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Les grands barbus, ces messieurs sévères et vénérables méprisent le feuilleton.
Je pourrais maintenant orner le papier de beaux mots colorés, un véritable arc-en-ciel de bulles de savon. Mais seuls les femmes et les grands enfants s’en réjouiraient. Les hommes, en revanche, prétendent s’occuper de questions intemporelles.
Tout comme : le commerce de la bonneterie et du tricot, l’achat de panneaux frangibles d’amiante, les brevets de stylographe, la production de couvercles en carton ; ou, la politique, les traités de paix par exemple et les ententes commerciales internationales ; ou, la science, les voyelles infléchies dans le poème du roi Rother, les permutations et ajouts à la théorie de la relativité d’Einstein.
Les graves de l’orchestre du monde, les clairons, les hauts-de-forme et médecins légistes perpétuels. Ouf ! Ils haussent les épaules lourdes des galons de sainteté. Ils sont les tambours-majors des fanfares de la culture.
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Un tel tambour me dit un jour : « Le feuilleton est un genre bourgeois. » Et il secoua la tête au rythme d’une marche funèbre comme un cheval de corbillard.
Un genre bourgeois : parce qu’il peint le bourgeois des couleurs de la culture avec lesquelles il aime se farder.
Parce qu’il peut lire le feuilleton entre la sieste et le goûter ; la culture au dessert.
Le feuilleton serait issu du désir de divertissement ou, pire encore, d’amusement. Et un monsieur vénérable ne s’amuse pas. Fi !
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Le tambour achève le feuilleton à coups de morale. En toute impunité, il est permis au politicien de dire des idioties décousues et improvisées pendant trois heures, en maltraitant la langue. Un feuilletoniste qui écrit dix lignes de beaux mots, de bulles de savon, est un imposteur.
Il en va de la position à adopter relativement aux bulles. La plupart des gens sont, c’est connu, de l’avis que le savon n’est qu’une affaire de propreté.
Si le feuilleton s’appelait « article », il y aurait de bons et de mauvais articles. Et même les marchands de savon le liraient. Mais on a quand même le droit de dire des choses vraies sur une demi-page de journal.
Du soi-disant fait que l’auteur de cette demi-page n’a mis qu’un bref moment à la rédiger, ils en déduisent que cette demi-page n’est que gribouillage.
J’ai écrit au sujet de la salamandre géante de l’aquarium, le Maximuslobatrochus mega et j’ai exprimé l’idée que je préférerais être une salamandre géante qu’un homme.
À la suite de quoi un homme m’a demandé des explications. Il ne comprenait pas que l’on puisse écrire sur des salamandres géantes sans aucune connaissance en sciences naturelles et qu’on puisse vouloir en devenir une. Je dévoile son identité lorsque je retranscris ici cette phrase : « Voulez-vous vraiment, me demanda-t-il, devenir un Megalobatrochus ? »
C’était le dimanche après-midi. Le soleil éclairait le monde d’une lumière tamisée ; sur la terrasse du café, on entendait tinter les cuillères d’argent et les coupes glacées comme les clochettes de la vie. Et je dis : « Non ! »
« Eh bien, ainsi rétorqua l’homme (un Homo sapiens dégénéré), ça ne va pas, on n’écrit pas de façon si “malhonnête” ! »
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Les gens disent : « Heine a répandu dans le monde la calamité du feuilleton. » Les carnets de voyage de Heine ne sont pas qu’amusants, ils représentent un accomplissement artistique et, ainsi, éthique. L’homo sapiens dégénéré aurait passé dix ans à éplucher les différentes statistiques parisiennes pour ensuite écrire un livre ennuyeux et, donc, immoral.
Heine a peut-être tu quelques menus faits, mais il entendait les faits comme ils devaient l’être. Ses yeux ne se réduisaient pas à des instruments, à des nerfs optiques.
Si ça c’est « bourgeois », alors « bourgeois » est très éthique. Vive la bourgeoisie !
Hérodote, le feuilletoniste de l’Antiquité, était-il aussi un bourgeois ?
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Le malheur de ce monde vient des pathétiques porteurs de cothurnes des tragédies grecques, des prédicateurs et des scandalisés. Ils sont certains de ce qu’ils savent. L’usage d’un nouveau pronom leur est péché, ils connaissent la grammaire. Ils traversent ainsi la vie et marchent derrière leur futur comme derrière leur propre cortège funèbre. Leurs têtes « pèlerinent ».
(Curieusement, ils se réfèrent à Karl Kraus, cet esthète, qui impute au genre l’existence des feuilletonistes.)
Il est vrai, il existe d’abominables feuilletonistes, mais ce sont les chevaux de corbillard, les pathétiques qui ont, par hasard, atterri à la section feuilleton. Les médecins légistes coiffés des grelots du fou du roi.
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Cet été, ils sont partis en voyage et les journaux allemands sont remplis des descriptions qu’ils produisent. Ils sont dépourvus d’humour et s’adonnent à des tirades sur le soleil, la lune et les montagnes. Par exemple : « Le fleuve argenté qui, comme un ruban étincelant, encercle la charmante petite ville. »
Ils ont des clichés pour les paysages et ainsi, et pas autrement, sont ce paysage-ci et ce paysage-là. Jamais une montagne n’a été autre que majestueuse, un fleuve d’argent, la petite ville dans laquelle ils séjournent, charmante.
« On marche lorsque les augustes cloches de Salzbourg… » Et le doux son d’un grelot retentit parfois plus que le carillon des cloches.
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Regardez : je viens de faire une « boutade ». Un « paradoxe ». Un « feuilleton ».
Lorsque tu révèles une vérité sous une forme brève et condensée et sous un nouveau jour, elle n’est que paradoxe. La vérité est réduite à une « simple banalité ».
C’est un monstre de phrases, un Megalobatrachus grammatical. Des verbes auxiliaires, des pompons ballants, décorés de franges de subordonnées, des verbes qui s’apparentent à des pièces qui se seraient glissées dans la doublure déchirée d’une poche de veston. Tout ce qui est ainsi exprimé est une « vérité ».
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Et tout le malheur du monde vient aussi des pourfendeurs des porteurs de cothurnes des tragédies grecques. Les adeptes des semelles plates.
Je veux dire le « littérateur » à tout prix. Celui qui se moque de la pelouse seulement parce que le bourgeois y ronfle le dimanche. Il renie le coeur et la douleur parce que les dilettantes font rimer coeur et douleur. Parce que plein d’incapables se sont approprié le printemps comme sujet poétique, les éternels des cafés, humant déjà les effluves de la forêt vierge sur la terrasse, le rejettent.
Leur relation à Dieu est semblable à celle du clébard qui aboie à la lune faute de pouvoir l’atteindre. Ils n’osent pas saisir son reflet argenté seulement parce qu’il est cliché. Pour cette raison, ils le rejettent.
Au Café Monde, ils savourent une tasse de visions avec une dose d’imagination.
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Ce que j’ai écrit ici est aussi un « feuilleton ». Voilà pourquoi je l’ai appelé ainsi tout en ayant exprimé des vérités, des choses importantes. J’y ai consacré un peu plus d’une heure.
Appendices
Note
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[*]
« Feuilleton », reproduit dans Roth, J. (2013). Ich zeichne das Gesicht der Zeit. Essay — Reportagen — Feuilletons, Zurich, Diogenes, p. 24-28 [Original : Berliner Börser-Courier, 53 (341), 24 juillet 1921, supplément, p. 5-6].