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Dans maints lieux clos (prisons, hôpitaux psychiatriques) ou semi-ouverts (casernes, hôpitaux, cantines scolaires ou professionnelles, dispositifs collectifs de plaisance)[1], la nourriture représente un enjeu de satisfaction ou de doléances. Les responsables des institutions mentionnées ci-dessus savent devoir faire attention à la nourriture servie dans leurs murs, car l’humeur des pensionnaires en dépend, surtout si celles-ci ou ceux-ci ne peuvent pas agir aisément sur d’autres domaines qui les concernent. Comme on le sait depuis longtemps[2], l’alimentation revêt en effet un caractère central : de la production à la consommation, elle mobilise maints services et personnes ; elle est l’objet de nombreux investissements tant concrets que symboliques ; c’est un « fait social total » ainsi que le soulignait Marcel Mauss dans une formule un peu tautologique, mais qui n’a pas perdu de sa pertinence aujourd’hui.

Dans les deux foyers d’éducation ouverts (un dispositif pour huit garçons, un autre pour huit filles comptant chacun huit temps complets d’éducateurs ou d’éducatrices dont le genre est réparti de manière équitable dans chaque équipe) et la structure plus libre de l’appartement autogéré que nous avons étudiés, l’alimentation est aussi source de maintes attentions et de la nécessité de tenir compte des goûts des pensionnaires, mais la dimension éducative demeure centrale comme le précise la directrice du foyer des filles : « on ne prévoit pas des menus pour leur faire plaisir ; si cela était notre première intention, on ferait tous les jours des hamburgers frites ! Il s’agit avant tout d’une question de santé et d’éducation. » Ainsi l’alimentation contribue, de conserve avec d’autres tâches et postures, au développement de l’autonomie, cheval de bataille de tout placement juvénile. C’est pourquoi, parallèlelement à une recherche anthropologique menée sur le thème de la transition à l’âge adulte et des ritualisations du vivre-ensemble[3], nous avons enquêté sur le rôle de l’alimentation dans la prise en charge des adolescents placés.

Pour ce faire, nous avons participé à de nombreux repas, enquêté auprès des équipes éducatives et des jeunes, porté une attention particulière à l’interview de la personne responsable de l’alimentation dans chaque foyer (une éducatrice chez les garçons et un éducateur chez les filles, au moment de notre enquête). Nous avons également assisté aux « activités cuisine » des garçons qui deviennent hebdomadairement les « chefs cuisiniers » d’un soir et à la préparation d’un « festin » chez les filles. Même si la thématique de l’alimentation n’était pas au centre de notre investigation, les données contextualisées dans ces trois dispositifs offrent des résultats intéressants sur ce que peuvent être :

  • les repas pour des adolescents dont le placement peut être public (décidé par l’adolescent ou ses parents sur le conseil d’un assistant social), civil (imposé aux parents, sur mandat, par exemple en raison d’incapacité éducative ou de négligence), pénal (décidé, sur mandat, par un juge en raison d’une série de délits commis par l’adolescent). Les origines sociales et nationales de ces jeunes sont diverses[4], mais restent limitées aux classes dites populaires et moyennes inférieures (les enfants de familles davantage favorisées étant généralement envoyés en internats privés, sauf en cas de mandat pénal) ;

  • la spécificité du repas en foyer (ni repas familial ni restauration collective au sens strict du terme) ;

  • les formes d’éducation à l’alimentation et à la cuisine ainsi que les divergences et convergences à ce sujet entre adolescents d’un côté et éducateurs de l’autre ;

  • les formes d’éducation aux manières de table ainsi que les divergences ou convergences sur le sujet entre éduqués et équipe éducative ;

  • les différences de posture entre le foyer des filles et celui des garçons ;

  • les différences entre repas ordinaires et repas extraordinaires ou festifs ;

  • l’importance de l’alimentation (les équipes éducatives insistent sur l’aspect formateur des tâches et conseils liés à l’alimentation et sur le lien qu’elles peuvent observer entre fragilité psychique et désordres alimentaires), mais aussi la trivialité d’un tel sujet dont il est permis de contester certaines dimensions parce que cela n’entraîne généralement pas de conflits majeurs. Ainsi l’alimentation peut-elle servir de support à des mises en scène « culturalisantes » ou « ethnicisantes » sans provoquer de polémique, à l’exception peut-être de ce qui concerne l’interdit du porc (Ossipow, 2000 ; 2011b).

Plus fondamentalement, les activités liées à l’alimentation permettent de remettre en question — à partir d’un support très concret — les missions du foyer. Celles-ci varient quelque peu entre les différents foyers qui accueillent des adolescents, mais elles sont en général définies comme telles : inscrire les jeunes dans un projet de formation ou les aider à trouver un emploi ; les responsabiliser et favoriser leur autonomie ; réguler les relations qu’ils entretiennent avec leur famille, leur entourage et, plus globalement, la collectivité. En fonction de ces principes généraux, les foyers sont alors appelés à offrir : un lieu de vie ; un cadre sécurisant ; une source de soutien ; un vecteur de normes.

Il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’une partie de la documentation sur les foyers défend (notamment Geny, 2006), de faire incorporer des normes définitives, de faire changer des dispositions ou de convertir des habitus, mais d’offrir une parenthèse structurante et un soutien plus large, qui, à terme, peuvent permettre aux jeunes adultes sortant des institutions de se repositionner dans l’espace social et de mieux gérer leurs relations interpersonnelles. Si le projet de formation ou de recherche d’un emploi relève d’enseignements et de suivis spécifiques peu concernés par l’alimentation, l’apprentissage de l’autonomie et la régulation des relations entre jeunes, entre jeunes et équipe éducative, ainsi qu’entre les jeunes et leur entourage, se trouvent au coeur d’une discussion, qui, elle, a bien à voir avec un « vivre- ensemble », reposant à la fois sur des activités tangibles et intangibles autant que sur des formes « d’autonomie matérielle » (ou d’indépendance) et « d’autonomie de la volonté ».

Ces notions d’autonomie ont été théorisées à plusieurs reprises, notamment par des chercheurs remettant en question les modes d’analyse des jeunes à l’âge adulte. François de Singly (2000) distingue clairement entre autonomie et indépendance et en conclut que les jeunes peuvent être autonomes dans leurs actions et réflexions sans pour autant être indépendants financièrement pour des raisons qui tiennent autant à l’allongement des années de formation qu’à une situation économique qui précarise les jeunes (chômage, absence de logement bon marché, etc.). Hélène Join-Lambert Milova (2006), pour sa part, retrace l’histoire des deux concepts, ceux d’autonomie matérielle et d’autonomie de la volonté, dans le même cadre que nous, au sein de foyers situés en France, en Allemagne et en Russie. Martin Goyette (2006), lui aussi spécialiste des jeunes dits en rupture pris en charge dans des dispositifs canadiens de préparation à la vie autonome et à l’insertion socioprofessionnelle, insiste sur le fait que ces activités tangibles n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans l’ensemble d’un système relationnel qui laisse se développer des habiletés intangibles, étroitement reliées au développement et à la gestion des émotions ainsi qu’à la communication de celles-ci. Et c’est notamment à travers l’inculcation d’une certaine « hygiène de vie » que les membres des équipes éducatives cherchent à favoriser tout ce qui pourrait rendre les jeunes le plus indépendants possible et les mieux « armés » possible pour la « vraie vie » lorsqu’ils quitteront le foyer à 18 ans.

