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Interrogeant l’actualité du plaisir sur fond d’obésité dans les sociétés modernes d’abondance, cet article remet en question l’apparente libération du plaisir alimentaire, en France, d’une tendance excessive à rationaliser les comportements des mangeurs.

Le plaisir alimentaire recouvre un sens positif dans un contexte où se nourrir est source d’anxiété en raison de la peur de la maladie et d’une pression accrue en matière d’esthétique corporelle. Il devient alors nécessaire, voire salvateur. Derrière le consensus de façade sur son importance pour la santé, le bien-être et le vivre-ensemble des populations se repèrent des logiques différentes mais partiellement reliées.

Le parti pris envisagé est de considérer le consensus sur l’intérêt du plaisir et son actualité comme étant adossés à des logiques de type utilitariste du plaisir dans l’alimentation. Nous postulons la résurgence de perspectives utilitaristes dans la pensée contemporaine sur le plaisir alimentaire en relation au mouvement impulsé par sa thématisation tant sociale que scientifique. C’est-à-dire qu’en cherchant à dépasser la réduction opérée par les postures qui font du plaisir un « ennemi de la rationalité » (Coveney, 2000), soit une menace pour l’individu ou la société qui implique rejet ou strict encadrement, une pensée utilitariste « sophistiquée » (Caillé, 2007) sur le plaisir, telle qu’elle a déjà eu cours dans le passé, notamment dans le paradigme du goût, serait renforcée, voire exacerbée.

Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’analyse de la compréhension du processus de thématisation scientifique et sociale du plaisir alimentaire qui a donné lieu au repérage de cinq axes dans les publications et les discours[1] : l’individualisme hédoniste, le rôle du plaisir dans les processus éducatifs, l’attitude gastronomique, l’hédonisme populaire et la commensalité. Cet article en dégage leurs visées utilitaristes[2] de sorte à esquisser une réflexion sur l’utilité (sociale) et la nécessité du plaisir car cela contribue sans doute in fine à la refonte du plaisir dans d’autres domaines comme celui de la santé.

Le plaisir sur fond d’obésité

À la fin des années 1990 et au début des années 2000 en France, l’antagonisme entre plaisir et santé est renforcé en raison de la thématisation de l’obésité et de son « articulation à la malbouffe » (Poulain, 2009 : 230) ; la tentation de rejeter le plaisir est d’autant plus grande que la recherche de plaisirs est associée à l’idée de risques : anarchies alimentaires, comportements compulsifs, voire addictifs dans le fait de se nourrir, sont invoquées comme principales conséquences d’une frénésie des mangeurs au plaisir dont découlent des situations d’obésité. Pour répondre aux préoccupations médicales et sociales, une partie des acteurs issus de l’agroalimentaire oriente alors son offre et sa communication en faveur de la santé et d’une condamnation du plaisir. Ce mouvement va à l’encontre de dispositifs d’activation du plaisir caractéristiques de ce secteur du fait des « promesses gustatives » et des stimulations à la nouveauté de leurs produits (Cochoy, 2008). Sur le plan européen, des discussions s’engagent sur des dispositifs d’allégations classant les produits selon que leurs compositions nutritionnelles les inscrivent dans le registre de la santé ou, à l’opposé, dans celui du plaisir. La posture consistant à penser que les sociétés de consommation offrent une stimulation constante au plaisir, celle-ci pouvant être l’une des causes de l’explosion récente de l’« épidémie » d’obésité, est assez dominante et partagée dans l’opinion publique. En effet, l’idée selon laquelle les hommes sont incapables de se discipliner et de se contrôler n’a pas cessé d’être débattue mais elle prend ici pour origine l’émergence des sociétés d’abondance et de la consommation à la fin des années 1960 qui s’est aussi accompagnée d’une libération des règles et d’une libéralisation des moeurs. S’adonner au plaisir relève alors d’un hédonisme de masse plus enclin à l’immédiateté, l’accessibilité du plaisir et de la jouissance sensuelle du fait de la société marchande et de la multiplication des produits l’accompagnant. L’évolution des pratiques alimentaires serait le résultat de la recherche accrue de sensations gustatives et de plaisirs flattant les goûts faciles et les envies passagères. L’importance du plaisir traduirait ici la volonté de stimulations agréables d’une société avide de plaisir. L’idée que l’industrialisation annihile toute hiérarchisation dans les expériences gustatives et les sensations fait son chemin en raison d’une possible homogénéisation des sensations et d’une surstimulation des mangeurs. Dans cette lecture, goût et sensibilité — mis en péril par la société de consommation, voire par la « captation marchande » (Cochoy, 2004) — sont en jeu. Ainsi, à la crainte d’une sensualité immédiate se surajoute la peur « d’une banalisation de l’expérience et d’un désapprentissage de la subtilité des goûts » (Corbeau, 1996 : 323) entraînés par un plaisir gustatif porteur d’émotion simple, exagérée et éphémère. Selon nous, ces phénomènes, tour à tour dénoncés, critiqués, problématiques et problématisés, conduisent à renforcer l’intérêt scientifique de chercheurs dans la perspective de détrivialiser le traitement dont le plaisir est probablement l’objet dans les sociétés de consommation.

