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La canicule a été décrite comme un tueur silencieux, qui peut agir à grande échelle sans attirer immédiatement l’attention. C’est un accident climatique sans caractère spectaculaire, car il ne détruit pas les biens. Une fois que les personnes commencent à souffrir de pathologies liées à la chaleur, leur état de santé se dégrade assez vite et il est souvent trop tard pour intervenir avant le décès. C’est pourquoi les observateurs soulignent l’importance de la prévention et d’un déclenchement rapide de l’alerte. Si l’on anticipe le risque, on peut préparer des mesures, avant que la canicule commence, et les mettre en oeuvre dès que l’alerte est donnée : intervenir auprès des personnes repérées préalablement comme fragiles, les amener à s’hydrater, les déplacer dans des lieux frais, modifier certains traitements médicamenteux, etc. Lors de la canicule de 2003 en France, ces mesures n’ont pas été suffisamment mises en oeuvre. Comment expliquer cette absence d’anticipation du risque, alors que le bilan des victimes est si lourd, avec près de 15 000 décès?

Plusieurs enquêtes ont déjà apporté des éléments de réponse. Les divers rapports administratifs et parlementaires qui ont suivi la canicule de 2003 en France ont donné des précisions importantes sur la défaillance des systèmes d’alerte (Lalande, 2003; Jacquat, 2003; Létard, 2004; D’Aubert, 2004). Mais ils ont souvent adopté une perspective convenue sur le fonctionnement de l’administration et des hiérarchies, tout en occultant certains aspects de la catastrophe (Laroche, 2005). Les médias ont également apporté des informations utiles pendant et après la canicule, mais ils ont aussi incriminé les familles des personnes âgées décédées et les médecins généralistes, qui seraient, les uns et les autres, partis en vacances en abandonnant les victimes, accusations dont on s’est rendu compte ensuite qu’elles n’étaient pas fondées (Bungener, 2004). Notre objectif est de montrer quels sont les apports originaux d’une approche sociologique pour comprendre les défaillances dans les systèmes de prévention des risques sanitaires.

Sociologie de la ville et sociologie des organisations

L’analyse sociologique des désastres climatiques est fortement marquée par l’ouvrage de Klinenberg (2002) sur la canicule de Chicago, en juillet 1995, qui a fait plus de 700 victimes en six jours. L’influence de ce livre a dépassé les seuls milieux de la recherche académique. Malgré les critiques faites de cet ouvrage aux États-Unis (Clarke, 2004; Duneier, 2006), qui portent en particulier sur la méthodologie de ses enquêtes de terrain[1], les récits de la canicule française de 2003 en reprennent des éléments (Laroche, 2005). Klinenberg met l’accent sur l’invisibilité de la crise sanitaire. À Chicago comme en France, un grand nombre de personnes sont décédées sans attirer l’attention, jusqu’à ce que les services d’urgences soient débordés et que les responsables des morgues ne sachent plus où stocker les corps. Son analyse des arguments des hommes politiques, qui rejettent toute responsabilité dans le désastre en naturalisant l’événement, s’applique également très bien au cas français (Lagadec, 2004; Lagadec, 2005).

L’auteur montre l’intérêt d’une approche sociologique mettant l’accent sur des caractéristiques méconnues du milieu social qui ont rendu la crise possible. Les études épidémiologiques et médicales conventionnelles ne peuvent pas analyser la « catastrophe socialement organisée, que l’enquête sociologique peut déchiffrer [2] » (2002 : 21). L’auteur veut aller au delà des facteurs individuels associés aux taux de décès, en les replaçant dans le contexte plus large des communautés, des services sociaux municipaux et des politiques locales (2002 : 21). Il suit Durkheim, qui a établi dans Le suicide que même un événement aussi individuel que le suicide n’est pas réductible à la psychologie individuelle, mais révèle des régularités sociales. Klinenberg met l’accent sur le fait que les décès, que l’on pourrait attribuer aux seules conséquences de la chaleur sur la physiologie des individus, sont en fait distribués d’une manière régulière dans la ville. Les victimes sont principalement des personnes âgées et pauvres, issues de minorités ethniques. Il en déduit que la catastrophe, dite naturelle, est socialement construite. On l’a laissée décimer certaines catégories de personnes, et pas d’autres. Comme pendant la canicule de 2003 en France, il y a très peu de victimes parmi les enfants, par exemple, alors que leurs organismes sont fragiles, en particulier quand ils sont très jeunes.

Comment reconnaître un désastre?

L’analyse que fait Klinenberg doit cependant être complétée. Le choix des éléments à examiner et des explications qu’il apporte nous semble discutable. Sans surprise, l’auteur dirige son attention vers les sujets classiques de la sociologie urbaine, qui est sa discipline de prédilection : la production sociale de l’isolement pour les personnes qui vivent seules et ont peu de contacts avec autrui, les spécificités des différents quartiers, les caractéristiques des réseaux sociaux dans les différentes communautés, le sentiment de former une communauté ou non, les modalités de l’action municipale et la couverture des événements de la canicule par la presse locale. Alors qu’il annonce vouloir étudier le fonctionnement des services sociaux, l’auteur ne fait qu’une description rapide de leur organisation et des interactions qui s’y sont déroulées pendant la canicule (2002 : 139-147).

Klinenberg cherche à expliquer les différences de taux de mortalité selon les quartiers, plutôt que les processus organisationnels qui ont échoué à produire, ou à traiter, des signes de crise imminente. Il se contente d’attribuer cette incapacité à l’indifférence de la classe politique et des médias de Chicago envers les personnes âgées et les pauvres, en particulier quand ils sont issus de certaines minorités ethniques. Mais, est-il suffisant d’attribuer les décès aux « politiques sociales néoconservatrices » (Klinenberg, 2002)? Sans sous-estimer les tendances structurelles qui conduisent à négliger les besoins de certaines catégories de la population, nous pensons qu’il vaut mieux étudier en détail les systèmes qui ont échoué à rendre les morts prévisibles, puis visibles, alors que c’était leur mission. Nous suggérons que la sociologie des organisations peut apporter des éléments de réponse. Nous faisons l’hypothèse que les élites responsables de la protection de la santé de la population sont bien intentionnées, mais qu’elles n’ont pas vu qu’une crise se développait. La question principale nous semble être : comment reconnaître un désastre, quand on en voit un?

