Article body

La mobilité des biens et des personnes est devenue un des leitmotive des sociétés occidentales qui se veulent globalisées et caractérisées par des espaces fluides et perméables de circulation. Et pourtant, la mobilité humaine s’accompagne d’un ensemble de dispositifs (Foucault, 1975) de contrôle et de fermeture, qui tendent à trier et à hiérarchiser les individus (Cultures & Conflits, 2011). Le déploiement des dispositifs de contrôle est particulièrement intensif, quoique parfois invisible, dans les espaces frontaliers.

Nous nous intéressons ici aux mobilisations qui contestent la fermeture discrétionnaire des frontières, menées par les personnes qui expérimentent la difficulté de les franchir : les migrants extra-européens enfermés dans un centre de premier accueil. En prenant au sérieux les espaces au sein desquels ces protestations s’organisent et prennent forme, cette contribution se propose de revenir sur le cas de la mobilisation des migrants se trouvant en rétention administrative sur l’île de Lampedusa (Italie) qui a eu lieu en juillet 2013. Plus particulièrement, nous remettons en question le caractère improbable de cette mobilisation. Comment des étrangers au statut juridique par définition précaire, illégitimes dans l’espace public car théoriquement enfermés dans un centre de premier accueil, disposant de temps très courts pour s’organiser et agir, et dont les soutiens extérieurs sont peu nombreux, peuvent-ils s’engager dans une mobilisation qui leur permettra d’obtenir de la part des institutions un arrangement qui leur est favorable ?

Comme l’ont montré plusieurs études sur les mobilisations « improbables » (Hmed, 2007 ; Mathieu, 2006 ; Maurer et Pierru, 2001 ; Collovald et Mathieu, 2009 ; Siméant, 1998 ; Piven et Cloward, 1991 ; Bagguley, 1991), les conditions d’émergence d’une mobilisation peuvent être réunies malgré l’absence d’un sujet collectif existant en amont de l’action. Ce que montre « la manifestation des Érythréens[1] » observée à Lampedusa est que cela peut se produire aussi en l’absence de légitimité dans l’espace public des manifestants, puisque l’enfermement administratif qu’ils expérimentent circonscrit leur liberté de mouvement à l’espace confiné du centre d’accueil. Or, les manifestants décident d’investir la rue, en court-circuitant le système de contraintes qui régule leur présence sur l’île. Ce cas nous permettra de revenir sur ce qui fait « l’improbable » de la mobilisation, et montrera notamment que l’émergence d’une identité collective n’est pas un préalable à l’action collective mais plutôt l’un de ses effets.

Dans un premier temps, il sera question de présenter le contexte particulier dans lequel cette action collective[2] a été organisée, ainsi que son déroulement et ses résultats. La deuxième partie approfondira la question des ressources que ses protagonistes peuvent (ou pas) mobiliser. Dans la partie conclusive, nous remettons en question le caractère « improbable » de cette mobilisation. En particulier, en revenant sur le concept d’« identité collective », nous proposerons de lire l’expérience de la mobilisation collective dans un contexte spécifique comme celui de Lampedusa comme l’élément central d’une identité collective, fragile et improbable, qui peut émerger pendant et surtout après la protestation.

Lampedusa : une île-frontière où l’exceptionnel devient ordinaire

L’UE a fait de la lutte contre l’immigration clandestine une de ses priorités (Broeders et Engbersen, 2007), en le rappelant aux anciens et aux nouveaux États membres au rythme de ses élargissements successifs (en 2004, 2007 et 2013) (Triandafyllidou, 2014). La frontière externe de l’UE est devenue de plus en plus imperméable aux migrants ressortissants des pays tiers. Les pays de l’Europe du Sud, comme l’Italie, sont particulièrement concernés par les phénomènes migratoires et en particulier par les flux d’aspirants réfugiés et migrants au départ des côtes africaines qui tentent la traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune.

Lampedusa, une petite île italienne de seulement 20 km, et habitée par moins de 6 000 personnes, est progressivement devenue une des portes d’entrée les plus empruntées vers l’Europe. Cette île qui se trouve à 8 heures de navigation de la Sicile n’est la destination finale pour aucun d’entre eux, puisqu’elle représente seulement une halte sur la route vers l’Europe continentale. Ce territoire italien est une île-frontière : elle est située à environ 200 km au sud de la Sicile, entre l’île de Malte et la Tunisie, elle-même située à seulement 130 km de Lampedusa. En raison de sa configuration géographique et de l’usage politique que les pouvoirs publics en font depuis une vingtaine d’années[3], elle représente la quintessence de la frontière entre l’Europe et le continent africain : elle compte aujourd’hui l’un des centres d’accueil pour migrants les plus médiatisés du pays, périodiquement montré du doigt à cause de ses conditions de vie considérées indécentes (Human Rights Watch, 2012).

Même si les activités économiques principales de l’île sont la pêche et surtout le tourisme[4], son nom évoque inexorablement les débarquements de migrants, les naufrages, les urgences sanitaires, l’enfermement administratif des survivants. Les choix politiques faits dans les 25 dernières années ont été déterminants pour la construction de son identité d’« île-frontière », qui a entraîné la mise en place d’un système policier spécifique, terrestre et maritime, ainsi que la présence d’organisations humanitaires.

La date de 1996 marque la construction du premier centre pour migrants. Jusqu’en 2002, il fonctionne grâce aux bénévoles de la Croix Rouge et sur la base du « Modèle Lampedusa » : les migrants étaient soignés et transférés immédiatement vers d’autres centres d’accueil en Italie. En 2002, les conditions de gestion du centre changent puisque le Ministère de l’Intérieur italien décide d’instaurer une convention entre l’État et un prestataire de services, sur la base d’un accord qui implique l’emploi de salariés et la prise en charge par l’État du coût des services d’hébergement, de premiers soins, de restauration et d’entretien des locaux, proportionnellement au nombre de migrants accueillis et à la durée du séjour de chacun d’entre eux (Cuttitta, 2014). C’est le début d’une nouvelle phase, toujours en cours, où la présence des migrants sur l’île se prolonge, et où les multiples forces qui patrouillent les eaux autour de Lampedusa (Marine militaire, Garde-côtes, Frontex[5], etc.) font confluer les migrants interceptés en mer vers le centre. La gestion de ce centre, la sécurisation de la frontière et l’accueil d’un nombre important de migrants partis des côtes africaines pour rejoindre l’Europe demandent une augmentation des effectifs des forces de l’ordre sur place, ainsi que du personnel civil chargé de fournir les services d’accueil (repas, entretien des locaux) et d’assistance aux migrants (expertise juridique, médicale, etc.).