Simultanément, la dynamique du processus de médicalisation de l’alimentation favorise une exacerbation de la composante hédoniste. En induisant une glaciation dans la relation au plaisir, s’exprimant dans les comportements par une augmentation des pressions et des contrôles, la moralisation des conduites et le rigorisme dans les modes d’alimentation conduisent — au travers des conséquences du refoulement par exemple — à des formes d’émancipation. Ces dernières se traduisent par la sublimation des nourritures, par la prise en considération du bien-être subjectif ou par l’affirmation de la densité des liens et des phénomènes de transmission dans le plaisir commensal et convivial. Également, en cherchant les conséquences néfastes pour la santé du plaisir, la dynamique du processus de médicalisation de l’alimentation concourt incidemment à redéfinir la place de l’épicurisme, du goût, du et des sens, et à leur conférer une nouvelle légitimité. La question de la jouissance est débattue à partir des logiques d’intérêt des acteurs organisant l’ensemble de la filière alimentaire. Plus précisément, le plaisir émerge pour contrer la médicalisation, pour défendre des enjeux identitaires au travers de logiques de patrimonialisation et d’héritages, ou encore pour consolider sa prise en compte dans la nutrition en le posant comme un élément essentiel de l’équilibre alimentaire (Dupuy et Poulain, 2008 ; 2012). Le plaisir se manifeste également au détour de logiques de réification ou d’émancipation des conventions dans les manières de manger et de cuisiner à l’instar du mouvement fooding[3] ou de la ludo-alimentation[4]. Il se déploie dans l’expression de la créativité culinaire et dans l’engouement pour la cuisine, dont l’intense activité éditoriale et télévisuelle témoigne de leur réintroduction dans les pratiques culturelles, y compris de populations en situation de pauvreté et fragilité sociale dont on dit pourtant bien souvent qu’elles ne cuisinent plus (Dupuy, 2011a et b). Le plaisir est encore sollicité pour sa conciliation avec des émotions et affects positifs, des rituels renforçant la densité des liens sociaux, dans la formation au goût et à la cuisine qui incarne — quelquefois dans une vision romantique — convivialité, générosité et douceur. Dans une perspective de réenchantement de l’alimentation (Fischler et Masson, 2008 ; Dupuy, 2008), le plaisir recouvre une forme de déculpabilisation salvatrice dans un contexte où se nourrir est sans cesse plus anxiogène en raison de la peur de la maladie et d’une pression accrue en matière d’esthétique corporelle. Paradoxalement, le contexte de médicalisation de l’alimentation contemporaine favorise la mise en avant de bénéfices du plaisir pour la santé, bénéfices mobilisés par des acteurs pour participer à contrer le processus de renforcement de la tension classique entre santé et hédonisme, en tentant de dédramatiser la relation anxiogène des mangeurs à leurs aliments (Poulain, 2008 ; Dupuy et Poulain, 2008 ; 2012). Les arguments plaidant la défense du plaisir dans les modes d’alimentation, repérables dans les milieux scientifiques et médicaux, au sein de la filière agro-alimentaire et dans les médias, sont à comprendre au regard de la stabilité ou moindre augmentation de la prévalence de l’obésité repérée dans des travaux de comparaisons internationales menés sur des pays de niveau de développement économique comparable (Rozin et al., 1999 ; 2006 ; Fischler, 2003 ; 2011 ; Fischler et Masson, 2008) et plus largement en raison des enjeux de l’alimentation contemporaine, ce qui permet de saisir les contours d’une finalité pragmatique dans l’intérêt porté au plaisir. Ici le plaisir devient nécessaire, il a entre autres fonctions celle de ralentir la progression de l’obésité. La médiatisation progressive des liens entre un plaisir protecteur vis-à-vis de l’obésité et des autres pathologies alimentaires actuelles en témoigne avec acuité (Dupuy, 2010 ; 2013). La curiosité récente pour le plaisir dans le contexte de l’obésité a pour effet d’amoindrir les conséquences du découplage opéré à partir du xviie siècle entre médecine et cuisine (Assouly, 2007). Le déplacement du centre des réflexions du goût vers le plaisir remet au coeur des analyses le corps et la subjectivité, ce qui facilite la jonction et l’articulation avec le biologique. Dans cette direction, l’intérêt pour le plaisir, qui relaye dans le discours scientifique l’intérêt pour le goût (Poulain, 2008), est alors l’indice, par-delà la redécouverte du corps mangeant, des émotions et des passions, d’une réunification de l’objectivité et de la subjectivité (Dupuy, 2010 ; 2013). Celle-ci conduit à une vision unificatrice du mangeur permettant de mieux comprendre comment s’organisent les choix, s’arbitrent les décisions, se structurent les imaginaires, se forment les goûts et les préférences dans le contexte de l’alimentation moderne encline à développer réflexivité, individualisme ou encore revendication des « particularismes alimentaires » (Fischler, 2013). Cependant le plaisir, du fait de son lien intrinsèque avec la thématisation de l’obésité, se voit finalement, comme par le passé, subordonné à la diététique et la nutrition. Les plaisirs alimentaires — incarnés dans la cuisine, la commensalité, la convivialité ou le bien-être subjectif — se confondent avec la santé, ce que les démarches scientifiques de mesures et de quantifications, de chiffrages, laissent en filigrane apparaître. Ce phénomène, s’apparentant à une refonte du plaisir et de la santé dans les modes d’alimentation peut, en raison de la thématisation de l’obésité favoriser l’expression de visées utilitaristes adossées à des logiques conséquentialistes.

Plaisirs, utilité (sociale) et nécessités

Des enjeux politiques, médicaux, sanitaires, économiques, sociaux et bien entendu culturels et identitaires façonnent les positionnements défensifs du plaisir en relation à la nécessité et invitent à réfléchir à la résurgence de représentations utilitaristes à finalités pragmatiques. À la préoccupation sociale de savoir si le plaisir est compatible avec la santé et s’il n’entraîne pas une augmentation des comportements alimentaires compulsifs, du fait de son possible caractère addictif, les réponses varient fortement. Deux directions principales sont repérables : celle en faveur d’un utilitarisme individualiste et celle en faveur d’un utilitarisme sophistiqué. Dans l’utilitarisme individualiste, le plaisir est recherché en vue de l’équilibre alimentaire, de l’épanouissement et du bien-être et comme levier de l’apprentissage. L’utilitarisme sophistiqué, quant à lui, est adossé à un projet de société, celui de canaliser et encadrer les intérêts individuels ou celui de redonner du sens, de la symbolique aux pratiques alimentaires, aux rapports que les mangeurs entretiennent avec le monde, en réapprenant à goûter, en rejetant la trivialisation de l’alimentation, voire en proposant aux mangeurs-consommateurs des « alternatives hédonistes » (Soper, 1998). Utilité (sociale) et nécessité sont appréhendées à partir de l’individualisme hédoniste, du bien-être subjectif, de l’attitude gastronomique, de l’hédonisme populaire et de la commensalité qu’il convient d’explorer.

Individualisme hédoniste et bien-être subjectif

Dans le contexte de médicalisation, le plaisir est nié en raison d’une nutritionnalisation excessive des modes d’alimentation s’illustrant à la fois dans les discours sur les régimes et le contrôle et dans les pratiques des mangeurs. Le retour à une sérénité nutritionnelle est alors invoqué, perspective mobilisée d’ailleurs sur la question de démarches thérapeutiques et préventives de l’obésité (Rozin et al., 1999 ; Zermati, 2000 ; 2008 ; Apfeldorfer et Zermati, 2001 ; Rozin et al., 2006 ; Zermati, Apfeldorfer et Waysfel, 2010). Le bien-être du mangeur heureux repose sur la croyance en une réappropriation du corps par une morale des plaisirs construite sur le modèle de la tempérance qui est « le paradigme implicite des sciences de la nutrition » (Poulain, 2008 : 51). Le modèle du corps vécu psychologisé (Le Pogam, 1997), sous-jacent ici, préconise de rester à l’écoute de ses besoins et de ses envies pour rompre avec les pratiques alimentaires à l’origine de frustrations : le plaisir correspond à un élément essentiel de l’équilibre alimentaire. Une scission est opérée d’une part avec l’ascétisme des régimes restrictifs favorisant la montée du stress et de l’anxiété a priori corrélée à un indice de masse corporelle élevé (Rozin et al., 1999 ; 2006 ; Pollan, 2008 ; 2009 ; Fischler et Masson, 2008) et d’autre part avec les conséquences de la restriction cognitive du plaisir sur le développement de troubles et pathologies alimentaires qui peuvent lui être associés (Westenhoefer et al., 1993).

