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Dans le recueil Deutsche Berufskunde, édité conjointement par Carl Mennicke et von der Gabelentz — recueil dont chacun devrait posséder un exemplaire, car il s’agit ici de connaissances sur la condition de la société contemporaine en Allemagne, et peut-être aussi sur la transformation de cette condition —, on trouve un excellent passage de Peter Suhrkamp sur le journaliste[1]. Suhrkamp y esquisse les traits du journaliste ; non pas comme un phénoménologue qui énoncerait ses propriétés dans un espace abstrait, mais comme un praticien condensant des expériences touchant le lieu social du journaliste au sein du système économique contemporain. C’est entre autres en le confrontant à l’écrivain qu’il parvient à faire ressortir les caractéristiques du journaliste. Il souligne ainsi que l’écrivain peut se contenter, à la limite, de façonner un événement qui pourra sous cette forme être conservé pour le futur ; l’oeuvre journalistique, en revanche, puise son sens dans « l’actualité » de sa publication. « Son objectivité, sa concrétisation, n’émerge qu’au moment de la mise sous presse. Lors de cette mise sous presse, elle constitue, pendant un moment — mais uniquement pendant ce moment — une chose distincte ayant sa propre existence (dans ses relations avec le moment), que le moment suivant consomme, la plupart du temps, presque dans son intégralité ». À cette distinction, Suhrkamp en associe une autre, qu’il exprime ainsi : « Le journaliste ne veut pas, à l’instar de l’écrivain, créer quelque chose, mais il veut modifier quelque chose qui doit être modifié ; et selon lui, seule la surface matérielle de l’existence, et non sa couche transcendantale, peut être modifiée[2]. »

Je trouve que les définitions du journaliste de Suhrkamp offrent aussi des éléments plus importants encore sur le type d’écrivain qui domine encore aujourd’hui. L’écrivain : il est, aujourd’hui comme avant la guerre, l’auteur de produits littéraires d’une valeur impérissable. Il n’écrit pas pour le moment immédiat, mais pour la postérité ; dans l’intérêt de la Vérité ou de la Justice, et non des changements ; poussé par ses pulsions intérieures et non par la satisfaction des nécessités extérieures. Bref, la plus ou moins bonne capacité à représenter « l’Absolu » constitue l’aspect crucial de la définition de l’écrivain, et cette conception persiste aujourd’hui, presque inchangée. Peu importe l’admiration suscitée par l’engagement de Voltaire à Calas et le « J’Accuse » de Zola, ces efforts n’ont pas été considérés comme littéraires ; ils ont plutôt été élevés — ou rabaissés — au rang d’efforts « humains ». Le jugement négatif du métier de journaliste, particulièrement répandu chez nous, vient de pair avec l’idée que l’écrivain baigne dans un parfum d’éternité.

Le parfum a tourné. Mais je préfère d’abord m’abstenir d’apporter les rectifications nécessaires à l’image usuelle de l’écrivain pour montrer plutôt dans quelle mesure l’écrivain lui-même commence effectivement à se transformer. Aussi étrange que cela paraisse, sous la pression des conditions économiques et sociales, le journaliste et l’écrivain ont aujourd’hui presque échangé leurs rôles. Non pas que le journaliste serait plus qu’avant mû par l’ambition de produire des articles littéraires ; mais, dès lors qu’il est journaliste pour la presse bourgeoise, il n’a clairement plus la fonction de s’engager pour changer la situation. Soit les représentants du capital se sentent très menacés, soit ils sont simplement devenus particulièrement sensibles : dans tous les cas, le pouvoir de s’exprimer librement en tant que journaliste au sein de la presse bourgeoise est aujourd’hui presque encore plus limité qu’à l’époque de la puissance militaire impériale. Ce n’est pas un hasard si la presse, dépendante du capital, tend à devenir de plus en plus neutre et à donner une plus grande place aux informations qu’aux commentaires ou même aux critiques fondamentales. À une époque où la crise économique est devenue une crise systémique, elle ne peut guère se comporter autrement. Avec la passivité imposée à la presse, le journaliste n’a plus de marge de manoeuvre. Il est poussé sur une voie secondaire ; plutôt que d’utiliser les événements comme exemples, il doit souvent se contenter de les observer comme un spectateur et de simplement les dépeindre. Le même mouvement qui libère le vrai journaliste de son rôle initial fait apparaître, me semble-t-il, un nouveau type d’écrivain dont l’ambition est d’occuper l’espace vacant. Un type qui ne se voit pas poussé par la vocation de servir « l’Absolu », mais par la mission de se dresser à lui-même (et au grand public) un bilan de notre situation actuelle. Je pense ici à certains journalistes qui ont rejoint les rangs des écrivains afin de satisfaire à leurs exigences de journalistes (alors que certains écrivains, par leur statut, sont accueillis dans les colonnes de journaux sans pour autant être des journalistes) ; je pense aux nombreux écrits à saveur documentaire des dernières années, qui cherchent à nous sensibiliser aux conditions sociales ; je pense à ces romans qui ne sont en fait que des descriptions de situations, traitant de la condition des chômeurs, des employés, des partis politiques, etc. Certes, la valeur artistique de pareils écrits peut être faible, mais elle n’est pas l’objectif principal de tels auteurs.