Cette nouvelle phase est ponctuée de crises, de scandales et d’évènements qui font parler de Lampedusa dans les médias européens et au-delà. La rhétorique de l’urgence est périodiquement mobilisée par les pouvoirs publics, alors que les migrants interceptés et enfermés dans le Centre de premiers secours et d’accueil (CPSA) sont maintenus pendant des longues périodes en situation de rétention administrative. C’est précisément ce qui se passe pendant l’hiver 2008-2009, quand les tensions liées au surpeuplement du centre donnent lieu à la fois à des manifestations de la part des habitants de l’île et à des protestations à l’intérieur du centre de rétention, où une partie des migrants entame d’abord une grève de la faim et ensuite met le feu à une partie de la structure.

Depuis, des épisodes particulièrement dramatiques et/ou médiatisés scandent l’histoire de ce territoire insulaire : en 2011, alors que le printemps arabe donnait un coup d’accélérateur aux traversées de la Méditerranée, l’île a dû faire face en quelques semaines à l’arrivée de milliers de ressortissants tunisiens et libyens, et aux tensions qui en ont découlé. Les images du centre de rétention en flammes ont fait le tour de l’Europe, et au-delà. En juillet 2013, c’est la première visite officielle du nouveau pape, François Bergoglio, qui fait parler à nouveau de Lampedusa. En déplacement sur l’île, le chef du Vatican y tient une messe à laquelle participent environ 10 000 personnes et qui est transmise en mondovision. Il insiste sur le besoin de solidarité vis-à-vis des migrants qui essayent de rejoindre l’Europe, et dénonce l’indifférence de la communauté occidentale face aux victimes des traversées de la Méditerranée. Des déclarations qui se révèlent prophétiques : seulement trois mois plus tard, le 3 octobre 2013, c’est un des naufrages les plus meurtriers de tous les temps qui permet à nouveau aux pouvoirs publics italiens et européens de rappeler les défis de la gouvernance de la frontière sud de l’Europe. La panne d’une embarcation transportant 545 migrants d’origine africaine et la lenteur des secours des garde-côtes provoquent la mort de 368 d’entre eux, à seulement quelques centaines de mètres de la côte sud-ouest de Lampedusa. Puis en 2015, à quelques mois seulement du début de l’opération Triton coordonnée par Frontex, ce sont 1 200 migrants qui perdent la vie lors du naufrage de deux bateaux, le premier le 12 avril et le second, le 19, tous deux partis des côtes libyennes et se dirigeant vers l’Italie.

Le CPSA actuellement en fonction sur l’île de Lampedusa a été construit en 2007 au fond d’un vallon encaissé et loin des regards, et il a été conçu pour servir de centre de premiers secours. Il n’est donc pas équipé pour accueillir des adultes, des familles et des mineurs pour des périodes supérieures à 48 h. Or, les opérations de fichage et de transfert des migrants dépassent régulièrement la durée maximale de présence dans le centre fixée par la loi.

L’enfermement prolongé dans le CPSA de Lampedusa est une exception ordinaire, un dysfonctionnement régulier dans la machine de l’accueil des migrants qui a comme conséquence principale le surpeuplement du centre. Afin d’éviter les tensions et lorsque le risque de débordements est élevé, les forces de l’ordre permettent alors aux migrants de sortir et rentrer dans le centre par des passages qu’eux-mêmes se sont ouverts dans les grillages qui les séparent de l’extérieur.

Méthodologie et matériaux

Cette recherche se base sur une enquête qui nous a permis de recueillir un ensemble de données de sources différentes. Il s’agit d’une enquête qualitative menée sur 2 ans (2013-2014) et sur la base d’entretiens approfondis (43 au total, d’une durée variable allant de 40 minutes à deux heures) conduits avec des migrants, des habitants de Lampedusa, des professionnels de l’humanitaire et des représentants des institutions locales sur la petite île italienne. Des observations participantes au moment des manifestations qui ont eu lieu en 2013 ont grandement facilité la prise de contact avec les interviewés et la compréhension des enjeux de la protestation, puis la réalisation d’une deuxième vague d’entretiens en 2014, portant davantage sur la réception de la mobilisation par les habitants de l’île.

Le guide d’entretien s’est fortement ajusté aux interlocuteurs : ainsi, avec les migrants, il a pris la forme d’un récit peu structuré par l’enquêteur, qui a successivement orienté l’échange sur le thème de la mobilisation ; avec les habitants, il a été davantage question d’expliciter leur position sur la mobilisation et plus généralement sur la migration, ainsi que sur la vie sur l’île ; les professionnels de l’humanitaire ont aussi été questionnés sur ces thèmes mais en plus, ils ont été invités à partager leur expérience dans le centre d’accueil ; les représentants des institutions locales sont, quant à eux, revenus sur les interactions et les interférences entre les différents niveaux de législation en matière d’immigration et leurs conséquences sur la gestion locale de la présence migratoire. L’analyse des sources secondaires — universitaires et juridiques — a complété ce travail d’enquête.

L’analyse des données a été effectuée en plusieurs temps. D’abord, nous avons reconstruit le contexte spatial et juridique au sein duquel la mobilisation avait pris forme. Ensuite, à travers les observations sur place et les premières interviews avec les migrants qui ont pris part à la protestation, nous avons reconstruit les moments saillants de l’émergence et du déroulement de la protestation. Toujours grâce aux observations et aux entretiens avec les habitants, les professionnels de l’humanitaire et les représentants des institutions locales, nous avons analysé le moment des négociations et ses effets sur la fin du mouvement.