Brève chronologie de la canicule de 2003 en France

À partir des rapports d’enquêtes administratives et parlementaires sur la canicule de 2003 en France, de travaux de sciences politiques (Milet, 2005) et de l’ouvrage de l’ancien directeur général de l’administration de la santé (Abenhaim, 2004), on peut retracer une brève chronologie des principaux messages d’alerte qui ont circulé à l’intérieur de l’administration ou vers le grand public pour montrer comment les pouvoirs publics, des médias et des professionnels de la santé ont progressivement pris conscience de la gravité de la situation sanitaire.

Les températures sont exceptionnellement chaudes à partir du 4 août 2003, mais les premiers signaux d’alerte et les premières mesures sont prises le 6 août. Lors de cette journée, un médecin conseiller du ministre de la santé, demande à la Direction générale de la Santé (DGS), l’administration sanitaire centrale[3], de faire circuler un communiqué aux médias et à différents services administratifs sur les précautions à prendre en cas de fortes chaleurs. Le même jour, cette administration est contactée par un médecin inspecteur de santé publique travaillant dans l’administration départementale de la santé en Bretagne. Il s’inquiète de trois décès de personnes jeunes mortes d’hyperthermie sur leur lieu de travail. La DGS transmet ce message à l’Institut national de Veille sanitaire (INVS), agence administrative chargée de la surveillance des risques sanitaires.

Le 7 août, la DGS reçoit un appel de l’administration départementale de la santé de Paris, qui signale le décès d’une personne d’âge moyen par hyperthermie. Une autre direction de l’administration centrale, la Direction de l’Hospitalisation et de l’Organisation des Soins, reçoit un appel du médecin chef du service des urgences de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, par ailleurs responsable d’un syndicat médical. Il signale la suractivité de plusieurs services d’urgences parisiens, qui reçoivent un grand nombre de personnes à cause de la chaleur, et l’insuffisance du nombre de lits pour hospitaliser les patients. Cette information est transmise à un conseiller du ministre de la Santé. Elle est aussi transmise à l’Agence régionale d’Hospitalisation d’Île de France, qui supervise d’autres services d’urgences, et qui ne signale aucun problème particulier. Le même jour, un bulletin de Météo France annonce que la canicule va durer et mentionne les risques potentiels pour la santé.

Vendredi 8 août, l’administration départementale de la santé des Hauts de Seine, en banlieue parisienne, signale à la DGS des décès parmi des personnes hébergées en institution, et les attribue à la chaleur. Pour mieux comprendre la situation, la DGS contacte tout d’abord le médecin responsable du service mobile d’aide d’urgence à Paris, qui confirme que ses services sont très sollicités, mais qu’ils parviennent à répondre aux demandes. La DGS contacte aussi l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris, qui gère un grand nombre d’hôpitaux parisiens, et qui tient le même discours. La Brigade des Pompiers de Paris, contactée également, car elle participe à l’administration des premiers secours, mentionne une augmentation de son activité de secours, mais omet de signaler que le nombre de décès constatés est plus élevé que d’habitude. La DGS reçoit un appel d’un médecin gériatre d’un hôpital parisien qui lui signale deux décès de personnes âgées par hyperthermie dans son établissement. La DGS demande à l’INVS, qui a reçu un appel similaire d’un autre hôpital parisien, de surveiller la situation. Puis, elle émet un communiqué sur les fortes chaleurs en France où elle fait des recommandations sanitaires pour le grand public. Ce communiqué est faiblement relayé par les médias pendant les deux jours de week-end qui suivent.

Le 9 août, le médecin responsable du service mobile d’aide d’urgence à Paris alerte sa hiérarchie, la direction de l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris. Celle-ci demande aux directeurs d’hôpitaux parisiens de mettre plus de lits et de personnel à disposition des urgences, mais elle n’informe pas la DGS de son action. La DGS est contactée par un journaliste du quotidien régional Le Parisien, et lui dit estimer que la canicule a fait une centaine de victimes. Les pompiers et les services de police de Paris constatent une forte augmentation du nombre de personnes âgées victimes de la chaleur, mais cette information ne circule pas.

Le lendemain, le journal Le Parisien publie une interview du médecin chef des urgences de Saint-Antoine, qui décrit la situation dans les Urgences comme une « véritable hécatombe ». Ce médecin est aussi interviewé par une grande chaîne de télévision et annonce qu’il y a eu au moins cinquante morts en quatre jours. Ses propos sont repris par plusieurs médias. L’Assistance publique des Hôpitaux de Paris annonce, elle aussi, au cours d’une conférence de presse, le chiffre de 50 morts.

Le lundi 11 août, la direction de l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris met en oeuvre un plan de mobilisation de son personnel. Devant la controverse médiatique qui commence, le ministère de la Santé publie un communiqué de presse énonçant les mesures déjà prises en région parisienne et ne mentionne pas les estimations précédentes. Le ministre intervient le soir sur la même chaîne de télévision en tenant des propos plutôt rassurants. Pourtant la DGS a reçu dans la journée des informations alarmantes de la part de morgues de la région parisienne, qui n’arrivent plus à faire face aux demandes de dépôt de corps. Cette information a été transmise au ministère. Pour connaître précisément le nombre de décès liés à la chaleur, L’Institut National de Veille Sanitaire envoie un questionnaire à tous les hôpitaux du pays.

Le 12, la DGS demande aux pompiers de Paris combien de décès liés à la canicule ils ont constatés. Ceux-ci ne transmettent pas l’information, 400 morts, dans l’attente de l’autorisation de leur hiérarchie.