Cependant, la réappropriation par le sujet de son plaisir dans l’alimentation a un but : l’épanouissement de soi et le bien-être, ce qui soulève la question d’une nouvelle rationalisation des comportements selon un principe d’utilité visant à libérer le plaisir des injonctions nutritionnelles en autorisant l’individu à éprouver son plaisir pour son épanouissement. En outre, le souci de l’épanouissement de soi caractéristique des sociétés contemporaines peut conduire à deux phénomènes. D’une part, une psychologisation du plaisir corporel nécessaire et ressenti risque d’évacuer les dimensions sociales et culturelles de l’acte alimentaire au profit de l’individualisme hédoniste. Ce dernier renvoie à deux dimensions de la modernité : l’individualisme et le rapport réflexif au corps qui peuvent avoir partie liée à un utilitarisme vulgaire car égoïste. D’autre part, la recherche du bien-être subjectif exacerbe la relation entre être soi et être heureux et se traduit par l’injonction à avoir du plaisir à manger (ou à donner du plaisir dans les relations parents nourriciers-enfants) en vue de l’épanouissement. Ce second phénomène fait écho à la « tyrannie du plaisir » dans la sphère sexuelle résultant d’une libération du plaisir sexuel vue comme une nécessité à partir des années 1960, s’étant transformée en injonction à en ressentir pour être heureux (Guillebaud, 1998). En outre, cela se traduit par une rupture des allant de soi et une augmentation de la réflexivité visant à reconstruire la relation « mangeur-alimentation-plaisir » en vue du vivre-ensemble, du bien-être et de l’épanouissement de soi pour prendre, donner et recevoir du plaisir. Phénomène pour lequel il s’agit de rester attentif pour éviter la systématisation d’une recherche de plaisirs tyrannisant les formes éducatives ainsi que tous les autres domaines comme les ressentis et les expériences de table.

Dans une perspective différente, le regain d’intérêt récent pour les mesures du bien-être (Diener et al., 1999 ; Kahneman et al., 1999 ; Kahneman et al. 2004) abordé initialement sous l’angle de la psychologie et de l’économie s’élargit aujourd’hui à la discipline sociologique et au champ de l’alimentation (Rozin, 1999 ; Kahneman et al., 2010) pour étudier des situations de transition alimentaire ou biographiques (précarisation, maladie, parentalité, passage à la retraite ou phénomènes migratoires[5]) qui viennent modeler, configurer, recomposer les formes du bien-être lié à l’alimentation, ici associé à ses corollaires que sont la douleur, la peine, le manque… Les approches mobilisées, qu’elles reposent sur des autoévaluations globales de satisfaction, sur des aspirations ou sur des expériences vécues, visent entre autres à mesurer le bien-être subjectif des mangeurs dans l’objectif de trouver des solutions aux problèmes posés par les situations transitoires, ce qui repose la question des visées utilitaristes et des logiques conséquentialistes qui peuvent leur être conjointes.

Les sens cachés de l’hédonisme populaire

L’hédonisme populaire correspond à un système culturel propre aux milieux populaires. Se distançant d’une attitude consistant à différer le plaisir dans le temps, caractéristique des milieux bourgeois, l’hédonisme populaire cultive l’ancrage du plaisir dans une réalité immédiate, s’éprouvant dans le présent et la quotidienneté (Hoggart, 1957), en particulier parce que la précarité et l’incertitude, que les catégories modestes peuvent connaître, raccourcissent l’« horizon temporel » (Peretti-Watel, 2000) et rétrécissent le temps sur le présent (Tabboni, 2006). Ainsi, l’incertitude de l’avenir et les projections dans le futur plus rares qu’en milieux aisés se concrétisent par des inclinations à profiter du présent. La « liberté d’être dans l’instant » donnerait la « conviction d’exister » (Lalive d’Epinay, 1982).

Un anti-utilitarisme s’exprime dans l’idée que ce plaisir spontané est dégagé de toute rentabilité des pratiques du plaisir dirigé (Le Pogam, 1997) et fait ainsi office de contre-culture à l’ordre établi, l’ordre bourgeois. Dans l’alimentation, il s’entend comme un phénomène se détachant de l’appareil productif du système marchand ou du système sanitaro-médical que l’on peut interpréter — en prolongeant la perspective critique de Régnier — en termes d’inclinations au « goût de liberté » des catégories modestes et non au « goût de nécessité » (Régnier, 2009) auquel Bourdieu les rattachait (1979). Une « valorisation hédoniste de l’enfance en milieu populaire » (Hoggart, 1957) se traduit dans l’alimentation par un accès plus spontané au plaisir parfois associé à de la permissivité parentale en matière d’éducation. Cette attitude peut être interprétée comme une disposition socialement produite à « saisir les bons moments » tant qu’ils existent (Thin, 1998 : 121), notamment dans le domaine de la nourriture qui constitue bien souvent un des derniers luxes accessibles (Régnier et Masullo, 2008), ce qui, dans le contexte de médicalisation de l’alimentation et d’augmentation de la prévalence de l’obésité, notamment infantile, fait débat. Au regard de la question du surpoids et de l’obésité chez l’enfant en milieu populaire, la manière dont les parents nourrissent leurs enfants est remise en question comme une forme de relâchement du contrôle parental, qui constitue la « face noire » de l’hédonisme populaire tandis que l’anorexie joue ce rôle pour les pratiques de contrôle et d’ascétisme chez les classes moyennes et supérieures en France (Darmon, 2003). Plusieurs publications relatives à l’alimentation des enfants évoquent les risques en termes de santé infantile d’un trop fort contrôle parental calqué sur les règles nutritionnelles et plaident pour le retour d’un plaisir de manger en famille, plaisir encadré par un style éducatif démocratique (Birch et al., 2003 ; Rigal, 2000 ; Tounian et Flex, 2010 ; Hammons et Fiese, 2011) correspondant, dans les sociétés occidentales contemporaines, à une valeur partagée indépendamment des différences sociales mais dont la mise en oeuvre est clivée socialement (Dupuy, 2010 ; 2013). Un consensus réside dans l’association entre contrôle parental fort modelé par les prescriptions diététiques et transmission d’une relation négative, parfois pathologique, à l’alimentation des enfants. Les modèles démocratiques comme permissifs présentent l’avantage de transmettre une relation plus sereine et positive à l’alimentation en accordant une place à l’expression du plaisir et en favorisant le bien-être chez les jeunes mangeurs du fait d’une relation non problématique à l’incorporation. Dans le contexte actuel, si l’ambivalence observable à propos de l’hédonisme populaire, tantôt perçu comme un frein à la santé, tantôt comme un levier du bien-être, peut être posée, la curiosité pour ce plaisir de l’instant conduit à des visées utilitaristes. Par exemple celles de renforcer, chez les prescripteurs et réformateurs des pratiques alimentaires, des postures de condamnation de l’hédonisme populaire en les adossant à des logiques conséquentialistes de mesures de l’obésité dans les catégories modestes. Celles encore de faire la promotion de l’hédonisme populaire comme contrepoint à la médicalisation de l’alimentation. L’hédonisme populaire est lu alors comme une réaction de refus de la soumission à des normes prescriptives en matière d’alimentation, de santé et de corpulence. Cette réaction de refus est ainsi mise au service de la dénonciation des dérives des tentatives de réforme des comportements alimentaires niant les appartenances et les différences sociales et culturelles. L’hédonisme populaire est également un contrepoint à la médicalisation de l’alimentation dans la mesure où il réenchante l’alimentation en cultivant des modes de consommation non problématiques qui contrebalancent les formes de consommation bourgeoises inscrites dans un rapport réflexif à l’incorporé et à ses effets sur le corps et la psyché.