Si l’écrivain nouveau genre ne ressemble aucunement au journaliste, il partage pourtant une caractéristique avec lui : il se distingue fondamentalement de l’écrivain de l’ancien genre. Il nie formellement la « couche transcendantale de l’existence » envers laquelle il adopte une attitude que l’on pourrait bien rattacher au matérialisme dialectique et qui, dans certains cas, s’y appuie effectivement. Dans cette doctrine, que je ne souhaite ici aborder qu’aux fins de ce qui est nécessaire à ce contexte, les soi-disant définitions transcendantales ne sont pas des sujets de réflexion admissibles. Seule une façon de penser qui alimente activement le processus social vers une société sans classes peut se revendiquer de la réalité. Je ne prétends pas que tous les écrivains modernes dont il est ici question auraient adopté le matérialisme dialectique, mais je crois que c’est bien cette approche qui provoque leur refus de « l’Absolu ». Une théorie n’a pas besoin de dominer pour avoir des effets, et si elle est, de plus, confirmée cent fois par les conditions, elle agit chez beaucoup d’écrivains qui ne la connaissent même pas. Le désintérêt de ces écrivains pour les valeurs idéalistes n’est en tout cas pas plus faible que leur désir de s’immerger dans l’ici-bas. Le « drame du moment », lui aussi, émerge de cette intention. Ils se comportent de manière politique plutôt que contemplative ; au lieu de rechercher ce qui est général au-delà de ce qui est particulier, ils le trouvent dans le sillon de ce qui est particulier ; au lieu de suivre les développements, ils aspirent aux ruptures. Tout cela ne dit rien sur la valeur ou l’utilité de leurs publications ; je souhaite en effet souligner, de façon globale, une attitude qui tente de s’imposer dans la littérature contemporaine.

Récemment à Berlin, l’écrivain russe S.[ergueï] M.[ikhaïlovitch] Tretiakov s’est exprimé devant un public d’intellectuels au sujet du « nouveau type d’écrivain ». N’étant manifestement pas assez informé sur la situation en Allemagne, il a formulé des attaques bien trop générales contre l’écrivain de métier, attaques qui ont donc raté leur cible. Certes, la collectivisation des écrivains, méthodiquement mise en oeuvre dans l’intérêt de l’édification du socialisme en Russie, représente une expérience importante qui peut mener à des résultats remarquables. Mais, dans un pays comme l’Allemagne, les conditions ne sont pas données pour une telle approche. L’anarchie économique, la résistance d’idéologies obsolètes et la structure délabrée de nos intellectuels confinent pour l’instant l’écrivain dans l’isolement. C’est seulement en solitaire (ou, dans le meilleur cas, avec des personnes de mêmes convictions) qu’il peut, jusqu’à nouvel ordre, détruire la fausse conscience, en préparer une vraie, et assumer toutes les autres fonctions cruciales qui lui incombent au sein de la société contemporaine.