Le 13 août est la dernière journée de température caniculaire. L’INVS n’a pas suffisamment de réponses à son enquête pour fournir des informations précises à la DGS ou au ministère. La DGS demande à la principale entreprise funéraire du pays combien de décès elle a constaté dans les différentes régions où elle est implantée. D’après ses chiffres, une première estimation du bilan se monte à 3 000 morts. Ceci est communiqué à la télévision par la DGS. Le premier ministre déclenche le Plan Blanc en région parisienne, pour mobiliser le personnel soignant de tous les hôpitaux et augmenter le nombre de lits disponibles.

Comment les organisations échouent

Bien qu’il y ait eu de nombreuses recherches sur les échecs organisationnels ces dernières années, l’un des travaux les plus marquants est celui du sociologue britannique Barry Turner dans les années 1970 (Turner, 1976, 1978 [1997]). À l’opposé du point de vue dominant à l’époque, et encore assez répandu, selon lequel ces événements résultent d’inévitables erreurs humaines, Turner montre qu’ils sont le produit d’un ensemble d’échecs dans la structure des organisations. Ces échecs sont en nombre limité et on peut les identifier. Ils empêchent de détecter le désastre imminent et d’agir à temps d’une manière efficace. Les désastres sont rarement des événements soudains. Dans la plupart des cas, on peut retrouver des signes avant-coureurs. Comme d’autres l’ont souligné depuis, en particulier Vaughan (1983, 1996, 2004), et comme Turner l’a reconnu par la suite, certains de ces facteurs d’échec sont autant culturels que structurels. Cependant, son argument principal reste pertinent : les accidents sont rarement le résultat d’une erreur humaine, mais plutôt le produit de systèmes qui amènent les humains à prendre des décisions qui s’avèrent catastrophiques ou qui s’enchaînent d’une manière qu’ils ne pouvaient pas prévoir. Au moment de la canicule de 2003, de nombreux acteurs ont pris des décisions basées sur une connaissance incomplète des informations disponibles à l’époque, ou même dans l’ignorance des événements, car ceux-ci n’étaient pas enregistrés par les systèmes d’information disponibles, ou mieux, par les producteurs d’information.

Comme les échecs sont inhérents aux structures et aux cultures organisationnelles, ils ne peuvent qu’être faiblement corrigés par les recommandations conventionnelles des enquêtes officielles. Changer le recrutement et la formation sont des moyens peu efficaces de modifier les comportements au travail (Freidson, 1975). Augmenter le contrôle, la supervision et les régulations amène à introduire davantage de complexité et à accroître les interdépendances. Paradoxalement, cela peut augmenter le nombre de lieux où peuvent se produire des déviations par rapport à la norme (Crozier, 1964) et des erreurs (Perrow, 1984). Ce dernier a montré, par exemple, que cela peut réduire le nombre de zones tampons où les erreurs peuvent être rattrapées. Turner plaide pour une approche qui consisterait à imaginer à quoi ressemblerait une organisation sans erreur. Cette démarche est assez fréquente en sciences sociales. Les économistes utilisent la notion utopique de marché parfait pour montrer les obstacles qui existent dans le monde réel en matière de transactions. Les historiens posent parfois des questions en termes de : « Qu’est-ce qui se serait passé si... » pour tester des relations que l’on suppose exister entre des événements. Turner suggère qu’une organisation sans erreur donnerait à tous ses membres et à toutes les personnes en relation avec elle des informations parfaites, non ambiguës et intelligibles, sur son état actuel et les processus en cours, à la fois à l’interne et vis-à-vis de son environnement. Tous les acteurs auraient accès à toutes ces informations et pourraient les comprendre. L’information serait présentée en permanence en temps réel. Les acteurs bénéficieraient à tout moment de la possibilité de modifier leurs actions à la lumière de cette information.

Formulé ainsi, il est clair que ce modèle est tout à fait irréaliste. Mais cela donne un point de départ utile pour chercher jusqu’à quel point et pourquoi il est irréaliste. Qu’est-ce qui empêche le monde réel de ressembler à ce modèle? Qu’est-ce qui bloque l’acquisition et l’utilisation d’informations pertinentes pour la prévention des erreurs, des accidents et des échecs? Pourquoi est-ce que l’information n’est pas disponible au moment approprié dans une forme que les acteurs peuvent comprendre et utiliser? Ces questions amènent Turner à reconnaître plusieurs grands types d’échecs de la communication dans les organisations. Nous allons en présenter ici quatre.

Des informations complètement inconnues

Dans certains cas, préalablement à la survenue du désastre, il n’existe aucune information exploitable et intelligible qui puisse permettre à une organisation de l’anticiper. Le défi ici est d’améliorer la capacité de l’organisation à chercher les informations pertinentes, que ce soit à l’interne ou à l’externe. Selon Clarke (2006), cela suppose un certain degré d’imagination.

Des informations disponibles, mais qui ne rentrent pas dans les cadres interprétatifs

Pour Turner, les organisations constituent des « zones d’information limitées[4] », ce qui est l’une des conséquences de la censure interne pour limiter la charge de travail de chaque échelon hiérarchique. Un monde où l’information serait parfaite surchargerait chaque destinataire. Une des solutions apportées consiste à élaborer des représentations[5] qui définissent les connaissances pertinentes pour l’action collective des membres de l’organisation et des personnes en relation avec elle. Ceci permet de gérer les flux d’information dans l’organisation. Cependant, les définitions de ce qu’est une information pertinente, utile et compréhensible peuvent être dangereuses, car elles excluent les informations sur les risques qui émergent dans l’environnement de l’institution. Quand des événements commencent à se produire et à contredire les représentations dominantes, leur sens n’est pas compris.

