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Ce numéro spécial de Sociologie et sociétés s’intitule « Problèmes, expériences, publics : Enquêtes pragmatistes ». Nous y avons rassemblé un certain nombre de chercheuses et chercheurs qui ont une sensibilité à la question de la publicité telle qu’elle a été posée par John Dewey dans Le public et ses problèmes (2010 [1927]) et ont assumé cet héritage dans leurs recherches. Pour Dewey, un problème public se constitue indissociablement de l’expérience qu’en fait un public et ce dernier est une espèce de collectif qui se co-constitue avec son problème. Le public désigne la dynamique collective d’association et de discussion, d’enquête et d’expérimentation qui se déploie corrélativement à la formation de l’expérience d’un problème public. Ce n’est donc pas un groupe préconstitué, il émerge corrélativement à son problème, comme le lieu d’une intelligence et d’une éthique collectives. Et il est distribué spatialement et temporellement sur les multiples opérations de problématisation et de publicisation qui le constituent. La lecture de Dewey que nous partageons s’inscrit au croisement du monde francophone avec d’autres héritages : 1. la reprise de l’écologie humaine de Robert E. Park, que l’on tient souvent pour l’un des fondateurs des études urbaines et des études raciales à l’Université de Chicago, mais qui était aussi un ancien étudiant de John Dewey et de William James et qui a également développé une conception propre du « public » ; 2. la sociologie des problèmes sociaux, qui dès les années 1920 au coeur des recherches sur l’immigration, la folie, le divorce, le vagabondage ou la délinquance juvénile, l’alcoolisme, le jeu, le vol, la prostitution ou l’absentéisme scolaire et qui entretenait un rapport étroit avec le mouvement réformateur de l’époque, dont les auteur.e.s pragmatistes que nous citons, John Dewey, George H. Mead, Jane Addams, Mary P. Follett et Robert E. Park — étaient tou.te.s partie prenante ; 3. la déconstruction des problèmes sociaux, en premier lieu de la « déviance », qui a été menée à partir du début des années 1960 (Becker, 1964 et 1966) — avec pour noms les plus connus Erving Goffman, Howard Becker, Joseph Gusfield, Fred Davis, formés à Chicago, Harold Garfinkel, Aaron Cicourel ou David Sudnow, du côté de l’ethnométhodologie, ou encore David Matza, proche de G. M. Sykes à Princeton, et John Kitsuse, étudiant d’Edwin Lemert à UCLA. Cette bribe d’histoire des sciences sociales n’a aucun lien direct avec le pragmatisme. Mais elle a été cruciale et a en quelque sorte révolutionné la sociologie. Au terme de ce numéro, Becker et Cefaï reviennent sur cette histoire. Ils évoquent quelques supports institutionnels de la sociologie de la déviance comme problème public, comme la Société pour l’étude des problèmes sociaux ou le Centre d’études sur le droit et la société de Berkeley. Ils passent en revue quelques éléments cruciaux de cette nouvelle approche, à la fois en continuité et en rupture avec l’héritage de Chicago : le primat de l’observation et de la description, le thème de la réaction sociétale, les modèles séquentiels de carrières, l’attention aux cultures déviantes, professionnelles et institutionnelles. Et ils montrent comment la ressaisie des problèmes sociaux comme activités collectives — un leitmotiv de Blumer ou de Hughes, en cela fidèles à leurs maîtres Mead, Park ou Thomas — va de pair avec une série de questions d’enquête : qui subit et agit ? Qui accuse et condamne ? Qui compte et mesure ? Qui surveille et punit ? Ces différents points communs ne doivent pas cacher la pluralité des approches qui ont été développées en cette première moitié des années 1960. Le corpus des articles publiés par la revue Social Problems entre 1961 et 1965, quand Becker en était le rédacteur en chef, témoigne de la difficulté à tous les inclure sous un modèle de l’étiquetage[1].

De fait, nous nous inscrivons à la suite du travail engagé autour de la réception des auteur.e.s classé.e.s sous les étiquettes d’interactionnisme et d’ethnométhodologie à partir des années 1980, à Paris, plus précisément dans le micromilieu dont la collection « Raisons pratiques » était devenue la tribune et qui rassemblait Louis Quéré, Renaud Dulong, Isaac Joseph, Bernard Conein, Patrick Pharo, Michel de Fornel, Jean Widmer et quelques autres. Ce groupe rompait avec les manières de faire de la sociologie qui prévalaient jusque-là dans le monde francophone. Tout en introduisant une littérature en partie inconnue — en tout cas bien moins connue à Paris, Lausanne ou Bruxelles qu’à Montréal —, il développait un point de vue original dans un certain nombre de domaines de l’histoire et des sciences sociales. C’est ainsi qu’au milieu des années 1990, une nouvelle sociologie des problèmes publics a commencé à émerger à la faveur de trois expériences. La première découle d’une réflexion sur la « publicité ». Isaac Joseph et Louis Quéré (2007 [1993]), moyennant des lectures de Goffman et Garfinkel, mais aussi de Richard Sennett, Hannah Arendt et Jürgen Habermas, travaillaient sur la question de la publicité sous ses aspects visibilité et accessibilité — un cours d’enquête différent des recherches traitant de la justification publique qui émergeaient alors autour de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). La deuxième a été la lecture de La culture des problèmes publics de Gusfield (2009 [1981]), motivée au départ par une enquête sur les événements publics — la profanation du cimetière de Carpentras (Barthélémy, 1992). Cette lecture s’est déplacée vers une réflexion sur les problèmes publics, ancrée dans l’histoire états-unienne de l’enquête sur les problèmes sociaux (Cefaï, 1996). La troisième, enfin, a été est la découverte ou la redécouverte du classique de Dewey, Le public et ses problèmes (2010 [1927]), autour de 1993-1994, que Joëlle Zask traduirait quelques années plus tard. En parallèle, la Logique : Théorie de l’enquête (1993 [1938]) était à nouveau disponible, dans la version de Gérard Deledalle, fournissant des clés pour une théorie du public autre que les philosophies de l’espace public d’Arendt et de Habermas.

Ce n’est pas le lieu de rentrer davantage dans les détails de cette histoire. Mais d’une façon ou d’une autre, les auteur.e.s de ce numéro ont tou.te.s hérité de ce moment de créativité collective. Un mot toutefois s’impose concernant la réception du pragmatisme dans le monde francophone qui, après des débuts hésitants, a pris son essor ces dernières années. Les pragmatismes en langue française — il faut les concevoir au pluriel — composent une espèce de rhizome qui ramifie et prolifère sous de multiples formes, depuis une critique en règle des fondamentalismes religieux au laboratoire THEMA[2] à Lausanne (Philippe Gonzalez, Joan Stavo-Debauge) jusqu’à l’enquête sur les formes de la vie urbaine au Metrolab de Bruxelles (Mathieu Berger, Louise Carlier), en passant par des recherches sur le lien entre pragmatisme, psychanalyse ou sociologie culturelle à Montréal (Jean-François Côté) ou sur l’éthique appliquée à l’Université de Sherbrooke (Alain Létourneau). Ce pragmatisme est à dominante de James et Whitehead dans les réseaux de Cosmopolitiques et de Multitudes, du GECo (Isabelle Stengers, Didier Debaise) à Bruxelles ou du CSI de l’École des Mines où il a nourri une sociologie des médiations et des attachements (Bruno Latour, Antoine Hennion). Il est plus proche de Peirce et de Dewey dans les travaux philosophiques menés au Centre Marc Bloch de Berlin (Roberto Frega), à l’Université d’Aix-Marseille (Joëlle Zask), au pôle de l’ENS-PSL à Paris (autour de Mathias Girel) ou au pôle lyonnais de l’ENS et de Lyon 3 (autour de Stéphane Madelrieux et Claude Gautier). Il peut prendre des formes hybrides en croisant les travaux de Wittgenstein, Emerson ou Cavell (Albert Ogien, Sandra Laugier), ou se centrer sur la question de l’éthique et du politique dans l’ordre de l’interaction (Isaac Joseph, Alexandra Bidet, Carole Gayet-Viaud). Il déploie un front sur des thématiques convergentes avec la théorie critique et l’écologie radicale à Sophiapol de Paris-Nanterre (Emmanuel Renault, Émilie Hache). Il a donné lieu à un courant alternatif d’enquête et d’analyse des organisations et du management à l’ESSEC et à l’ENS Paris-Saclay (Philippe Lorino, Daniel Mourey), à une interrogation sur la philosophie de l’esprit et les sciences cognitives (Pierre Steiner) et sur les pratiques de vidéo et de cinéma (Barbara Olszewska) au CosTech de Compiègne, ou encore à des expérimentations artistiques au Laboratoire du Geste (Barbara Formis). Ce pragmatisme s’est enfin hybridé avec une sociologie pragmatique et une analyse de controverses au GSPR (Francis Chateauraynaud, Josquin Debaz), il peut tirer du côté d’une analyse critique des capacités dans le monde du travail (Bénédicte Zimmermann), tout comme il hérite d’une praxéologie d’inspiration ethnométhodologique (Louis Quéré, Cédric Terzi) ou de la sociologie de Chicago au CEMS (Daniel Cefaï).