Malgré son évidente utilité épistémologique, la distinction entre « autonomie matérielle » et « autonomie de la volonté » — deux formes d’autonomie qui renvoient effectivement à des univers et des gestes éducatifs différents — il conviendrait peut-être de ne pas opposer trop fortement les deux formes d’expériences. Ainsi que nous le montrerons, l’apprentissage de la confection d’un repas donne la possibilité de développer des savoirs pratiques liés à l’anticipation d’une action, à la gestion d’un budget spécifique et à l’enseignement de gestes culinaires basiques, auquel est parfois ajoutée la démonstration de quelques tours de main. Mais cet apprentissage ouvre aussi sur des formes de savoirs intangibles. Il incite par exemple à une certaine curiosité (essayer de proposer quelque chose qui sorte des sentiers battus de la nourriture que les adolescents sont censés préférer : les pizzas, les hamburgers et les pâtes). L’attention portée aux menus servis et l’obligation de réaliser une activité culinaire tous les deux mois font également admettre que l’on peut préparer des repas meilleurs pour sa santé physique et psychique sans pour autant y passer trop de temps ou dépenser trop d’argent. Enfin et surtout, les repas favorisent des formes de civilité (respect des manières de table) et d’attention à autrui (se donner de la peine pour ces pairs en leur préparant un repas bien cuisiné) tandis que les convives sont, eux, priés d’accueillir ce qui leur est servi avec respect, sinon enthousiasme.

Pour leur part, les équipes éducatives sont aussi mises au défi d’acquérir des compétences dans le domaine alimentaire puisqu’elles sont amenées à penser et préparer des repas « sains », mais plaisants, dans le sens où un menu qui ne respecterait pas certains des principes de base auxquels les jeunes sont attachés — contenant par exemple un met chaud constitué d’au moins un féculent — créerait des tensions et péjorerait le « vivre ensemble » si ardemment souhaité par les éducateurs, bien conscients qu’ils doivent faire cohabiter des pensionnaires qui n’ont pas choisi leurs pairs. Le travail est bien plus compliqué qu’il n’en a l’air. C’est pourquoi les membres des équipes éducatives ne choisissent pas facilement de se charger de la « délégation alimentation ».

La « délégation alimentation »

Dans les foyers étudiés, le repas est concrètement préparé par l’éducateur de service, mais c’est une autre personne, titulaire de la « délégation alimentation » (comme d’autres peuvent l’être des « activités culturelles » ou « des bâtiments et du véhicule »…) qui est responsable des commandes et des menus pour environ une année. Cette responsabilité s’ajoute aux tâches éducatives collectives et de référence[5].

L’éducatrice, responsable de la « délégation alimentation » dans le foyer des garçons durant le temps de notre enquête de longue durée, raconte avoir repris « ce rôle » pour remettre les comptes à jour et essayer de faire respecter le barème en vigueur : 14 CHF par jour et par personne moins les 10 CHF remis en cas de repas à l’extérieur. L’éducatrice doit donc jongler avec les 4 CHF restant pour couvrir les frais du petit-déjeuner et du repas du soir. Les jeunes étant les premiers programmateurs des menus puisqu’ils doivent faire une fois par semaine le repas, l’éducatrice calque ses propres menus sur les leurs. Le jeudi midi est généralement laissé à l’inspiration d’un éducateur particulièrement féru de cuisine. Comme elle l’explique ci-dessous, l’éducatrice essaie aussi de tenir compte de certaines dimensions sanitaires et des particularités de tout en chacun :

Je fais les menus de chaque semaine, avec le souci que ce soit équilibré, qu’il y ait de tout, que ce soit varié. Et j’essaie de contenter tout le monde sans imposer un régime particulier ; donc il faut trouver la juste dose entre ceux qui détestent absolument quelque chose, ceux qui sont allergiques. Il y en a quand même trois qui ne mangent pas de porc et un qui est végétarien, donc, dans la mesure du possible, je fais les menus en fonction. Pour moi, l’alimentation, c’est un peu le rôle de la maman à la maison. J’essaie de rencontrer chaque personne avec ses besoins, ses envies, ses présences.

Cette éducatrice s’efforce aussi de rappeler aux jeunes « qu’ils doivent manger des fruits et des légumes » et essaie de renforcer la part de végétaux par un panier à disposition de tous dans lequel on peut venir puiser des fruits, mais aussi d’autres « petites choses » : « il faut des barres de céréales, des goûters, des petites choses chaleureuses ».

Son homologue dans le foyer des filles, interviewé alors qu’il était en fin de délégation, note quant à lui :

Par rapport aux filles, j’essaie de savoir un peu ce qu’elles aiment ou ce qu’elles attendent, en sachant que de toute façon je ne peux pas satisfaire tous leurs besoins… J’essaie quand même de faire quelque chose qui soit frais, équilibré. J’essaie quand même de les prendre un max en considération. Par rapport aux légumes aussi… Pas faire que du vite fait ! Mais je n’ai plus envie de passer tout cet hiver dans la cuisine…

Outre le souci de l’équilibre, la nécessité de l’anticipation et le respect des spécificités propres à chacun, l’aspect maternant est souligné autant par l’éducatrice du foyer des garçons que par l’ancien responsable de la délégation dans le foyer des filles (juin 2014). Ce dernier explique avoir apprécié d’avoir pu « faire du bien » au sens de « prendre soin » (care) autant que d’avoir avoir suscité de la curiosité en matière de goûts et saveurs.

L’attention des responsables de la « délégation alimentation » porte également sur celui qui sera chargé de faire le repas et sur la composition du groupe en fonction des activités. La responsable de ladite tâche lors de notre enquête de longue durée souligne en effet :

Donc c’est vrai que de tenir la cuisine m’oblige à avoir l’oeil sur tout, sur toute la maison. Qui est là, qui ne l’est pas ; qui est allergique, qui ne l’est pas ; qui mange là ou pas ; quel type de soirée il va y avoir ; ce que cela devrait donner au niveau de l’ambiance. […] Si je mets de la viande dans des grosses soirées où on est 12 à table, il va suivre un plat de spaghettis pour compenser ça. […] Si par exemple, je mets un soir où il y a tout le groupe : « gratin de légumes et un bout de fromage », les éducateurs vont passer une très mauvaise soirée. Ça ne va pas être possible, ce n’est pas un menu.