Des informations connues, mais pas pleinement prises en compte

Les informations pertinentes sont disponibles pour les membres de l’organisation mais ceux-ci ne leur accordent pas suffisamment d’attention. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela. L’une d’entre elles est la censure interne (Vaughan, 1983) : certains jugements ne sont pas communiqués à l’attention d’acteurs clés pour ne pas les surcharger de travail. Des personnes peuvent aussi recevoir l’information, mais ne pas la traiter, car elles sont distraites par d’autres tâches plus pressantes, ou parce qu’elles ne font pas confiance à la source de l’information. Elles peuvent aussi recevoir une telle masse d’information qu’elles ne parviennent plus à déterminer ce qui est pertinent.

Des informations connues, mais éparses

Quand l’information est répartie entre un grand nombre d’acteurs ou d’institutions, aucun d’entre eux ne peut avoir une vision d’ensemble. Dingwall (1986) a montré que ce type d’échec était courant dans le domaine de l’enfance en danger. Les professions de la santé, les travailleurs sociaux, les enseignants et les forces de l’ordre peuvent avoir chacun une partie de l’information sur la maltraitance d’un enfant, mais ces fragments ne sont pas rassemblés d’une manière qui permette aux acteurs de percevoir le risque collectivement. Plus récemment, ceci a fait l’objet de recherches en cognition sociale (Hutchins, 1991; Hutchins, 1994; Hutchins et Klausen, 1996; Seifert et Hutchins, 1992), où l’on pense que c’est un réseau de relations, plutôt que des acteurs individuels de ce réseau, qui détient l’information. Pour réussir une tâche avec des actions coordonnées à l’intérieur d’un réseau, il ne suffit pas que les individus aient une bonne connaissance individuelle de leur rôle et de ce qu’ils doivent faire. Il faut que tous les membres accomplissent des actions pertinentes exactement au bon moment et dans le bon ordre.

En présentant ces différents types d’échec de la communication, Turner ne suggère pas qu’il serait possible de rendre des organisations semblables au modèle idéal de circulation parfaite d’informations. Il considère que les erreurs sont normales. Ce qu’il montre, ce sont des moyens de déterminer comment les erreurs normales apparaissent et comment on peut accroître la capacité des organisations à les corriger. Après lui, plusieurs chercheurs ont développé l’idée selon laquelle les erreurs et leurs rattrapages font partie du fonctionnement habituel des organisations, ce qui débouche sur une nouvelle conception de la sécurité dans les organisations complexes (Gilbert, 2005). Il est vraisemblablement encore possible d’affiner la théorie de Turner sur la communication autour du risque dans les organisations, en élargissant le sens qu’il donne à la notion d’information. Son concept d’information, dans ses premiers ouvrages, est influencé par sa formation d’ingénieur où le sens donné à ce terme est plus étroit que dans les sciences sociales. Il faudrait davantage s’interroger sur ce qui est considéré comme une information et sur comment on la reconnaît, on la transforme et on la traite.

Utilisons maintenant ces outils pour examiner comment les débuts du désastre sanitaire, qui semblent si évidents avec le recul, ont échappé à la perception des acteurs.

En 2003, les canicules étaient-elles complètement inconnues?

La première catégorie d’échec reconnue par Turner, soit les informations complètement inconnues, ne s’applique guère à l’analyse des événements de la canicule de 2003, sauf sur un point, celui de la synergie de la pollution atmosphérique urbaine et de la chaleur qui était complètement inconnue même des scientifiques (Létard, 2004). En revanche, la seconde catégorie, celle des informations disponibles, mais ne rentrant pas dans les cadres interprétatifs, est très pertinente.

Comme de nombreuses enquêtes officielles l’ont souligné, les effets potentiellement mortels de la chaleur étaient connus en août 2003. Les manuels médicaux et paramédicaux mentionnaient les dangers des coups de chaleur et de la déshydratation, en particulier pour les personnes dont l’état de santé est déjà fragile (nourrissons, personnes âgées, malades etc.). Il semble plutôt que ce qui manquait, c’est le cadre cognitif d’une catastrophe sanitaire due à la chaleur (Laroche, 2005).

Des responsables sanitaires et des professionnels de la santé interrogés par la mission parlementaire en septembre 2003 ont dit que l’éventualité d’une canicule aussi meurtrière était inimaginable à l’époque (Jacquat, 2003). Il est vrai que les températures du 4 au 14 août n’avaient jamais été enregistrées auparavant en France. Les vagues de chaleur estivale précédentes étaient de moindre ampleur, et le nombre de leurs éventuelles victimes n’avait pas été calculé avec précision. Celle de 1976 avait été présentée à l’époque comme une sécheresse, avec des conséquences négatives sur le monde agricole, non comme une crise sanitaire. C’est seulement en septembre 2003 qu’on a calculé qu’il y avait eu 6 000 morts supplémentaires en 1976 (Hémon et Jougla, 2003). C’est pourquoi certains observateurs ont affirmé qu’on ignorait en 2003 que la chaleur pouvait tuer en masse (San Marco et Debensason, 2004).

L’éventualité d’une canicule meurtrière à grande échelle était inenvisageable au sommet de l’administration. C’est pourquoi tant de critiques ont porté sur la Direction générale de la Santé (DGS), l’administration responsable de la politique de prévention et de sécurité sanitaire au niveau national. Son directeur, démissionnaire après les événements, affirme qu’une crise d’une telle ampleur était imprévisible, étant donné les connaissances de l’époque (Abenhaim, 2003 : 112). En novembre 2002, il avait commandé des études aux meilleurs experts sur les problèmes sanitaires à régler de manière prioritaire dans les années à venir. Ces études ont servi de base à un rapport sur lequel a été fondée la loi de santé publique. Aucun de ces spécialistes n’a mentionné les risques liés à la chaleur. Les dangers des canicules n’ont pas non plus été relevés lors de l’élaboration des plans régionaux de santé publique par l’administration sanitaire en 2002. La mise au point de ces plans était pourtant un processus public et participatif impliquant un grand nombre d’acteurs locaux, des professionnels et des usagers du système de santé (Abenhaim, 2003 : 161-165).