Cette énumération est loin d’être exhaustive. Elle ne dit rien des nouvelles générations qui émergent, des réseaux qui se sont constitués, depuis le début des années 1990, autour de l’association Pragmata[3] et de l’European Pragmatism Association, des recherches et des thèses de doctorat en cours de réalisation… Elle ne sert qu’à donner un aperçu de la vigueur et de la diversité du travail de réception et de reprise du pragmatisme dans le monde francophone. La version que nous présentons ici est centrée sur une sociologie des mobilisations collectives et des problèmes publics.

l’enquête sociale : de l’évaluation de troubles à la détermination de situations problématiques

En quoi les participant.e.s à ce numéro spécial de Sociologie et sociétés ont-ils/elles emprunté au pragmatisme et comment celui-ci leur permet-il de poser des questions différentes ? Un premier point est peut-être ce dialogue entre philosophie et sciences sociales, assumé comme tel. Le pari est de mener des enquêtes rigoureuses sans renoncer à se poser des questions morales et politiques. Ne pas confondre enquête et politique, et défendre, au contraire, une certaine neutralité de l’enquête qui n’est pas là pour démontrer les thèses d’une théorie forte ni pour satisfaire des convictions idéologiques, mais bien pour essayer de montrer « les choses telles qu’elles sont ». Dans la Logique (1993 [1938]), Dewey avertissait : « Les troubles sociaux sérieux tendent à être interprétés en termes moraux. Que les situations elles-mêmes soient profondément morales dans leurs causes et leurs conséquences, au sens authentique de morale, cela est indéniable. Mais la conversion des situations soumises à l’investigation en problèmes définis, que l’on peut traiter intelligemment, exige une formulation intellectuelle objective de ses conditions : et une telle formulation exige à son tour de faire complète abstraction des qualités de péché et de droiture, de mauvaises et de bonnes intentions, qui sont si facilement attribuées aux individus, aux groupes, aux classes et aux nations » (1993 [1938] : 597 [494-495]). L’enquête doit être réaliste, ce qui implique un travail sur soi, sur ses matériaux et sur ses hypothèses pour réfléchir et neutraliser « jugements sociaux » et « préconceptions morales ».

Mais s’abstenir de formuler des accusations et des approbations, de distribuer des prix de vice et de vertu ne signifie pas que « tous les procédés d’évaluation doivent être éliminés au sens strict » (ibid. : 598 [495]). La prescription méthodologique de Dewey est d’éviter de savoir à l’avance ce que l’on doit trouver et, en pratique, de prédéfinir quels sont les objectifs que l’on vise et d’ordonner les moyens (que sont les faits) pour y parvenir. Dewey parle de « mystification » et de « charlatanerie » à propos des enquêtes qui prétendent détenir la bonne solution avant même de commencer. Le point est double, d’épistémologie et d’éthique de l’enquête. L’enquête sociale ne peut que s’appuyer sur des hypothèses incertaines, qui émergent « de la masse informe et complexe du matériel existentiel et du matériel potentiellement observable et enregistrable » et qui vont par la suite s’affiner, s’enrichir, s’éclaircir et se valider à l’épreuve de ce corpus de matériaux, en le rendant intelligible — ce qu’Herbert Blumer (1969) saisira sous la formule de concepts de sensibilisation (sensitizing concepts), des idées vagues, faillibles, provisoires, destinées à être transformées ou abandonnées en cours d’enquête, mais qui lui fixent une première feuille de route. Mais, rajoute Dewey, cette opération ne peut être accomplie que si les « éléments du problème » (facts of the case) sont prélevés moyennant un processus d’« ad-judication, d’appréciation ou d’évaluation » (600 [497]). Les hypothèses de départ ne sont pas des constructions arbitraires, selon le bon désir de l’enquêteur. Elles se profilent dans son matériau, elles renvoient à des perspectives dans les situations d’enquête. Elles sont là, mais il lui faut les façonner et les formuler pour les faire apparaître. Et leur pertinence n’est pas celle exclusive d’un entendement abstrait qui se donnerait ses propres critères : pour les pragmatistes, un travail d’évaluation (que Dewey éclaircira l’année suivante avec sa Theory of Valuation, 2011 [1939]) est à l’oeuvre dans les situations sociales et c’est lui qui fait émerger les thèmes, les questions et les catégories d’enquête. Sans un tel « guide pour l’observation », il serait impossible de discriminer entre des faits que l’on puisse éprouver et prouver : un fait en vaudrait tout aussi bien un autre. Un certain rapport aux valeurs, pour se référer à une autre tradition sociologique, est en jeu dans la sélection des problèmes qui valent la peine d’être étudiés. Le réalisme de Dewey n’est pas positiviste : « Une généralisation sous la forme d’une hypothèse est une condition prérequise de la sélection et de l’ordonnancement du matériel comme faits. Une généralisation est tout autant un antécédent qu’une conséquence de l’observation et de l’assemblage des faits » (600 [498]). En matière d’ethnographie, la rédaction du journal de terrain, les opérations d’observation et d’entretien comme les efforts de description et d’analyse se nourrissent les uns les autres : il n’y a pas, d’un côté, une investigation empirique sur des faits, de l’autre, un travail intellectuel sur des concepts et des hypothèses, mais une avancée progressive de l’une et de l’autre, en spirale (Cefaï et al., 2010), qui va de pair avec un apprentissage du monde de significations des enquêtés, par la participation, directe, en corps ou médiatisée par des traces, à distance, à leurs milieux de vie (Peirce, 1978 ; Lorino, 2020). L’approche pragmatiste recoupe de ce point de vue les perspectives phénoménologique (Schutz, 1970) et herméneutique (Ricoeur, 1986).

Les bonnes questions d’enquête ne sortent donc pas armées de notre intellect. Elles émergent dans le flux de la vie concrète des enquêtés, dans lequel l’enquêteur s’implique à la première personne. Elles sont attestées et validées par la mise en oeuvre d’une méthode expérimentale qui détermine la « situation problématique » et élabore des façons de la résoudre. L’enquêteur accompagne les enquêtés dans l’émergence des troubles qu’ils vivent — ces derniers deviennent souvent des co-enquêteurs, avec toutes les difficultés que le « co- » de cette coopération dans l’asymétrie peut poser. Il découvre le sens de la situation en saisissant comment s’éprouve un trouble — un malaise, une insatisfaction, une hantise, une indignation, une angoisse, un embarras, une révolte ou tout simplement une énigme… Comment une épreuve émerge-t-elle, qui pourra être lue après coup, une fois l’enquête engagée, comme une crise existentielle, une perturbation des habitudes, une réaction à un déni de reconnaissance, une inquiétude contre une menace pour sa santé, le refus de la transgression de l’économie morale des relations entre gouvernants et gouvernés (par exemple la rupture de confiance autour du pacte sur les retraites) ou la colère contre la perversion d’un idéal de vie institutionnelle par une décision politique (par exemple la programmation d’une loi sur la recherche) ? L’enquête sur les problèmes publics part de ce contact d’expérience à expérience, entre enquêteurs et enquêtés, et y revient. Le travail de l’intelligence collective se fait depuis l’impulsion d’une expérience affective et évaluative (Dewey, 2011 [1939] et 2010 [1927]) et se poursuit dans l’effort de détection et d’identification des conséquences néfastes d’une situation pour des humains (ou des vivants, des paysages, des fleuves ou des forêts, pour la Vie ou pour la Terre). Ce faisant, des collectifs se forment, de personnes qui ne sont pas directement touchées et qui se sentent néanmoins sensibilisées, concernées jusqu’à parfois se mobiliser. Ce sont ces collectifs, dont les membres prennent conscience d’un problème dont ils sont tous tributaires à des degrés et sur des modes divers, prenant du même coup conscience de leur communauté d’intérêt et d’expérience, que Dewey appelle des « publics ».

Un public, ce n’est donc pas un « sujet collectif ». Ce sont plutôt ces réseaux changeants d’acteurs qui s’engagent au fil du temps autour d’un problème et qui le font sur différentes scènes, en mobilisant des bouts de leurs univers militants, professionnels ou institutionnels, en ré-agençant leurs répertoires d’expérience et en re-configurant leurs milieux de vie, afin de les mettre à contribution pour définir et résoudre le problème. Cet engagement peut prendre la forme d’une sensibilisation (Peroni et Roux, 2008), d’un concernement (Brunet, 2008), d’une « passion cognitive » (Roux, Charvolin et Dumain, 2013). Il peut aller de la simple affection dans la réception et la discussion des nouvelles (Tarde, 1901) jusqu’à une mobilisation active dont le degré maximal d’intensité serait la conversion, en passant par des modalités variables d’intéressement et d’enrôlement (Callon, 1986). Dans l’arène qui en résulte, avec son architecture complexe de scènes de disputes sur lesquelles s’assemblent chaque fois de nouveaux dispositifs d’engagement, des acteurs vont reformuler le problème tantôt en termes juridiques, tantôt en termes médiatiques, scientifiques, politiques, parfois artistiques ou religieux. Céline Véniat décrit ainsi dans ce numéro comment un ensemble d’acteurs ont été ébranlés par la situation problématique que représentait l’expulsion d’habitants roumains d’un platz, un terrain occupé illégalement pour y installer leur lieu de vie (Véniat, 2019), en pleine période festive de fin d’année. Véniat distingue plusieurs cercles de concernement, où varient les modalités et les intensités d’engagement dans le processus de résistance aux décisions de la mairie et dans l’effort de protestation afin de rallier des sympathisants. Les personnes qui s’engagent mettent à profit une expérience passée commune, des compétences dispersées et des attentes partagées autour d’un arrangement à venir. Véniat retrouve à travers son ethnographie engagée un certain nombre de propositions sur la sociabilité militante et sur l’ancrage des mobilisations dans des réseaux de connaissance interpersonnelle et dans des répertoires d’expérience collective. Elle insiste aussi sur l’importance des émotions collectives (Traïni, 2009 ; Kaufmann et Quéré, 2020), à la fois comme mobiles et ressources, et parfois comme thèmes de l’engagement. Une circulation se fait entre situation biographique et engagement militant, interrogeant une opposition frontale entre privé et public : la frontière de ce qui est de l’ordre du privé et de l’ordre du public ne cesse de bouger tout au long de l’action. Par ailleurs, Véniat remet en cause, par ses descriptions, un schéma de l’histoire naturelle qui avait longtemps prévalu dans les théories du collective behavior et que l’on retrouvait encore dans les années 1970 en sociologie des problèmes publics (Spector et Kitsuse, 1973/2012) : les acteurs en prise avec un problème expérimentent, parfois simultanément, plusieurs définitions et solutions possibles, et élaborent plusieurs scénarios allant de la participation au jeu des délibérations sur la scène publique à des pratiques de contournement ou de réajustement en coulisses. En déconstruisant une lecture séquentielle du passage à l’action et de la naissance d’un public, elle met au jour la diversité et la discontinuité des expériences de publicisation et le choix entre différentes pratiques de mobilisation. La dynamique de problématisation et de publicisation doit ainsi être appréhendée dans sa dimension plurielle et processuelle.