L’actuelle responsable de l’alimentation dans le foyer des garçons (juin 2014) ajoute pour sa part : « il faut gérer les jeunes et les collègues. Quand les jeunes râlent, on se dit que c’est habituel et normal, mais si ce sont les collègues, on est davantage touché. »

Ainsi que nous pouvons le lire dans les propos des responsables de la « délégation alimentation », trois principes orientent leur pratique : le respect du budget, quitte à devoir constamment rétablir l’équilibre entre un repas coûteux et un qui le sera moins ; l’intime conviction que la composition des menus agit sur le moral des pensionnaires et par ricochet sur celui des équipes éducatives ; et l’aspiration portée à une forme d’idéal alimentaire qui vise à faire varier les goûts et équilibrer les aliments en ajoutant à la viande (les indispensables protéines, voir plus loin), des fruits et des légumes. Cet idéal alimentaire se fonde sur les savoirs respectifs de chaque éducatrice en matière de nutrition, mais repose aussi largement sur la campagne « 5 fois par jour — fruits et légumes » lancée en 2001, par la Ligue suisse contre le cancer, l’Office fédéral de la santé publique et Promotion Santé Suisse.

Au-delà des équilibres budgétaires, nutritifs et gustatifs, les responsables de la « délégation alimentaire » relèvent aussi qu’ils sont aussi très préoccupés par les quantités qu’il faut prévoir. Les assiettes peuvent être parfois nettoyées tandis qu’à d’autres occasions les restes sont importants alors même qu’il s’agissait de « menus phares », c’est-à-dire généralement appréciés des jeunes. Il fut également remarqué que les jeunes placés ont pu être confrontés à une certaine frustration engendrée par les défaillances ou les restrictions qu’ils ont dû subir (« ils viennent de niveaux sociaux défavorisés. Donc il y a l’idée du manque qui est tout le temps présente », voire des « frigos vides[6] » lorsqu’ils vivaient en famille ou rentraient chez eux pour le week-end. En conséquence, les responsables de l’alimentation restent aussi sensibles tant à la qualité qu’à la quantité de la nourriture servie. La « compensation des manques » n’est toutefois pas simple et l’ancienne éducatrice du foyer des garçons se montre sur ce point très prudente. Elle demeure en effet attentive, comme tous les membres des équipes éducatives tant chez les garçons que chez les filles, à ne pas créer de décalage entre ce à quoi les jeunes pourraient prétendre dans leur milieu ou leur famille et ce dont ils peuvent bénéficier durant leur passage au foyer. Cette thématique de la « juste mesure » se retrouve — dans les trois structures — au centre d’une réflexion sur « le confort » qu’il est possible d’offrir aux jeunes qui ne doivent surtout pas penser rester à long terme dans ces lieux de placement, ni s’imaginer que l’aide sociale pourrait venir à leur secours en toute circonstance. Comme le répètent les équipes éducatives, il ne faut pas faire de ces jeunes des « assistés » et ce, d’autant plus que leurs parents le sont assez fréquemment. En outre, il convient de ne pas dépenser sans rigueur les deniers de l’État, de ne pas « concurrencer les familles », de ne pas surenchérir, de ne pas laisser les jeunes accéder à ce dont ils risquent d’être privés une fois sortis de l’institution, tout en n’accroissant pas leur stigmatisation ou leur sentiment de frustration.

Le rapport à la famille et au placement fait également l’objet d’une réflexion liée aux « désordres alimentaires ». Par exemple, un refus de manger la nourriture servie au foyer peut être parfois interprété par certains membres de l’équipe éducative comme « un refus du placement ». L’équipe du foyer des garçons évoquait spécifiquement un tel refus des repas de la part d’un jeune homme dont la maigreur commençait à faire peur. Or ce jeune homme, placé sur mandat civil pour le protéger d’un membre de sa famille, ne s’est vraiment remis à s’alimenter correctement qu’une fois retourné chez ses parents. La même équipe notait que les jeunes du groupe qu’elle avait actuellement se montraient particulièrement difficiles en raison de leur difficulté à accepter le placement et parce qu’ils semblaient très attachés à la cuisine de leur mère (ou apparentée). Pour sa part, l’ancien responsable de l’alimentation dans le foyer des filles se souvient d’une jeune fille, soupçonnée d’être anorexique, et que l’équipe éducative pensait devoir faire contrôler par le corps médical. Toutefois, cette jeune fille se révéla une mangeuse tout à fait adaptée. En cas d’embonpoint, les membres de l’équipe donnent quelques conseils sur l’évitement des consommations hors repas et proposent un suivi par une diététicienne.

Une protéine, un légume et un féculent

Les mets servis lors d’un repas en foyer sont proposés de façon séquentielle, l’un après l’autre, en deux ou trois temps distincts et respectent une conception européenne, sinon française, d’une bi ou tripartition — entrée, plat principal + garniture et dessert. Dans les deux foyers enquêtés, le dessert est facultatif et c’est la raison pour laquelle il n’est pas consigné sur les menus. Par ailleurs, la séquence est très souvent simplifiée et réduite à deux mets (salade et plat principal). Les équipes éducatives disent surtout respecter l’idée d’un menu comportant obligatoirement une protéine, un légume et un féculent. Cette classification semi-savante — qualifier la viande ou ses substituts de protéine — est le propre de nos interlocuteurs qui, pour le reste du domaine culinaire, n’emploient pas de vocabulaire spécialisé. La salade occupe une grande place dans le foyer des garçons qui peinent (en tout cas en juin 2014) à manger des légumes cuits.

L’analyse des menus servis dans les deux foyers au mois de juin 2014 montre que les légumes sont à l’affiche au moins deux fois dans la semaine et qu’un féculent est effectivement bien présent à chaque repas. Il apparaît aussi que le plat principal peut être simplifié, c’est-à-dire « concentré » ou « condensé », selon la formule de Claude Fischler (1990 : 167). C’est le cas avec ce que nous pouvons recenser dans les différents menus proposés aux garçons et aux filles : la salade de rampon-oeufs-croûtons, le chili con carne, la pizza, les pâtes carbonara, les pâtes « bolo », les crêpes mexicaines, les lasagnes, certains gratins, les tortellinis, les risottos ou les pâtes au saumon fumé, les risottos aux carrelets, les woks. Certains plats sont évidemment plus estivaux comme le taboulé ou la salade de riz.

Les grillades sont également très appréciées pendant l’été chez les garçons ; un peu moins chez les filles dont le groupe actuel semble, en juin 2014, ne pas aimer manger dehors pour des raisons que l’éducateur interviewé peine un peu à expliquer : plusieurs filles définies comme venant des « pays du Sud » sont censées ne pas être habituées dans leur famille à manger dehors ; d’autres filles n’aiment pas être dérangées par des insectes et certaines n’ont probablement pas envie d’être vues par des voisins.

Dans le foyer des filles, l’accent est mis sur un « maximum de produits frais, de saison et de proximité ». Des efforts sont entrepris pour proposer plus d’un légume avec la protéine et le féculent. L’ancien responsable de l’alimentation chez les filles note aussi l’importance des sauces et des épices, car l’équipe éducative s’efforce de bannir le ketchup et la mayonnaise de la table, sauf lorsque le menu les appelle explicitement (par exemple si des burgers sont proposés).

