ineffable Verbe, entité métaphysique ou idole chosifiée, qu’importe, c’est toujours l’occasion de revenir à soi. Ce qui est le thème transversal de Jésus de Montréal, venu s’intercaler entre le Déclin et les Invasions.

Car, s’il est un fil directeur dans le cinéma de Denys Arcand, c’est sûrement celui de la quête de soi. D’une quête moins autoréflexive que dialogique, prise dans une interaction nécessaire et constitutive avec les autres, ces « autres qui comptent » — pour reprendre la formule devenue canonique. Et si la geste arcandienne se décline, successivement dans la trilogie, sur les niveaux macro, méso et micro de l’action sociale, elle les combine foncièrement dans ce que nous appellerons l’effervescence érotique. Si donc, dans la filmographie de Denys Arcand, on glisse de la quête d’une identité collective, un « soi » québécois, fuyant et versatile, dans Le Confort et l’indifférence, pour se retrouver dans les affres du bilan personnel de L’Âge des ténèbres, avec le : « C’est vrai Jean-Marc Leblanc, t’as réussi quoi dans ta vie ? » lancé par son épouse qui performe dans l’immobilier, ce n’est certainement pas parce que l’identité véritable serait atomiquement dissimulée en chacun de nous. Métaphysiquement déposée et recelée en nous. Là n’est pas la thèse de Denys Arcand. Il est même loin de professer cette vision introspective et germinative du Self.

Le traitement qu’il fournit est autrement plus complexe et autrement plus relationnel. Pour preuve, toutes les mises en scène de soi, aussi vaines qu’indispensables, qui trament Le Déclin et les Invasions, débouchent sur une sorte de configuration interrelationnelle minimale. Celle d’une communauté de proches empreinte de reconnaissance. Ou, si l’on veut, celle d’alter ego susceptibles d’apporter une réponse à la question : « M’aime-t-on ? ». Ce que Jean-Luc Marion appelle la « réduction érotique » et définit de cette formule : « Pour assurer vraiment l’ego de lui-même, […] il ne s’agit plus d’obtenir une certitude d’être, mais la réponse à une autre question : « M’aime-t-on ? » » (Marion, 2003 : 38).

C’est que l’identité, les travaux de sciences sociales convergent sur ce point, passe par la narration à l’autre, par une activité mythogénique, ai-je pu soutenir (Messu, 2006). C’est-à-dire une reconstruction permanente, à partir d’éléments fondateurs propres à l’individu, visant à maintenir une cohérence de son image et réalisée dans les interactions, notamment narratives, avec les autres. Quitte à ce que l’image elle-même soit plurielle, fractionnée, contradictoire et, finalement, toujours floue.

L’écriture cinématographique de Denys Arcand le confirme. Bien que tout cela se fasse dans une tonalité schopenhauerienne jubilatoire, il n’en reste pas moins que la réflexion du cinéaste nous conduit à penser que l’affirmation de soi, d’un Soi autonome, est la condition nécessaire à l’existence sociale contemporaine. En somme, qu’Eros reste la seule voie de résistance à Thanatos. Que ce dernier soit saisi dans la fin de l’empire, la fin de vie de Rémy, ou la fin des illusions ou des mensonges à soi de Jean-Marc Leblanc. Car, si l’issue est du côté du fils de la nuit, la manière d’y parvenir sans verser dans l’absurde, au rang duquel on rangera toutes les formes de prédestination, est de s’en remettre au premier. Le Sexe ni la mort, titrera André Comte-Sponville, pour souligner la part d’incertitude métaphysique qui habite l’action humaine, mais aussi pour la ramener à son substrat : le manque à combler, l’incomplétude foncière, le désir de l’autre (Comte-Sponville, 2012).

C’est en ce sens que la démarche du cinéaste québécois est à prendre pour un témoignage réflexif sur le mouvement de nos sociétés. Celui qui délie les comportements individuels de leurs encastrements religieux et normatifs pour les réencastrer dans des formes sociales érotisées. Celui, donc, qui conduit à exhiber un Homo eroticus au coeur des relations sociales contemporaines.

L’érotique sociale des nations

Si l’on s’accorde pour dire que l’action collective admet à son principe quelque chose comme une force, une poussée, une pulsion. Au-delà, donc, de ce que la structuration de la société en groupes d’appartenance différents entraîne comme contrainte pour l’action, et au-delà de ce que l’intériorisation de ces contraintes par les individus peut déterminer comme logique d’action, c’est-à-dire ce que depuis Aristote et Thomas d’Aquin on appelle Exis ou habitus. C’est alors du côté de cette force qu’il faut chercher aussi les raisons de l’action collective. Aristote ne s’y était pas trompé qui, dans l’Éthique à Nicomaque, prenait soin de distinguer ce qui est une disposition et ce qui est une activité, ce qui relève de la simple possession et ce qui relève de l’usage de ce que l’on possède ; bref, à côté de l’Exis il faut pouvoir mobiliser l’Energeia, notamment en vue d’en faire une disposition durable, un habitus au sens où l’entendra Bourdieu (Bourdieu, Wacquant, 1992). C’est bien ce qu’exprimait Jules Tricot dans son commentaire du texte d’Aristote lorsqu’il écrivait : « en d’autres termes, les Exeis sont le produit des Praxeis » (Tricot, 1983 : 140).