l’expérience démocratique : de la coexistence pluraliste au processus politique

L’enquête sociale requiert un certain nombre de conditions de possibilité : liberté de penser et de s’exprimer, esprit de curiosité et de découverte, accès aux informations disponibles, examen des faits sans censure, échange sans contrainte des arguments, libre circulation des résultats et prise de décisions en conséquence. La méthode de la discussion, de l’enquête et de l’expérimentation, au coeur de la démarche scientifique et à appliquer aux problèmes sociaux et politiques, est formulée très tôt par les pragmatistes. Mead (1899) en fait le noyau de la réforme sociale ; Addams (2019 [1902]) lui emboîte le pas à propos de la réalisation d’une éthique sociale. Elle est à l’origine du projet des social settlements comme le College Settlement de Philadelphie, où Isabel Eaton mène son enquête sur les domestiques noirs et dont Du Bois reçoit le soutien (Du Bois, 2019 [1899]), de même qu’elle est à l’origine du projet d’école laboratoire réalisé à Chicago par Dewey et ses collaborateurs (Dewey et Dewey, 1899). La méthode de la discussion, de l’enquête et de l’expérimentation semble n’être qu’un autre nom pour la démocratie.

L’enquête sociale sur les problèmes publics et sur les publics qu’ils font naître recouvre donc une sociologie de l’expérience démocratique. Peut-on fixer en quelques points ce que les pragmatistes de New York, Boston ou Chicago entendaient par le mot démocratie ? Un point commun à tous est la critique de la démocratie formelle : ils ne peuvent se satisfaire de sa définition centrée sur la division des pouvoirs, le scrutin électoral, la régulation par les lois, l’action administrative et la politique publique. Ils ne la répudient pas pour autant et, pour ceux d’entre eux qui vivront assez longtemps pour assister à la montée des régimes soviétique, fasciste et nazi, la démocratie reste, dans sa mouture républicaine, le plus désirable des régimes existants. Mais ils refusent de la réduire à une « machinerie de gouvernement » à laquelle les citoyens « consentiraient » (Follett, 1918 et 1924). La démocratie se joue ailleurs et requiert des engagements plus forts de la part des citoyens. Les pragmatistes sont loin, cependant, de s’accorder sur ce que serait une « bonne politique » : leurs positions se distribuent sur un large spectre, de la démocratie la plus radicale de type self-government, à mettre en oeuvre dans le gouvernement municipal et l’organisation industrielle, à une démocratie beaucoup plus institutionnelle, celle qui mettra en route les politiques du New Deal. Mais Jane Addams, George H. Mead, Mary P. Follett, W. E. B. Du Bois, Dewey ou Park se rejoignent sur la place centrale de l’expérience. Dans son enquête sur le concept d’expérience, Daniel Cefaï rappelle combien la démocratie est « composée de milieux d’expérience collective — dans laquelle des personnes, éprouvant concrètement des entraves à agir, des dénis de liberté, des déficits d’égalité, des personnes qui ont le sentiment qu’une injustice, un tort ou un dommage a été commis, des personnes exposées à des situations inintelligibles, inacceptables ou insupportables, et parfois, tout simplement, se trouvant devant l’impossibilité de survivre, sont capables de faire un usage (plus ou moins) collectif et public de leur intelligence, pour critiquer les situations qui leur sont problématiques et tenter de les transformer ». Pour comprendre la démocratie, en deçà de l’analyse de son architecture constitutionnelle, de ses lois et de ses institutions, du fonctionnement de ses instances représentatives ou de la fabrique de ses politiques publiques, il est nécessaire d’enquêter sur des « formes de vie » — une catégorie aux tessitures de sens diverses (Berger, Cefaï et Gayet-Viaud, 2011 ; Laugier, 2018) — et sur les champs d’expérience qui les organisent. Ces formes de vie résultent d’histoires de vie et s’inscrivent dans des milieux de vie. L’expérience d’un problème public se constitue moyennant la « reconstruction » d’un trouble, qui perturbe une histoire et un milieu, en situation problématique, à définir et à résoudre. Cette « reconstruction » requiert des épreuves esthétiques, affectives et évaluatives, des opérations de discussion, d’enquête et d’expérimentation. Elle passe par l’exercice d’une imagination morale et civique. Les problèmes publics se maîtrisent en transformant les formes, les histoires et les milieux de vie de ceux qui en subissent ou pourraient en subir les conséquences. La démocratie, c’est d’abord une façon de vivre et de vivre ensemble, de partager, non sans tension et conflit, des formes de vie, de s’impliquer dans des histoires communes et de bâtir des milieux communs. Dewey (1939) parle de ways of life. On perçoit dans la plupart des articles de ce numéro à quel point les expériences privées infusent dans les expériences collectives et publiques, et comment la vie publique se nourrit de questions très pratiques avant de se porter sur le terrain des convictions et des principes. On réalise également combien ces problèmes publics requièrent certaines des propriétés élémentaires de l’expérience démocratique. Il faut de la conversation, de l’empathie et de l’écoute, un souci pour les autres, mais surtout un « esprit ouvert », ce qui peut signifier deux choses sans doute liées l’une avec l’autre, et cruciales pour les pragmatistes : un sens vécu du pluralisme dans les relations sociales les plus ordinaires et un sens de la critique et de la controverse dans la vie scientifique. L’esprit ouvert peut renvoyer au sens du pluralisme, à l’acceptation, sinon à la valorisation de la multiplicité des points de vue et des styles de vie, par-delà les « barrières qui séparent les individus en cercles et en cliques, en sectes et en factions antagonistes » (Dewey, 1939 : LW 14.227). Il faut de la tolérance pour ses voisins, quelles que soient leurs origine nationale, couleur de peau, préférences sexuelles, pratiques religieuses et opinions politiques. Sans cet ethos pluraliste dont William James a été la plus belle incarnation, parfois avec un radicalisme qui lui a été reproché quand il insistait pour accorder du crédit aux phénomènes d’hallucination ou de possession les plus extravagants, une expérience publique se forme difficilement. Celle-ci a besoin de ce libre commerce entre les hommes, de la capacité de se mettre à la place des autres, d’examiner leurs perspectives et de relativiser la sienne propre, et de le faire librement, sans contrainte aucune de l’autorité ou du préjugé, de la tradition ou de la religion. C’est là un premier point qui fait que l’on se reconnaît dans des Roms par-delà tous les stéréotypes qui circulent sur leur compte (Véniat) ou que l’on se bat pour des femmes qui ont fini à la rue en neutralisant l’aversion esthétique et morale que suscitent les sans-abri (Maurin). L’ethos pluraliste est un dissolvant des étiquettes stigmatisantes et un opérateur d’égalité et d’équité. Un second point est que cet « esprit ouvert » n’est autre que celui qui a accouché de la « mentalité scientifique ». Il nous donne ce goût pour les discussions, les enquêtes et les expérimentations, qui est une autre caractéristique de l’expérience démocratique. Qu’il s’agisse de jeunes de banlieues eux-mêmes facilement vus comme des « racailles » (Boukir), d’ouvriers dont on a plus loué le sens pratique qu’on ne les a accompagnés dans leurs enquêtes ordinaires ou de Gilets jaunes qui découvrent à leurs dépens que ce ne sont pas que les black blocs qui subissent les charges policières (Poupin), on voit chaque fois comment les troubles de l’expérience peuvent donner lieu à l’exercice d’une intelligence collective.