C’est chez les filles aussi que les menus sont les plus élaborés. Cela tient à deux raisons. D’une part, le groupe de pensionnaires placées durant la période d’observation se montre assez curieux de découvrir des recettes quelque peu inédites ; de l’autre, un civiliste (voir note 3, supra) travaille durant cette même période au foyer et a davantage de temps pour concocter des menus inhabituels ou courir divers magasins en vue de trouver les meilleures actions de viande ou poisson. Les repas du mercredi midi et du vendredi midi ne sont pas indiqués car ils sont toujours composés de restes répprêtés et complétés au besoin par des produits congelés ou tirés du stock de produits secs. Le menu du lundi midi dépend des membres de l’équipe éducative de piquet durant le week-end ; il constitue donc une surprise pour l’équipe éducative comme pour les pensionnaires.

Le petit-déjeuner, désormais sujet de l’attention de tous les nutritionnistes, est de type continental. Des produits laitiers et des céréales y sont fréquemment ajoutés. Certains garçons et certaines filles s’en abstiennent car les uns et les autres se lèvent souvent trop tard pour avoir le temps de s’attabler. Il est parfois remplacé par « la première clope », s’émeut l’ancien responsable de l’alimentation dans le foyer des filles. C’est pourquoi l’équipe éducative du foyer des filles a ainsi constitué un stock de produits à emporter tels que des petites briques de jus de fruits, une micro boisson au lait et des barres de céréales composées.

Tant pour les filles que pour les garçons, un « vrai » repas est un repas chaud, c’est pourquoi, même durant la période estivale, les mets sont rarement froids. Le brunch du dimanche matin a fait l’objet de remarques des pensionnaires du foyer des filles pour qu’il soit composé d’au moins un produit chaud (par exemple des petites saucisses ou des oeufs).

Si nous avons jusqu’à présent concentré notre attention sur ce qui compose les repas, il faut noter que les équipes éducatives se préoccupent aussi de ce qu’elles ne peuvent pas mettre au menu sans créer d’incidents ou sans proposer de substitution. Il peut par exemple arriver que des membres de l’équipe éducative ou des pensionnaires choisissent d’être végétariens, mais c’est surtout l’interdit du porc qui peut compliquer la tâche des responsables de l’alimentation. Le porc, dont l’évitement pourrait être aujourd’hui considéré comme le symbole du respect ou du non-respect de la « diversité culturelle » dans le domaine alimentaire, est en effet peu proposé si des pensionnaires sont musulmans et veulent respecter certains interdits. Dans les menus de juin 2014, il apparaît plusieurs fois dans le foyer des garçons car aucun adolescent placé dans la structure (ce mois-là) n’est musulman et se veut pratiquant. Toutefois durant l’observation de plus longue durée effectuée auparavant pendant six mois, la question du porc se posait lors des repas et lors des sorties à l’extérieur, notamment durant les camps de ski. Les jeunes ont bien conscience de l’effort de tolérance que l’institution fait en la matière. Un soir, un jeune préparant des steaks de porc panés et un steak de boeuf (pour le jeune homme musulman), se dit fier de vivre dans un foyer si tolérant, mais ajoute — peut-être quelque peu ironique : — « Je suis balèze, je respecte la culture musulmane. » En juin 2014, le poulet apparaît un peu plus souvent qu’à l’habitude, car un des garçons est d’origine indienne et ne consomme ni boeuf, ni veau. Chez les filles, certains « grands classiques » de l’hiver contiennent du porc (« les cochonnailles du mardi soir », « le papet vaudois », le pot-au-feu), mais un produit de substitution est toujours offert.

Le repas pris hors du foyer est également pensé par les équipes éducatives qui ont mis au point un système de « cantine » lorsque les filles et les garçons doivent manger à l’extérieur de l’institution à midi en raison de non-proximité de leur établissement scolaire ou professionnel. La « cantine » reçue chaque jour où elle s’avère nécessaire s’élève à dix francs suisses pour les garçons et à onze francs suisses pour les filles[7]. Tant l’équipe du foyer des garçons que celle des filles n’exigent pas la preuve du ticket (il serait trop difficile de vérifier cela pour chaque pensionnaire[8]). Elles ont également conscience — toujours soucieuses de l’intégration harmonieuse de leurs pupilles dans leur sociabilité professionnelle - que le montant est parfois trop modeste[9] lorsque le jeune mange avec des collègues sur un chantier ou dans un restaurant d’entreprise. Selon les cas, le montant peut être donc complété en argent ou en nature (par exemple sous la forme de grillades à apporter sur le chantier).

Restauration collective, repas familial ?

À la lumière de ce que nous venons de décrire, il est possible d’affirmer que les menus et repas ne participent que très partiellement de la restauration collective[10]. Ce ne sont pas non plus des repas familiaux puisque les adolescents ne les prennent pas avec des apparentés, mais avec des pairs et une équipe éducative. En fait, les repas en foyer sont des hybrides.

Par certains côtés, ils présentent des traits de la sociabilité en cantine d’abord parce qu’ils rassemblent des personnes contraintes d’accepter d’autres mangeurs à leur table. Ils pourraient ensuite aussi faire l’objet d’un contrôle d’hygiène comme tout établissement public[11] ou semi-public. Enfin, ils ressemblent aux repas pris en contexte scolaire ou professionnel dans la mesure où ils font parfois l’objet de résistances collectives et concertées adressées à l’institution via ses représentants, par exemple quand les convives prennent un certain plaisir à compliquer la tâche de celui — surtout novice — responsable de la tablée ou quand des revendications spécifiques sont adressées aux responsables de la « délégation alimentaire » (notamment l’exigence d’avoir quelque chose de chaud dans les brunchs du dimanche que nous avons évoquée plus haut).

S’ils peuvent ainsi ressembler aux formes de restauration collective, les repas pris en foyer d’éducation s’en distinguent clairement parce qu’ils ne sont jamais l’objet d’un appel à un dispositif extérieur de livraison des mets[12] et ne proposent jamais non plus une sélection de plats à choix ainsi que cela est souvent le cas en cantine. Seules exceptions, le libre choix des desserts dans le stock disponible et les occasions durant lesquelles les structures culinaires habituelles sont bouleversées, lors du brunch hebdomadaire ou lors d’occasions plus exceptionnelles : buffets pour une réception d’inauguration ; pique-niques lors de sorties ; apéritifs organisés pour des anniversaires de pensionnaires ou de membres de l’équipe éducative ; voyages ; camps ou tournois sportifs.

Les repas en foyer sont-ils pour autant des repas familiaux ? Non, bien sûr, car le foyer dont il est question est une institution de placement qui ne cherche ni à imiter la famille des jeunes ni à la remplacer. Il demeure néanmoins vrai que ces repas réunissent — comme en famille nucléaire — un petit nombre de convives que le cuisinier cherche à satisfaire, ainsi que nous l’avons vu, en portant attention aux souhaits de chacun ou en tenant compte d’interdits, d’allergies, de pathologies alimentaires. Ces repas font également l’objet d’un processus d’élaboration probablement beaucoup plus explicitement pensé et organisé que ceux qu’un père ou une mère de famille mettent en oeuvre, notamment parce qu’il sont souvent bien plus libres de s’organiser à la dernière minute, de s’écarter de ce qui était prévu (si des menus sont agendés) ou de gérer avec plus ou moins de régularité le budget dévolu à la nourriture.