Le cadre cognitif excluant tout apprentissage au sujet des vagues de chaleur s’est mis en place malgré la présence d’écrits scientifiques (Lagadec, 2004). Une autre canicule en 1983, limitée à la région de Marseille, avait occasionné plus de 300 décès et donné lieu à publication dans la littérature médicale (Thirion, 1992; San Marco et Debensason, 2004). Des vagues de chaleur comme celles d’Athènes en 1987 et de Chicago en 1995 avaient également fait l’objet de publications scientifiques dans des revues internationales. Klinenberg avait publié un article sur la canicule de Chicago dans un journal français (1997). D’ailleurs, dans la région de Marseille, des campagnes de santé publique avaient permis de réduire le nombre de décès chez les personnes âgées en été (Delaroziere et San Marco, 2004). La question est de savoir pourquoi cette expérience de la canicule dans une grande ville française n’a pas été assimilée par les responsables nationaux de la santé publique, pour la plupart basés à Paris.

Cette absence de prise en compte du caractère meurtrier des fortes températures a régné au sein de l’ensemble du gouvernement pendant la plus grande partie de la canicule. Comme le montre Marc Milet (2005), l’agenda gouvernemental au mois de juillet est principalement occupé par le problème des conséquences économiques de la sècheresse pour l’agriculture. Début août, c’est le problème énergétique qui l’évince et devient prioritaire. Le ministère de l’Industrie et les producteurs d’électricité sont inquiets de la difficulté à refroidir les centrales nucléaires et thermiques, et demandent à la population de réduire la consommation énergétique. Le problème sanitaire ne devient prioritaire dans l’action du gouvernement qu’à partir du 13 août (Milet, 2005).

Euphémisation versus alarmisme

Quand les températures caniculaires sont apparues en 2003, le problème des responsables sanitaires politiques et administratifs n’était donc pas de devoir assimiler des informations totalement inconnues, mais de faire un lien entre le risque connu et la situation courante. Ils ont reçu certaines informations qu’ils n’ont pas interprétées correctement, ni utilisées pour mettre en place un plan d’action.

Lorsque les premiers décès ont été portés à leur connaissance, ils ont pensé être face à un problème épidémiologique classique de surmortalité d’un petit nombre de personnes fragiles. Pour reprendre les termes du directeur général de la Santé, ils ont utilisé un modèle endémique d’interprétation des effets sanitaires de la chaleur, ce qui a empêché l’émergence d’un modèle épidémique, à savoir une augmentation brusque et anormale du nombre de malades (Abenhaim, 2003 : 60). La même absence de cadre interprétatif adéquat explique sans doute la tendance du ministre de la santé à sous-estimer le nombre de victimes quand il s’adressait aux médias, et les discours rassurants qui ont été tenus par divers acteurs : le ministre, des hauts fonctionnaires, des responsables des pompiers qui avaient pour consigne de tenir des propos rassurants etc. (Lagadec, 2005 : 83). En euphémisant les événements, ils n’ont pas « promulgué » la crise car ils n’ont pas caractérisé la situation comme catastrophique, ce qui a peut-être retardé la mise en oeuvre de mesures exceptionnelles (Laroche, 2005). Des lanceurs d’alerte ont suggéré au contraire des catégories rhétoriques opposées et alarmistes pour décrire la situation. Ainsi le médecin-chef des urgences d’un hôpital universitaire parisien a évoqué dans une interview une « hécatombe » dans les hôpitaux.

Les mêmes cadres interprétatifs erronés, à savoir l’absence de prise en compte des effets mortels à grande échelle de la chaleur, sont vraisemblablement à l’origine du retard avec lequel ont été mis en place des plans blancs, programmes d’action urgents qui peuvent être décrétés par des directeurs d’hôpitaux, des préfets ou des ministres. Ces plans permettent d’appeler le personnel hospitalier à regagner son lieu de travail dans les plus brefs délais, d’annuler les interventions médicales non urgentes et de libérer des lits. Peu de directeurs d’hôpitaux ont utilisé cette mesure, alors même que les services d’urgences étaient encombrés par l’afflux de patients souffrant de la chaleur. Il semblerait que les directeurs d’hôpitaux aient également été prisonniers d’un cadre cognitif erroné, ou alors qu’ils aient été engagés dans des rapports de pouvoir internes aux établissements et défavorables au déclenchement des plans blancs qui désorganisent l’activité médicale habituelle (Laroche, 2005).

Une veille centrée sur les épidémies traditionnelles

Ce cadre cognitif erroné était aussi partagé par les experts de l’Institut national de Veille sanitaire (INVS), ce qui leur a été fortement reproché dans un rapport administratif (Lalande et al., 2003) et dans des rapports parlementaires (Jacquat, 2003; d’Aubert, 2004). Cette agence avait pour mission légale de surveiller les risques pesant sur la santé de la population. Certains observateurs ont fait remarquer que le gouvernement avait donné « une mission infinie » à un organisme, de manière à pouvoir « disposer d’un fusible à tout coup » (Lagadec, 2005). Désigner l’INVS comme bouc émissaire après la crise est une stratégie qui n’a d’ailleurs pas été suivie et le directeur est resté en poste. Il a fait valoir lors de l’audition parlementaire que la surveillance des risques climatiques n’avait pas été inscrite explicitement dans les missions de son agence (Jacquat, 2003).

Nous voyons apparaître ici la troisième catégorie de défaillance reconnue par Turner, celle des informations connues, mais pas pleinement prises en compte. L’activité de l’INVS était principalement centrée sur la surveillance des épidémies traditionnelles, par exemple à caractère infectieux, comme celle du sida, apparue en France dans les années 1980. Le directeur de l’INVS était d’ailleurs un spécialiste de l’infectiologie. Le système de veille sanitaire est tributaire de l’histoire de sa création (d’Aubert, 2004). De nombreux épidémiologistes français se sont formés auprès de spécialistes américains et se sont inspirés du modèle des Centers for Disease Control and Prevention, qui accordent une large place à la surveillance des maladies infectieuses (Abenhaim, 2003 : 86). La surveillance des risques environnementaux n’est apparue que dans les années 1980 et n’avait qu’une place marginale dans le système de santé français. Le gouvernement venait de créer en novembre 2002 une Agence française de Sécurité sanitaire de l’Environnement, dotée de très peu de moyens et de faibles effectifs (Abenhaim, 2003).