Or, parmi nos dispositions tenues pour intrinsèquement humaines, il y a celle qui nous pousse vers l’autre, ou nous repousse de l’autre, mais c’est la même idée. L’homme n’est-il pas un zoon politikon prêt à fusionner dans sa communauté, d’après Aristote ? Parce que dominé, ajoutera Freud, d’un surmoi de culture entravant ses pulsions agressives et destructrices, d’une « éthique », d’une « religion », censément favorables au processus de civilisation. Mais, poursuivra ce dernier, se fait jour un « malaise ». La maxime éthique est impraticable, en tout cas celle qui voudrait que l’on aimât son prochain comme soi-même. Que l’amour de soi et l’amour pour autrui procèdent sans solution de continuité. Du coup, tout se jouera, pour le psychanalyste viennois, dans la sempiternelle dialectique entre Eros et Thanatos.

Aussi, lorsque l’on tente de saisir dans l’histoire de nos sociétés ce qu’il advient de tout cela, il ne fait guère de doute que le processus de pacification des moeurs, celui qu’Elias cherchera à décrire, s’accompagne de poussées de violence, parfois extrême. Qu’un Surmoi collectif sadique véhicule des Moi masochistes, pour rester dans une tonalité freudienne ou mettre en scène la dyade bourreau-victime. Mais, il ne fait guère de doute non plus que le raffinement des technologies de surveillance et de normalisation, chères à Foucault, la sur-répression et la logique du rendement, chères à Marcuse, n’ont jamais empêché la résurgence d’une énergie sociale dysfonctionnelle, d’une libido collective potentiellement désorganisatrice, de « mouvements sociaux » tendanciellement perturbateurs comme préfèrent dire les sociologues. C’est ainsi, à mon sens, que l’on peut interpréter ce qui s’est joué dans la société québécoise des années 1970-1980, au moment de la Révolution tranquille et de l’explosion érotique qui va l’accompagner.

On peut même y voir une illustration de ce que Herbert Marcuse appelait, en opposition à Freud, la « sublimation non répressive », et dans laquelle les pulsions sexuelles, sans rien perdre de leur dimension érotique première, transcenderaient leur objet immédiat pour érotiser l’ensemble des relations sociales. Et même si, comme l’admet Marcuse, la sexualité peut être canalisée et recyclée de manière répressive, comme élément de domination, par exemple « par l’introduction méthodique d’éléments “sexy” dans les affaires, la politique, la publicité, la propagande, etc. » (Marcuse, 1963 : 12), elle opère néanmoins comme une possibilité de « rationalité libidinale ». Et par là, il entend le retournement de la raison contre les excès de la raison, ceux notamment de la surpuissance conférée à l’esprit, cette « classique » rationalité absolue injustement attribuée à Descartes, mais largement réalisée dans l’idée de progrès, singulièrement de progrès social.

C’est aussi cela le surgissement de la déraison érotique dans l’ordre rationalisé des sociétés modernes, celui-là même que, dans le prolongement de la philosophie des Lumières, tenteront de décrypter les sciences positives du social. C’est bien pourquoi la dimension érotique du social doit trouver, retrouver disent d’aucuns, sa place explicative du fonctionnement de nos sociétés. La société québécoise, mieux que d’autres, en a fourni l’illustration.

Des films qui dévoilent

le contexte des années 1970 est en effet celui qui va faire advenir, sur le plan culturel et celui des moeurs, des bouleversements d’importance. Le cinéma et les médias radio-télévisuels en seront un vecteur décisif. En quelques années, les films de Denis Héroux — Valérie (1968), L’Initiation (1970), L’Amour humain (1970), 7 fois… par jour (1971) —, de Claude Fournier, — Deux femmes en or (1970), Les Chats bottés (1971), La Pomme, la queue et les pépins (1974) —, et de plusieurs autres cinéastes (Larry Kent, Richard Martin, Roger Cardinal ou Roger Fournier [qui se feront saisir leurs films après une plainte du curé de la paroisse Saint-Roch à Québec]), tous ces films, donc, vont dévoiler des corps et des attributs que l’on s’interdisait même, jusqu’alors, de nommer, ou alors à demi-mot. « Inimaginables 10 ans plus tôt dans le Québec obscurantiste de Maurice Duplessis », dira Michel Coulombe dans son étude sur les films de genre québécois (Coulombe, 2009 : 26).

