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Les quelques livres que Siegfried Kracauer (1889-1966) a écrits, aux côtés de ses nombreux feuilletons et critiques de films, commencent par un court préambule[1]. Dans ce qui n’est pas sans rappeler les avertissements que l’on peut aujourd’hui lire avant un film ou une émission de télévision, le journaliste, sociologue, critique de film et romancier énonce en quelques lignes bien tassées ce que ses livres ne sont pas. Parant à la critique, il précise les contours de ses objets et ses objectifs. Il tente ainsi de se débarrasser de tout ce qui pourrait agacer les critiques ou ennuyer les lecteurs par sa lourdeur.

Ce dossier a été conçu dans le cadre d’une double coopération, entre le Département de sociologie de l’Université de Montréal et l’Institut für Kulturwissenschaften de l’Université de Leipzig, ainsi qu’entre Sociologie et sociétés et Trivium, revue franco-allemande en ligne de sciences humaines et sociales. Grâce aux efforts réunis de collègues de sociologie et de littérature, nous pouvons offrir aux lecteurs des traductions de textes journalistiques de Kracauer et de quelques auteurs de langue allemande, classiques et contemporains, ayant chacun leur zeste sociologique. Nous souhaitons par ce dossier initier un public francophone à la forme du feuilleton, et susciter une réflexion sur l’apport qu’il représente pour la sociologie.

Parce que nous nous intéressons à son oeuvre au regard de la sociologie, nous avons sélectionné trois textes de Kracauer que nous faisons précéder d’une introduction (« Kracauer, sociologue de la culture »). Ces premiers textes sont « théoriques » : ils traitent de la relation entre littérature, journalisme et sociologie. Ils ont d’abord été publiés dans les pages de la Frankfurter Zeitung — le quotidien dont Kracauer a été collaborateur, puis éditeur, à la section « feuilleton » —, et sont maintenant disponibles dans l’édition critique des écrits de Kracauer (2004-2012) ; à une exception près[2], il s’agit de textes inédits en français. « À un auteur » (1929) est une lettre de la rédaction à un auteur fictif. Sur un ton ironique, Kracauer réfléchit à ce qui peut être publié dans la section feuilleton : prose ou reportage ? « La presse et l’opinion publique » (1930) est le compte rendu d’un congrès de sociologues auxquels il reproche de ne pas aborder la réalité des journaux, mais de privilégier la théorie et, souvent, des lieux communs. Dans « Sur l’écrivain » (1931), Kracauer examine le contexte de son époque et entrevoit une transposition des rôles de journaliste et d’écrivain.

Aux côtés des textes de Kracauer, nous proposons trois autres textes, des feuilletons. L’amalgame que nous nous trouvons à faire ici pourrait ne pas plaire aux auteurs d’un genre ayant donné naissance à des « stars » qui n’auraient peut-être pas aimé être associées les unes aux autres. « Feuilleton » (1921) est un texte de l’écrivain et journaliste Joseph Roth (1894-1939)[3] qui prend la défense du feuilleton, un genre selon lui déprécié par rapport à la grande littérature, à la philosophie ou au journalisme politique et économique. Parce que les feuilletonistes savent aussi faire preuve d’autodérision, nous ajoutons un autre texte, « Dans le hall d’hôtel » (1930) de Kurt Tucholsky (1890-1935), une satire prenant comme objet l’observateur — un psychanalyste, mais on peut aussi y voir un sociologue — d’une communauté passagère de clients d’un hôtel. Si les années 1920 et les débuts des années 1930 constituent le zénith du feuilleton, le dernier texte du dossier, « Schlabîme », publié en 2015, témoigne de sa pérennité. En portant une attention spéciale à la matérialité, aux détails, à la mémoire, Peter Richter y aborde le mouvement Pegida à Dresde comme seul le feuilleton sait le faire : en nous divertissant et en nous instruisant sur le mouvement populiste, davantage que ne l’ont fait de nombreux textes à prétention scientifique.

Ce regard, exigeant et empirique, tout en étant divertissant et sans formalisme, est la force du feuilleton, celle qui n’est souvent pas explicitée, sinon dans les avertissements.