Les experts de la veille sanitaire n’ont vraisemblablement pas accordé suffisamment d’attention aux premiers signalements de victimes, car leur attention était détournée par d’autres problèmes. L’une des menaces surveillées à l’époque était celle du bioterrorisme, en particulier depuis les premiers cas de contamination par le bacille du charbon (anthrax) aux États-Unis en 2001 et la fausse alerte en France la même année. Le contrat d’objectifs et de moyens que l’INVS avait passé avec la DGS mettait l’accent sur la nécessité de surveiller le bioterrorisme. Le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), en provenance d’Asie, était aussi un sujet de préoccupation. À côté de ces menaces, une épidémie bien réelle occupait l’attention des autorités sanitaires début août 2003, celle de la légionellose qui avait fait des victimes dans le sud de la France (INVS, 2004).

Un système local de veille sous-développé

Pour Turner, l’une des raisons pour lesquelles des personnes peuvent connaître une information mais ne pas la prendre en compte, c’est qu’elles doivent prêter attention plus ou moins simultanément à un grand nombre de problèmes. Au-delà d’un certain seuil, plus une personne ou une institution gère de tâches, plus la probabilité augmente qu’elle n’analyse pas correctement les informations signalant un risque inhabituel. Cette remarque s’applique au système d’analyse des décès et de veille sanitaire locale en France à cette époque. Les médecins inspecteurs de santé publique qui travaillent dans les administrations départementales des affaires sanitaires et sociales sont censés mettre en oeuvre des politiques de maîtrise des risques sanitaires à l’échelle locale avec l’appui de leur tutelle. Ils peuvent être contactés directement par des médecins locaux, hospitaliers ou libéraux, qui constatent des problèmes suspects, ce qui s’est produit dans certains départements lors de la canicule. Ils font aussi partie des premiers destinataires des certificats de décès établis dans les mairies. Ils doivent surveiller certaines causes de décès suspectes à partir d’une liste préétablie, pour éviter par exemple que certaines maladies infectieuses se propagent. En pratique, les certificats leur arrivent beaucoup trop tard pour pouvoir exercer une surveillance effective. Leur charge de travail et l’éventail de leur tâches sont tels, et leurs effectifs si limités, que la plupart n’ont pas perçu le problème posé par la canicule de 2003. Malgré leur titre, leur mission de surveillance de la santé publique passe après d’autres tâches, comme l’animation du secteur médico-social et de la politique hospitalière locale.

Une raison supplémentaire de surcharge, qui a pesé sur l’ensemble des professionnels de la santé et des experts sanitaires, est la date de l’événement. Comme cela a été immédiatement relevé par les médias, beaucoup de personnes prennent leur congé annuel au mois d’août. Dans l’administration centrale de la santé et au ministère, les responsabilités étaient souvent déléguées à des adjoints, ce qui n’a pas facilité la communication à l’intérieur de la ligne hiérarchique et entre eux (Lagadec, 2005). De même, dans les hôpitaux, le départ du personnel en vacances a amené à diminuer le nombre de lits utilisables, comme chaque année.

Pour éviter de surcharger de travail leurs supérieurs hiérarchiques, certains hauts-fonctionnaires ont limité la remontée d’information. Ainsi la directrice des hôpitaux de l’Assistance publique de Paris est revenue à Paris malgré les propos rassurants de son second, lequel lui disait que la situation était sous contrôle pour ne pas l’amener à interrompre ses vacances. De même, une note du directeur adjoint de la DGS au cabinet du ministre indiquait que « la situation était maîtrisée » le 11 août, quand le ministre était en vacances (Lagadec, 2005 : 78-79).

Une communication entravée par la méfiance

Les premiers signalements d’un excès de mortalité n’ont pas bien circulé, car certains acteurs ne faisaient pas confiance soit à la source de l’information, soit à la personne qui demandait que l’information lui soit transmise. On peut reprendre l’exemple de l’un des premiers lanceurs d’alerte. Le médecin-chef du service des urgences de l’hôpital Saint-Antoine s’est adressé à la Direction de l’Hospitalisation et de l’Organisation des Soins pour se plaindre de difficultés dans les services d’urgences parisiens. Cette administration surveille la qualité des soins dans tous les établissements publics et privés et coordonne les différentes structures et les professionnels de la santé qui y travaillent (formation, gestion des carrières, organisation du travail, besoins en personnel...). Le médecin critiquait le grand nombre de lits fermés dans les hôpitaux du fait des congés, ce qui créait des difficultés à transférer les patients des Urgences dans des services de soins. Il a signalé que les effets de la chaleur aggravaient le problème du manque de places. Son appel n’a pas suscité d’alerte sanitaire (Abenhaim, 2003 : 56). Il a été interprété comme une pression pour obtenir plus de moyens pour les professionnels de la santé, dans la continuité de ses prises de position antérieures, dont celle du 28 juillet, en tant que chef d’un syndicat de médecins urgentistes. Son discours a manqué de légitimité et a été perçu comme le discours militant du défenseur d’un groupe professionnel (Milet, 2005). Devant cette absence de réponse, le médecin s’est ensuite tourné vers les médias.

La méfiance réciproque a également caractérisé les relations entre l’administration de la santé et le ministère de l’Intérieur. Celui-ci supervise les préfectures de police, qui sont les administrations de tutelle des pompiers. Ces derniers sont intervenus pendant la canicule de 2003 auprès de victimes de la chaleur dans les lieux publics ou à domicile. Ils tenaient un décompte du nombre de leurs interventions et des décès constatés. Ces données n’ont pas été diffusées à l’Administration de la santé malgré des demandes répétées. Avant de donner des informations, les responsables des pompiers attendaient d’avoir toutes les autorisations hiérarchiques nécessaires (Abenhaim, 2003).