Pourtant, comme le noteront quelques observateurs, le terrain avait été préparé. Par la littérature d’abord comme le fait voir l’ouvrage récent d’Élise Salaün (2010), Oser Éros, et comme le confirme l’érographie de Gaétan Brulotte (1998). Car, si l’on en croit, par exemple, les journalistes du Devoir, lesquels, dans un article de 2012 intitulé « Québec érotique », recensent ce que les travaux en la matière ont pu établir, à l’évidence, la société québécoise était de longue date travaillée par le sexe (Nadeau, Lalonde, 2012). Que ce soit à travers les journaux jaunes qui tenaient la chronique du milieu montréalais du cabaret et de la prostitution, à l’époque où la ville et son Red Light concurrençaient La Havane ; que ce soit, un peu plus tard, dans les courriers du coeur des magazines dits féminins, puis bientôt à la radio et à la télévision, la sexualité se dit publiquement. C’est le cas avec la célèbre émission réalisée par Jean Bissonnette, Moi et l’autre, mettant en scène le tandem Denise Filiatrault et Dominique Michel, sans parler de Janette Bertrand et Jean Lajeunesse qui, dans Toi et moi, font étalage des problèmes de couple. Tout cela à la fin des années 1950 quand, le cléricalisme ambiant, ne voulait qu’on n’en parlât qu’au confessionnal.

Bref, l’explosion sexuelle des années 1970 avait été insidieusement préparée par toutes ces transgressions journalistiques et humoristico-provocatrices, quoique toujours en butte à la vigilance sourcilleuse de l’Église catholique. Aussi, lorsqu’en 1968 la police de Montréal, encore qualifiée de « vertueuse escouade », en vient à saisir la copie française de I, a Woman[6], alors que le Bureau de la censure du Québec avait autorisé la projection du film en anglais, c’est un quasi-conflit constitutionnel qui éclate et un « flop » retentissant pour les partisans de la rigueur morale. L’affaire est, en effet, assez symptomatique de ce que la Révolution tranquille, qui est largement en marche, est en train de réaliser. À savoir, l’éclatement du carcan institutionnel que représente l’Église catholique et le placement du Québec dans le concert libéral des nations.

Le film — disons quelques mots de lui — est d’origine dano-suédoise. Les pays scandinaves sont alors tenus pour une sorte de parangon de la liberté sexuelle et du libertinage. Mac Alhberg, le réalisateur, est un ancien directeur de la photographie qui se spécialise, vers le milieu des années 1960, dans la réalisation de films érotiques. I, a Woman est le premier d’une série, qui en comprends plus d’une dizaine[7], qui connaîtra un succès d’estime, sans plus, et sera vite dépassé par les chefs-d’oeuvre du genre, dont Emmanuelle, le film de Just Jeackin, sorti en 1968. Emmanuelle, incarnée par Sylvia Kristel, fera plus de 100 millions d’entrées par le monde et symbolisera à tout jamais la french touch de l’érotisme. Just Jeackin récidivera, en 1975, avec l’adaptation du texte signé par Pauline Réage, Histoire d’O[8]. Ce qui permettra à Paris Match de titrer : Emmanuelle + Histoire d’O = la France porno. Les vertueuses escouades ne sévissaient pas qu’à Montréal !

Mais, pour revenir à Montréal et à la sortie de I, a woman, il s’en fallait, lorsqu’on entend les interviews réalisées par Radio-Canada devant le Fairview de Pointe-Claire, en banlieue montréalaise, qui maintenait le film à l’affiche en version anglaise, que le public fût déconcerté. « Un film pour enfants d’école », devait déclarer une femme, dans la quarantaine, prototype de la mère de famille au foyer. C’est dire que toute la série des films déshabillés de Denis Héroux, Claude Fournier, Larry Kent et tous les autres sera reçue dans un esprit bon enfant et que les cris d’orfraie lancés par les « vertueuses escouades » sont plutôt à tenir pour les derniers soubresauts d’une morale forgée par les descendants des Français du Canada autour de leur Église. Désormais, advenus « Québécois », de langue française mais d’esprit nord-américain, ils sont entrés de plain-pied dans la mondialisation, singulièrement, celle de la liberté des moeurs, de l’individualisme jouisseur et consommateur, celui qui met la conscience, et donc la responsabilité, de l’individu singulier au centre de l’action collective et des relations interindividuelles. C’est ce que j’appelle, et à la suite de Michel Maffesoli, le triomphe de l’Homo eroticus. C’est aussi pourquoi il me semble que l’on peut tenir le cinéma de Denys Arcand pour la plus juste expression symbolique et artistique de ce triomphe.

