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Le 19 janvier 2012, la police fédérale américaine met fin à l’aventure Megaupload, plateforme de téléchargement dont les responsables sont accusés de racket, d’infraction aux droits d’auteurs et de blanchiment d’argent. L’instigateur principal, Kim Schmitz, est arrêté chez lui et sera jugé quatre ans plus tard. L’homme est un hacker à la réputation sulfureuse. Il a fréquenté puis a été exclu du Chaos Computer Club, le célèbre hackerspace de Berlin. Habitué aux frasques de toutes natures, il a fait fortune grâce à ses activités sur Internet. En 2014, il fondera l’Internet Party avec pour ambition la défense des libertés numériques. En Nouvelle-Zélande, où le hacker est établi, la nouvelle formation politique n’obtiendra qu’un score marginal aux élections parlementaires. En dépit du caractère singulier et controversé du personnage, en 2012, la fermeture de Megaupload suscite la réaction. Anonymous lance une attaque par déni de service afin de paralyser les sites du ministère de la Justice américaine, du FBI, de la Recording Industry Association of America, d’Universal Music… Le mouvement n’est pas restreint à l’Amérique du Nord. En France, pour marquer leur désaccord et protester plus généralement contre toutes les lois qu’ils jugent liberticides, les hacktivistes d’Anonymous invitent le plus grand nombre à descendre dans la rue. « Nous appelons toutes les personnes qui souhaitent défendre Internet en tant que zone libre et indépendante, préserver l’anonymat, protéger la liberté de s’exprimer, de partager et de publier, à répondre à notre invitation. Rappelons aux pouvoirs qui croient nous représenter ou décider à notre place que nous, le peuple, sommes souverains, libres et responsables[1]. »

Comme Gabriela Coleman l’observe dans « From Internet Farming to Weapons of the Geek » (2017), le début des années 2010 signe un tournant dans l’histoire des hackers. L’affaire Megaupload n’est qu’une manifestation parmi d’autres du nouvel épisode qui continue, aujourd’hui encore, à s’écrire sous nos yeux. Qu’elles soient collectives ou assimilées à des coups d’éclat personnels, les opérations qui intéressent G. Coleman ont pour point commun d’interférer avec le monde politique institué. À lui seul, ce constat justifie bien un minimum d’attention. Les enjeux des actions sont non seulement multiples mais surtout, comme le laisse encore entendre G. Coleman, les options des hackers mobilisés sont variées, qui vont de l’engagement libertarien à la revendication anarcho-libertaire, en passant par l’identification au mouvement socialiste.

La thèse d’ensemble me paraît juste. Afin de prendre l’exacte mesure des relations entre hacking et politique, il me semble cependant nécessaire d’aller au-delà encore du constat de la diversité des orientations partisanes et de prêter une plus ample attention que ne le fait G. Coleman à la pluralité des profils et des pratiques hackers. L’opposition idéaltypique entre les spécialistes du soft et du hard hacking est à ce sujet particulièrement signifiante (Lallement, 2015). G. Coleman donne la préférence aux premiers d’entre eux, les informaticiens, les codeurs, les virtuoses du clavier… Or, dans les hackerspaces où ils travaillent les matériaux les plus divers (l’électronique, le végétal, le bois, le textile…), nombreux sont ceux qui, de chaque côté de l’Atlantique, revendiquent une activité et une identité hacker/maker (Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, 2018). Dans ces lieux, même si elle est moins spectaculaire que celle des étoiles du hack comme Julian Assange, Chelsea Manning ou encore Edward Snowden, l’implication politique n’en est pas moins réelle.

Cet argument n’a de sens en réalité qu’à la condition de se défaire d’une vision du politique restreinte à des jeux de pouvoir institutionnel et à des processus de désignation des dirigeants. Lorsque, dans une tradition libertaire qui s’harmonise assez bien avec les principes fondateurs de l’éthique hacker (Lévy, 1984), on associe l’action politique à une critique de la domination, on découvre que, depuis longtemps déjà, celle-ci informe les pratiques hackers autrement que par le seul biais du piratage, de la diffusion de données sensibles ou, plus généralement encore, du militantisme numérique. Les hackerspaces, du moins certains d’entre eux, sont des lieux d’expérimentation des principes de consensus et de do-ocratie (légitimité par le faire). Tout en donnant la priorité à des formes de gouvernance horizontales, ils n’ignorent pourtant ni les rapports de domination ni les tensions internes (Berrebi-Hoffmann, 2016). L’enjeu premier de ces bricolages politiques est la production d’utopies concrètes qui, grâce au hack, donnent vie à des collectifs capables de s’émanciper des pressions marchandes et bureaucratiques. Par effet de pollinisation, les principes qui les soutiennent ont d’ailleurs déjà fait école bien au-delà des murs qui abritent les ordinateurs, les imprimantes 3D et tous les autres outils fétiches des hackers (Hargreaves et Hartley, 2016).