Nous avons prêté une attention particulière, le long de cette enquête et de l’analyse des données recueillies, à la signification que les personnes observées donnent à leurs pratiques (Schatz, 2009). Pour ce faire, et dans une approche qui s’inspire de l’ethnographie du politique (Auyero et al., 2007) et du pragmatisme (Cefaï et al., 2015, Barthe et al., 2013), nous avons fait évoluer notre terrain et ses questions dans un milieu d’interconnaissances particulier, une petite île-frontière, où nous avons essayé de saisir les liens qui existent entre les individus, de comprendre leurs multiples appartenances et positions sur la mobilisation et plus généralement sur l’immigration, et enfin de saisir les effets de réputation qui se jouent entre les groupes.

Cette enquête a par ailleurs la particularité d’avoir été intégrée à un projet de film documentaire en cours sur les frontières invisibles qui séparent les différents groupes sociaux interagissant sur ce territoire insulaire très exigu. Ainsi, des riches matériaux audiovisuels, comme des entretiens filmés et des moments d’interaction du quotidien de l’île, ont pu être exploités dans le cadre de la recherche présentée ici. La présence de la caméra n’a pas été sans effets. Si certains interlocuteurs ont été intrigués par elle et se sont même spontanément rapprochés de l’enquêteur pour s’exprimer, d’autres se sont montrés plus méfiants. Il a été très intéressant par la suite de les retrouver sans caméra, pour les questionner aussi sur la méfiance démontrée à son égard et sur ce qui se dit et ce qui ne se dit pas en sa présence.

Mouvements sociaux improbables et identité collective

Les mouvements sociaux, entendus comme des associations plus ou moins structurées d’individus qui partagent une volonté d’agir contre un changement imposé (une réforme ou une loi, par exemple) et/ou pour un changement social, ont fait l’objet d’une attention grandissante depuis les années 1970, tant en Europe qu’outre-Atlantique (Della Porta et Diani, 1999).

En particulier, le courant de la mobilisation des ressources (Resource mobilization theories) a donné lieu à une production scientifique très riche, dans le but de comprendre pourquoi des individus et des groupes se mobilisent et d’autres non, et surtout comment et grâce à quoi se développe la mobilisation (McCarthy et Zald, 1973, Tilly, 1978). Dans une perspective qui souhaitait dénaturaliser les mouvements sociaux et qui appréhende les groupes qui se mobilisent comme des constructions sociales, une attention particulière est accordée aux ressources (matérielles, cognitives, organisationnelles, etc.) mobilisables pour l’organisation de la protestation, en tant qu’éléments structurant le groupe et influençant les rapports que le groupe entretien avec d’autres acteurs et institutions (McCarthy et Zald, 1977). Ces études ont ainsi inscrit les actions collectives dans le contexte plus général de la vie en société à un moment historique donné, avec des répertoires d’actions et des registres de revendications plus ou moins institutionnalisés, et ont également mis l’accent sur les intérêts individuels à la participation à un mouvement protestataire (Jenkins, 1983 ; Klandermans et Oegema, 1987). Cette approche a marqué plusieurs générations de travaux, mais elle n’a pas été exemptée de critiques, portant notamment sur le risque de tomber dans le piège de la « normalisation » des pratiques contestataires (Piven et Cloward, 1991).

En prenant au sérieux la question des ressources et de l’improbabilité de l’émergence d’un mouvement social dans un contexte a priori peu propice à la mobilisation collective, des nombreuses études sur les mobilisations des sans-papiers (Siméant, 1998), des mal-logés (Péchu, 2006) ou encore des chômeurs (Bagguley, 1991 ; Maurer, 2001) se sont focalisées sur les protestations portées par des acteurs démunis, pauvres et/ou au statut précaire. Ces recherches ont montré, entre autres, à quel point les soutiens externes et l’apprentissage des techniques et des codes nationaux de la lutte se révèlent essentiels, surtout lorsque l’hétérogénéité du groupe est forte et que son unité préalable à la mobilisation est faible. Ces soutiens peuvent, d’une part, augmenter la popularité du mouvement en facilitant son élargissement à d’autres « supporteurs de la cause », et d’autre part, fournir des savoirs techniques ainsi que des expertises juridiques ou savantes.

L’attention portée à ces revendications a donné lieu à son tour à une vaste littérature scientifique sur les mouvements sociaux des migrants (pour l’Europe : Anderson, 2010 ; Koopmans, 2005 ; Giugni et Passy, 2004 ; Soysal, 1997 ; McGregor, 2011 ; pour les USA : Coutin, 2003 ; Bloemraad et Provine 2013, McNevin 2012 ; pour le Canada : Nyers 2011 ; pour l’Australie : McNevin, 2011 ; Neilson, 2009). Dans cette documentation scientifique, les migrants, y compris sans statut, s’adressent au gouvernement de leur pays de résidence et plus largement à la société d’accueil pour discuter des critères pour y appartenir et réclamer un élargissement des droits dont ils sont titulaires. Ces travaux se focalisent notamment sur les migrants qui expriment leur souhait de rester dans le pays de résidence au sein duquel ils se mobilisent, pour accéder à un statut légal et à un ensemble de droits qui formaliseraient leur participation et leur appartenance à la société dans laquelle ils ont choisi de vivre (Monforte et Dufour, 2011 ; Bloemraad, 2006). Or, nous verrons que pour les migrants enfermés à Lampedusa, il est davantage question de vouloir partir ailleurs que de rester.

Malgré les similitudes évidentes avec ces cas, les migrants sans statut en rétention administrative à Lampedusa expérimentent une situation d’exclusion qui les distingue des migrants en situation irrégulière, libres et titulaires de droits sociaux de base plus ou moins généreux en fonction du pays de résidence. À titre d’exemple, les migrants sans papiers étudiés par Voss et Bloemraad (2011) qui ont manifesté aux quatre coins des États-Unis en 2006 n’avaient pas de statut mais ils étaient libres, et de ce fait, relativement légitimes dans l’espace public, contrairement aux migrants qui transitent par Lampedusa, et qui sortent dans la rue malgré leur assignation à résidence dans un camp. Si des points de comparaison existent entre cette littérature et le cas étudié ici, la protestation des migrants à Lampedusa mérite d’être approfondie car son étude peut apporter un éclairage sur les conditions d’émergence d’une mobilisation dans un contexte d’isolement, de privation de liberté et de manque de soutien extérieur particulièrement extrême, ce qui en fait une mobilisation a priori improbable au vu des ressources mobilisables. À quelques exceptions près (McCann, 2006), peu de place est faite au droit dans la littérature scientifique sur les mouvements sociaux. Ce terrain d’enquête nous rappelle à quel point le statut juridique des protagonistes de l’action collective est fondamental pour comprendre son émergence, son déroulement et ses conséquences, et plus encore en quoi consiste son caractère improbable.