Tenons-nous-en au premier point pour l’instant. Cette sensibilité pluraliste, faite à la fois d’arrangements et d’accommodements, mais aussi de réelles controverses ou, à une autre échelle, d’efforts de compréhension morale de nos façons d’être respectives, et parfois de tentatives d’inventer d’autres façons de vivre ensemble, est cruciale. Le pluralisme est tolérant, mais il ne va pas sans domination ni sans conflit. Un bon nombre de problèmes publics naissent de telles disputes morales : peut-on porter des signes religieux distinctifs dans l’espace public ? A-t-on le droit d’interrompre le processus de gestation d’un foetus ? Quelle est la limite à fixer, s’il en est une, aux préférences sexuelles de chacun ? Ces troubles moraux, au sens d’une perturbation des moeurs et des croyances morales les plus élémentaires, vont donner lieu à une inflation de faits et d’arguments brandis par des camps opposés : c’est ce que Robert E. Park qualifie de « processus politique » (Park et Burgess, 1921 : chap. IX). Cette dynamique crée une situation de conflit au sein de la communauté. Elle peut verser dans ce que Follett appelait une souveraineté de foule (crowd sovereignty) (Follett, 1918 et 1924) : dans de tels cas, les positions se raidissent, on assiste à leur radicalisation, moyennant le ralliement à des leaders et des coups de propagande démagogique. Dans ce processus se perd la raison publique. Mais cette dynamique peut aussi s’articuler avec de véritables efforts de discussion, d’enquête et d’expérimentation pour déterminer la nature du problème et des solutions à lui apporter. Une partie des processus d’action publique en démocratie sont accomplis sur ce mode. Comme l’enquête empirique nous l’enseigne, ils peuvent être infléchis et contrôlés par des groupes de pression ou d’intérêt (la mainmise de lobbies industriels sur la production de lois et de réglementations) (Gilbert et Henry, 2012 ; Henry, 2017). Certaines entreprises, professions ou institutions s’en rendent « propriétaires » (sur la prise en charge des « personnes troublées » : Gusfield, 1989) et défendent jalousement leurs prérogatives (le cas classique est celui de la médicalisation : Conrad et Schneider, 1980) ; à moins que leur processus de définition et de résolution ne soit verrouillé par des référentiels et des routines d’agences administratives (à propos du TGV Méditerranée : Lolive, 1999). D’autres processus d’action publique peuvent être prisonniers d’un roman national qui renverse par exemple, en Suisse, les catastrophes naturelles en réussites humanitaires (Bovet et Terzi, 2005 et 2012), moyennant la célébration et l’exaltation de l’identité, de la solidarité et de la résilience suisses (Widmer, 2004). Cet empêtrement dans des « symbolismes séculiers » (Gusfield et Michalowicz, 1984) est ce qui fait qu’un problème public, une fois qu’il est installé dans la place, devient très compliqué à rouvrir par l’enquête. Une fois que les sans-abri ont été vus et traités comme des « grands exclus », devant être protégés par une politique d’« urgence sociale » (Cefaï et Gardella, 2011), il devient difficile de proposer des catégorisations alternatives et de concevoir et financer d’autres expérimentations.

L’enquête peut donc être captée par des espèces de dispositifs socio-sémiotiques. Cette attitude donne naissance à ce que Matthieu Thomas qualifie dans son article d’« affrontements bipolaires » et de « crises identitaires » à propos du scandale occasionné par un rassemblement d’extrême droite à Unterwasser, catégorisé par ses opposants comme « concert néonazi ». Dans la grande famille des « controverses » qui sont devenues un véritable objet d’étude et d’enseignement, certaines tournent mal et virent à la polémique. Ce type d’arène ne laisse guère de place à la discussion publique et se fige dans une polarisation entre les « pour » et les « contre », toute position tierce étant condamnée à l’un ou l’autre de ces pôles — que l’on pense aux crises insolubles de l’ordre d’interaction vers lesquelles nous ont tous conduits certaines altercations sur le « foulard islamique », l’indépendance du Québec, le conflit israélo-palestinien, le « mariage pour tous », le droit à l’avortement ou les « droits des homosexuels » ! Comme le laissent entendre Laacher et Terzi (2020 : 183) : « Quand le conflit est emporté par une dialectique ami/ennemi, son institutionnalisation s’en trouve exclue. Le pluralisme des positions s’estompe et il ne reste qu’à opter pour l’un des deux termes d’une alternative tranchée. Les protagonistes qui prétendent se soustraire à cette exigence et exprimer une interprétation nuancée de la situation ne trouvent plus de place pour le faire. Leurs propos et leurs actions deviennent inintelligibles. Ils apparaissent comme relevant d’une duplicité moralement indéfendable, exposant leurs auteurs à être considérés au mieux comme des lâches ou au pire comme des traîtres. » On est là, sans doute dans une perspective pragmatiste, à l’opposé de la formation d’une expérience publique autour d’un problème et plus encore du « conflit constructif » que Follett (1925) appelait de ses voeux, la franche confrontation devant amener à des solutions de synthèse qui portent la trace de l’intelligence collective. Dans le cas d’Unterwasser, la catégorisation d’un événement public, présenté comme « festival de rock » par ses organisateurs, semant le trouble chez les habitants de ce petit village, puis requalifié de « concert néonazi » quand l’information est diffusée après coup dans la Suisse tout entière, a fait scandale et engendré une cascade de conséquences. L’envenimement des conflits autour de la hantise que la Suisse devienne un « paradis néonazi » va passer de la bataille associative et partisane à l’édiction d’une solution juridique par le Conseil d’État de Saint-Gall : interdire toutes « les manifestations inconciliables avec les fondements de la démocratie et de l’État de droit » qui mettent en péril la paix civile et qui « terrifient la population ». Le noeud a été tranché en faveur d’une sécurité publique à géométrie variable, à l’encontre du respect des libertés fondamentales.

Parfois, il semble cependant préférable aux citoyens de ne pas s’engager dans un conflit et de ne pas donner un tour politique aux affaires de la vie ordinaire. C’est le cas quand les relations raciales ou culturelles sont pilotées à bas bruit, sous le radar, en conduite quasi automatique, par des séries de petits ajustements, moyennant une conception du pluralisme comme « accommodation » aux différences de styles de vie, de croyances et d’habitudes (pour reprendre des catégories de Peirce, Mead et Dewey) des autres personnes (dans des interactions en face à face ou côte à côte) ou des autres groupes (sur les interfaces de quartiers à dominance raciale ou ethnique). Cette accommodation (Park et Burgess, 1921 : chap. X) est le thème de l’article de Louise Carlier. Elle peut se faire sans assimilation : pas besoin d’adopter des façons de faire des partenaires d’interaction, la transaction peut se limiter à se supporter mutuellement, la plupart du temps à s’ignorer en évitant toute focalisation de l’attention sur des conduites sinon perçues et évaluées comme étranges ou étrangères (ce que Goffman, 2013 [1963], avait décrit comme « inattention civile »). Fredrik Barth avait observé et analysé comment des groupes ethniques maîtrisaient les interactions à leurs frontières moyennant toutes sortes d’opérations de catégorisation stéréotypée et de rituels de cohabitation pacifique (Barth, 1969 ; Poutignat et Streiff-Fénart, 1995). Dans ce cas-là, la dynamique de problématisation et de publicisation est court-circuitée. Carlier montre comment l’accommodation, que ce soit pour éviter ce que l’écologie humaine appelait des processus d’invasion ou de succession ou tout simplement s’arranger de cette hétérogénéité de fait des métropoles dans laquelle Louis Wirth (1979 [1938]) voyait un élément de la « façon de vivre » en ville, prévient le conflit de moeurs et de morale, et étouffe dans l’oeuf le processus de formation de problèmes publics. Elle est un « art de maintenir les distances » qui inhibe la tentation de passer au conflit. Goffman (2013 [1963]) avait décrit ce modus vivendi comme une espèce de gentleman agreement reposant sur l’évitement mutuel plus que sur l’effusion festive ou la mixité cosmopolite : un droit à l’indifférence qui protège des embarras des « contacts mixtes ». Isaac Joseph, dans « Le migrant comme tout-venant » (2007 [1997]), écrivait que « le fait de vivre entre deux mondes ou entre deux cultures ne signifie pas que l’on soit immédiatement citoyen du monde. Ce que les villes développent, ce sont sans doute des situations d’hésitation, des liens faibles (les fameux weak ties de Granovetter), plus que des émancipations et des poussées universalisantes. » Il en tirait le modèle, inspiré de William James, d’une pluralité de contiguïtés et de coexistences (Joseph, 2007), dispersées en archipels autour de foyers de rencontre et de rassemblement, allant un peu plus loin que la représentation d’une « ville mosaïque » dont les communautés se ségrèguent en une série « d’enclaves homogènes qui permettent à des groupes divers de « vivre ensemble » dans la même ville, parce que fondamentalement invisibles les uns aux autres » (Lofland, 1998 : 238). La tentation d’un tel encapsulement des mondes sur eux-mêmes existe sans doute, mais il existe aussi toutes sortes de procédures pour cohabiter, allant de cette ignorance mutuelle à des efforts de rencontre et de discussion, et à toutes sortes de reconnaissance, non sans malentendu, moyennant des attitudes réciproques de tenue et de déférence, respectueuses de la privacy d’autrui, et à des accommodements raisonnables, qui impliquent la mise en sourdine de différences de style de vie et d’opinion. Souvent, pour mieux cohabiter, le plus sûr est de fermer les yeux et de ne pas mener d’enquête (Stavo-Debauge, 2012). De s’accommoder.