Homo eroticus

En somme, si la rationalité s’était trouvée mise au service de la répression d’Eros, c’est finalement d’Eros qu’allait venir la libération de la répression rationnelle. Du moins si l’on en croit certaines des orientations d’Eros et civilisation. C’est justement celles-là que semble suivre Michel Maffesoli lorsqu’il nous propose de penser les individus sociaux contemporains sous le label d’Homo eroticus (Maffesoli, 2012). Contrairement à Michel Foucault qui avait pu prendre la sexualité comme objet singulier d’investigations théoriques et montré ce qu’elle recelait d’enjeux de pouvoir, Michel Maffesoli semble rencontrer les sexualités comme les manifestations plurielles de ce qui foncièrement fait mouvement, action, dynamisme dans nos sociétés. Ce qu’il propose, aujourd’hui, de représenter sous la figure théorique de l’Homo eroticus.

Dans l’ouvrage éponyme, il nous prévient d’emblée : « Nul, parmi les esprits aigus de ce temps, n’ignore totalement l’importance des affects ; mais plusieurs la dédaignent ; il convient donc de corriger cette méconnaissance » (Maffesoli, 2012 : 9). Et pour ce faire, il nous engage à observer les moeurs, car, estime-t-il, « les moeurs, et elles seules, permettent de mettre en place des critères de discernement aptes à cerner les configurations nouvelles propres à la socialité postmoderne » (Maffesoli, 2012 : 21). Or ces moeurs semblent opposer au mythe séculaire du progrès un non-possumus temporel, celui du temps présent, du moment. À la temporalité eschatologique du temps meilleur à venir, lui serait opposé une temporalité du hic et nunc, en quelque sorte celle du kairos. « C’est-à-dire, précise Maffesoli, de l’opportunité, de l’aventure, succession d’instants centrés sur l’intensivité du moment, la jubilation de l’éphémère, le bonheur de vivre et de jouir de ce qui se présente ici et maintenant. Résurgence, toujours et à nouveau actuelle, l’éternel carpe diem » (Maffesoli, 2012 : 27).

Pour ma part, j’aurai plutôt tendance à la décrire non uniquement en termes de jubilation mais aussi en termes d’angoisse, de doute et d’incertitude, sentiments tout autant « présentéistes » que les précédents. L’érotisme ne saurait être rabattu sur la part lumineuse des activités humaines, sur un « jouir » hic et nunc de ce que les formes d’effervescence sociale contribuent à réaliser. Il participe aussi de formes de « désenchantement du monde », pour reprendre la célèbre formule de Weber. Chris Shilling et Philip A. Mellor, dans « Sociology and the Problem of Eroticism », ont rappelé comment la tradition analytique en sociologie avait variablement accordé de l’importance à la compréhension érotique des rapports sociaux (Shilling, Mellor, 2010). Tandis que Durkheim et Simmel tendent à l’ignorer — Simmel en faisant une variante de la coquetterie —, Comte et, surtout, Weber et Bataille vont chercher à l’associer à la dimension religieuse par laquelle se trouvent signifiés les rapports sociaux. La considération du point de vue développé par ces derniers amène les auteurs à souligner combien le « pouvoir créatif », la « force positive » de l’érotisme conduit au dépassement de l’individualité fermée sur elle-même. Bien qu’ambivalent, l’érotisme développé dans la vie quotidienne participe, dans une époque de relâchement de l’emprise religieuse et de triomphe de la raison bureaucratique, pour rester dans une tonalité wébérienne, de déprise de l’idée de progrès social continué, pour rejoindre le propos maffesolien, à l’affirmation de ce que l’on a pu aussi bien qualifier d’hyper-individualisme, de postmodernité, en tout cas d’approfondissement de la vision désenchantée du monde. Ce qui se joue autant sur le mode jubilatoire d’affranchissement des carcans d’une morale sociale jugée désuète que sur le mode angoissé du sens à donner à sa vie.

Ce qui me semble, en effet, utile de retenir de l’observation maffesolienne est bien la résurgence du présent, du ici et maintenant. Les lendemains qui chantent ont déchanté. L’expérience historique du siècle passé nous a convaincus qu’on ne saurait raser gratis. La première décennie de notre siècle passée sous le signe des « crises » nous le confirme. Le balancier de l’espérance en revient donc au hic et nunc.