Une partie de la littérature en sociologie des mouvements sociaux s’est orientée vers l’étude de l’identité collective afin d’éclairer les zones d’ombre laissées par la théorie des ressources (Polletta et Jasper, 2001). L’identité collective est utilisée donc, dans cette littérature, comme un élément clé pour expliquer un ensemble de phénomènes différents : le pourquoi de l’engagement des acteurs malgré l’absence d’avantages matériels, le choix de certaines modalités de protestation, ou encore les effets cognitifs de l’action collective sur les représentations des problèmes sociaux et des groupes concernés (Snow et McAdam, 2000). Ainsi mobilisée, la portée analytique du concept d’identité collective a été forcée de s’élargir à un très large spectre de questions.

À rebours de cette surextension analytique, nous proposons de considérer l’identité collective comme un effet potentiel, mais pas automatique, de la mobilisation, en partant du principe qu’elle est largement construite par et à travers l’acte de protestation. En reprenant la définition proposée par Polletta et Jasper (2001), nous faisons référence à ce concept pour évoquer une affiliation cognitive, morale et émotionnelle de l’individu à une communauté, une catégorie, une institution plus large, qui implique le partage d’un statut ou d’une relation avec d’autres individus, expérimentée ou parfois seulement imaginée.

Cet article se propose alors de revenir sur la mobilisation des demandeurs d’asile à Lampedusa, et sur les ressources et le manque de ressources mobilisables par ses protagonistes, pour éclairer en quoi cette protestation peut être considérée improbable et pourquoi l’émergence d’une identité collective peut être vue comme un effet de la mobilisation collective.

No finger print ! retour sur les coulisses de la mobilisation à Lampedusa

Les manifestations des migrants de juillet 2013 ont eu lieu dans un climat particulièrement tendu. Plusieurs centaines de personnes étaient enfermées depuis des semaines dans le CPSA de Lampedusa. L’arrivée de nouveaux migrants ne semblait pas sur le point de s’arrêter puisque, en l’espace de quelques jours, des centaines de personnes supplémentaires y ont été accueillies. Le 19 juillet 2013, le centre hébergeait environ 1000 personnes relativement aux 380 places disponibles. Les forces de l’ordre craignaient les débordements. Ainsi, ces dernières ont-elles décidé de laisser sortir sur l’île les migrants officiellement emprisonnés dans le centre[6]. La méfiance, voire l’hostilité, d’une partie de la population de l’île, notamment des habitants qui exercent des activités commerciales, était palpable. Juillet étant le mois le plus touristique de l’année, la visibilité des migrants dans l’espace public a été perçue comme nuisible à l’image de l’île.

Arrêt sur images : portrait des migrants qui se mobilisent

Le plus souvent, les migrants qui arrivent à Lampedusa se rencontrent pour la première fois. Néanmoins, certains ont fait un bout de chemin ensemble entre le Soudan et la Libye ou partagent des souvenirs de la prison de Tripoli ; d’autres étaient à bord du même bateau le long de la traversée de la Méditerranée ; certains sont liés par l’appartenance à une région d’origine ou par la connaissance d’un dialecte. À l’été 2013, ils sont très majoritairement catholiques et, avant de prendre la mer en direction de l’Europe, ils ont passé des mois, voire des années, en Libye, pays où la couleur de la peau et une croyance religieuse autre que l’islam sunnite peuvent devenir des vrais stigmates.

Originaires de pays différents (Érythrée, Somalie, Éthiopie, Syrie…), dont l’âge varie de 10 à 45 ans environ, avec des parcours éducatifs et des projets migratoires variés, les manifestants ont des profils assez hétérogènes. La majorité des hommes est diplômée, quoique peu politisée, et souvent issue des classes moyennes. Toutefois, la non-maîtrise de la langue italienne réduit les possibilités d’échanger avec les habitants de l’île et de communiquer aisément avec les forces de l’ordre, le personnel du centre, les journalistes et les touristes. Des nombreuses femmes prennent aussi part à la mobilisation, parfois accompagnées de mineurs et des enfants. Elles ne semblent pas rompues à l’exercice de la manifestation, de la revendication de droits, à la mise en scène de la protestation. Elles restent en retrait, notamment lors des négociations avec les forces de l’ordre qui ont lieu sur la place de l’église, mais elles apportent à la protestation un « capital d’acceptation », en nuançant l’association entre « migrants irréguliers et criminels » (Boltanski, 1993 ; Traïni, 2009).

Les migrants qui participent à la mobilisation, environ deux cents, ne représentent qu’une partie des demandeurs d’asile présents sur l’île en juillet 2013 (environ 1000). Ils s’unissent au bout d’environ deux semaines d’enfermement dans le centre dans des conditions hygiéniques déplorables et en l’absence d’informations précises concernant leur sort. Le souhait de quitter l’île et l’Italie est la base de leur union, et est également partagé par d’autres migrants qui choisissent de ne pas participer activement à l’organisation de la manifestation. Cependant, parallèlement à cet élément unificateur qui fait converger leurs efforts, des nombreuses différences relevant du projet migratoire mais aussi de conflits politiques qui engagent leurs pays d’origine (Somalie, Érythrée, Éthiopie) affaiblissent la cohésion du groupe.