Les logiques utilitaristes sous-jacentes à la promotion de l’hédonisme populaire aboutissent parfois à sous-tendre d’autres visées utilitaristes plus controversées. En défendant l’hédonisme populaire, elles doivent éviter le risque d’aboutir à la promotion d’une « conception primitiviste » (Paul-Lévy, 1986) en vue de justifier des effets socialement différenciés de la modernité alimentaire et/ou une « idéalisation populiste » (Pudal, 1991 : 58), la seconde pouvant renforcer la première. Le premier écueil consisterait alors à considérer les consommations populaires, comme étant moins touchées par la modernité, l’individualisme et la réflexivité, et comme restant plus proches de modes de consommation traditionnels ; en cela, elles seraient moins « perverties » par la modernité, correspondant à une époque plus faste où l’on prenait le temps d’être ensemble, de manger et de cuisiner, bref d’avoir des plaisirs simples sans trop se soucier des conséquences sur la santé et le corps. Le second consisterait à s’enfermer dans une « idéalisation populiste » (Pudal, 1991 : 58) inscrite dans l’affirmation d’un modèle populaire autonome vis-à-vis des pressions normatives dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation ou encore de l’esthétique corporelle.

Utilité et attitude gastronomique

La gastronomie française s’inscrit dans la perspective hédoniste en posant le plaisir comme essentiel (Moulin, 1995). Mais faculté de discriminer, apprentissage et relation savante aux choses du goût sont nécessaires à son expression (Dupuy et Poulain, 2008). Pour permettre à chaque individu de se prononcer sur la valeur des choses et aux communautés de s’accorder sur elles, la gastronomie a transformé la pulsion individuelle qu’est l’appétit en disposition collective à partir de la formalisation de la consommation des mets (Dupuy, 2010 ; Parkhurst Ferguson, 2012 ; Dupuy et Poulain, 2012). Le rejet des dimensions subjectives du plaisir dans la gastronomie française a conduit à un effort d’objectivation visant à contrôler, encadrer, réguler et sublimer les sens. L’attitude gastronomique témoigne à quel point l’expression du plaisir est encadrée par des valeurs qui gèrent la dimension subjective et corporelle du plaisir des individus dans le vivre-ensemble dans la mesure où plaisirs égoïstes, inclinations poussées au plaisir et excès sensoriels perturberaient la communauté et risqueraient de la dissoudre. Dans cette conception, l’appétit est sous le contrôle de la raison dans la mesure où les plaisirs nés de la sensation réfléchie permettent la communion ; l’homme de goût comprend et partage le plaisir d’autrui. Ce paradigme du goût s’inscrit dans une posture utilitariste permise par la rationalité des individus : la raison a pour tâche non seulement de « discipliner les fonctions sensorielles » (Assouly, 2007 : 25) par la réprobation des excès mais également, par le bon goût, de canaliser la sociabilité en soudant les individus par le partage des sensations annihilant toute expression individuelle et subjective. Le goût induit un niveau critique, la norme du goût, qui renvoie au plaisir instruit de la valeur des choses ; c’est donc la connaissance de ce qu’il faut accepter (le plaisir comme goût) et de ce qu’il faut rejeter (le déplaisir comme dégoût ou goût affecté). Tout ceci vient fonder les différences et inégalités entre les hommes et leurs savoirs. En outre, la gastronomie

s’essaye à formaliser les savoirs-faire, les gestes empiriques et les habitudes, que ce soit par une recension et l’écriture de recettes, l’introduction de la mesure, une énumération scrupuleuse de listes d’ingrédients, un examen rigoureux des temps de cuisson ou un souci supplémentaire d’exactitude. […] C’est dire que la cuisine se calque idéalement sur des règles au moins comparables aux principes de la rationalité scientifique.

Assouly, 2007 : 31

La gastronomie se plie donc au modèle de la modernité scientifique. Dans cette direction, elle sacrifie — au moins en apparence — les émotions à la raison gastronomique, le plaisir au jugement esthétique, à la connaissance et à sa formalisation dans des traités, à la sociabilité mondaine et à la distinction.

Aujourd’hui, le processus de distinction à l’oeuvre dans la gastronomie française s’est déplacé dans la mesure où en France, elle est presque devenue un « en-commun » qui contribue à la construction des identités collectives (Poulain, 2002 ; Parkhurst Ferguson, 2004). Revendiquée indépendamment des différences sociales (Poulain, 2002), elle est devenue l’objet d’enjeux éducatifs, politiques, économiques et identitaires qui activent de nouvelles visées utilitaristes. L’inscription en novembre 2010 du repas gastronomique des Français au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO célèbre les valeurs de partage et un mode de vie hédoniste. La sauvegarde et la valorisation d’un patrimoine à transmettre sont des objectifs forts de l’argumentaire. En outre, dans un contexte enclin aux visions du monde puritaines, l’attitude gastronomique explique aussi que les dimensions nutritionnelles de l’alimentation soient moins recherchées en France comparativement à d’autres pays (Poulain, 2002). Ces phénomènes peuvent in fine jouer un rôle dans le maintien d’un mythe de la gastronomie française, exacerbant l’antagonisme entre Vieux Continent hédoniste et Nouveau Continent puritain, ce qui peut être interprété comme une réaction de refus à la soumission aux normes prescriptives importées par le Nouveau Continent en matière d’alimentation et comme une attitude de défense identitaire ayant une utilité éducative, politique et marchande. L’attitude gastronomique peut se retrouver jusque dans le regain d’intérêt, depuis les années 2000 en France, pour l’éducation au goût dans une volonté de se démarquer de l’éducation nutritionnelle.

