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Engagé au mois de novembre 2018, le mouvement des Gilets jaunes surprend par sa couverture territoriale, sa pugnacité, l’inventivité de ses moyens d’action et la vitalité de la participation dans ses activités quotidiennes[1]. Exprimant un ras-le-bol général contre les fins de mois difficiles et réclamant une justice fiscale et sociale, ce mouvement a conquis des publics divers, issus principalement des classes populaires et moyennes inférieures, qui ne manifestaient pas ou plus depuis longtemps. À la suite d’un appel sur Facebook au « Blocage national contre la hausse des carburants », le 17 novembre 2018, plusieurs centaines de milliers de personnes occupent des milliers de sites dans toute la France : ronds-points, zones commerciales et grands axes routiers. Au même moment, des manifestations se tiennent dans de nombreuses villes ainsi qu’à Paris. Ces manifestations, appelées « actes », se succèdent depuis, chaque samedi, avec une intensité variable. Tandis que des ronds-points sont investis quotidiennement, des actions de blocages de ports, de raffineries, des levées de barrières de péage et de parkings payants d’hôpitaux publics, sont organisées. Parallèlement, de nombreux lieux de discussion et d’organisation émergent, prenant la forme, entre autres, de groupes de travail, de maisons du peuple, d’assemblées, de jardins partagés, de marchés ou encore de pique-niques citoyens.

Cet article analyse, dans une perspective pragmatiste (Cefaï, 2016 ; Quéré et Terzi, 2015), comment les opérations de maintien de l’ordre de la police sont devenues un problème public aux yeux des manifestants. Au lieu de nous en tenir à l’analyse des armes, des techniques et des tactiques policières, comme c’est l’usage en sociologie de la police, nous nous intéressons ici à l’expérience des participants, à la manière dont ils thématisent le problème des « violences policières » et évaluent, au fil des événements et de situations, la frontière entre force légitime et violence illégitime. Nous mettrons en avant le rôle des échanges informels et spontanés qui ont lieu au plus près des expériences immédiates du maintien de l’ordre. On a pu y repérer un processus de formation d’expérience collective et de discussion publique concernant les violences policières qui aura des répercussions médiatiques, politiques et judiciaires. Le mouvement a fait émerger dans le pays un nouvel espace public, brouillant du coup « les frontières convenues entre le politique et le non-politique » (Lefort, 1986, p. 48).

La recherche est basée sur une enquête dans la durée (de novembre 2018 à février 2020, presque tous les week-ends) et sur de multiples sites (manifestations à Paris, Lille, Pontivy, Nice, Amiens, Le Havre, Rouen, Argenteuil, Mantes-la-Jolie, Seine-Saint-Denis, etc. ; ronds-points et actions en Île-de-France, Bretagne, Normandie). L’enquête comprend un volet numérique. Les réseaux sociaux font aujourd’hui partie du champ d’action tant revendicatif que policier, notamment depuis le mouvement des places lancé fin 2010 (Tufekci, 2017). Les processus de circulation d’information, d’alerte et de critique, de dénonciation et de revendication sur ces plateformes créent des arènes publiques numériques (Cardon, 2019). De plus, les réseaux aident les personnes à mobiliser, résoudre des tâches pratiques et servir de médiateurs (Van de Donk, 2004 ; Breindl, 2010 ; Cammaerts, 2015). Dans ce contexte, l’ethnographe peut aujourd’hui intégrer à son terrain des espaces « en ligne » et « hors ligne » (Hallett et Barber, 2014 ; Hine, 2015). L’enquête en ligne s’est faite par deux entrées. D’une part, j’ai rejoint les communautés en ligne des groupes physiquement rencontrés sur le terrain, d’autre part, je me suis abonnée à des groupes locaux, régionaux et nationaux. J’y ai participé activement, en lisant quotidiennement, en « likant », en commentant, en rediffusant des contenus et en publiant hebdomadairement mes propres photos et comptes rendus. Cette méthode d’enquête ethnographique, en ligne, permet d’obtenir un matériau riche et diversifié sur les événements (Poupin, 2018).