Nombreux sont les migrants qui savent qu’en Italie les temporalités du traitement de la demande d’asile sont en moyenne très longues, ce qui implique une période d’enfermement prolongée dans une structure d’accueil. D’autres savent aussi que les possibilités d’insertion professionnelle qu’offre ce pays sont minces, et que cela va à terme leur poser un problème. En outre, certains ont de la famille ou des amis dans un autre pays européen et veulent les rejoindre. Une grande majorité de migrants, et pas seulement ceux et celles qui sont descendus dans la rue en juillet 2013, veulent juste traverser l’Italie pour se rendre ailleurs. Des inégalités internes au groupe existent donc entre ceux qui veulent rester en Italie et ceux qui veulent se déplacer vers un autre État européen, ainsi qu’entre ceux qui ont déjà de la famille en Europe et ceux qui ne peuvent pas encore compter sur des soutiens. La traversée de la Méditerranée en bateau ne représente pas non plus en soi une expérience qui renforce le collectif : si pour certains ce voyage a été ponctué par des formes de soutien et d’entraide et a impliqué un rapprochement avec d’autres migrants, pour d’autres, il a été source de conflits, voire d’abus, perpétrés par des personnes qui se trouvent elles aussi à Lampedusa.

Le risque de délitement du collectif a toujours été présent le long de la mobilisation, aussi parce que la stratégie des forces de l’ordre impliquées dans la mise en oeuvre de la politique migratoire consistait à faire partir de Lampedusa d’abord ceux et celles qui se pliaient à la procédure du fichage. Ainsi, certains migrants, fatigués par l’enfermement prolongé dans un centre d’accueil qui n’a pas été conçu pour accueillir autant de monde et si longtemps, cèdent à la pression et laissent leurs empreintes digitales. Ce n’est pas un choix sans conséquence pour eux, puisque la solidarité entre les membres du collectif est mise à rude épreuve : « Si tu ne laisses pas tes empreintes, on ne te donne pas de change (c’est-à-dire des vêtements propres), ni de médicaments… alors que si tu veux vite partir d’ici et que t’es ok pour te faire photographier (c.-à-d. ficher, NDR), c’est-à-dire… si tu cèdes à la pression quoi, eh ben, ça arrive comme à K., qui s’est fait tabasser (par des migrants qui protestent contre le fichage et qui intiment aux autres de faire de même) » (A, migrant éthiopien).

Ainsi, c’est à la lumière d’un contexte complexe, dans des temporalités courtes de rencontre et d’organisation de la protestation, et des conditions matérielles et psychologiques particulièrement dures, qu’il faut considérer le caractère improbable de la constitution d’un petit groupe de porte-parole et de la mise en place de la manifestation. En l’absence d’un processus d’autodéfinition (les migrants ne se retrouvent à aucun moment pour réfléchir au nom du mouvement ou du groupe qui le porte), les prémisses d’une identité fragile mais collective des protestataires sont à chercher dans l’expérience du non-respect du droit par l’État qui les accueille (enfermement pour des périodes plus longues que ce que la loi prévoit, dans des conditions exceptionnellement difficiles) et dans la formulation d’une revendication (pouvoir quitter l’île sans laisser ses empreintes) qui demande à contourner le droit.

La mise en mots des raisons de la révolte ne fait cependant pas référence au contournement du droit. En effet, le souhait de pouvoir travailler en Europe est utilisé de manière récurrente en tant qu’arme rhétorique pour rendre davantage « audible » la revendication de pouvoir quitter cette île-frontière sans être fichés. Les migrants qui prennent publiquement la parole lors des négociations avec la police mettent en effet l’accent sur leur volonté de devenir des travailleurs plus que sur le projet de rejoindre la famille ou les amis déjà installés dans un pays de l’UE autre que l’Italie : « Je veux travailler, c’est pour ça que je ne veux pas rester en Italie », ou encore « nous voulons tous gagner notre vie, et pour cela, nous devons bouger d’ici » (T., érythréen) ; tels sont les messages que les protagonistes de la lutte essayent de faire passer.

Le travail possède une forte valeur morale et cela d’autant plus que les pouvoirs publics en ont fait depuis des années le principe justificateur de la présence des étrangers sur le territoire d’accueil (Fouteau et Lochak, 2008). En créant un lien de dépendance de plus en plus fort entre permis de séjour et contrat de travail, de nombreux dispositifs législatifs n’ont fait qu’associer la figure du migrant « désirable » à celle du migrant « qui travaille » et qui participe donc au développement économique du pays d’accueil (Lendaro, 2013). Les demandeurs d’asile sont finalement soupçonnés de vouloir profiter du système et surtout de coûter cher à ce dernier. Ces soupçons sont par ailleurs alimentés par un enlisement significatif de la palette de droits accordés aux demandeurs d’asile et aux réfugiés, dont le statut s’éloigne de plus en plus de celui de citoyen (Cuttitta, 2007) : permis de séjour temporaire, durcissement des conditions requises pour le regroupement familial, et surtout accès au marché du travail très restreint, tels sont les instruments déployés par les pouvoirs publics, tant européens que nationaux, afin d’éviter que les demandeurs d’asile ne se transforment en immigrés stables (Basilien-Gainche, 2011). Ainsi, l’argument principal avancé par les manifestants de Lampedusa (c.-à-d. quitter l’Italie pour travailler ailleurs) représente une façon de rendre acceptable leur revendication. Nombreux sont ceux qui ont de la famille ou des amis dans un autre État européen. Toutefois, ce n’est pas le désir (voire le droit) de les retrouver qui est mis en avant lors des négociations[7].

Soutiens et manque de soutiens : des ressources « discrètes »

Finalement, ce n’est pas sur le terrain du droit que les négociations ont avancé. Contrairement aux mobilisations engagées en France par les sans-papiers (Barron et al., 2011 ; McNevin, 2011), les manifestants ne peuvent pas s’appuyer sur des experts en droit qui pourraient défendre leur cause (Israël, 2001) en l’introduisant dans les arènes judiciaires. Les études sur le cause lawyering (Sarat et Scheingold, 1998) et sur ses liens avec les mouvements sociaux (Sarat et Scheingold, 2006) ont montré que l’action des cause lawyers s’appuie souvent sur la stratégie qui consiste à mettre l’État face à ses propres incohérences vis-à-vis de la loi et en réclamant qu’elles soient respectées. Or, à Lampedusa, les migrants réclament le non-respect de la loi (c.-à-d. le non-respect de l’obligation d’enregistrer leurs empreintes). Leur revendication relève en effet d’une remise en discussion d’une loi considérée injuste, alors que les mouvements qui peuvent compter sur le soutien d’associations et d’experts en droit adoptent le plus souvent une posture de « rappel à l’ordre » des pouvoirs publics au vu du respect de la loi.