Voici donc des façons variées de faire-public-mais-pas-trop, de créer un ordre public sur un mode minimaliste, bien éloignées de la version forte d’une communauté politique que décrivent souvent les pragmatistes. Mais cet art de coexister dans les lieux publics ne se retrouve-t-il pas dans un art de la tempérance, de l’esquive ou du compromis, fait de ménagement des susceptibilités et de concessions réciproques dans le débat public ? La compréhension de l’espace public politique ne gagnerait-elle pas à s’inspirer davantage de celle de l’espace public urbain (Cefaï et Pasquier, 2003 : 48-50) ? Une telle position n’invalide pas les hypothèses de Dewey dans Le public et ses problèmes, mais elle enrichit et complexifie notre connaissance des publics tels qu’ils existent réellement.

les publics et leurs problèmes : une écologie de l’expérience publique

C’est dans cet horizon, indissociablement descriptif et normatif, d’une passion pour l’enquête redoublée d’une passion pour la démocratie, que s’inscrivent les contributeurs et contributrices à cette livraison de Sociologie et sociétés. Une démocratie qui ne soit pas totalitaire, qui en deçà du pluralisme des partis, héberge une pluralité de points de vue, d’initiatives, de croyances et d’habitudes, et qui reste ouverte à toutes sortes d’interrogations, de discussions, d’enquêtes et d’expérimentations. La sociologie des problèmes publics, nous l’avons dit, est une sociologie de l’expérience démocratique. De fait, pour les pragmatistes, la question de l’expérience est cruciale. Cette expérience n’est pas le « vécu subjectif », comme on le croit souvent, et il n’est pas question de ressaisir des « subjectivités politiques » sous couvert d’expérience. La phrase fétiche des pragmatistes est que l’expérience se joue dans la « transaction entre organismes et environnements » : il faut entendre là l’écho du naturalisme qui pense l’expérience comme un mode d’exploration des situations par où les êtres vivants découvrent un environnement, le connaissent, l’aménagent et s’y accommodent. L’expérience se fait dans la co-action et l’inter-action des organismes et des environnements qui coopèrent dans le maintien et la reproduction de la vie : quand leur intégration mutuelle est perturbée, l’enquête vient restaurer cet Autre, mais en transformant les conditions de vie, en faisant naître de nouveaux problèmes et en créant de nouvelles capacités de connaissance et d’action. Bien entendu, il ne faut pas entendre ces mots dans un sens étroitement biologique — quoique cette dimension, longtemps négligée par les sciences sociales et remise à l’ordre du jour par l’écologie politique, doive être prise en compte en des temps où l’on se met à douter de la survie du vivant. Mais l’écologie inclut aussi les milieux de vie socioculturels où les organismes se forment, ont accès à un « esprit social », à des moeurs, des lois, des institutions et deviennent des Soi (Selves : Mead, 1934-2015/2006). Ces organismes socialisés croissent en laissant sédimenter dans leur sillage des histoires de vie, individuelles et collectives — des faits et gestes, et pas seulement des mots —, qui bouleversent en retour les milieux de vie dont ils sont les créatures. Cette expérience a une double dimension de passivité et d’activité : passivité qui fait que les « agents » sont exposés à des situations qui les affectent et embringués dans des intrigues qui les troublent et qu’ils métabolisent sous la forme d’émotions et de valuations (Quéré, 2002 ; Bidet, Quéré et Truc, 2011) ; activité qui fait que ces « acteurs » transforment les troubles qui les éprouvent en hypothèses explicatives et interprétatives, en jugements de valeur et en motifs d’action qu’ils testent en réformant leurs milieux de vie tout en écrivant de nouveaux chapitres à leurs histoires de vie (Cefaï et Terzi, 2012 ; Quéré et Terzi, 2015).

C’est cette dynamique que nous saisissons sous la catégorie d’écologie de l’expérience — qui devient une écologie de l’expérience publique (Cefaï, 2015 et 2016) — lorsque des personnes, soumises à un changement dans leurs conditions de vie environnantes ayant des répercussions sur les circuits de leur expérience ordinaire avec les choses et les autres, incommodées par les conséquences d’un événement, d’un acte ou d’une décision, ou par les implications d’un déséquilibre entre « énergies organiques et écologiques », se mettent à s’interroger sur leurs systèmes de croyances et d’habitudes, sur les formes de coordination de leurs actes et de co-fonctionnement avec leur milieu. Cette expérience n’est pas l’ombre portée de structures sociales et historiques ou l’expression de rapports de domination, pas plus qu’elle n’est une construction de la part de sujets qui insuffleraient du sens dans ce qui leur arrive. C’est oublier que ceux que l’on appelle « sujets » sont à la fois « agents » et « acteurs ». D’une part, leur capacité à comprendre la situation n’est pas une affaire de conscience individuelle mais dépend de leur implication pratique dans la situation et de leur coopération avec celle-ci : ils en arrivent à une logique à travers leurs transactions avec d’autres objets (humains, vivants, outils, symboles en train d’agir — Dewey et Bentley, 1947). D’autre part, leur capacité à faire émerger logique et sens commun dépend de leur formation à manier des systèmes d’outils qui pré-organisent leur perception et leur action (selon des schèmes de l’expérience pratique qui sont « trans-individuels », Simondon,1958)) et des systèmes de signes et de symboles, et qui pré-articulent leurs « habitudes de pensée » ou les « formes typiques » de leur expérience (selon un ordre sémiotique dont ils ne sont pas maîtres — de Peirce à Burke). Par ailleurs, cela implique une autre conception des « structures sociales et historiques ». Il n’y a aucun déni chez les pragmatistes de celles-ci, au contraire, et cette prise en compte est encore plus forte si on lit Thorstein Veblen sur l’économie capitaliste ou John Commons sur le mouvement ouvrier ! Mais ce que l’on apprend de la façon la plus forte avec Dewey — Mead ou Follett disent à peu près la même chose avec d’autres mots —, c’est que la perception et la compréhension de ces « structures » sont le produit d’une activité collective de discussion, d’enquête ou d’expérimentation, qui les font apparaître sous la forme de processus génétiques de plus ou moins longue durée, dont résulte la situation actuelle, ou d’agrégats statistiques qui permettent de saisir des traits trans-situationnels dans un espace de mesure, de calcul et de comparaison (Chateauraynaud, 1993/2013). Il en va de même pour les « rapports de domination », qui ne sont pas des causes objectives de ce qui se passe dans la situation, mais qui doivent avoir été conçus par l’exercice d’une intelligence collective, par le passé et dans le présent, sur les matériaux de l’expérience ordinaire. « Structures » et « domination » sont des éléments de mise en forme narrative (ou dramatique ou rhétorique) de l’expérience, qui donnent des prises pour la rendre intelligible, pour en mener la critique et pour engager sa transformation. L’expérience publique est l’expérience créatrice d’un public dont les membres témoignent, racontent et discutent, s’expriment, enquêtent et expérimentent. Tel est le fil directeur de ce numéro, qui fait écho au travail qui avait été accompli dans la livraison de « Raisons pratiques » sur L’Expérience des problèmes publics (2012).

Comment rendre compte de cette expérience publique ? En premier lieu, il faut rendre visible, au sens de faire apparaître, ce qui jusque-là passait inaperçu ou était l’objet d’un déni ou d’une censure. C’est ce que montre Perrine Poupin dans son article à double volet. Le premier volet recourt à des matériaux de presse ou de sites web et aux expériences propres de l’enquêtrice, qui a accompagné pendant des dizaines de fins de semaine les Gilets jaunes. Il témoigne de « faits de violence » auxquels elle a assisté — en tout cas d’actions qu’elle a catégorisées comme tels — et elle reconstruit un processus à travers lequel d’autres manifestants ont eux-mêmes pris conscience de la « brutalité » des affrontements et remis en cause leur légitimité. La violence policière, selon les manifestants s’autoprésentant et s’autodéclarant Gilets jaunes, s’éprouve et se mesure non seulement à des perceptions et à des évaluations en situation, mais aussi à des conséquences : traumatismes divers, éborgnements, mains et pieds arrachés, etc. Elle est mise en relation avec les armes utilisées par les forces de l’ordre — soigneusement répertoriées par les plus aguerris des manifestants et par leurs avocats — et avec les stratégies qu’elles mettent en oeuvre, de charge et de nasse, sur ordre ou non de leurs supérieurs hiérarchiques. Ce faisant, elle fait un décompte des victimes et décrit brièvement la nature du dommage subi. Poupin occupe une position intéressante d’enquêtrice, de témoin et d’actrice, tout en opérant une reconstruction des faits, orientée par une hypothèse (Dewey, 1922). Dans la seconde partie de son article, elle revient sur ce parcours et montre à quel point les descriptions de la première partie ne sont pas de son simple fait, mais relèvent d’une coproduction à laquelle de multiples acteurs participent. Les manifestations sont traitées comme des « rassemblements publics » au sens de Goffman (1963/2013). Elles agissent comme des lieux d’apprentissage par leurs participant.e.s de l’art de manifester et des opérateurs de sensibilisation, pour eux comme pour leurs auditoires, à quelque chose qui ne va pas dans la conduite de la police. Elles sont aussi des milieux de discussion qui se redoublent de leurs projections dans une doublure virtuelle où, par la médiation des réseaux sociaux, ce sont des « whatsappeurs », « facebookeurs », « tweeteurs » et « instagrammeurs » (on pourra se reporter à sa réflexion sur l’anthropologie visuelle : Poupin, 2018) qui expriment leur compréhension de ce qui se passe, en direct et en différé, se coordonnent, s’informent, relaient des rumeurs, expriment des émotions, formulent des hypothèses. Et sur ce terreau, de véritables enquêtes sont menées par des francs-tireurs, des sociologues, des journalistes, des vidéastes, des équipes de juristes et des groupes de soutien — une arène publique qui trouve des échos, des prolongements et des rebondissements dans les mobilisations de « victimes de bavures », plus actives encore depuis la mort de George Floyd aux États-Unis.

