Feuilleton

Dans le hall d’hôtelIn der Hotelhalle[Record]

  • Kurt Tucholsky, alias Peter Panter

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  • Kurt Tucholsky
    alias Peter Panter

  • Traduction de l’allemand au français
    Barbara Thériault
    Barbara Agnese
    Francis Douville Vigeant
    Marie-Michèle Blondin

Nous étions assis dans le hall du grand hôtel, dans un de ces halls dans lesquels on se sent toujours comme dans un film — le film n’eût pas été différent. Il était cinq heures vingt-cinq. Mon partenaire de discussion était psychanalyste ; ses heures de consultation terminées, nous buvions un petit thé. Son prix était si élevé qu’on aurait pu dire : nous prenions le thé. « Regardez, dit-il, ce n’est qu’une question d’exercice. Ils vont et ils viennent, hommes, femmes, Allemands et étrangers, clients de l’hôtel, visiteurs…, et personne ne les connaît. Je les connais. Un regard suffit ; c’est chic d’avoir fréquenté un peu la psychologie. Je lis les gens comme des livres ouverts. » « Que lisez-vous ? » lui demandai-je. « De petits chapitres tout à fait intéressants ». Les yeux plissés, il regardait autour de lui. « Il n’y a pas de mystère ici. Je les connais tous. Allez, posez-moi des questions. » « Eh bien, par exemple : qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? » « Lequel ? » « Le vieux monsieur… avec les favoris… non, pas lui… oui, celui-là… » « Lui ? » Il n’hésita pas une seconde. « C’est… l’homme, comme vous le voyez, a une ressemblance frappante avec le vieil empereur François-Joseph. On pourrait dire qu’il est le portrait craché de l’empereur ; il a l’air de… il a l’air d’un vieux facteur que l’on considère bienveillant parce qu’il apporte des mandats d’argent. Sa posture, ses allures… Je pense que l’homme est un ancien fonctionnaire de la cour de Vienne, un très haut fonctionnaire même. L’effondrement de l’empire l’a touché de près, de très près même. Oui. Mais regardez seulement sa façon de parler avec le garçon : c’est un aristocrate. Il n’y a pas de doute. Un aristocrate. Regardez-le, on voit en lui la chancellerie, Vienne, toute l’ancienne culture de l’Autriche, la grande école de cavalerie — tu, Felix, Austria… C’est assurément une Excellence, un quelconque personnage très haut placé. Voilà. » « Épatant. Vraiment épatant. Mais comment faites-vous ? » Il sourit, trop flatté pour être véritablement flatté. Quel homme vaniteux ! « Comme je vous le disais, c’est une question d’exercice. J’ai développé cette aptitude au fil de mes consultations. Je ne suis certes pas Sherlock Holmes. Je suis, comme beaucoup d’autres, psychanalyste, mais j’ai un oeil aiguisé. J’ai l’oeil. » Et il fumait, satisfait. « Et la dame là, derrière ? Celle-là, assise à la table et qui a l’air d’attendre quelqu’un. Vous voyez, elle regarde toujours en direction de la porte. » « Celle-là ? Cher ami, détrompez-vous. La dame n’attend pas. Du moins, elle n’attend personne en particulier. Elle attend… oui, en effet, elle attend. Elle attend le miracle. Attendez… un moment… » Il tira un monocle de la poche de sa veste, le mit en place. Le monocle ne s’ajustait pas bien, et il le remit en place. « C’est… Il s’agit donc d’une des dernières grandes cocottes de ce pauvre monde. Comme vous le savez, les cocottes disparaissent au même rythme que leur appellation. La concurrence bourgeoise… Oui, en d’autres mots : une reine du désir vénal. En termes moins pathétiques : une dame du grand monde, du très grand demi-monde. Dieu, grand Dieu… vous avez vu ce geste de la main ? Elle dévore les hommes. Elle les dévore. C’est une… Et dans ses yeux, regardez attentivement ses yeux, regardez-les attentivement… Dans ses yeux, il y a tout un trouble de deuil, un jardin entier de saules pleureurs. Cette femme rêve ; elle rêve de tant d’accomplissements qui n’en …

Appendices