La lecture des expériences s’est élaborée progressivement, suivant une approche abductive et inductive. Les événements revendicatifs constituent des séries de situations qui transforment les personnes, leurs activités et leurs environnements. Ces transformations modifient à leur tour les expériences qu’ont leurs participants des rassemblements suivants, selon un « principe de continuité » (Dewey, 1938). Ces expériences ont engagé de nombreuses enquêtes, discussions et expérimentations par les Gilets jaunes eux-mêmes. Constitués de collectifs non habitués des manifestations et au départ peu critiques de l’autorité policière, les Gilets jaunes thématisent rapidement le problème des violences policières et cet enjeu devient l’un des motifs de dénonciation et de mobilisation. L’article qui suit se compose de deux parties. La première restitue l’expérience par les manifestants, en situation, du maintien de l’ordre. Cette description s’appuie sur une participation observante, sur des récits de participants recueillis pendant ou après les événements et sur des heures de discussions sur les ronds-points et les rassemblements. Elle prend la forme d’un récit ethnographique, dans lequel les événements sont abordés dans le cours concret des situations, tels que coproduits et médiatisés par les acteurs — dont moi-même. L’ampleur et la diversité de la répression m’ont imposé de ne présenter ici les techniques policières qu’au moment où elles surgissent sur le terrain. Une seconde partie montre comment les expériences de violences policières sont mises en commun, dans les conversations de rue, sur les réseaux sociaux et sur les ronds-points. Tandis qu’un public émerge et s’organise autour de ce problème, moyennant des séries d’opérations d’enquête, de témoignage, de documentation et de publicisation, ce traitement de la violence est nié par le gouvernement et par la police, tandis que les médias nationaux ne relaient ce travail de problématisation que sous la pression des réseaux sociaux qui ont remis leur travail en cause.

i. du baptême de manifestation à l’expérience de la répression

La mobilisation des Gilets jaunes s’inscrit dans l’histoire des rapports conflictuels entre pouvoir d’État et citoyens, marquée par des constantes et des fluctuations quant aux modes d’action protestataires (McAdam et Sewell, 2001 ; McAdam, Tarrow et Tilly, 2001 ; Tilly, 2006 ; Della Porta, 2008). Des travaux ont décrit la manière dont les mobilisations collectives débordent souvent les formes instituées de la vie commune, vont de pair avec une réinvention des expériences collectives et de leurs environnements civils et institutionnels (Lefort, 1981 ; Melucci, 1996 ; Cefaï, 2007 ; Talpin, 2016). Les grands événements revendicatifs sont aussi l’occasion d’expérimentations et de consécrations de pratiques répressives, policières, judiciaires et administratives (Monjardet, 1990 ; Della Porta et Reiter, 1998 ; Fillieule et Della Porta, 2006 ; Combes et Fillieule, 2011 ; Codaccioni, 2019). Au sein de l’importante littérature consacrée aux mobilisations collectives, deux aspects restent encore ignorés : les expériences du maintien de l’ordre dans leurs contextes et les enquêtes menées par les acteurs eux-mêmes sur ces expériences. Avec le mouvement des Gilets jaunes, la répression a franchi un saut qualitatif et quantitatif dans l’histoire récente du maintien de l’ordre. Elle a, de plus, visé des territoires et des publics nouveaux, ne serait-ce qu’en raison de la composition inédite des forces de la protestation.

1) Des expériences nouvelles d’un problème ancien

Le mouvement des Gilets jaunes est arrivé comme un chien dans un jeu de quilles. Il a refusé l’approche de la manifestation traditionnelle, coproduite entre l’État et les professionnels syndicaux et militants de la manifestation. Ces derniers organisent des actions négociées, avec service d’ordre et horaires prédéfinis, dans l’Est parisien comme dans les capitales régionales. Cette gestion coopérative de l’ordre public a permis en France comme dans d’autres pays occidentaux d’intégrer au paysage les grandes mobilisations sociales, au point de les rendre inoffensives (Fillieule, 1997 ; Marx, 1998 ; Mitchell, 2003). Le mouvement des Gilets jaunes opère de ce point de vue une rupture, à laquelle les autorités ont réagi de manière différenciée. En ville, les manifestations furent, dès le début, durement réprimées. Ailleurs, l’occupation des ronds-points fut, jusqu’à la mi-décembre, tolérée par les forces de l’ordre. Les manifestants furent ensuite dispersés, puis beaucoup de campements détruits et incendiés.