C’est ce dernier, sa valence pourrait-on dire, qui imprime bien des comportements observés dans l’histoire récente de nos sociétés. Comportements collectifs, tel l’échec référendaire de 1980 au Québec, tout autant que comportements individuels, tels ceux mis en images par Denys Arcand. Le « socialiste voluptueux » incarné par Rémy Girard ne réalise son idéal collectif que dans l’éphémérité, si l’on peut dire, de sa volupté. Certes, jubilatoire, mais aussi quelque peu inquiète quant à sa permanence. Car tel est le paradoxe. Tout centrage sur l’instant obère le passé et l’avenir. Toute construction de l’avenir ou reconstruction du passé annihile le présent. Reste une sorte de pari pascalien. Et il semble bien s’être opéré en faveur du présent.

Ce que l’on a appelé, dans les années 1980-1990, la « fin des idéologies », et qui prenait la suite du mouvement de critique de l’autoritarisme des systèmes sociaux, tout en glorifiant l’individualisme des compétences et des réussites, bref, ce que l’on a parfois désigné comme les « années fric », aura bien été aussi l’expression d’un recentrage sur le présent, le ici et maintenant, quand bien même était-ce ailleurs, le moteur de la mondialisation produisant tous ses effets, que l’allumage pouvait se faire. Ce recentrage individualiste sur le présent s’est effectué sous la bannière d’Eros. Et ce, de manière multidimensionnelle.

D’abord, on l’a dit, sur le terrain de la « libération sexuelle », de la revendication d’une sexualité sans entraves, voire la revendication d’un accomplissement de soi dans la sexualité, surtout si elle avait pu être tenue, jusqu’alors, pour déviante. Les femmes, dans leur ensemble, y gagneront la reconnaissance d’une sexualité propre, d’un contrôle de celle-ci, et pourront s’inscrire, elles aussi, dans l’affichage de sexualités minoritaires mais légitimes. Les mouvements dits homosexuels, queer, trans, etc., pourront manifester publiquement leur spécificité et leurs critiques des survivances trop criantes de la « matrice hétérosexuelle », pour parler comme Judith Butler, au principe de notre ordre sociosexué. Certes, tout cela était en marche depuis les années 1950, et, on l’a aussi rappelé, le cinéma y aura joué un rôle non négligeable. Mais le basculement s’accomplit vraiment dans les années 1980.

Il n’est pas jusqu’aux orientations théoriques des mouvements féministes qui s’en font l’écho. La sexualité, jusqu’alors largement tenue pour un exercice de domination à l’encontre des femmes, peut-elle s’émanciper et devenir objet d’appropriation spécifiquement féminine. La production littéraire érotique féminine, mais aussi cinématographique, tenteront ainsi, avec des degrés variables de réussite, de promouvoir un « point de vue » féminin, une compréhension « genrée » du rapport sexuel et de sa place dans les relations interindividuelles et sociales[9]. Ce qui amènera certain(e) s auteur(e) s à explorer dans les productions féminines érotiques (pornographiques) des formes d’approfondissement de la citoyenneté (Attwood, 2006), ou encore, en les classant comme des « technologies de la sexualité », à énoncer la complexité de leur interprétation (Evans, Riley, Shankar, 2010). Mais, quoi qu’il en soit, un champ reconnu de production culturelle avait vu le jour sous la rubrique d’ « érotisme féminin. » [10]

Bref, la sexualisation, voire l’hypersexualisation, du monde social se poursuit tous azimuts. Les oeuvres de la culture, littérature, peinture, cinéma, bien sûr, mais là ce n’est pas franchement une novation[11]. Ce qui l’est plus est ce qui se passe dans la mode, singulièrement la mode vestimentaire. S’y développe en effet, comme le montrera Mariette Julien, une « esthétique de l’apparence qui met l’accent sur la sexualité » (Julien, 2010 : 12), et celle-ci ne touche pas que des adolescents en mal d’affirmation de soi. Elle concerne, peu ou prou, tout un chacun. Y compris les bébés qu’on affuble de couches-culottes sur lesquelles se trouve imprimé un string. D’ailleurs, bientôt, on en viendra à légiférer pour encadrer les défilés de mode hypersexualisée de petites filles. Le triomphe de la mode sexualisée, hypersexualisée, celle qui a mis les « dessous » dessus, qui inscrit ses mots d’ordre « sexy » sur les T-shirts, ses déclarations de transgression sexuelle et morale par toutes sortes d’artifices vestimentaires, est aussi le triomphe du renversement des codes sociaux qui avaient fait du sexe un objet de tabou, la source d’un secret impossible à garder, partant, d’une névrose d’angoisse collective.