Ce n’est pas tout. On ne peut en effet juger du tournant repéré par G. Coleman sans se rappeler que, depuis sa naissance, le monde hacker est travaillé par une tension qui articule le technique et le politique. Créé à la fin des années 1960 par des hippies activistes, le Youth International Party fournit une belle illustration d’une telle affirmation. The Youth International Party Line (YIPL), son magazine lancé en 1971, témoigne d’une ambition politique avouée : il s’agit de contribuer aux transformations d’un pays peu amène avec les pauvres, les non-Blancs et les non-conformistes. Il faut, pour cela, se donner les moyens de s’emparer, de maîtriser, de détourner… les nouvelles technologies de communication du moment. Le phreaking (c.-à-d. : le bidouillage du téléphone) est alors le geste hacker subversif par excellence.

L’histoire à rebondissement d’YIPL, qui devient Technological American Party, puis Technological American Program avant de céder la place à 2600 : Hacker Quaterly ainsi qu’à Phrack, est impossible à résumer en quelques phrases. Le contenu des publications révèle bien cependant que, pour les geeks, un hack est un geste à la fois technique et politique. Selon leurs orientations, les magazines reflètent inégalement l’une ou l’autre de ces dimensions, une telle dualité n’étant en fin de compte que l’expression de la bipolarité constitutive du monde hacker lui-même. « Des militants motivés idéologiquement d’un côté, des passionnés de technique (techies) de l’autre, qui trouvent leur compte dans la maîtrise des technologies. Certains techies ne considèrent pas d’un oeil très bienveillant les efforts réalisés par les activistes pour politiser le mouvement. Les techies perçoivent les hacktivistes comme des outsiders, des personnes arrivées sur le tard et qui détournent la question du hobby pour leurs propres fins. La vérité est que la sous-culture a toujours puisé ses racines dans ces deux traditions à la fois » (Söderberg, 2008 : 16). La tension entre le technique et le politique est donc immanente à la pratique et aux représentations hackers, avec des sensibilités variables selon les moments, les lieux et les groupes. De ce point de vue, les engagements politiques qu’évoque G. Coleman pourraient n’être que la matérialisation temporaire d’un retour du balancier en faveur de l’hacktivisme public.

Faut-il dès lors s’émouvoir de la pluralité des sensibilités politiques qui façonnent le monde hacker ? Je n’en suis pas certain. On comprend aisément que si une même éthique de la liberté, un égal scepticisme à l’encontre des institutions et un refus partagé des dominations systémiques (Assange et al., 2012 ; Wark, 2004) étayent les actions et les représentations, ils ne suffisent pas à eux seuls pour désigner un horizon commun d’émancipation. C’est pourquoi, d’ailleurs, les hackers ont tôt été dépeints sous les traits de rebelles sans cause (Jordan, 2004). Le bariolage politique interroge moins finalement que la confiance extrême, même mâtinée de ruse et d’humour, que les hackers accordent aux technologies pour résoudre les problèmes sociaux et faire levier politique. À leurs manières, ceux-ci inversent les postulats de la philosophie classique qui, depuis Platon, ambitionne de réduire la recherche de la vie bonne à une question de technique gouvernementale. Cependant, de quelque façon que l’on mette en forme l’équation, le problème demeure toujours le même : parce qu’elle n’est pas neutre socialement et que son recours ne pourra jamais se substituer aux délibérations potentiellement contradictoires qui irriguent toute vie démocratique, la technique ne mérite sans doute pas la sacralisation dont elle fait souvent l’objet dans le monde hacker. Pour examiner l’articulation entre hacking et politique, cette thématique particulière appelle donc elle aussi, me semble-t-il, autant d’attention que celle que déploie G. Coleman dans « From Internet Farming to Weapons of the Geek ».