Commensalité et plaisir

La commensalité est un principe d’organisation sociale du temps des repas qui a partie liée avec le plaisir dans la mesure où elle permet d’en réglementer la mise en oeuvre et l’expression. Elle favorise le maintien de la synchronisation des prises alimentaires observée à partir de la concentration des plages horaires des repas. Elle témoigne de l’importance de l’organisation et du caractère social du temps des repas (Herpin, 1988 ; Volatier, 1999 ; Poulain, 2001 ; 2002 ; Saint Pol, 2007 ; Latreille et Ouellette, 2008 ; Poulain et al., 2009) et correspond à un impensé organisationnel dans la sphère familiale (Dupuy, 2010 ; 2013).

Le rôle protecteur contre l’obésité et les troubles de l’alimentation moderne du modèle de la commensalité fait son chemin en France et outre-Atlantique ; son entretien constituerait d’ailleurs un moyen de lutte contre leur expansion plus efficace que les tentatives de réformes nutritionnelles des comportements en raison de la diffusion de valeurs positives sur l’acte alimentaire et/ou de l’hétéronomie y étant sous-tendue (Chiva, 1996 ; Rozin et al., 1999 ; Poulain, 2002 ; Fischler, 2003 ; Rozin et al., 2006 ; Fischler et Masson, 2008 ; Pollan, 2008 ; 2009 ; Fischler, 2010 ; Tavoularis et Mathé, 2010 ; Hammons et Fiese, 2011 ; Fischler, 2012 ; 2013). L’hétéronomie implique que les modes d’alimentation sont insérés dans un appareil normatif laissant peu d’autonomie au mangeur. Celui-ci est alors pris à partie par des prescriptions et des règles sociales dans l’être-ensemble des repas commensaux. L’hétéronomie a pour particularité de réduire la réflexivité en abaissant le choix individuel au profit de la décision déléguée et encadrée, ce qui diminue la portée de l’individualisation alimentaire pourtant renforcée par les prescriptions nutritionnelles. La prise de repas en commun présente l’avantage de réguler les comportements et de faciliter la transmission de valeurs comme « allants de soi » relativement homogènes et durables puisque la régulation sociale permise par la commensalité favorise le contrôle des mangeurs par sa capacité à contraindre et à diminuer l’autonomie et rend, de ce fait, leurs comportements conformes aux prescriptions sociales.

J’émets l’hypothèse qu’un modèle alimentaire commensal solide peut contribuer à une meilleure maîtrise de la prise alimentaire et aider à maintenir le taux d’obésité sous le niveau d’autres cultures où les schèmes alimentaires sont moins structurés, moins commensaux, plus ouverts aux choix individuels.

Fischler, 2012 : 283

Aujourd’hui, alors que les habitudes alimentaires et leurs modalités de transmission sont au coeur des préoccupations sociales et que des incertitudes perdurent encore quant à la capacité des instances socialisatrices à combler des phénomènes de déstructuration, d’anomie, de désaffiliation et de « transmission grippée » (Guillebaud, 2001), la mise en avant de l’idée de valeurs positives, voire vertueuses, du modèle commensal semble de fait pouvoir se comprendre comme étant un moyen, plutôt respectueux des traditions, des savoir-faire, des trames et des interactions familiales[6], d’atteindre les objectifs de maîtrise, de contrôle et d’adaptation des comportements face aux mutations de l’alimentation et des modes de socialisation. Finalement, la curiosité pour les effets positifs de la commensalité sur les comportements des mangeurs dans le contexte de médicalisation s’explique d’une part en raison d’une question récurrente sur le déclin de la commensalité qui pourrait avoir une incidence sur les problèmes de santé publique, d’obésité et de maladies qui y sont associées et d’autre part, et de façon corrélée, dans une visée de type utilitariste, comme une volonté de distanciation des effets pervers d’une éducation nutritionnelle risquant d’hypertrophier la composante individuelle des choix et de mettre en concurrence les modes d’alimentation. En ce sens, l’attachement au modèle de la commensalité constituerait une sorte de réponse adaptative aux conséquences de la modernité. La commensalité serait encline à dédramatiser la relation pathologique à l’alimentation ainsi qu’à gérer les tensions modernes liées à la différenciation sociale, aux formes de rationalisation à l’oeuvre dans les arbitrages et les décisions, ou encore à la réflexivité inhérente à la condition moderne. La transmission de valeurs commensale et conviviale est d’ailleurs une préoccupation éducative (Dupuy, 2010 ; 2013).

Cette réflexion repose sur l’idée que la commensalité aurait pu être une réponse sociale et culturelle au besoin de se nourrir (Fischler, 2011 ; 2012), et, probablement du fait du manque, au besoin de contrôler et de réguler la nature et la quantité des prises alimentaires de chaque individu. La commensalité constituerait une fonctionnalité adaptative à l’histoire longue et douloureuse du manque alimentaire articulant plaisirs et nécessités. Ici, c’est l’hypothèse que la commensalité permettrait le réglage de l’appétit et des excès sensoriels qui est formulée et qu’il conviendrait d’examiner (Dupuy, 2010 ; 2013). Dans cette orientation, la commensalité renforcerait plaisir et partage et s’apparenterait alors à une « sagesse culturelle » (de Garine, 1979). Le manque de nourriture et dorénavant l’abondance susciteraient des modes d’organisation sociale visant à réduire les appétences pour le plaisir des êtres humains, pour le bien de la communauté comme celui de l’individu.

Si l’on accepte cette hypothèse, l’on entrevoit que la commensalité n’est donc en elle-même pas nécessairement utilitariste (bien qu’une histoire de la notion puisse dévoiler une utilité de celle-ci), mais elle peut être caractérisée par des visées utilitaristes qui renvoient à l’« arbitraire culturel occidental » (Cléro, 2002) dans la mesure où elle contribue à encadrer et contrôler socialement les pratiques, c’est-à-dire à régir « silencieusement l’alimentation » (Fischler, 2012 : 273) et favorise le verrouillage invisible de l’appétit et des pulsions. Elle correspond alors à un utilitarisme contenant tout à la fois prescription morale dans le partage des nourritures et capacité de liaison sociale : l’utilité posant l’idée d’un bonheur pour tous est inséparable de l’organisation sociale et du maintien d’un ciment social. Ces visées utilitaristes se repèrent dans le contexte actuel autour de travaux de mesures dévoilant les liens entre modèle commensal et plaisir, bien-être, valeurs positives dans l’alimentation (Rozin et al., 1999 ; Rozin et al., 2006 ; Pollan, 2008 ; 2009), partage, hétéronomie, contrôle, régulations et dispositions collectives (Fischler et Masson, 2008 ; Fischler, 2012) ou encore transmission (Dupuy, 2010 ; 2013). Ceux-ci permettent de renouveler les perspectives sur le lien social, la réflexivité et l’anxiété, et les problèmes de santé publique.