En fait, les repas en foyer tiennent d’une part de la cantine par leur sociabilité non familiale, par la gestion des stocks qu’ils impliquent et par le contrôle organisé dont les convives font l’objet. Les pensionnaires d’un foyer sont en effet — à table[13] — plus surveillés que dans une cantine scolaire réservée aux adolescents puisqu’un membre de l’équipe éducative régule la tablée le midi (deux membres le soir). D’autre part, ils relèvent du repas familial par le rassemblement limité qu’ils opèrent, par la volonté de faire groupe dans une ambiance conviviale[14] et par le fait que les personnes chargées des repas essaient de tenir compte des singularités de chaque convive.

De l’art culinaire chez les garçons

Malgré leur volonté d’adopter une approche non sexuée et non genrée de l’éducation, les éducateurs engagés dans le foyer des garçons voient la nécessité d’éduquer plus explicitement les jeunes gens au nettoyage et aux activités culinaires. En plaisantant, un éducateur remarque que « c’est pour en faire des hommes à marier[15] ». Si les filles sont dispensées des tâches collectives de ménage (seule leur chambre est à nettoyer) et de l’apprentissage formel des activités culinaires (seule la préparation du festin est obligatoire), les garçons sont pris en charge une fois par semaine (actuellement le mardi[16]) pour faire la démonstration de leurs compétences culinaires ou pour apprendre à en acquérir. Cet apprentissage repose sur l’élaboration d’un menu, la réalisation des achats, la préparation du repas et le service des mets.

La conception d’un repas ne s’élabore pas sans peine ainsi que le portent au jour les extraits du carnet de notes de l’observatrice sur place :

Alors qu’il est bientôt 23 heures, un des éducateurs présents dans le foyer des garçons se rend compte qu’il a oublié de faire faire le menu du « chef cuisinier » de la semaine à l’un de ses pupilles. Il l’appelle et le jeune homme s’exécute sans trop tergiverser. L’éducateur guide son interlocuteur dans les différentes étapes de la composition du menu. Une fois le repas composé, il propose d’imaginer « un menu santé ». Il essaie de peser sur les choix du jeune en train de réfléchir, se plaignant par exemple que les adolescents dont il s’occupe manquent d’imagination et proposent toujours le même style de mets. « Plat principal, un peu d’imagination ! » s’exclame-t-il. Lorsque le jeune homme se décide pour des steaks d’autruche, l’éducateur refuse net, arguant du fait que le foyer n’est un grand restaurant (« On n’est pas chez les Girardet[17] ! »). La référence négative au restaurant ou à l’hôtel est fréquente quand les équipes éducatives considèrent que les jeunes exagèrent dans leurs revendications, par exemple lorsqu’ils tentent d’obtenir une marque coûteuse de corn-flakes pour leur petit-déjeuner. Pour le dessert, le jeune programmateur de menu tente d’imposer des meringues double crème tandis que l’éducateur penche pour une salade de fruits. L’éducateur plaisante sur le fait que son pupille arrive en queue de classement pour la programmation des menus puisqu’il propose toujours le même type de nourriture. Finalement, le repas sera composé de hamburgers, de frites, d’une salade et d’une glace.

Comme on a pu le lire, un repas « sain » est potentiellement exigé, mais il arrive souvent que les membres des équipes éducatives fassent l’impasse sur un point notant que les jeunes ont déjà assez de peine à imaginer un menu. L’orientation éducative n’est donc pas absente de cette préparation des menus, même si le plaisir gustatif semble primer, l’éducateur renonçant apparemment (peut-être parce qu’il est tard ce soir-là) assez facilement à son objectif d’un menu « sain ». Il n’insiste pas, par exemple, pour maintenir son projet de salade de fruits et ne fait pas renoncer aux frites. En revanche, il n’oublie pas l’élément de « verdure » qui doit être présent le plus souvent possible.

Une fois les menus composés, encore faut-il les réaliser, et rares sont les jeunes qui savent cuisiner sans aide. À l’exception d’un jeune homme qui fabriqua un soir des sortes d’empanadas (sans pâte feuilletée), mais en répartissant la masse, couche après couche, dans de petits bols remplis avec soin, les jeunes se font aider, même pour « améliorer » une pizza, ainsi que l’on peut le voir dans l’extrait suivant du carnet d’observation :

L’éducateur de service ce soir-là prend son rôle de guide très au sérieux et oblige le jeune à choisir chaque ingrédient à rajouter. Le jeune homme sélectionne du thon, de la dinde en précisant bien qu’il est hors de question de mettre du porc et des « trucs chelous jaunes » (du maïs). L’éducateur en demandant l’avis de son élève d’un soir, le valorise, mais lorsque celui-ci demande : « J’dois faire quoi encore ? ! », il ne peut s’empêcher de s’exclamer : « Quoi encore ? ! Faut pas exagérer, t’as juste amélioré les pizzas ! » Une fois les pizzas cuites, elles sont découpées dans le coin cuisine et les jeunes se lèvent pour se servir au fur et à mesure […].

Dans le souci continu de développer la civilité des jeunes placés, ou « le respect » pour reprendre, un thème plus souvent utilisé par les équipes éducatives et les jeunes, la responsable des repas dans le foyer des garçons insiste sur la politesse à l’égard de celle ou celui qui était aux fourneaux, comme si respecter ses pairs apprenait à respecter les adultes :

Il y a eu des périodes où il n’y en a pas qu’un seul qui râlait, tout le groupe s’y mettait et se plaignait en disant que « c’est toujours dégueulasse ». Mais depuis qu’on a introduit « les chefs cuisiniers » de piquet chaque semaine, il me semble que cela va mieux et qu’il y a un respect. En fait, je pense que ça a joué un rôle de les impliquer vraiment.

Respect, civilité et manières de table

Les jeunes dans le foyer des garçons doivent se plier à d’autres règles de base en matière de commensalité : ils doivent éteindre les portables, attendre que tout le monde soit servi pour commencer le repas, manger tranquillement et rester assis durant vingt minutes au minimum pour sortir de table[18]. Les garçons assurent que, chez eux, un repas ne dure pas plus de dix minutes. « Je n’aime pas vos repas suisses », déclare d’ailleurs l’un d’entre eux, fier de ses origines latino-américaines, sans que nous puissions savoir si la remarque concerne la « mauvaise » habitude consistant à demeurer longtemps entre convives ou la raclette servie à cette occasion. Au vu des exigences somme toute assez minimales, on peut constater que de véritables leçons de maintien ne sont pas imposées aux jeunes. Il arrive toutefois que certaines personnes veuillent être instruites de ces règles-là comme la fois où une éducatrice observant comment un garçon tenait ses couverts (à pleines mains, poings fermés) lui a fait remarquer que ce n’était pas usuel. Le jeune a protesté, s’est fâché d’être le point de mire de ses camarades, mais a admis avoir demandé à apprendre ce genre de choses. Les autres se sont laissé observer à leur tour et ont été félicités par l’éducatrice qui les assure d’avoir adopté la bonne gestuelle. Le jeune homme qui ne tenait pas ses couverts de la bonne façon a pris note, mais a soutenu qu’il était aussi très important d’avoir « son propre style », tandis que l’éducatrice a rétorqué que la façon de tenir ses couverts ne correspondait pas à un style, mais à une règle. Le jeune a alors plaisanté en proposant d’introduire « une nouvelle mode ». Finalement la discussion, s’est arrêtée sans que ni l’éducatrice ni le jeune ne l’aient emporté.