Sans conteste donc, via la mode, les rapports interpersonnels affichent ouvertement leur dimension sexuelle. Mais au-delà, c’est l’hyperconsommation, pour parler comme Baudrillard, l’exacerbation du manque à travers la multiplicité des objets à consommer, qui fournit le nouveau vecteur d’érotisation du social. La publicité, la mode, les médias, maintenant le cyberespace, matérialisent les manques à combler et poussent aux mises en scène de soi dans une sorte d’effusion du même et de l’autre, du distinctif et du commun, du privé et du public, du secret et de l’exhibé, du familier et de l’étrange, du proche et du lointain… et l’on pourrait poursuivre les oppositions binaires par lesquelles se confortent notre rapport aux objets, notre rapport aux autres, notre rapport au monde. D’un mot, cela pourrait se dire : la quête d’un Soi qui, procédant à la « réduction érotique », fait masse.

C’est à ce mouvement du social que Michel Maffesoli consacre donc ses analyses et propose, pour en rendre compte, le concept d’Homo eroticus. Mais, alors que Michel Maffesoli tend à rabattre ce dernier sur un Homo festivus, incarné dans des tribus festoyantes, des « afoulements » de tous ordres, et pour lesquels « l’émotionnel est la compensation, naturelle, à un rationalisme abstrait » (Maffesoli, 2012 : 222), j’inclinerais plutôt à l’inscrire dans un mouvement de sécurisation du social, celui qui, en retour, fait émerger sous forme d’ « insécurités » ce qui, hier, était tenu pour un implacable destin, un irrécusable fatum.

Car, ce que, à la suite de Norbert Elias, on désigne comme processus de civilisation et que celui-ci décrit comme une logique de pacification des moeurs, doit être aussi entendu comme une modalité de sécurisation des rapports sociaux interindividuels (Elias, [1939] 1974-1975). Sous forme de sécurité publique, de sécurité sociale, de « droits à », etc., c’est tout ce mouvement de sécurisation des rapports de l’individu aux autres et à son environnement qui a été mis en oeuvre par la modernité de nos sociétés « rationalisées ». Et, plus la sécurité augmente, plus les « insécurités » qui subsistent sont perçues et reçues comme une forme de « scandale », d’une inadmissible exception, d’un accident intolérable.

Et si, de fait, la « Déesse Raison » n’a pu suivre jusqu’au bout sa feuille de route, elle n’en reste pas moins un recours permanent, et parfois providentiel. C’est, par exemple, à la « Raison », sous sa forme de « Science », qu’il a été demandé d’apporter une réponse devant la pandémie du sida apparue dans les années 1980. Ce, par-delà les émotions et les communions, fraternelles comme belliqueuses, qui avaient pu voir le jour. Si les homosexuels ont pu faire « communauté » devant la résurgence moralisatrice d’une partie de l’opinion publique de l’époque, susciter des afoulements protestataires et compassionnels, ce sont finalement les découvertes du Professeur Luc Montagnier qui orienteront la réaction collective d’affrontement de la maladie. La rationalité, de ce point de vue, ne s’incline pas devant l’émotion. Elles coexistent, pour le moins.

De même, la « Raison », lorsqu’elle prend nom d’éthique de la responsabilité, ne déserte pas la scène sociale. De la protection de l’enfant à l’avenir de la planète, il lui est toujours fait appel afin de réguler l’ordre des choses et d’apaiser nos craintes. Ce mouvement de sécurisation du social en appelle donc, tout à la fois, à la rationalité et à la rationalisation, ce facteur de désenchantement du monde selon Weber, et à l’expression de l’irrationalité des affects humains et des éthiques. C’est ce que Weber, toujours, appelait l’antagonisme des valeurs et qu’il tenait pour insurmontable (Weber, 1959 [1919]).

Ce qui veut dire que c’est aussi dans ces affolements insécuritaires que se laisse saisir l’Homo eroticus. Car ici encore, submerge l’émotionnel, agissent les pulsions visant à combler les manques, se constituent les foules anonymes et communiantes, s’expriment parfois les croyances les plus teintées de superstitions, voire de magie. Les plus « irrationnelles » donc. Pensons à toutes ces « marches blanches » qui se forment pour exorciser ce qui prend figure de mal absolu, par exemple lorsqu’un crime « crapuleux » a touché un enfant.

S’agit-il d’éréthisme sociétal, de résurgence du « démonique » comme le propose Michel Maffesoli ? Ce qui est certain, c’est que cette modalité du « vivre-ensemble », mise en oeuvre par les affects, la pulsion de vie, l’irrationalité des valeurs, qu’importe, sans récuser les plans gestionnaires de la Raison et autres technostructures de protection de l’individu social, opère comme une force instituante à même d’ébranler bien des formes instituées et quelque peu désenchantantes. Ce qui, par parenthèse, pourra toujours prendre la forme d’institutions nouvelles mobilisant à nouveau ces « classifications partagées » dont nous entretenait Mary Douglas, et par lesquelles s’ordonne rationnellement un ordre des choses continûment affectif et donc irrationnel (Douglas, 1999). Ce qui n’est qu’une autre manière de dire que la « société » est une création continuée. Et qu’à son principe opèrent tant Eros que le Logos, l’effervescence des affects que la rationalité des technologies de gouvernement.