Cloisonnement et dispersion des informations

Enfin, la dernière catégorie de défaillance reconnue par Turner, celle des informations connues, mais éparses, est également pertinente pour analyser le fonctionnement du système d’alerte pendant la canicule. Les effets éventuels de la méfiance ont été aggravés par le cloisonnement entre les différents acteurs avertis des premiers effets mortels de la canicule. Parmi les responsables de la santé publique, de nombreux acteurs détenaient une partie de l’information, mais aucun n’avait une image complète du phénomène. Pour reprendre l’exemple du médecin-chef des Urgences, son appel a été transmis par la Direction de l’Hospitalisation au cabinet du ministre de la Santé, mais il n’a pas été transmis à la Direction générale de la Santé. Ces deux directions de l’administration sanitaire sont pourtant dans le même bâtiment parisien. L’appel du médecin a été interprété comme un problème d’organisation des services d’urgences, non comme une alerte sanitaire qui aurait relevé aussi de l’autre direction administrative (Abenhaim, 2003).

La mauvaise circulation de l’information n’est pas seulement l’apanage de la haute administration. De nombreux acteurs en première ligne face aux victimes de la canicule avaient également des bribes d’information, mais étaient incapables d’avoir une vision d’ensemble. On a déjà cité les pompiers, qui constataient une augmentation de leur activité. Il y avait aussi les services d’urgences et ceux des transports des malades en urgence, situés dans les hôpitaux. Ceux-ci ont parfois alerté leur tutelle, à savoir la Direction de l’Hospitalisation et de l’Organisation des Soins, ou bien pour les hôpitaux parisiens, la Direction des Hôpitaux de l’Assistance Publique de Paris. Des médecins des Urgences ont signalé les premiers décès liés à la chaleur en alertant les médecins inspecteurs de santé publique dans les administrations départementales. En Bretagne et dans les Hauts-de-Seine, ces médecins ont à leur tour appelé la Direction générale de la Santé. Celle-ci a donc eu quelques informations, mais d’autant plus difficiles à analyser qu’elles étaient éparses et portaient sur des petits nombres de décès.

Le personnel des hôpitaux et des maisons de retraite disposait également de bribes d’informations. Il a constaté des cas d’hyperthermie et des décès. Rétrospectivement on a calculé que 5 000 résidents de maisons de retraite sont morts pendant la canicule (Abenhaim, 2003). Les deux tiers des décès ont concerné des personnes hébergées en institution (Hémon et Jougla, 2003). Comme l’ont expliqué des représentants des responsables de ces établissements lors des auditions parlementaires, chaque maison de retraite a compté un petit nombre de décès parmi ses résidents, et une augmentation de un ou deux décès par rapport à l’été précédent n’a pas été interprétée comme le signe d’une catastrophe sanitaire (Jacquat, 2003). Ce phénomène a été qualifié de « dilution statistique » pendant les auditions parlementaires (d’Aubert, 2004) Il a été renforcé par un autre problème plus structurel : le personnel de ces établissements travaille souvent en nombre insuffisant par rapport aux effectifs de personnes âgées hébergées, problème aggravé pendant le mois d’août. Il consacrait ses efforts à faire le travail quotidien dans des conditions difficiles, ce à quoi il a pris l’habitude de se résigner. Il n’y avait pas de recueil d’information systématique et centralisée sur les décès dans les établissements pour personnes âgées (Lalande, 2003 : 270). Finalement, parmi tous les acteurs de terrain en contact avec les victimes, la plus grande entreprise funéraire française, qui détient de 20 à 40 % du marché selon les régions, a joué un rôle décisif. Elle a été la première à répondre à la DGS que l’estimation globale du nombre de décès liés à la canicule dépasserait plusieurs milliers (Abenhaim, 2003). Le bilan définitif et précis du nombre de décès n’a été établi qu’en septembre 2003, au prix d’une mobilisation exceptionnelle de tout le système d’enregistrement administratif et scientifique de la mortalité (Hémon et Jougla, 2003).

La centralisation des responsabilités sanitaires

La dispersion des informations a été aggravée par les effets du cloisonnement entre les différentes institutions concernées. La surveillance de la santé est une prérogative de l’administration d’État, locale et nationale, alors que la tenue des registres d’état civil, et donc des décès, relève des municipalités. En France, les responsabilités en matière de santé publique sont centralisées. Depuis les années 1980, l’État a mis en place des réformes de décentralisation administrative en déléguant certaines responsabilités économiques et sociales aux collectivités locales que sont les régions, les départements et les communes. Il a cependant gardé toutes les prérogatives dans le domaine sanitaire. La surveillance de la santé de la population est restée de la compétence d’administrations d’État dans chaque département et d’une agence nationale, l’INVS. La connaissance des problèmes sanitaires locaux d’un côté, et celle du nombre des décès locaux de l’autre, a toujours été dissociée, car la première relève de l’administration départementale et la seconde des élus locaux. En effet, l’enregistrement administratif des décès est effectué par les mairies, qui recueillent les certificats de décès ayant lieu dans leur commune.