Mais sur cette question, il s’agit d’une part, de circonscrire le rôle du plaisir commensal à la dynamique et l’évolution propre de modèles alimentaires et, d’autre part, de comprendre que chaque société s’organise différemment autour de cette question, ce qui en limite la portée ou d’éventuelles tentatives de transposition.

La commensalité, tout comme la gastronomie d’ailleurs, peut être instrumentalisée pour justifier le plaisir pris à manger (à moins qu’elle n’en soit plutôt une réponse) ; elle l’autorise en même temps qu’elle l’encadre. Intérêt à et intérêt pour[7] le « plaisir commensalisé » se conjuguent. En quelque sorte, « rapport social d’utilité » et « satisfaction de l’intérêt individuel » (Laval, 2007 : 328) sont combinés dans le plaisir commensal. Dans ce contexte, l’ordre social émanant de l’organisation à l’oeuvre dans l’expression des plaisirs alimentaires peut être considéré comme le produit de la connexion des intérêts, voire comme le résultat d’une « harmonisation artificielle des intérêts », pour reprendre une expression d’Halévy (Halévy, cité par Caillé, 2002 : 79).

De plus, même si dans nombre de cultures le partage des repas avec d’autres personnes est source de plaisir et de valorisation, la commensalité implique aussi une prise de risque à un niveau objectif (hygiène, contamination, contagion, quantité ingérée, entorse au régime), à un niveau psychologique ou biographique (intimité offerte dans la réception, jugement, expression des goûts, discrimination, stigmatisation) et enfin à un niveau symbolique (don, contre-don, rejet, contamination symbolique, incitation, conformisme contraignant)… (Sobal, 2000 ; Poulain, 2002 ; Poulain et Corbeau, 2002 ; Fischler, 2012). La commensalité est ambivalente et peut parfois bloquer les facteurs de régulation alimentaire de l’individu (Westenhoefer et al., 1993 ; Fournier et Poulain, 2008). Les effets positifs du plaisir comme support du lien social favorisant le bien-être et ayant une utilité sociale apparaissent néfastes dans les univers anglo-saxons américains et britanniques, plus enclins à faire de l’alimentation une affaire personnelle visible dans l’individualisation et la personnalisation du choix alimentaire (Counihan, 1992 ; Rozin et al., 1999 ; Fischler et Masson, 2008 ; Fischler, 2011 ; 2012). Sur le plan décisionnel, le plaisir commensal revêt quelquefois un statut entravant, subi, voire risqué (Dupuy, 2010 ; 2013).

Enfin, la conciliation d’un plaisir commensal au quotidien est difficile. En France, le modèle commensal correspond à un impensé organisationnel permettant la gestion parentale/familiale des tâches domestiques liées à l’alimentation et l’allègement des charges mentales et physiques qui pèsent inégalement dans les foyers (Dupuy, 2010, 2013). Ce modèle commensal, illustré par le repas de famille, est recommandé avec vigueur par les campagnes nutritionnelles et de plus en plus sensorielles et alimentaires dans la mesure où il présenterait des vertus pour la santé et le bien-être des mangeurs. Les recommandations en sa faveur pèsent plus lourdement auprès des catégories modestes de la population dont la fragilisation du rapport de l’alimentation comme support du lien social est attestée dans nombre de travaux (Abi Samra et Hachem, 1997 ; Caillavet et al., 2005). Mais sous couvert de prévention, voire d’insertion, les recommandations occultent une réalité quotidienne des familles pauvres ne s’adonnant par aux règles de la commensalité : le sacrifice et la privation notamment des mères. Par souci de protection (Dowler, 1997 ; Chauliac et Chateil, 2000 ; Durand-Gasselin et Luquet, 2000) ou par sentiment de honte parce que ces mamans sont dans l’incapacité de tenir leur rang et bien nourrir leurs enfants (Régnier et Masullo, 2008), elle cachent leurs privations en différant leurs prises alimentaires de celles de leurs enfants (Dupuy, 2011a et b). Ainsi, en faisant la promotion du repas familial auprès de ces familles, ces campagnes risquent de renforcer la culpabilité parentale alors source de tensions et d’anxiété. Le couplage des dimensions hédoniques, commensales et de bien-être avec la santé et la corpulence s’avère alors ambivalent.

Ces quelques manifestations de l’utilitarisme à l’oeuvre dans l’actualité du plaisir alimentaire dans le paysage de l’obésité et des maladies associées invitent à réfléchir aux bénéfices ou limites des visées utilitaristes du plaisir dans le contexte actuel au regard de la place prise par les biopouvoirs qui contribuent à une refonte du plaisir dans d’autres domaines et en particulier dans celui de la santé, dimensions appuyées par des logiques marchandes.

Plaisirs, nécessités et nouvelles visées utilitaristes

À partir de l’exploration de visées utilitaristes dans l’individualisme hédoniste, le bien-être subjectif, l’attitude gastronomique, l’hédonisme populaire et la commensalité, il est possible de repenser l’utilité (sociale) du plaisir selon deux perspectives partiellement combinées : l’une s’inscrivant dans les biopouvoirs, l’autre dans les logiques marchandes.

La première considère que l’utilité du plaisir est inséparable de l’expression d’un biopouvoir[8] adossé à des paradigmes psychosensoriels, neurophysiologiques et de plus en plus psychosociaux repérables dans les stratégies d’intervention des programmes d’éducation nutritionnelle, sensorielle, voire alimentaire, et appuyés par les logiques de mesures statistiques — outils de calcul « utilitaristes par excellence » (Ferrand, 2011) — dans la mesure où elles doivent démontrer la contribution objectivement apportée par le plaisir à la santé. Il faut coordonner les actions, les réguler, les normer de façon souple en les orientant plus qu’en les brimant, ce que permet la prévention incarnée dans ces dispositifs d’éducation.