Ainsi, à une époque, ou plus exactement à la vision d’une époque, dominée par la rationalité instrumentale du progrès en tout genre, ferait irruption, en fait résurgence, ce qui n’avait pu être foncièrement rationalisé, ce qui ne peut être l’objet d’une réduction épistémique et ontologique, à savoir le fond érotique de toute vie humaine. Ce qui, dans un contexte historique, dit de mondialisation, constitue ce que nous appelons le concert de l’érotique sociale des nations. Celui qui, en sexualisant nombre de conduites et d’échanges sociaux comme en les inscrivant dans des formes sociales émotionnelles, nous rappelle qu’Eros reste un des moteurs de la vie sociale.

Conclusion

Ce dont nous a entretenus le cinéma de Denys Arcand est finalement de ce mouvement contemporain qui, des Amériques à la vieille Europe, en passant par le Japon, s’est étendu au reste du monde — y compris le « monde musulman » préjugé monolithique et archaïque, quand il se révèle pluriel et frictionnel —, et que nous avons nommé l’érotique sociale des nations. Non que l’érotisation des rapports sociaux interindividuels soit une novation historique radicale, il s’en faut même. La philosophie grecque le transpire, mais aussi, on l’a évoqué, Weber, Bataille ou encore Foucault s’en sont fait les analystes quant à sa signification sociale et historique. Mais ce que nous avons souhaité souligner, en inscrivant le cinéma de Denys Arcand dans son contexte québécois, c’est que ce mouvement n’est en rien le particularisme d’une société bloquée sur ses traditions ancestrales, même si cette dernière conserve ses particularités, et qui brutalement basculerait dans une forme exacerbée d’érotisation de la vie sociale. Il est plutôt à tenir pour la confirmation qu’à l’échelle des sociétés nationales, y compris donc la société québécoise, l’érotisation publique des rapports sociaux, interindividuels ou collectivement agencés, est devenue la figure acceptée de leur manifestation. Mettant bas, ainsi, les tabous culturels, religieux et, en un sens, cognitifs, qui avaient tenu l’érotisme dans les marges de la vie sociale. Au mieux comme une part, confinant au secret, des rapports domestiques seulement redevables devant Dieu ou la justice, socialement finalisée, des hommes.

L’érotique sociale des nations, lorsqu’elle se laisse ainsi saisir dans sa dimension collective et transnationale, contraint l’analyse sociologique à inscrire l’érotisme dans sa perspective compréhensive des moteurs de l’activité sociale de ceux qui forment société. Non seulement dans la compréhension des rapports interindividuels, singulièrement des rapports entre les hommes et les femmes, dans lesquels l’érotisme a pu recevoir, comme l’ont professé les approches féministes, une valence différentielle selon le contexte de sa mise en oeuvre, mais encore dans l’explication des modalités opératoires du fonctionnement de nos sociétés contemporaines. C’est-à-dire de la manière dont elles favorisent l’expression des désirs individuels au sein de ce qui continue à se présenter comme un « ordre social », transcendant, donc, les individus qui y prennent part.

On comprend que, pour les sociologues qui s’y étaient naguère intéressés — Weber ou encore Bataille —, l’érotisme pouvait avoir partie liée avec la religiosité instituée dans laquelle se faisait la compréhension du monde et des activités humaines. Or, sauf à contester la sécularisation de nos sociétés — y compris celles qui se débattent dans l’affirmation d’un rigorisme religieux, à bien des égards, contrepoint de cette sécularisation —, l’érotisation de nos sociétés est peut-être d’abord à entendre comme une (ré) introduction de l’érotisme, lato sensu, de l’expression du désir individuellement formulé à l’endroit de ce qui forme notre environnement. Et le sexe, dès lors, a-t-il pu s’exprimer sous ses formes les plus manifestes. D’abord, en renversant les tabous portant sur l’accomplissement de la sexualité elle-même. Ensuite, en sexualisant nombre de supports des échanges sociaux (nous avons retenu, ici, le cinéma et les productions radiodiffusées, évoqué la mode, mais il y en a bien d’autres). Enfin, en instituant le désir et le plaisir — notamment le désir et le plaisir de sécurisation — comme modalités centrales de l’accomplissement de soi. Ce qui réclame le feedback de communautés émotionnelles à géométrie variable.