Du côté des filles, les mêmes bonnes manières de table sont exigées. L’éducateur interviewé en juin 2014 ajoute qu’il est également très sensible au fait que personne ne devrait parler la bouche pleine. Il dit essayer de mettre une bonne ambiance en « faisant assez souvent le pitre pour faire rire » et en évitant la sempiternelle question « alors comment s’est passée ta journée ? » qui démoralise plus d’une adolescente. Il lui arrive même, signale-t-il, de ne rien dire pour « favoriser le silence d’où émerge souvent la créativité et des conversations imprévues, mais intéressantes ». « C’est vrai que c’est un moment clef qui rappelle la famille, mais on peut aussi y vivre autre chose », poursuit-il. « La conversation n’a pas non plus besoin d’être collective, si des petits groupes [de conversation] se forment, cela ne me dérange pas », conclut-il. Lorsque les filles se montrent désagréables et « râlent » contre le menu, il arrive que les deux éducateurs en rajoutent et qu’après s’être adressé un clin d’oeil de circonstance, ils confirment que c’est tout à fait « dégueulasse ». Ce rituel inversé a souvent pour conséquence de clouer le bec aux autres convives qui se rendent ainsi brutalement compte que leurs plaintes étaient probablement exagérées.

D’autres occasions d’échanges conviviaux s’organisent dans les foyers que nous avons décrits. Les repas ordinaires sont en effet parfois suivis plus tard dans la soirée d’autres moments de rassemblement informels, les pauses cigarette sur la terrasse (prises entre jeunes, parfois accompagnés des adultes qui fument), la proposition d’une tisane dans le foyer des filles et celle de « chocolat chaud » ou thé/tisane chez les garçons. La pause « clopes » qui nécessite de sortir sur la terrasse ou dans le jardin est néanmoins bien plus fréquente que le partage d’une boisson chaude. D’ailleurs les éducateurs et éducatrices du foyer des garçons disent en riant que « si les jeunes sont mûrs pour la pause tisane, c’est qu’ils sont mûrs pour sortir de l’institution[19] ». Une des éducatrices rencontrées dans le foyer des filles, spécialiste de la « pause tisane » juste avant le coucher lorsqu’elle est de garde, notait d’ailleurs qu’à ce moment-là elle se délestait quelque peu de son rôle d’éducatrice (qui saisit tout propos ou presque pour intervenir de façon éducative, prolongeant la discussion ou rectifiant des informations) pour permettre entre elle et les participantes une conversation plus personnelle et plus relâchée. Dans ce genre de pause, les rôles ne s’inversent évidemment pas mais retrouvent peut-être une certaine symétrie. L’ancien responsable de l’alimentation chez les filles remarquait, pour sa part, qu’il n’avait plus beaucoup vu de pauses tisane (quoiqu’elles aient pu être prises les jours où il n’est pas de garde), mais qu’il observait ces derniers temps « un retour sur les corn-flakes » juste avant l’heure de la montée en chambre. Cette dernière occurrence alimentaire est tolérée et ce, d’autant plus que les filles présentes au moment du complément d’enquête sont des mangeuses agréables ne refusant pas de découvrir et consommer des plats inhabituels.

Du festin chez les filles

Le festin est réalisé hebdomadairement par une pensionnaire différente, la même qui doit mettre et débarrasser la table[20] à chaque repas durant une semaine. Les filles officient donc dans les mêmes proportions que les garçons, sommés de devenir « chefs cuisiniers ». Le festin préparé par les jeunes filles devrait idéalement témoigner de leur « culture » et la « diversité culturelle » et de se référer « au pays d’origine » ou à « une tradition familiale spécifique ».

En fait, tel n’est pas souvent le cas, les jeunes filles choisissant rarement d’apprêter un met qui les relierait à une tradition familiale, même réinventée. Durant toute notre étude, seule une jeune fille originaire du Caucase s’est préoccupée de faire un bortch (une soupe d’origine slave) en demandant à sa mère comment s’y prendre. Ce repas a d’ailleurs suscité la joie de sa corésidente russe ; toutes les deux, au-delà des antagonismes politiques qui ne semblent absolument pas les préoccuper, se sont réjouies de manger un bortch dans le foyer. Le peu d’intérêt porté à la dimension culturalisée du repas peut s’expliquer par le fait que les parents de ces jeunes filles n’ont pas cherché à transmettre une forme de tradition culinaire, que les jeunes filles ne revendiquent pas leur origine ou, si tel était le cas, pas dans le domaine culinaire. La culturalisation ou l’ethnicisation des modes de vie n’est par ailleurs guère encouragée dans ce foyer qui se veut neutre et laïc, et surtout, capable de favoriser « un vivre-ensemble » paisible sans insister sur les différences entre les unes et les autres.

Ainsi que le souligne l’ancien responsable de l’alimentation dans le foyer des filles, le « festin » reste néanmoins l’occasion d’apprendre à réaliser des recettes inhabituelles et — pour celles qui sont les plus motivées — de montrer comment elles se débrouillent pour faire « bon », « bien » ou « sain » avec peu. Lui-même se souvient d’une jeune fille d’origine brésilienne qui avait préparé toute une série de petits plats après avoir questionné sa mère sur certains tours de main. Il se rappelle aussi la confection d’une mémorable tortilla pendant laquelle, une jeune fille, prise en sandwich entre un éducateur qui lui donnait des conseils dans la cuisine et une mère qui lui en apportait au téléphone, avait failli piquer une crise de nerfs. Pourtant, à la suite de cet événement, la famille de la jeune fille s’est impliquée davantage dans le placement de sa progéniture et a même pensé à rapporter deux kilos d’oranges pour le foyer lors d’un de ses allers-retours dans le pays d’origine.

La préparation du festin peut également laisser observer des démonstrations de camaraderie ou de solidarité, car il n’est pas rare que la cuisinière d’un jour se voit aidée par une autre pensionnaire, à charge de revanche. Comme son nom le laisse entendre, le « festin » peut faire l’objet d’une dépense plus importante que celle d’un repas ordinaire. Mais ici, comme dans le reste des activités, la mesure est néanmoins de rigueur. Ainsi lorsqu’une jeune fille veut réaliser tout un repas à base de sushis, les membres de l’équipe éducative qui l’encadrent de loin lui proposent d’offrir des sushis à l’apéritif ou comme entrée, puis de poursuivre avec du riz et des crevettes en guise de plat principal.

La rumeur veut que si une jeune fille n’a pas préparé « son festin » alors que c’était à son tour, tout le foyer est réduit à manger des pâtes au beurre.