Les experts en droit d’asile présents à Lampedusa ne sont pas des soutiens pour les manifestants. Le personnel des organisations internationales (l’OIM[8], l’UNHCR[9]) et des ONG (Save the Children, la Croix-Rouge) présentes dans le CPSA a comme mission principale celle de renseigner les migrants sur leurs droits. Le maintien de l’ordre et le respect des procédures sont revendiqués au nom de l’intérêt même des migrants : A., opérateur à l’OIM, insiste notamment sur l’importance de ne pas « faire de bruit » et de « présenter les possibilités garanties par la loi d’accéder à une forme de protection humanitaire. […] C’est la loi. Notre mission c’est de la faire respecter » (entretien avec A., opérateur OIM). Les professionnels de l’humanitaire assistent donc de manière extérieure à la mobilisation, en bornant leur intervention au cadre défini par la loi et sans s’engager dans des actions qui remettraient en discussion la justice des normes censées réguler l’accueil, la rétention et le transfert des migrants. Les acteurs non étatiques, et en particulier ceux dont la présence à Lampedusa est légitimée par le discours humanitaire, ont en ce sens un potentiel de dépolitisation de la question de l’accueil des demandeurs d’asile puisqu’ils replacent l’enjeu en termes de normes techniques et de standards à respecter (Andrijasevic et Walters, 2010).

Aucune personnalité de la sphère politique ne prend publiquement position au sujet des manifestations, auxquelles une place minime est faite dans les médias. Les soutiens externes au mouvement sont peu nombreux et prudents, comme dans le cas du collectif Askavusa. Ce dernier essaie en effet de ne pas perdre sa légitimité auprès de la population locale, dans le but de pouvoir continuer à sensibiliser ceux qui, parmi les habitants de l’île, sont méfiants ou hostiles à la présence des migrants. Comme le précise G., membre actif du collectif, « nous nous sommes relayés toute la nuit de l’occupation et au-delà, afin que notre présence puisse apaiser la situation, afin d’éviter que des agressions se produisent… Beaucoup de personnes ici sont hostiles, nerveuses ; elles ont peur que la saison touristique soit compromise, et ne veulent pas les migrants dans la rue » (entretien avec G., collectif Askavusa). Cette stratégie implique le soutien aux manifestants par la présence régulière lors des sit-in dans les lieux publics, de l’aide matérielle ponctuelle (cartes téléphoniques, nourriture), mais exige aussi de ne pas s’impliquer directement dans l’organisation des manifestations elles-mêmes (décisions concernant l’itinéraire, préparation des banderoles, etc.), choix qui pourrait compromettre l’image du collectif, déjà accusé par certains insulaires de défendre des positions trop radicales et excessivement pro-migrants[10].

L’Èglise, quant à elle, défend une posture de solidarité oecuménique avec les migrants et assume le rôle de référence pour bon nombre de manifestants, très majoritairement catholiques. La solidarité doit par contre se combiner avec le respect de la loi, et le porte-parole de la paroisse de Lampedusa n’hésite pas à faire appel à des ressources extérieures (la soeur d’origine érythréenne, puis l’évêque d’origine érythréenne connu par certains des migrants engagés dans la protestation) pour convaincre les manifestants de rentrer au centre et de déplacer le lieu des négociations à un endroit plus discret. C’est donc à huit clos que les porte-parole du Vatican ont pu intervenir en faveur d’un contournement du droit exceptionnel et favorable aux migrants qui ne souhaitaient pas être fichés.

Les syndicats des salariés, très engagés en Italie sur le terrain des droits des migrants (Nizzoli, 2015), sont absents. Sur place, aucune des trois plus importantes confédérations n’a de siège ni de délégation. Malgré le fait que les migrants avancent l’argument du travail comme élément de justification de leur protestation, les syndicats ne se sont pas mobilisés pour soutenir cette cause. Non seulement l’île est très isolée et peu de place est faite à la mobilisation dans les médias pour qu’on en ait connaissance rapidement sur le continent, mais surtout, les migrants ne sont pas encore des travailleurs, ils expriment leur souhait de le devenir mais, de fait, ils ne représentent pas encore une catégorie traditionnellement défendue par les syndicats. En ce sens, les protestations des migrants de juillet 2013 se distinguent des mobilisations des travailleurs sans papiers, comme les grèves organisées en région parisienne en 2008 (Barron et al., 2011) ou encore celles des travailleurs agricoles qui ont eu lieu à Rosarno (Italie) en 2010 (Oliveri, 2012). Dans les deux cas mentionnés, les migrants pouvaient compter sur d’importants appuis extérieurs, et notamment les syndicats de salariés qui les considéraient avant tout comme des travailleurs dont il était question de défendre les droits.

L’« improbable » des mobilisations à lampedusa et les prémisses d’une identité collective

Stigmatisés par leur condition d’étrangers en situation irrégulière[11] et dépourvus d’une base identitaire positive (Mathieu, 2006), les migrants se sont mobilisés collectivement dans un contexte qui n’a pas permis au mouvement de s’élargir, de prendre place dans un cadre institutionnel, de se stabiliser dans le temps grâce à des organisations porte-parole de la lutte (Seippel, 2001 ; Giugni et Passy, 1998). Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas produit de résultats : ces derniers se situent toutefois à l’échelle des arrangements informels et contingents entre forces de l’ordre, décideurs politiques et manifestants. Les résultats obtenus par le mouvement montrent que les arrangements qui en viennent à accorder un contournement exceptionnel de la loi (autoriser le transfert des migrants sans les ficher) peuvent se trouver dans la discrétion ou dans l’ombre du non-respect du droit. Le mouvement collectif, pour obtenir des concessions de la part des pouvoirs publics, a démontré sa capacité à perturber l’ordre public à un moment de l’année (la haute saison touristique) particulièrement délicat, mais a dû ensuite se faire discret lors des négociations. Ce sont plutôt la période de l’année (la saison touristique) ainsi que la mise en scène rapide et réitérée de la protestation qui ont fini par servir d’armes lors des négociations avec les pouvoirs publics. Finalement, les touristes ont été les principaux alliés des manifestants : la menace de nouvelles protestations en pleine haute saison a été suffisante pour enclencher une sorte d’« arrangement à l’italienne ».