C’est tout cela que nous avons trouvé mis en scène dans le cinéma de Denys Arcand. Non seulement à travers les arcanes des défoulements sexuels de ses personnages, mais encore dans les afoulements sentimentalo-amicaux dans lesquels ils s’engagent au moment des épreuves, ou dans les quêtes d’authenticité qui bouclent le parcours d’individus dont la source métaphysique s’est concentrée sur eux-mêmes. Ce qui, par parenthèse, laisse la place à l’expression de tous les sentiments, de tous les dilemmes, de toutes les incohérences humaines, de toutes ces péripéties dramatico-burlesques qui scandent les films de Denys Arcand et qui se donnent à voir comme autant de pulsions émotionnelles censées tisser et retisser la toile de la vie collective.

Bien que la thématique de la filmographie de Denys Arcand soit principalement construite autour de personnages, souvent plus truculents les uns que les autres, car cela reste des oeuvres fictionnelles au pouvoir onirique indéniable, elle témoigne néanmoins d’un symbolisme social qu’il serait restrictif d’entendre seulement sur le plan de la psychologie des individus. Elle développe aussi une vision de l’univers social dans lequel opèrent les personnages. Univers d’équipements urbains de services, bien sûr, univers à la rationalité bureaucratique, aurait dit Weber, en contraste avec les environnements paisibles des campagnes. Mais encore, univers social dont la symbolique est seulement commandée par l’affrontement des affects et, partant, n’entend inscrire les individus que dans des rapports strictement interindividuels orientés par la recherche de leur satisfaction. Aucune transcendance sociale ne semble donc s’imposer, si ce n’est celle qu’incarnent les individus via leurs discours, leurs mises en spectacle d’eux-mêmes, leurs effervescences tous azimuts. Comme s’il fallait prendre au pied de la lettre le discours savant proposé dans les premières scènes du Déclin de l’Empire américain et qui énonce l’inévitable refondation du social par l’explosion de ce qui constituerait le primum mobile de l’activité humaine : le désir érotique.

Au-delà du propos du cinéaste, plus prophétique que scientifique, cela va sans dire, c’est un point, somme toute négligé, de l’analyse sociologique de la société contemporaine qu’il nous invite à considérer. Car, si la modernité est la compréhension de l’ordre social et de sa légitime structuration sur la base des seules capacités humaines à le produire et le faire perdurer, rien ne réclame que l’analyse empirique à laquelle se propose de procéder toute sociologie ne s’en tienne qu’à certaines formes de mise en oeuvre et de réalisation afin d’en saisir les ressorts, pas toujours cachés, ni même ultimes, mais nécessairement opératoires. Si l’organisation du travail et des échanges, les rapports politiques et idéologiques de domination, les systèmes symboliques et de croyance, etc., ont toute leur place dans l’analyse sociologique, il convient cependant de reconnaître un peu mieux ce que les rapports érotiques, interindividuels ou socialement orchestrés, contribuent à façonner comme forme de régulation sociale, comme vision de l’ordre social et du bien vivre ensemble.

C’est en considérant les modes de vie des uns et des autres, les moeurs qu’ils développent dans leur environnement, les expressions de leurs désirs et les formes de leurs plaisirs que Michel Maffesoli nous engage, pour sa part, à retenir la dimension érotique qui traverse les échanges sociaux et participe du mouvement des sociétés. Dans son Homo eroticus (2012), il l’érige en principe d’explication, mais aussi de structuration, sous la forme d’un Homo festivus, de l’hypermodernité. C’est-à-dire de la modernité, telle que précédemment définie, poussée à son comble et (re) trouvant, du coup, les « démons » censés agiter, par nature, les humains. Sans souscrire à cette vision, nous reconnaissons que la compréhension de notre modernité doit intégrer, dans toutes ses dimensions, l’érotisation de la vie sociale des sociétés contemporaines. Aussi bien, donc, sous la forme d’un érotisme du risque (celui déjà inhérent au rapport sexuel) que sous celle de son antagonique, la quête de sécurité, y compris celle qui, effet du renforcement de la sécularisation du social, de sa « rationalisation », conduit à centrer toujours plus le « salut » des humains, l’accomplissement des acteurs sociaux, le projet des agents sociaux — qu’importe le vocable — sur eux-mêmes, sur leurs capacités « psychologiques » à assumer leur situation.

Cette grille de lecture de l’histoire récente de nos sociétés s’accompagne subséquemment d’une épistémologie de la sociologie faisant la part belle à ce que Weber appelait l’ « antagonisme des valeurs ». Ou, pour le dire autrement, une sociologie à même de saisir, dans son projet explicatif, la rationalité de l’irrationnel. Ce qui ne rend nullement ce dernier lui-même irrationnel, mais comporte l’avantage de ne pas le soumettre à l’idéologie du temps, qu’elle soit celle de la Raison triomphante ou celle de la folie pulsionnelle des humains.