Ces enquêtes reviennent à capter des indices concrets et à les organiser en configurations sensibles d’un problème, à le rendre visible et audible pour un auditoire. Ce germe de public en formation va croître et fleurir quand, petit à petit, des acteurs dans ce collectif disparate vont s’efforcer de documenter la nature du problème, de lui attribuer des causes (pourquoi ? à cause de qui et de quoi ?), en prenant ses conséquences en filature, et de lui imputer des responsabilités, au sens moral et légal (qui a fait quoi ? à qui la faute ? de quel type et à quel degré ?) et, selon la distinction de Gusfield, au sens politique (qui est habilité à juger ? qui doit réparer ? qui doit être puni ? par quelles procédures ?). Cet ensemble d’opérations transforme la « structure de l’expérience publique » (Gusfield, 2009 [1981] et Quéré, 2002) et, plus radicalement, remanie l’environnement dans lequel elle prend place. Ce point est parfaitement illustré par l’enquête de Marine Maurin sur La rue des Femmes, une structure d’accueil de femmes itinérantes à Montréal. Le point de départ est comme toujours la question : que se passe-t-il ? Qui sont ces femmes, jusque-là invisibles, sur lesquelles s’arrête l’attention d’un public spécialisé pour commencer, puis du public tout entier ? Que faire, avec et pour ces femmes qui vivent dans les rues de Montréal et qui racontent, par bribes, quand elles réussissent à verbaliser leur expérience, la dureté d’être itinérante et d’être vulnérable à toutes sortes d’agressions ? Comment les accueillir et prendre soin d’elles ? Quels services leur prodiguer, quelle organisation mettre en place ? Au terme de nombreuses investigations et expérimentations, pas à pas, une solution originale d’intervention sociale, fortement encastrée dans une perspective féministe, va être inventée. Le problème public de l’itinérance des femmes va être perçu et évalué comme un cas particulier de « vulnérabilité de genre » au confluent de trois types de problèmes déjà répertoriés : les violences faites aux enfants, les violences de rue et les violences de genre. Par ailleurs, ce problème spécifique est analysé comme relevant d’une pathologie du lien, de façon analogue à la thèse classique sur la désocialisation des clochards ; et la solution imaginée par la directrice de La rue des Femmes sera un programme de « santé relationnelle » destiné à accompagner les résidentes de la ressource communautaire dans leurs efforts de réparation de soi, et à les aider à surmonter les traumatismes qu’elles ont vécus. Ce choix d’une cure psychologique est par ailleurs investi d’un sens politique parce que fortement inspiré des thérapies féministes développées dans les années 1970 : le travail des intervenantes sociales est ainsi associé à un engagement féministe et le milieu de vie qu’elles recréent est pensé sur le mode d’une communauté de femmes, égales les unes aux autres et devant s’accepter telles qu’elles sont. Cet impératif de tolérance est parfois remis en cause dans la confrontation à des situations extrêmes, mais le fait de voir les résidentes comme des « femmes souffrantes », victimes de la violence des rapports de genre, prévient et empêche leur saisie à travers des catégories psychiatriques. En résumé, une certaine « macropolitique du trouble », moyennant laquelle est façonné un dispositif de mise en visibilité, d’attribution de causalités et d’imputation de responsabilités, s’incarne dans une micropolitique institutionnelle. En résulte l’invention continuée d’un milieu de vie collective où un certain type de réponse est donné, dans l’ordre de l’interaction, à la présence de femmes à la rue.

décaler le regard et l’écoute : la critique des versions de réalité établies et autorisées

En revenant à la description de contextes d’activités, il devient possible de contourner certaines versions prévalentes dans l’arène publique : s’abstenir de jugements de valeur, du type « c’est bien » ou « c’est pas bien », et en particulier ne pas reprendre à son compte, tels quels, les comptes rendus médiatiques, les interprétations officielles des gouvernants, les convictions de sens commun des spectateurs, les procès-verbaux de police ou de justice ou les revendications et dénonciations d’activistes. Toutes ces activités de production de sens sont bien entendu consignées dans le journal de terrain ou le carnet de bord et elles constituent des « matériaux » ou des « sources » de l’enquête et de l’analyse. L’enquête sur les publics est aujourd’hui considérablement compliquée par la multiplication des arènes numériques et des formats de communication, de réception et d’intervention sur le web (Cardon, 2019). Hier, le public comme communauté de personnes indirectement affectées se formait parmi les lectorats de la presse : les lecteurs des nouvelles de L’Opinion et la Foule de Tarde (1901) étaient ceux de l’affaire Dreyfus, pouvant s’organiser en public enquêtant, raisonnant et discutant, ou verser dans la foule enragée par les symboles nationalistes et antisémites. Du temps de Dewey (1927), la presse écrite était déjà concurrencée par la radio et les publics recomposés par l’accélération des moyens de transport et de communication : le procès Scopes, en 1925, était ainsi retransmis pour la première fois par la radio WGN grâce aux câbles d’AT&T et donnait lieu à des reportages de Pathé News. Aujourd’hui, les publics continuent de se diffuser par les canaux de la presse, de la radio ou de la télévision. Les journaux télévisés et les chaînes d’information en continu abreuvent les spectateurs de récits médiatiques (Arquembourg, 2011). Mais les publics se sont aussi déplacés sur internet et cette donne a, depuis le début des années 2000, considérablement transformé la technologie, l’économie et l’écologie de l’information et la configuration des dynamiques de problématisation et de publicisation. Toute enquête doit se faire désormais en ligne et hors ligne. Les siphonneurs de sites web et de réseaux sociaux font aujourd’hui des pêches miraculeuses et la tentation est grande de s’en tenir à de tels trésors. Le potentiel d’illusion est cependant énorme. Les documents numériques n’échappent pas aux contraintes de l’indexation, du classement et de la critique des sources ; et les savoir-faire de la critique qui s’étaient constitués depuis la création de l’imprimerie dans les domaines de la science, de la justice ou du journalisme sont en partie dépassés par cette nouvelle donne. Comme Dewey (LW2.323) l’écrivait, « les instruments intellectuels pour la formation d’un public organisé sont inadéquats en regard de ses moyens manifestes ». Alors que les potentialités d’internet en matière d’information, d’éducation ou de délibération ont suscité toutes sortes de louanges, le risque d’« éclipse des publics » n’a jamais été aussi fort. Les causes en ont été recensées : opacité des algorithmes, appétits marchands, distillation du doute, propagande délibérée de sectes, groupuscules, entreprises, services secrets, dynamiques de vedettariat, de mode et de rumeur, sans compter la diffusion d’infox publicides destinées à « brouiller les repères de l’opinion, bloquer les enquêtes et fausser les discussions ». Pour pouvoir décrypter des informations, il faut déjouer un grand nombre de pièges et de faux-semblants. Et surtout l’enquête on line ne doit pas se suffire à elle-même. Rien ne remplace le bon vieux corps à corps sur le terrain, le circuit du bouche à oreille de la conversation et celui de l’observation in vivo et in situ. Deux des cas traités dans le numéro en témoignent.

Kamel Boukir présente l’histoire d’un fait divers, dont il a été partie prenante, et qui s’est conclu par la mort de l’un de ses camarades. S’il s’en était tenu à la restitution des entrefilets d’un fait divers de banlieue ou à la version officielle qui a fini par s’imposer, il aurait pu se contenter des schémas interprétatifs sur les « jeunes de banlieue » : la guerre territoriale entre gangs ou le règlement de comptes entre narcotrafiquants. Mais il a pu, comme témoin de l’intérieur, effondré et abasourdi au même titre que ses copains, ses parents et ses voisins, développer une autre perspective, très en amont de ces controverses déjà figées. Il décrit ici l’« espace de problématicité » qu’ouvre le trouble, de la sidération à l’ébranlement. Sa compréhension et celle de ses proches se sont jouées dans un partage intercorporel des émotions : les corps des co-enquêteurs sont le lieu d’émergence de « valuations » esthétiques et éthiques (Dewey, 1934/2010 ; Shusterman, 2010). Alors que l’on ramène souvent le rapport au politique des « jeunes de banlieue » à leur représentation des institutions ou à leur désaffection des élections, Boukir se sert du pragmatisme pour dégager une strate d’expérience où ses compères sont les seuls à se poser des questions. Ces derniers renoncent à clôturer l’indétermination du futur (Lefort, 1981), privilégient l’enquête aux discours stéréotypés, et affrontent cette mort comme un fait problématique. Ils s’avèrent les plus perméables à cette « atmosphère de problématicité » alors que celles et ceux qui sont investis par leur charge de la défense de l’esprit public, édiles et journalistes, dont les médias restituent les propos, sont les plus prompts à refermer l’enquête sur les poncifs habituels. Comment se fait-il que ces jeunes soient les mieux disposés à cet esprit d’ouverture et qu’ils soient les seuls prêts à envisager d’autres lectures possibles de l’événement public ? Boukir, qui visite ce quartier depuis l’adolescence et qui a passé plus de dix ans à y enquêter pour sa thèse, fait le lien avec ce qu’il appelle une écologie des déplacements ou des circulations. Les jeunes de banlieue sont ceux qui fréquentent le plus, en quantité et en intensité, les institutions municipales de délégation éducative. Ce sont ceux qui font le plus l’expérience de l’alternance de codes (code switching) chère à John J. Gumperz (1989), passant d’un univers normatif à l’autre, circulant entre école, police, justice, famille, voisinage, MJC, médias, etc., et ce faisant, développent un esprit public ancré dans des façons différentes de faire corps et de se rapporter aux institutions. Leur esprit public est un esprit ouvert à la problématicité dont Boukir pose donc l’hypothèse, à mille lieues des portraits de misérables ou de délinquants auxquels les médias nous ont habitués, qu’elle résulte en partie de leurs histoires de vie et du type de transaction qu’ils ont entretenu avec leurs milieux de vie. Ces observations ne sont bien sûr possibles que dans des cas où l’enquêteur peut être présent avant l’émergence et la cristallisation d’un événement public. D’où le plaidoyer pour une ethnographie du politique au ras du sol.