L’issue de la mobilisation de migrants en rétention administrative de juillet 2013 est surprenante. Mais en quoi la protestation elle-même peut-elle être considérée comme improbable ?

Du point de vue de son émergence, elle se révèle être finalement plutôt probable : les protestations des migrants en situation de rétention administrative ont lieu très souvent dans des contextes où les protagonistes ont intérêt à tentent le tout pour tout, car ils ont peu à perdre. En refusant d’être identifiés et de rentrer dans une procédure officielle de gestion des demandeurs d’asile à travers l’enregistrement des empreintes digitales, les migrants de Lampedusa performent un acte de résistance semblable à celui décrit par Ellermann (2010), qui se base sur la destruction des documents d’identité comme stratégie contre la déportation. Les migrants qui se sont ainsi autoprivés d’une identité administrative certifiée par la possession d’un document d’identité réussissent à prendre l’État au piège de ce qu’Ellermann appelle la « contrainte libérale », en le privant ainsi de la possibilité de les expulser du pays, car la procédure d’expulsion peut être effective uniquement en présence d’un document qui certifie l’identité de l’étranger.

Cette protestation n’est finalement pas non plus si improbable du point de vue de la période choisie et de l’itinéraire emprunté. L’été est le meilleur moment pour utiliser la présence des touristes comme une arme, et pour tourner à son avantage l’appréhension des habitants et des pouvoirs locaux qui s’inquiètent pour la saison touristique. Quant au choix de l’itinéraire, il couvre l’ensemble des lieux « incontournables » pour matérialiser la menace du désordre public potentiel. À Lampedusa, l’espace que les manifestants s’approprient lors de la manifestation est important. Il s’agit de lieux publics comme la rue et la place principale, alors qu’aucun manifestant n’aurait le droit de s’y trouver. Les migrants sont théoriquement enfermés dans un centre de rétention administrative et une mobilisation dans l’espace public est possible à condition de se mettre d’entrée de jeu dans une position d’irrégularité relativement à la loi.

En revanche, si l’on part du principe que le succès d’une action protestataire dépend en bonne partie de la capacité à faire entendre les raisons de la colère à un public plus large pour agrandir le cercle des soutiens à la cause, la « manifestation des Érythréens » est assez improbable. Les ressources externes sont faibles, et ce manque est accentué par l’isolement qui caractérise l’île, notamment du point de vue des connexions possibles avec d’autres mobilisations collectives et organisations qui interviennent sur des questions similaires en Italie et ailleurs en Europe (syndicats, associations de défense des droits des migrants, etc.).

Sur place, les dépositaires d’un savoir potentiellement utile à la cause s’orientent davantage vers le respect du droit en vigueur plutôt que vers son contournement : en ce sens, la soeur érythréenne résidant en Italie aurait pu jouer le rôle de « passeure » en faisant le lien entre « capitaux militants indigènes » (Hmed, 2007) et savoirs militants autochtones, mais l’Église, dont elle est une représentante, adopte une posture légaliste incompatible avec la lutte menée par les manifestants. Les « passeurs d’expériences » sont également absents, puisque les migrants qui se sont déjà mobilisés dans le passé à Lampedusa ne reviennent pas : l’île est par définition un lieu de transit.

L’improbabilité de cette mobilisation peut également être vue dans les temporalités de l’action : en l’absence d’une identité collective préexistante à l’arrivée sur l’île, l’expérience partagée de l’enfermement et de la contrainte que représente la directive Dublin II ne peut qu’être élaborée collectivement dans des temporalités très courtes, puisque les migrants enfermés dans le CPSA peuvent être transférés ou rapatriés à tout moment. Le temps à disposition pour se rencontrer, se concerter, s’organiser est aléatoire.

La force de la manifestation a été un double mouvement de menace de l’ordre public, et de discrétion ensuite. Néanmoins, cette mobilisation et la stratégie de la mettre en oeuvre en contournant la loi ont été une expérience fondamentale dans le processus d’auto-identification du groupe des manifestants.

Si la notion d’identité collective est problématique en sciences sociales (Avanza et Laferté, 2005), elle apparaît pourtant en filigrane ou en premier plan dans la plupart des recherches qui s’intéressent à l’action collective (Voegtli, 2009 et 2010). Relevant des liens entre individus et groupes, la dimension processuelle de l’émergence d’une identité collective a été longtemps explorée par la sociologie des mouvements sociaux au prisme des phénomènes d’inclusion et d’exclusion (la définition du « nous » et des « autres »), d’identification des objectifs et des adversaires censés en entraver l’atteinte.

Les éléments en mesure de faciliter le rassemblement d’individus autour d’une cause, et d’en faire un groupe capable de se mobiliser pour sa défense, sont au coeur du questionnement sur l’action collective étudiée ici. Une des caractéristiques de cet espace insulaire de mobilisation est le « caractère circonstanciel » (Vilain et Lemieux, 1998) des rencontres qui peuvent amener à l’engagement. Les liens entre les personnes mobilisées ne se basent que marginalement sur une sociabilité préexistante et ne peuvent pas se resserrer de manière significative sur place, vu les temps très courts dont les migrants disposent pour partager un lieu de vie, des expériences, des idées et des ressources pour s’organiser. Et pourtant, l’expérience de la rétention administrative, la possibilité de sortir du confinement et le souhait partagé de quitter Lampedusa sans être fichés facilitent le rapprochement et appellent à l’action collective.