C’est dans ce cadre que la problématique générale de l’intérêt, des visées utilitaristes sur le plaisir, se comprend. Si les visées utilitaristes du plaisir dans le domaine de l’éducation nutritionnelle sont assez aisément perceptibles à partir des tentatives de réformes des comportements en vue de la santé et de leurs effets pervers soulignés par un nombre assez conséquent de travaux (Levenstein, 1993 ; Fischler, 2003 ; Poulain, 2009 ; Régnier, 2009 ; Corbeau, 2009 ; 2012), les logiques utilitaristes qui sous-tendent l’éducation sensorielle et l’éducation alimentaire sont encore peu documentées (Dupuy, 2010, 2013). Pourtant, dans l’éducation sensorielle, l’utile n’est pas seulement repérable dans la fin, l’éveil au goût, il est le procès d’apprentissage lui-même puisque plaisir immédiat de la sensation dans la consommation et plaisir différé de la connaissance se conjoignent. De la même façon, l’éducation alimentaire (Poulain, 2009 ; Corbeau, 2008 ; 2012), notamment du fait des enjeux qui l’entourent dans le contexte galopant de nutritionnalisation des relations à l’alimentation, comporte des visées utilitaristes qui s’inscrivent dans une proximité avec l’éducation au goût dans la mesure où consommation, découverte et connaissance sont favorisées et/ou qui sont identifiables autour de la question des normes, de la régulation, de la socialisation et des liens sociaux qu’elle favorise. En quelque sorte, logique de reproduction de l’éducation nutritionnelle et logique de production[9] de l’éducation sensorielle sont intégrées à la logique de production de l’éducation alimentaire qui envisage l’acte dans sa complexité sensorielle, sociale et culturelle sans nier la valeur nutritionnelle des aliments consommés, ceci pouvant avoir une utilité dans les domaines de la santé et de l’éducation par exemple. En effet, cela renforce non pas un désir de plaisirs simples mais, au contraire, celui de plaisirs complexes, denses, comme nouveaux ferments du lien social et des identités sur lesquels les individus, gourmands et gourmets de symboliques et d’imaginaires positifs, projettent tous leurs espoirs. Transmettre auprès des jeunes générations des valeurs positives de partage et de commensalité — tout en respectant les domaines de l’intime et des aspirations individuelles nécessaires à l’épanouissement et la réalisation de soi —, c’est, à travers elles, densifier le lien et renouveler la société par ce qui fait société : le plaisir des sens et du sens dans la nourriture. Cette perspective rend cependant plus difficile la marge de manoeuvre des professionnels issus du champ médical dans les modalités de contrôle du plaisir sur la santé ou dans les difficultés à gérer l’interférence du plaisir sur la mise en oeuvre de démarches de prévention (Dupuy, 2010 ; 2013).

La seconde perspective envisage l’utilité du plaisir comme étant liée à la marchandisation des sociétés dans le domaine de l’alimentation mais aussi de la santé, notamment au travers de « dispositifs de captation » (Cochoy, 2004) repérables dans les promesses gustatives des produits (Cochoy, 2008), dans les actions de communication et stratégies d’innovation tentant de ré-concilier plaisir et santé pour lutter contre la diabolisation de produits ou encore dans la promotion de la ludo-alimentation (Corbeau, 2008). Sur un autre plan, elles peuvent être observées dans le marketing social associé à une éducation nutritionnelle alors que la santé n’est pas un bien marchand comme les autres (Bergeron et al., 2011). Les visées utilitaristes du plaisir à l’oeuvre dans le marché de l’alimentation se nourrissent de l’utilité du plaisir décrit, mesuré, analysé par la science et par les visées éducatives des mangeurs corrélées qui permettent paradoxalement de les renforcer. Ce phénomène participe de la thématisation contemporaine du plaisir alimentaire.

Avec ces deux orientations, l’analyse de l’utilitarisme du plaisir dans le contexte de médicalisation de l’alimentation s’enrichit et permet de pister, sous un nouvel angle, des manifestations d’une rationalité utilitariste à l’oeuvre pour saisir les rapports entre plaisirs et nécessités. Le plaisir est envisagé comme un « outil » pour résoudre des problèmes comme la dislocation des liens incarnés par l’épineux débat sur la fin du repas familial ou comme les crises dans les modes d’alimentation, et s’ils étaient avérés, les liens avec les problèmes de santé publique, d’obésité et de maladies associées. Les approchent utilitaristes se renouvellent soit en faveur d’un utilitarisme individualiste où, dans une acception radicale, le plaisir est recherché en vue du bien-être individuel et comme levier de l’apprentissage, soit en faveur d’un projet de société dans lequel le plaisir est partage, communion et don, et donne du sens aux rapports que les mangeurs entretiennent avec le monde, en réapprenant à le goûter, ce qui permet de s’éloigner d’une trivialisation de l’alimentation. La problématisation actuelle du plaisir peut alors se lire comme une entreprise de rationalisation des comportements et des représentations en faveur d’un principe d’utilité. D’une part, par l’expérience de la rationalité individuelle, il s’agit d’apprendre à le connaître et à le domestiquer en intériorisant des locus de contrôle. Il semble davantage opérant dans les univers anglo-saxons du fait d’une relation beaucoup plus individualisée à l’alimentation et à la santé résultant de l’éthique protestante de la liberté et de la responsabilité individuelles (c’est plutôt le paradigme implicite de la médecine et de la nutrition et d’une partie de la psychologie). D’autre part, par l’expérience de la rationalisation de la vie sociale dans le cadre de l’exercice de la socialité, il s’agit alors d’offrir la garantie d’un encadrement social, collectif et partagé du plaisir de manger à l’individu : davantage observée dans les univers de tradition catholique ayant des logiques de communion et de partage des responsabilités (c’est le paradigme implicite de la sociologie et de l’anthropologie, et d’une partie de la psychologie du goût). Il semble possible d’affirmer que les conceptions contemporaines du plaisir qui s’enracinent dans ses fonctions sociales visent, sur le plan scientifique, à connaître et à mettre en pratique, dans une optique de philosophie sociale, l’utilité du plaisir alimentaire. Celle-ci peut, dans sa forme extrême, pencher en faveur d’une instrumentalisation du plaisir au service d’autre chose, que cela soit la santé, l’épanouissement, la vie heureuse, la découverte du goût mais aussi l’identité, ceci contribuant à la refonte du plaisir dans ces domaines.

L’inscription du plaisir dans une pensée morale et une considération esthétique a taraudé l’Occident depuis ses origines et trouvé des réponses multiples convergeant néanmoins vers l’idée que le plaisir doit faire l’objet d’un examen en vue de son « bon usage », qu’importent sa nature, sa nécessité, son intention, son expression ou sa valeur.