C’est une tout autre histoire à laquelle nous convie Marie Ghis Malfilatre. Une histoire qu’elle a elle aussi prélevée sur un long travail de thèse consacré à l’expérience de la santé au travail dans les installations nucléaires et la difficulté à constituer celle-ci en problème public (Ghis Malfilatre, 2018). Elle s’est intéressée aux activités de représentants syndicaux, de médecins du travail, de compagnes, de voisins, d’élus politiques, de journalistes, de scientifiques, d’experts et de contre-experts, de parlementaires et de responsables patronaux qui, tour à tour ou de concert, se sont engagés dans une dynamique de problématisation et de publicisation ou, à l’inverse, ont oeuvré à l’empêcher et à la bloquer. L’expérience a été centrale dans cette histoire : expérience à la source d’enquêtes de syndicalistes, qui interpellent leurs supérieurs hiérarchiques en soulignant les multiples risques inhérents au fonctionnement pratique de l’industrie nucléaire, expérience à la source d’enquêtes de médecins du travail qui recueillent et rassemblent, cas après cas, les symptômes et peuvent à la longue établir un diagnostic. En parallèle à ces enquêtes sur site, jusque-là passées inaperçues derrière les interventions médiatiques, techniques et politiques, Ghis Malfilatre raconte une autre histoire. Contre l’oubli, les travailleurs parlent, écrivent, témoignent, développent des discours publics. Ils composent des alliances politiques et acquièrent une force de négociation en proposant des versions alternatives aux mises en récit du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ou de l’entreprise Électricité de France (EDF). Ils mettent aussi en scène leurs expériences, dans un travail qui est à la fois d’enquête et de dramatisation : ils contribuent à financer, concevoir, scénariser et distribuer un film. Le formidable travail d’imagination, de production, de tournage et de diffusion de Condamnés à réussir (1976), réalisé par François Jacquemain en coopération avec les employés de l’usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague, témoigne de cette capacité à convertir l’expérience collective des ouvriers en art à vocation critique. En bâtissant une usine fictive où ils miment les gestes du travail ordinaire, en exerçant leur imagination morale et civique au-delà du périmètre de leurs intérêts corporatistes, les employés de La Hague donnent à voir les résultats de leur enquête sur leurs propres conditions de travail et sur les mille et une occasions de contamination radioactive auxquelles ils s’exposent et exposent la population. Le film aura un succès considérable à la fin des années 1970, jouera un rôle clé dans la sensibilisation aux risques du nucléaire et touchera des publics nombreux et variés — favorisant des rapprochements avec le mouvement écologiste. L’une de ses forces est de rendre compte des stratégies des acteurs et de comprendre comment ils acquièrent un sens de leurs identités et de leurs intérêts à agir collectivement, sans en faire les marionnettes de forces structurales, sans les enfermer dans des figures intangibles de « dominants » ou « dominés ». Bien sûr, comme la sociologie des mobilisations l’a montré, les engagements publics sont facilités par un certain niveau d’études, par l’appartenance préalable à des associations, mouvements, syndicats ou partis, ou par la participation à certains réseaux interpersonnels ou inter-organisationnels. Ce point est désormais bien documenté. Mais ces engagements publics sont aussi les produits d’activités de discussion, d’enquête et d’expérimentation, de dramatisation, d’argumentation et de narration et il est impossible, si l’on veut comprendre ces acteurs à l’oeuvre, en situation, de les considérer uniquement à partir de leurs « propriétés sociales » ou de leurs pédigrées d’activistes. La force du public est d’ouvrir un champ d’expérience qui lui est propre : il fait apprendre, il crée de nouveaux liens, il fait changer de coordonnées, il transforme les gens et leurs problèmes.

au plus près des contextes d’enquête et d’activité : capabilités et domination

Voici donc un ensemble de propositions auxquelles ont souscrit les participant.e.s à ce numéro spécial de Sociologie et sociétés. Une dernière consigne a également valu pour les études de cas. Celles-ci résultent d’enquêtes qui ont une composante ethnographique, plus ou moins affirmée, et qui s’efforcent de décrire des formes d’expérience à l’oeuvre, dans des contextes très différents. Quelles que soient leurs modalités d’engagement, elles aussi différenciées, les enquêtrices et enquêteurs ont suivi de près des acteurs et des actrices, selon la formule consacrée, ou plutôt les ont suivi.e.s dans leurs enquêtes ordinaires, celles des syndicalistes et des médecins préoccupés de la santé des travailleurs du nucléaire (Ghis Malfilatre) ou celles de militants antifascistes insurgés contre un concert « néo-nazi » en Suisse (Thomas). Elles se sont impliquées comme voisine et militante concernée par les droits des habitants des bidonvilles à côté de chez elle (Véniat) ou comme activiste immergée dans les remous des manifestations de Gilets jaunes (Poupin). Elles ont recouru aux matériaux d’une enquête du Collectif de recherche-action pour l’hospitalité (ARCH) sur les relations interethniques à Bruxelles (Carlier) ou ont accompagné au jour le jour les intervenantes, sociales et féministes, d’un centre d’accueil expérimental à Montréal (Maurin). Ou encore, cas particulier, Boukir s’est retrouvé malgré lui embarqué dans une histoire qui est arrivée aux jeunes de Montrimond, devant affronter la mort par homicide d’un de leurs proches. Ce qui d’ordinaire est traité comme fait divers à partir de matériaux de presse est ici éprouvé et réfléchi de l’intérieur, en temps réel, ce qui change considérablement la donne (un point sur lequel nous rejoignons Schutz, 1932 et 1962, et sa reprise par Berger, Cefaï et Gayet-Viaud, 2011 ; voir aussi Cottereau, Baciocchi et Hille, 2018).

Un point commun à tous ces textes est sans doute de comprendre comment des dynamiques de problématisation et de publicisation ont pu surgir tout en restant ancrées au plus près des contextes d’expérience et d’activité des enquêtés. On lit souvent qu’il est nécessaire de « faire entendre les voix » des acteurs en partant de leurs formulations et catégorisations. Mais ici, cette phrase prend des sens très différents : l’enquête peut adopter la forme d’une socio-sémiotique des expériences publiques et traiter un corpus médiatique et institutionnel, dans l’héritage de Jean Widmer (2004 et 2010), comme la plaque sensible des malaises et des interrogations des gens, des policiers ou des autorités (Thomas) ; tout comme elle peut capter des balbutiements d’expérience, dans la dynamique interpersonnelle d’un groupe de copains d’enfance, et mettre en oeuvre une phénoménologie des affects in vivo et in situ, ce qui est extrêmement rare en sciences sociales où l’enquête arrive toujours trop tard (Boukir) ! Elle peut aussi coupler des comptes rendus d’histoire orale, ceux de syndicalistes se remémorant comment ils ont tourné et diffusé une docufiction avec la reconstruction du milieu institutionnel, économique et politique dans lequel cette initiative a germé et fait son chemin (Ghis Malfilatre) ; tout comme elle peut circuler entre les échauffourées du week-end, le corps à corps des manifestants et des policiers dans le cours concret des situations — vu du côté des Gilets jaunes — et leur inscription sur des supports on line, depuis les photos et commentaires postés sur le vif sur Instagram ou WhatsApp aux commentaires croisés, après coup, sur Facebook et autres sites web (Poupin). Du reste, il ne s’agit pas tant de faire entendre des voix que de « faire voir des actes », dont des actes de parole et d’écriture et les circuits de circulation et de réception des images et des textes qui en résultent.