Occurrence ordinaire/occurrence festive

Les repas quotidiens que nous avons successivement examinés chez les garçons puis chez les filles se caractérisent par une forme de sociabilité relativement routinière durant laquelle les convives échangent quelques propos portant sur leurs activités du jour, sur les nouvelles locales, sur les grands événements politiques dont ils ont retenu quelques éléments par des médias électroniques ou grâce à la lecture du quotidien gratuit 20 minutes. Il arrive que les éducatrices et les éducateurs reprennent au vol certaines thématiques, surtout si elles leur semblent d’intérêt général ou propres à soutenir des sujets sur lesquels l’équipe revient souvent, parfois pour corriger le propos : le racisme, les opinions situées à l’extrême droite de l’échiquier politique ; des sujets liés aux prochaines votations ; des informations concernant des pays spécifiques liés à l’une ou l’autre des personnes placées (par exemple lorsque le Kosovo est devenu indépendant ce qui réjouissait un des pensionnaires originaire de la région) ; des informations médicales (entre autres sur l’abus de cigarettes ou de substances illégales). En revanche, les problèmes propres à chaque jeune ne sont pas évoqués à table et il est explicitement attendu des jeunes comme de l’équipe éducative que les protagonistes trouvent un moment plus adéquat et plus intime pour chercher à régler la situation.

Lors du repas servi par le « chef cuisinier » chez les garçons ou à l’occasion du « festin » chez les filles, les convives se montrent généralement tolérants, sinon satisfaits des repas préparés par leurs pairs. Si par hasard le repas ne remporte pas le succès escompté, les membres de l’équipe éducative prennent généralement la défense de celle ou celui qui était aux fourneaux, ne serait-ce que pour favoriser le respect et la civilité que nous avons déjà mentionnés.

Les repas dans ces deux institutions ne se limitent toutefois pas à des occurrences ordinaires et aux menus concoctés par des pairs. Les équipes des foyers se préoccupent aussi d’organiser des repas festifs lors de certaines occasions bien précises. La première est celle de l’anniversaire, l’autre est celle de la fête de Noël.

Les jeunes n’aiment que moyennement fêter leur anniversaire comme si cette occasion leur faisait regretter que l’événement ne soit pas célébré dans un contexte plus favorable que celui d’une institution. Néanmoins, la plupart s’en accommodent, voire s’y plient de bonne grâce et ce d’autant plus que le foyer des garçons comme celui des filles « imposent sans forcer » ce moment de célébration individuelle et collective.

La fête de Noël ne relève pas d’une tradition bien établie dans le foyer des filles. Elle n’est pas pour autant passée sous silence ainsi que le précise la directrice du foyer :

Il s’agit d’une fête de fin d’année et non pas de Noël car cela ne représente pas forcément quelque chose pour tout le monde et que fêter Noël est réservé aux familles. Mais c’est souvent l’occasion pour que tout le monde, jeunes et adultes, mette la main à la pâte de manière collective ou individuelle pour concocter un repas de fête ou bien que chacun amène sa spécialité. Dans les années fastes, nous allons au restaurant tous ensemble. Nous proposons aussi des jeux et des cadeaux symboliques ou alors une sortie un peu spéciale : raquettes de neige le soir, patinage sur glace… Une fois, à la demande des filles, un éducateur s’est déguisé en père Noël et est arrivé au foyer en traîneau tiré par des chiens. Dans le foyer des garçons, la fête suit un rituel plus précis que nous avons pu observer (au contraire de celui des filles qui firent l’objet de l’enquête durant le semestre de printemps).

Dans le foyer des garçons, la soirée est bien entendu aussi « laïque ». Pour notre interlocutrice, la directrice du foyer, l’institution ne peut pas se tenir à l’écart de ce rite calendaire fêté dans la plupart des entreprises occidentales pour marquer la fin de l’année civile. Outre le fait que les membres de l’équipe éducative aiment bien manifester leur sociabilité, ils savent que ce moment de préparation et de fête permet de créer ou de resserrer des liens entre les résidents[21] comme entre les adultes et les jeunes. C’est donc un moment où la communauté de résidence est mise en scène et se renforce, malgré les tensions et les conflits. Par ailleurs, chaque fois que cela est possible, les compétences des jeunes sont à l’honneur. Elles sont rarement culinaires et très souvent musicales. Et c’est encore une occasion d’exprimer pudiquement, mais tout de même publiquement, certaines marques d’attention et d’affection, moins tangibles en temps ordinaire.

Ladite soirée de Noël est préparée bien à l’avance et se déroule dans un espace loué pour l’occasion. Chacun y a un rôle précis à jouer. Lors de l’une de nos deux occasions d’observation, trois éducateurs étaient aux fourneaux ; deux éducatrices s’étaient chargées de la décoration des lieux et deux autres éducateurs avaient endossé le rôle d’animateur. Cette fête peut être assimilée à un rite de passage au sens classique et van gennepien du terme, mais aussi, dans la perspective de Victor Turner (1969), à un moment de liminalité. La fête apparaît en effet comme un moment situé à la frontière du temps structuré, quotidien et habituel qui régit la vie en foyer. Comme le démontre encore Turner dans ses différentes analyses, les moments de liminalité effacent potentiellement les règles, les structures et les hiérarchies de la « societas »pour permettre de faire communauté (« communitas »), une « communauté » temporaire dans laquelle les structures habituelles et les hiérarchies peuvent s’estomper, voire s’inverser : c’est par exemple le cas quand les équipes éducatives servent les jeunes qui, tels d’importants convives, restent bien installés sur leur chaise, comme si ils étaient au restaurant. De même, un éducateur s’est-il déguisé en fille pour jouer une blonde fatale. Enfin la directrice, après s’être aussi déguisée, s’est mise à danser. Les jeunes perçoivent très bien ce temps liminaire, entre l’ordinaire et l’extraordinaire, et lorsqu’on leur passe le film de la fête, ils ne s’étonnent guère de redécouvrir la directrice dans une attitude détendue et humoristique alors qu’elle leur paraît relativement sévère le reste du temps.

Comme si cela avait été pensé dans les moindres détails pour correspondre à un rite auquel le schéma turnérien s’appliquerait bien, le repas de Noël se démarque également de l’ordinaire par son agencement, sa structure ou encore la composition de ses mets : même si les « classiques » de Noël — dinde, saumon ou foie gras — ne sont pas offerts aux résidents, l’aspiration à les satisfaire et à les initier à des goûts un peu particuliers est bien sensible. Les éducatrices et éducateurs, souvent fins gastronomes, cherchent à se faire plaisir, mais essaient aussi de convaincre les jeunes par l’exemple. Ils aimeraient notamment leur apprendre qu’ils peuvent de temps en temps renoncer à ce qui relève de leurs souhaits habituels. Avec ce repas « modèle », impossible à dupliquer en temps ordinaire pour des raisons d’horaire et de budget, les équipes éducatives espèrent emporter l’adhésion des jeunes et peut-être susciter des vocations culinaires. Par ailleurs, elles tendent aussi à affirmer que les jeunes — comme leurs pairs non placés — ont le droit de temps à autre à une forme de luxe, ne serait-ce que pour se sentir moins stigmatisés, surtout dans le temps des fêtes.