La relation entre la sphère sensorielle, morale et esthétique du plaisir est posée dès lors qu’il semble admis qu’une inclination trop poussée au plaisir pourrait contribuer à perturber la communauté. (…) Les plaisirs « inférieurs » plus sensibles, plus corporels, plus près de la vie instinctive, ont été distingués des plaisirs « supérieurs », profonds, intellectuels, esthétiques de l’homme civilisé ouvrant sur un « régime des plaisirs », au sens de bon usage, d’usage réglé visant l’approfondissement dans la durée, l’enrichissement par l’expérience et le contact d’autrui.

Dupuy et Poulain, 2012 : 1928

La pensée sur le plaisir s’accompagne de celle de la mesure et suppose la mise en place d’une métrique du plaisir (Simha, 2004) permettant de définir les critères de l’utile dans le plaisir ouvrant la réflexion philosophique sur l’homme, la vie sociale et politique dans une visée pratique qu’il s’agit d’observer, de mesurer, de qualifier et de quantifier. Cela suppose que la pensée sur le plaisir trouve des ramifications dans les domaines de l’anthropologie, de la psychologie et de la métaphysique (Simha, 2004). Pourtant l’histoire de cette pensée témoigne d’un relatif désintérêt scientifique pour la question (à la différence des problématisations morales et esthétiques) et ce, jusqu’à une date récente. « La raison de l’intérêt ou du désintérêt scientifique a rapport avec la conscience de la nécessité humaine de penser le plaisir et non seulement la possibilité logique ou technique de le faire », rappelle Simha (2004 : 6). Les effets de conjoncture et de conjonction en matière de crises alimentaires, de désir de santé et de minceur, reconfigurent les enjeux et font émerger des solutions non visibles jusque-là et que la science s’évertue à examiner (Dupuy, 2010 ; 2013). L’apport de la psychanalyse, de la psychologie et des neurosciences sur cette question est incontestable et a permis d’extraire la pensée sur le plaisir des problématisations morales et esthétiques (Dupuy et Poulain, 2012). Dans le domaine des sciences sociales, la curiosité pour cet objet est plus récente. À quelques exceptions notables, ce thème est absent de la pensée sociologique (Tiger, 1992 ; Coveney, 2000 ; Corbeau [dir.], 2008 ; Dupuy et Poulain, 2008 ; Dupuy, 2010 ; 2013). Si le plaisir est évoqué avec les notions d’appétence, de préférence, de goût, d’inclination, de passion, d’attachement, voire d’addictions, pour autant, il n’existe pas une sociologie du plaisir. En sociologie, la peine a été privilégiée au plaisir (Cochoy, 2008), ce dernier incarnant une menace pour le lien social en favorisant les égotismes.

Ce phénomène se serait-il inversé ? Le plaisir aurait des effets protecteurs contre les maux de la vie moderne, ce que décrivent en partie les études sociologiques, et pourrait, en retour, accroître l’intérêt pour l’objet dans d’autres champs de la discipline que celui de l’alimentation. Plusieurs explications peuvent être fournies sur l’essor de l’intérêt scientifique et sociétal pour le plaisir qui renforcent l’idée que c’est bien, à l’heure actuelle, du plaisir sur fond d’obésité en France et dans l’ensemble des pays riches dont il est question. Car si l’on tend depuis les années 2000 à presque s’accorder sur le fait que le plaisir est important, qu’il est même dans la culture française une composante essentielle du modèle alimentaire, la pensée sur le plaisir reste associée à une moralisation des conduites et des bons usages de celui-ci. L’intérêt de cette thématique répond donc à des logiques qui, bien que différentes, ne sont pas antinomiques. Leur conjugaison cependant peut renforcer les visées utilitaristes car elles correspondent à des postures de légitimations scientifiques et également culturelles, sociales, économiques, politiques, voire médicales. Il est sans doute difficile, à l’heure actuelle, de s’éloigner d’une vision utilitariste du plaisir dominante en raison de l’actualité de cette question et de sa thématisation ainsi que de l’importance en général des représentations utilitaristes caractérisant les sociétés occidentales. Un autre point est à souligner et qu’il faudrait examiner, celui d’un renforcement de logiques utilitaristes à partir du dialogue entre les disciplines sur la question de l’obésité et des maladies chroniques combinées et qui consiste à valoriser ou à interpréter les investigations en sciences sociales dans le sens de leur mise au service de l’Evidence-Based Medicine (EBM). Ce phénomène pose trois questions : celle du renforcement des logiques comptables et des outils de mesure pour objectiver les faits sociaux afin de permettre le dialogue avec les sciences de la nutrition et l’épidémiologie dominées par le « modèle étiologique, empiriste et positiviste » (Poulain, 2002 : 246) ; celle de la dilution des savoirs ou encore celle de l’utilité de ces disciplines. En outre, le travail de problématisation scientifique en cours de réalisation sur cette question rend difficile la distanciation en raison des demandes sociales de connaissances s’inscrivant dans l’urgence et la courte durée, ceci pouvant renforcer la lecture sur l’utilité du plaisir dans la mesure où il ne faut pas oublier que l’histoire de la pensée occidentale sur le plaisir à travers les siècles s’est attachée à réfléchir aux conditions de son « bon usage » et que les sociétés occidentales sont caractérisées par une « insistance utilitariste » (Laval, 2002b : 63)…

* * *

Il apparaît, de ce fait, envisageable de formuler quelques risques encourus en faisant la sociologie du plaisir alimentaire. Qu’il y ait une production de sens sur les phénomènes sociaux, que soit adoptée une posture critique pour dévoiler le fonctionnement de la société, que soient proposés des modèles d’analyse, que soient diffusées des connaissances, il s’agit en retour d’essayer de prendre la mesure ou d’analyser leurs effets pour éviter que l’on ne passe d’une forme probablement utile de libération du plaisir, dans un contexte galopant de nutritionnalisation, à des visées utilitaristes trop contraignantes qui auraient pour incidence de fondre le plaisir dans d’autres domaines comme la santé, l’épanouissement, le bien-être, le bonheur, ainsi que cette analyse — qui appelle nécessairement des compléments et des prolongements[10] — a cherché à le démontrer.

L’exploration du plaisir alimentaire depuis la sociologie a sans doute intérêt, dans le contexte de médicalisation des modes d’alimentation qui accentue la composante utilitariste, à remettre en question les effets de la thématisation du plaisir sur l’investigation scientifique d’une part et l’accompagnement des analyses fournies par l’investigation scientifique en tant que telle d’autre part, c’est-à-dire non seulement faire la sociologie du plaisir mais également la sociologie sur le plaisir[11]. Cela peut constituer un axe essentiel à la fois pour comprendre la façon dont plaisir et nécessité sont articulés et resserrés au profit de perspectives phylogénétiques et ontogénétiques du plaisir au service de la conservation de l’espèce et de l’individu, mais aussi pour amener des controverses et débattre de ces questions.