Feuilleton

« Un manuel de savoir-vivre mal compris. Analyse d’un concours berlinois »« Mißverstandener Knigge. Analyse eines Berliner Wettbewerbs »[Record]

  • Siegfried Kracauer

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  • Siegfried Kracauer

  • Traduction :
    Barbara Thériault

Un célèbre journal du soir berlinois organise toutes sortes de concours qui ne concerneraient que le journal lui-même et ses consommateurs s’ils ne s’immisçaient avec une remarquable habileté dans nos relations sociales. Et ils se comportent en effet comme s’ils voulaient réformer la vie publique de la capitale du Reich. Nous aurions certes besoin d’améliorer nos manières, mais la façon avec laquelle ce journal joue au manuel de savoir-vivre pour son propre prestige ne risque pas de produire un tel effet. Au contraire. Au dernier concours, intitulé « Chevalier du volant », en suit un autre dont l’objectif n’est autre que la politesse. Il s’appelle « Le Ruban bleu de la politesse » et est introduit par les phrases suivantes : « Tout le public est interpellé en tant qu’arbitre. Nous prions chaque client de nous nommer, en y joignant une courte justification et le nom du commerce en question, des vendeuses ou des vendeurs dont l’attitude polie ou courtoise lors d’emplettes réalisées du 15 novembre au 20 décembre lui a plu. Cinq cents vendeuses et vendeurs se verront décerner sous le sapin de Noël… l’épingle d’honneur. » Sous le sapin de Noël bien sûr… On ajoute encore une précision : « Seuls les employés, les vendeurs et les vendeuses des grands magasins et de tous les commerces de détail sont admissibles au concours. Les propriétaires ne sont, quant à eux, pas autorisés à y prendre part. » L’organisatrice de cette noble compétition a aussi publié quelques entrevues avec des vendeuses et des vendeurs tout comme plusieurs lettres de chefs du personnel et de propriétaires dont l’intention est de donner l’impression que les participants sont ravis de la campagne. Comme on le verra, bien d’autres choses peuvent aussi être lues des déclarations publiées. Vu l’approbation unanime, tout serait-il donc en ordre ? Rien n’est en ordre : toute la campagne de politesse laisse plutôt conclure à une confusion des concepts, confusion qui ne pourrait pas être plus grande. La politesse en tant que vertu est-elle ici vraiment en jeu ? Les réponses et les explications indiquent qu’en fait, ce n’est pas la politesse qui est célébrée sous le sapin de Noël, mais seulement un comportement qui en revêt le costume. Et notamment un comportement du personnel de vente qui réside dans l’intérêt du plus grand profit. Cet objectif principal n’est cependant pas mis au grand jour. Un propriétaire de commerce écrit ainsi timidement à propos du Ruban bleu : « cette distinction, octroyée en collaboration avec le public, aura une forte valeur éducative dont les effets sur le personnel ne pourront rester lettre morte ; le public acheteur récoltera donc les fruits de cette mesure éducative lors de ses achats ». D’autres propriétaires sont plus ouverts et admettent que les fruits récoltés profitent avant tout à l’entreprise. « Toutes les grandes entreprises, peut-on lire dans la lettre d’un patron, insistent depuis toujours sur la formation du personnel dans le commerce avec les clients ». On note une nette amélioration depuis la création d’écoles de vente. Néanmoins, le type de service à la clientèle laisse encore à désirer ici et là. Le concours peut à cet effet… contribuer d’une manière exceptionnelle à donner aux vendeurs et aux vendeuses le sentiment d’être soumis au regard constant du public, et, pour cette raison, ils fourniront un effort supplémentaire. Je doute fortement qu’un type de politesse qui naisse d’un tel bouillonnement d’efforts, et qui soit en plus renforcée par le regard du public, donne précisément une telle impression. Si une autre preuve de son détournement purement utilitaire eût encore été nécessaire, alors, l’explication d’un …

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