Le repas commence par une soupe au poulet et lait de coco, un mets relativement exotique mais auquel les jeunes peuvent être déjà habitués par leur fréquentation de fast-foods asiatiques. Le même exotisme prudent se retrouve dans le plat principal, constitué de deux curies au choix : un vert à l’agneau et un rouge au boeuf, servis avec du riz. Pour le dessert, il y a des petites crèmes (tiramisu, pêche, caramel) servies dans des verres à vin en plastique. Après un échange de cadeaux très codifié dont la distribution publique compte davantage que le contenu, comme si cela servait à faire croire que les jeunes et les adultes entretenaient une relation d’amitié ou de reconnaissance réciproque, la fête continue par d’autres jeux, de la danse et de la musique (parfois jouée par des pensionnaires).

C’est donc hors du monde et du temps habituels que cette fête se déroule sans pour autant chercher à imiter les réunions familiales (pas de sapin de Noël, pas de cuisine familiale, pas de réunion des générations, pas de références religieuses) ni à reproduire à l’identique la fiction à laquelle les uns et les autres ont probablement cru durant leur prime enfance. En chantant, dansant, mangeant et échangeant des cadeaux, les jeunes — avec les professionnels — disent quelque chose de leur appartenance provisoire au foyer et de leur adhésion au contrat éducatif.

Conclusion

Les repas de foyer sont, comme nous l’avons affirmé, des hybrides. Ils oscillent entre repas d’institution et repas familial, et constituent des moments de convivialité quotidienne et festive autant que des occurrences éducatives. Ce sont des occasions de « faire foyer » ou de « faire groupe » qui permettent de respecter un équilibre relatif entre travail individuel de réflexivité et jeu sur l’interrelationnel.

La plupart des jeunes se disent très peu préoccupés par « l’hygiène de vie » que l’on essaie de leur inculquer et par l’alimentation variée à laquelle on essaie de les initier. Certains sont même fondamentalement hostiles à cette injonction à la fois collective et individuelle. Un jeune homme estime par exemple être entravé par les contraintes collectives de l’institution, le rythme trop lent qu’elle lui impose et le contrôle qu’il subit :

[…] parce que moi, mon repas je le fais tac [mimant une activité rondement menée] ; déjà je ne le fais pas avec trop de gens, je le fais souvent seul. En tout cas chez moi, je le fais tout seul, je ne mange pas en famille. Je le fais tout seul, tac, et pendant ce temps, je réfléchis à tout ce que je dois faire pour demain. Ici, je ne peux pas.

Tous ne sont néanmoins pas aussi négatifs ou rebelles. Un jeune, dont le parcours de vie fut passablement marqué par la solitude et la débrouillardise, se montre même satisfait et reconnaissant du soutien et du cadre de vie qui lui sont offerts :

J’ai appris ce que c’est que le confort […]. J’ai appris ce que c’est de manger tous les soirs. Tous les jours, avoir à manger. J’ai appris à m’attacher un peu aux gens. Et aussi, tout ce qui est de la stabilité, avoir un endroit stable, avoir un travail. L’année passée, je n’aurais jamais pensé avoir un travail avant longtemps. […] Bien sûr, je savais déjà faire à manger. Mais là, j’apprends à manger mieux, des trucs plus compliqués que des pâtes et du riz. […] Et j’apprends une hygiène de vie ; avoir envie d’avoir une hygiène de vie. […] Rien que le fait de prendre soin de soi-même. Avant, je n’en avais rien à foutre.

Une jeune fille, ayant, elle, récemment quitté la structure mixte de l’appartement autogéré, insiste moins sur le contenu des repas que sur le moment de rassemblement et de discussion qu’ils offraient le jour de la réunion hebdomadaire de l’ensemble des habitants du dispositif en présence de membres de l’équipe éducative :

Pour nous, ce n’était même plus une réunion, c’était un repas, pas un repas de famille, mais un repas en communauté où l’on se marrait, on rigolait. Entre nous, on parlait de choses importantes. […] C’était un tout, il y avait la relation qu’on avait entre nous, entre jeunes, et la relation qu’on avait entre jeunes et éducateurs […].

Il n’en reste pas moins que les jeunes ne considèrent généralement pas les apprentissages liés à l’alimentation comme centraux. Les garçons prétendent n’avoir pas besoin de ces « activités cuisine » et autres apprentissages car, disent-ils, ils savent déjà cuisiner, faire la lessive, tenir leur chambre en ordre et respecter une bonne hygiène. En revanche, ils soulignent l’importance de l’apprentissage de la tenue d’un budget (que certains classeraient dans les activités tangibles et d’autres dans les activités intangibles s’ils utilisaient les catégories présentées en introduction). De même, la gestion de leurs émotions leur paraît prioritaire. Du côté des filles, qui n’ont pas vraiment à apprendre à faire la cuisine et qui ne sont pas chargées de nettoyages collectifs, il est sûr que « l’autonomie de la volonté » l’emporte sur « l’autonomie matérielle ». Elles disent d’ailleurs mettre la priorité sur un cadre sécurisant qui les laisse développer des projets professionnels et améliorer leurs relations avec leurs proches, qu’elles retournent ou non dans ce qui leur faisait office de famille ou de foyer personnel.

Du point de vue des éducatrices et des éducateurs, l’alimentation représente à la fois un souci et un support de sociabilité quotidienne et festive, une façon de pouvoir se préoccuper concrètement de la santé et du bien-être des jeunes ainsi qu’une occasion — parmi d’autres — de formation à l’indépendance. Avec l’enseignement autour de l’ordre, de l’hygiène, du nettoyage et de la lessive, l’alimentation est un apprentissage trivial qui, bien que nécessaire, ne devrait pas mordre sur des activités tenues pour plus importantes.

C’est aussi ce que confirme la directrice du foyer des filles, pourtant très soucieuse de prodiguer une alimentation dite saine à ses pupilles (elle le mentionnait en introduction de notre article) :

[…] Pour moi, l’autonomie, c’est d’abord les aspects très pratiques de la vie. Mais on peut savoir faire des lessives, faire à manger, puis ranger sa chambre et ne pas être du tout autonome. Pour moi l’autonomie, c’est plutôt avoir confiance en soi et en ses capacités, en ses compétences et en ses ressources parce qu’après, quand on a une bonne image de soi, on apprend à faire les choses.

Soignés aux « petits oignons » durant leurs années de foyer, les pensionnaires voient souvent leur situation se péjorer une fois sortis de l’institution, à leur majorité. Si ces jeunes adultes ne peuvent retourner dans leur famille d’origine et sont encore en formation, leur vie quotidienne peut se révéler difficile puisqu’il s’agit désormais d’effectuer, seuls la plupart du temps, une multitude de tâches banales. Gageons toutefois que les apprentissages expérimentés en foyer, notamment autour de l’alimentation et la santé, ne seront pas perdus et se révéleront utiles d’une façon ou d’une autre dans la transition vers une certaine maturité et sérénité.