Dans tous les cas, les « enquêtés » ne font pas que subir passivement des rapports de domination ou des techniques de gouvernement, que l’on pourrait observer de l’extérieur, mais ils sont des acteurs en prise avec des situations. Ils transposent des épreuves affectives, sensibles et évaluatives en expérience d’une situation problématique et ils procèdent à toutes sortes d’activités de discussion, d’enquête et d’expérimentation, d’expression, de dénonciation et de revendication qui façonnent des problèmes et leur donnent un caractère public. Ils font naître un problème, dans des actions incarnées et situées, et pas seulement dans des trains de « représentations collectives » ou d’« images électroniques » — le biais fréquent des analyses de controverses sur le web. Ils constituent, simultanément à leurs problèmes, des publics, dont on voit, d’un article à l’autre, la multiplicité des formes qu’ils peuvent prendre, des scènes sur lesquelles ils apparaissent, des milieux où ils puisent leurs ressources, des outils moyennant lesquels ils agissent et s’expriment, et des grammaires de la république qui les contraignent. La phrase fétiche « Personal is politics » se voit singulièrement compliquée. Tout n’est pas politique, comme le prétend l’adage militant ! L’enquêteur doit suivre la façon dont la dynamique de problématisation et de publicisation va engendrer de nouvelles lignes de démarcation et de croisement entre le personnel et le politique, le privé et le public, le commun et le public — faisant naître à ce propos d’interminables controverses.

Les acteurs sont bien entendu exposés à des milieux de vie collective et leurs horizons sont bornés par leur inscription dans des histoires. Les travailleurs du nucléaire dénoncent les risques du nucléaire tout en restant tributaires de cette industrie pour continuer à vivre et en entretenant une fierté de leurs savoir-faire ; les femmes indignées par l’expulsion des Roms de leur platz tirent parti de leurs réseaux d’interconnaissance militante pour s’organiser, échanger des informations avec des élus municipaux et exercer une pression sur eux ; les habitants des quartiers défavorisés de Bruxelles s’accommodent de la situation au sens où ils ne résolvent pas les asymétries de statuts et les conflits de perspectives, mais les rendent vivables, ou en tout cas, moins inhospitaliers. Tous n’en gardent pas moins une marge d’autonomie, et disposent de capacités d’agir et d’interagir, de faire bouger les choses, de chercher la vérité ou d’exiger justice, de se battre pour leurs intérêts et de réclamer leurs droits. Ces capacités ne sont pas « subjectives » ou « intersubjectives », elles sont distribuées entre les acteurs, sur leurs activités d’interaction en situation et sur les situations dans lesquelles ils sont pris et où ils interviennent. L’écologie de l’expérience se double d’une écologie des capabilités. Ces capabilités sortent grandies de la dynamique de constitution du public : l’expérience publique d’un problème donne de nouvelles prises perceptives, évaluatives et pratiques dans une situation. Et ce pouvoir de percevoir, d’évaluer et d’agir est un pouvoir avec (pour reprendre le power with de Follett, 1925) et un pouvoir ensemble. C’est dans cet horizon qu’il faut recadrer les notions de « prise de conscience » et de « conscientisation » et relire leur longue histoire depuis les interrogations de Lukács ou Korsch sur la conscience de classe jusqu’aux groupes de conscientisation des mouvements féministes, en passant par l’éducation à la « conscience critique » de Paolo Freire. Cette dynamique n’est pas seulement « mentale » et ne se joue pas seulement « sur le plan des représentations ». Pour la comprendre, il faut une approche écologique, pragmatiste et phénoménologique (Chateauraynaud, 2005) de ce que sont la contrainte et la liberté, l’évidence et le doute, le trouble et la réflexion, la croyance et l’enquête.

Devant ces « enquêtés » dotés de capabilités, les « enquêteurs » ne se donnent pas à l’avance des thèses fortes. Ils s’immergent, autant que faire se peut, dans l’enquête, et ne font émerger des catégories et des hypothèses que dans le mouvement de constitution de leurs corpus de matériaux. Ils procèdent, autrement dit, par abduction et induction (Tavory et Timmermans, 2016), suivant une logique de l’enquête que Peirce avait été le premier à formaliser et qui a été disséquée dans cette monumentale enquête sur l’enquête qu’est la Logique de Dewey (1938/1993). Les objets sont bien sûr différents et appellent des modalités variées d’engagement et de distanciation : suivre des opérations de mise en scène et en récit d’événements pour les médias (Thomas), rendre compte d’activités de dénonciation et de revendication et de leur ancrage dans des petits groupes (Véniat), décrire à la première personne les mouvements affectifs éprouvés dans un drame existentiel (Boukir), affronter des faits de violence policière tout en montrant comme celle-ci est thématisée (Poupin), retrouver les effets d’un film tourné il y a longtemps sur des auditoires dispersés (Ghis Malfilatre), comprendre comme la vulnérabilité de genre se traduit dans la prise en charge de femmes itinérantes (Maurin) ou emprunter à l’écologie humaine la catégorie d’accommodation et la mettre à l’épreuve d’observation de situations de coprésence dans l’espace public (Carlier). Ce sont chaque fois des enquêtes différentes, ancrées dans les contextes d’expérience et d’activité des acteurs, qui se doivent de leur être fidèles, jusque dans leurs contradictions internes et dans leurs conflits les uns avec les autres. Petit à petit, l’exercice de l’enquête fait naître une compréhension distincte dans la navette entre observations, descriptions, contextualisations, comparaisons, généralisations. Les questions pertinentes trouvent leur formulation au fur et à mesure que l’enquête avance, que les scènes à observer et à décrire se dessinent et que, dans le même mouvement, apparaissent des clés de lecture alternatives. En restituant des situations sans préjuger par avance de leurs devenirs, l’analyse les ressaisit comme des horizons de potentialités d’expérience et d’action et contourne les versions qui prévalent d’ordinaire dans l’espace public — en tout cas, si elle ne les « contourne » pas, elle fait un pas de côté et prend du champ. C’est une autre logique que celle, frontale, du dévoilement et de la dénonciation d’intérêts cachés et de stratégies coupables. En particulier, comme l’écrivait Becker dans « Whose Side Are We On ? » (1967), il n’est pas question de prendre parti pour les élites ou le peuple, les colons ou les subalternes, les patrons ou les travailleurs… — selon les échelles de la richesse, de la puissance et du prestige, déclinées selon toutes sortes de critères : classe, race, genre, et pourquoi pas, handicap, déviance, religion… En décrivant ce que les gens font ensemble et ce qu’ils se font les uns aux autres, en montrant comment ils sont embringués et empêtrés dans des intrigues interactionnelles et institutionnelles, le parti est non pas de déchirer un voile idéologique pour avoir affaire au lieu du réel, mais de décaler le regard et l’écoute eu égard aux mises en scène, en récits et en arguments dont nous abreuvent les sources officielles, médiatiques, expertes, partisanes ou contestataires… L’enquête fait apparaître un nouveau paysage, dont il s’avère qu’en général il est au désavantage des dominants, possédants et gouvernants dont les versions se trouvent ébranlées (Becker, 2007 : 241). Bousculer des « hiérarchies de légitimité » et des hiérarchies d’autorité (Gusfield, 1996/2012), ce n’est pas pour autant prendre parti — comme au bon vieux temps de la science prolétarienne ! Le paysage qui en résulte n’est peut-être pas aussi binaire que les schèmes domination/protestation, oppression/rébellion, gouvernement/résistance, institutionnalisation/non-conventionnalisme, ordre public/transcriptions cachées, et ainsi de suite, pourraient le laisser entendre. Ce qui apparaît, c’est la multiplicité des fronts de tension et des jeux d’intérêts, le caractère composite des espaces de grandeur et des sources de normativité, et les nombreuses façons qu’ont les uns et les autres, avec plus ou moins de dommages, de jouer avec, d’en tirer profit, de s’en accommoder ou de s’y soustraire (Cerutti, 2015).

Dernière phase de ce processus que l’on a pu qualifier de « pragmatisme ethnographique » (Cefaï, 2010), le récit d’enquête, une fois écrit et publié, n’appartient plus complètement à son auteur.e. Dès lors que le texte est rendu public, il s’expose à un travail de critique, d’évaluation, de rectification, de dénonciation parfois, mais aussi de réception, d’appropriation et peut-être d’application par les acteurs. Il arrive qu’il change le sens de leur expérience du problème en proposant de nouveaux faits et en façonnant des explications ou des interprétations qui rendent justice aux points de vue des acteurs (en particulier ceux que d’ordinaire l’on n’entend pas parce que d’autres parlent plus fort ou ont seuls accès au micro — ce qui n’implique pas de les endosser) ; il fournit des outils qui pourraient, si les acteurs s’en emparaient, augmenter leur capacité de comprendre, de penser, d’argumenter et d’agir. Tout en étant le produit d’une recherche qui répond aux canons de rigueur des sciences sociales, sans tomber dans le jugement de valeur, le récit d’enquête contribue au débat public — que l’auteur.e le veuille ou non — mais force est d’en tenir compte pour comprendre le sens de ce texte ou de ce film singulier issu d’une enquête : les problèmes de l’habitat précaire et de la situation des Roms, ceux des violences policières ou des risques nucléaires ne sont pas brandis comme de simples mots d’ordre, mais ils sont désormais documentés et ils pointent vers la possibilité d’une autre prise en charge des habitants de bidonvilles, d’une autre gestion policière des manifestations ou du recours à d’autres sources de production d’énergie. « En montrant qu’il n’était pas exclu que les choses se passent autrement, [il faut] offrir des prises pour l’action [et] interrompre ainsi les cercles vicieux engendrés par le fatalisme et la rhétorique de l’impuissance » (Terzi, 2005 : 47). L’ethnographie, tout en restant attachée à des canons scientifiques, devient alors un outil de la démocratie.