Cette répartition binaire des responsabilités (la surveillance de la santé publique et des causes de décès aux administrations départementales et le décompte des décès aux mairies) a notamment pour but d’assurer la confidentialité des causes de décès (Vassy et al., 2007). Les mairies n’ont pas accès à cette information, cachetée, et n’enregistrent que des informations sociodémographiques concernant les décédés (nom, sexe, âge, lieu de naissance etc.). Les deux types d’information, sanitaire d’une part, sociodémographique de l’autre, suivent un circuit différent. Les premières sont envoyées aux administrations départementales des affaires sanitaires et sociales, qui les transmettent à l’Institut national de la Santé et de la Recherche médicale, car celui-ci constitue une base de données nationale des décès à des fins scientifiques. Les secondes sont destinées à l’Institut national des Statistiques et des études économiques, qui élabore le registre national des personnes physiques, base de l’état civil, utilisé par diverses administrations. Dans les deux circuits, l’information circule lentement, ce qui rend difficile une éventuelle exploitation à des fins d’alertes sanitaires. Les données sur la mortalité ne pouvaient pas remonter rapidement au niveau national. Le ministre de la santé n’en éprouvait pas le besoin et ne consultait cette information qu’une ou deux fois par an (Vassy et al., 2007).

Conclusion

Le recours aux notions des sciences sociales permet de mieux comprendre l’absence de prise en compte des risques sanitaires. Nous avons utilisé pour cela deux exemples de désastres climatiques, la canicule de 1995 à Chicago et celle de 2003 en France. L’analyse sociologique permet tout d’abord de mettre en évidence le caractère socialement construit de la catastrophe. Eric Klinenberg a montré que la plupart des victimes de la canicule de Chicago sont des personnes âgées, isolées, voire pauvres, souvent issues des minorités ethniques et habitant dans les quartiers les plus violents de la ville. L’auteur explique le caractère socialement construit de la catastrophe et incrimine la négligence de la municipalité et la dégradation des liens sociaux dans certains espaces. De même, en France, Martine Bungener (2004) a mis l’accent sur les facteurs structurels à la source de la faible prise en compte des besoins des personnes âgées depuis des décennies. Elle a critiqué les carences passées et présentes de leur système de prise en charge, que ce soit en institution ou à domicile, et la faiblesse des financements pour les personnes âgées les plus dépendantes, qui a accru leur vulnérabilité face à la canicule.

Sans nier l’intérêt de ces approches, nous pensons qu’il faut les compléter par une analyse des échecs des institutions chargées de la prévention des problèmes sanitaires. Ces éléments traduisent aussi des choix politiques, relatifs à l’organisation du système de santé, que ce soit dans les problèmes prioritaires à surveiller ou dans la répartition des responsabilités entre différentes institutions et professions.

À partir d’une grille d’analyse conçue par Barry Turner, nous avons montré pourquoi certains risques n’étaient pas anticipés. Trois de ses catégories sur les échecs organisationnels sont applicables au cas de la canicule de 2003. Les risques sanitaires liés à la chaleur étaient connus des professionnels de la santé. Mais, si on savait que la canicule pouvait tuer les personnes les plus fragiles, personne n’imaginait qu’elle pouvait être à l’origine de milliers de décès. Les informations ayant circulé sur les premiers décès considérés comme anormaux par quelques lanceurs d’alerte isolés ont été mal interprétées. Elles ne se sont pas insérées dans un cadre cognitif qui aurait permis de les percevoir comme les signes avant-coureurs d’une catastrophe sanitaire. Un second type de défaillances, plus classique en sociologie des organisations, peut être relevé. Les premières informations disponibles n’ont pas bénéficié de suffisamment d’attention, car la surveillance d’autres problèmes était jugée prioritaire, dans des institutions où le personnel était à effectif réduit au mois d’août, ou du fait des filtres habituels mis en place pour ne pas submerger d’information des collègues. Enfin les informations ont été fragmentées entre un grand nombre d’institutions et de personnes, du fait du cloisonnement des administrations et de la faible communication entre professionnels de première ligne, qui constataient chacun quelques décès. Il s’est avéré très difficile d’avoir une vision d’ensemble de ce qui se passait sur tout le territoire national, ce qui s’est reflété dans la bataille de chiffres sur le nombre de victimes pendant et après la canicule, entre différents acteurs publics et privés annonçant des estimations contradictoires dans les médias.

Cette lecture des événements pourrait déboucher sur une conclusion pessimiste, parfois citée dans les analyses des politiques publiques, à savoir que les institutions ne font que ce qu’elles savent faire. Faut-il que le risque de catastrophe sanitaire à la suite d’une canicule se soit déjà réalisé et qu’il déclenche une crise politique, pour qu’il puisse être anticipé par la suite? Nous faisons plutôt l’hypothèse que les cadres de perception peuvent changer sans heurt, notamment par l’exercice de ce que Chateauraynaud (1998) appelle la vigilance. En étudiant le rôle de lanceurs d’alerte dans différentes controverses ayant agité les acteurs du nucléaire, il montre qu’une des caractéristiques essentielles des lanceurs d’alerte est leur capacité à lier les événements passés, présents et futurs pour susciter l’extrapolation. Dans le cas de la canicule de 2003, les lanceurs d’alerte ont eu une tâche difficile, car il y avait très peu de précédents. Le cadre cognitif qui empêchait de percevoir la canicule comme une catastrophe potentielle était dominant depuis si longtemps que même la canicule française de 1976 avec ses 6 000 victimes était passée inaperçue.

D’autres recherches sont nécessaires pour étudier les cas de réussite dans le lancement des alertes. Il y a des organisations où sont mis en place des mécanismes pour surmonter les échecs étudiés par Turner. Une conclusion pessimiste traduirait peut-être un biais de perception de la part des observateurs : quand un risque est anticipé avec succès par les acteurs et les institutions chargés au quotidien de prévenir les désastres, personne n’en parle[6]. Une autre piste de réflexion porte sur l’identité des lanceurs d’alerte. Une de leurs caractéristiques pendant la canicule de 2003 est leur appartenance au système de santé. Ce sont principalement des médecins, hospitaliers ou travaillant dans l’administration sanitaire locale, qui se sont permis de signaler ce qu’ils percevaient comme des anomalies. Depuis quelques années, l’ouverture d’instances de décisions sanitaires à des individus qui représentent le public ne pourrait-elle pas améliorer la prévention des risques collectifs, en donnant un peu plus de légitimité à des protagonistes en dehors du monde professionnel de la santé?