Ces expériences communes, entraînant des souffrances et des prises de risques, ne sont pas déterminantes en soi pour l’émergence et la consolidation d’une identité collective préalable à l’action protestataire : c’est plutôt dans l’expérience même de la manifestation qu’une unité du collectif est revendiquée, à petite échelle, notamment lors des négociations informelles avec les forces de l’ordre. Les résultats obtenus par le « mouvement des Érythréens » montrent que les arrangements qui en viennent à accorder un contournement exceptionnel de la loi (autoriser le transfert des migrants sans les ficher) peuvent se trouver dans la discrétion, une discrétion qui n’est pas compatible avec l’affirmation publique et revendiquée d’une identité collective. Le mouvement, pour obtenir des concessions de la part des pouvoirs publics, a dû faire le moins de bruit possible tout en démontrant sa capacité à perturber l’ordre public (la haute saison touristique) particulièrement délicat. À ce stade, l’identité collective du groupe reste floue. Comme dans le cas des « groupes circonstanciels » étudiés par Vilain et Lemieux (1998), ces personnes accèdent « à une existence politique qui, d’une part, se passe du soutien des appareils de mobilisation traditionnels (partis politiques, syndicats, associations déjà instituées, etc.), d’autre part, n’est plus directement référée à des appartenances sociales conventionnelles (professionnelles, religieuses, sexuelles, culturelles, locales, etc.) » (p. 136). En revanche, dans un temps successif au passage à Lampedusa et au transfert sur le continent, des opportunités pour l’émergence d’une identité collective davantage affichée et revendiquée peuvent naître. C’est le cas par exemple des collectifs de sans-papiers « de Lampedusa » qui ont manifesté à plusieurs reprises à l’automne 2013 en Allemagne : à Hambourg et à Berlin notamment, des centaines de demandeurs d’asile ayant réussi à quitter l’Italie après leur passage à Lampedusa ont occupé des places et sont descendus dans la rue, sous le nom de « Lampedusa in Hambourg » ou encore en créant le « Lampedusa Village in Berlin ».

Ces exemples permettent d’avancer une hypothèse, qui appelle à la mise en place d’autres enquêtes : le transit par Lampedusa et le manque de droits que ces migrants expérimentent le long de leur traversée des frontières peuvent constituer un élément central de l’émergence d’une identité collective qui se base sur la revendication du droit d’être mobile, de partir et de rester, de travailler, peu importe la nationalité d’origine et le territoire d’arrivée. Il s’agit, par une mobilisation qui dénonce l’injustice des lois qui régulent le traitement des migrants et notamment des demandeurs d’asile, de retourner le stigmate qui se cache derrière l’association faite entre migrant et délinquant. Ce retournement du stigmate « reste le fondement de la construction collective des causes précaires » (Boumaza et Pierru, 2007, p. 14).

Conclusion

L’exemple des mobilisations de migrants de Lampedusa montre comment peuvent s’expérimenter des formes de participation qui remettent en cause la justice du droit et des politiques migratoires de même que la légitimité morale à faire du travail un critère permettant à un étranger de résider en Europe.

Il s’agit d’une critique en actes d’un monde politique et social au sein duquel persistent des hiérarchies de statut (Morris, 2002) qui de facto reproduisent des mécanismes d’exclusion, beaucoup plus coûteux pour ceux et celles qui précisément n’ont pas (encore) de statut. Comme le rappellent Boumaza et Pierru (2007), « la problématique de “l’ayant-droit’’recouvre presque toujours un enjeu existentiel : celui de l’identité sociale. Exister socialement, c’est d’abord avoir un statut juridiquement garanti, même si ce statut est stigmatisé » (p. 13). Le choix de manifester dans la rue, de se rendre visibles pour réclamer le droit de partir sans être fichés, alors que les migrants sont théoriquement enfermés dans un centre de rétention administrative, fait apparaître le caractère éminemment politique de ces actes et son potentiel de déstabilisation du pouvoir public. L’expérience de l’enfermement prolongé en l’absence de crime, et le caractère d’injustice attribué aux entraves juridiques qui retardent ou empêchent les migrants de se déplacer dans le pays de leur choix, est une expérience déterminante pour la prise de conscience et l’action.

Ce cas vient nourrir la réflexion sur l’émergence d’une identité collective en tant que conséquence de l’action de protestation. Ici, il n’a pas été question de mettre en évidence les leviers identitaires contribuant, en amont, à l’émergence de la mobilisation. Cette recherche montre plutôt qu’une identité collective et le sentiment d’appartenance à un groupe peuvent émerger en tant que conséquences du mouvement lui-même. C’est ailleurs qu’à Lampedusa même, et dans un temps successif à celui de l’action protestataire sur cette île-frontière que cela peut éventuellement avoir lieu, comme le montre la constitution des collectifs de « sans-papiers de Lampedusa » en Allemagne ainsi que le processus d’auto-identification en tant que groupe « Lampedusa in Hambourg » ou encore de migrants du « Lampedusa Village in Berlin ».

La sociologie des mouvements sociaux qui s’est intéressée à l’analyse des résultats de l’action collective rappelle que ces derniers peuvent être de nature différente, institutionnelle et extra-institutionnelle. Si pour certains mouvements sociaux, l’affirmation de l’identité collective et sa reconnaissance par la société est un objectif primordial, dans d’autres cas, elle est plutôt un produit en construction, dont le début du processus d’émergence se situe précisément dans l’action collective. La mobilisation peut transformer les biographies des participants (Taylor et Raeburn, 1995), en marquant une phase d’auto-identification collective nouvelle après la fin de l’acte protestataire. Elle peut également servir de base pour la construction de nouveaux liens avec d’autres personnes susceptibles de partager une manière de se mobiliser, de mettre des mots sur des expériences vécues et sur des revendications. In fine, elle peut fournir des catégories de pensée, d’analyse et d’action, à travers lesquelles voir et se voir en société (Polletta et Jasper, 2001).

En ce sens, nous souhaitons souligner le caractère heuristique d’une poursuite de la recherche dans le but d’appréhender les usages que les leaders des mouvements sociaux font de la mémoire et des expériences vécues en tant qu’éléments mobilisables durant le processus de construction de l’identité collective d’un groupe.