Le volet citadin du maintien de l’ordre actuel hérite d’un déplacement au début des années 2000 d’une approche coopérative à une approche de neutralisation stratégique, un phénomène également observé aux États-Unis (Mitchell et Staeheli, 2005 ; Vitale, 2005). Avant 2000, la doctrine du maintien de l’ordre reposait sur l’évitement de la confrontation. La mise à distance des manifestants s’opérait par des équipes spécialisées du maintien de l’ordre, escadrons de gendarmerie mobile et Compagnies républicaines de sécurité (CRS). Celles-ci avaient recours à des moyens qui agressaient les sens, comme les gaz lacrymogènes[2], et cherchaient à intimider (Fillieule, Viot et Gilles, 2016). À partir de 2002, alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, de nouvelles unités spécialisées sont apparues dans les manifestations, les Compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI), et des unités plus anciennes et non spécialisées les ont rejointes, les Brigades anti-criminalité (BAC), les Compagnies d’intervention (CI) et les Brigades de recherche et d’intervention (BRI), communément appelées brigades antigang. Le mode opératoire de ces unités privilégie l’intrusion dans les cortèges, l’attaque au corps et l’interpellation, renvoyant à une « stratégie d’escalade de la force » (McPhail, Schweingruber et McCarthy, 1998). Cette transformation du maintien de l’ordre signe une modification des relations entre l’État, la police et les citoyens (Roché, 2019).

Plus récemment, dans le contexte des mobilisations autour de la 21e Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques, alors placées sous le régime de l’état d’urgence dans le contexte post-attentats, en novembre 2015, et du mouvement contre la réforme du Code du travail, au printemps 2016, les forces de l’ordre ont de plus en plus interdit des manifestations et assigné des militants à domicile et ont surtout expérimenté à grande échelle la technique de la « nasse ». Cette technique consiste à tasser, encercler jusqu’à plusieurs heures et disperser au compte-goutte, une partie des manifestants, tout en faisant du fichage. Elle est une variante du « tronçonnement » (Jobard, 2012), qui consiste à diviser la foule en plusieurs parties pour maîtriser le rythme et la configuration des cortèges. La stratégie de contact provoque des répressions violentes, soit près de 1000 blessés au printemps 2016 dont 102 ont déposé plainte (sans résultat). Depuis lors, l’état d’urgence semble être devenu permanent et remettre en question la liberté même de manifester dans l’espace public (Codaccioni, 2019). Au fil des années, le « gibier de police » (Jobard, 2010), le public de la répression s’est élargi : habitants des quartiers, migrants, militants anarchistes ou black blocks, puis lycéens, syndicalistes et écologistes. Avec les Gilets jaunes, il compte désormais Monsieur et Madame Tout-le-Monde.

2) Novembre-décembre 2018, le choc des Gilets jaunes face au maintien de l’ordre : « On nous prend pour des merdes ! »

Les Gilets jaunes ont ignoré le cadre traditionnel de la manifestation. Ils ont dépassé les limites temporelles avec des journées de manifestation qui se sont étalées de l’aube à tard le soir. Ils ont manifesté le samedi ou le soir en semaine, en dehors de l’entreprise et après le travail. Ils ont fait preuve de beaucoup de mobilité et d’audace dans la réappropriation de territoires qui avaient été exclus de la carte des espaces publics autorisés pour la contestation. Les rassemblements se sont faits, jusqu’en janvier, sans négociation avec la préfecture.

Après le succès du blocage national du 17 novembre et les premiers blessés, un deuxième appel est lancé pour manifester devant l’Élysée le 24 novembre. La proposition de la Préfecture de se rassembler au Champ-de-Mars est rejetée par refus d’être parqués. Sur les Champs-Élysées, les manifestants marchent sur les trottoirs. Ils se moquent, en passant à côté, du périmètre sécurisé qui entoure avec des barrières anti-émeutes l’Élysée, la Concorde, l’Assemblée nationale et l’hôtel Matignon : « Le pouvoir a peur du peuple ! » Certains font des vidéos en direct sur Facebook, en expliquant leur présence : « On ne vient pas casser, on vient te chercher chez toi, Macron ! » Cette phrase populaire a été imaginée en référence à la phrase d’Emmanuel Macron prononcée devant les parlementaires en juillet 2018, quelques jours après l’éclatement de l’affaire Benalla (conseiller de l’état-major de l’Élysée) : « S’ils cherchent un responsable, il est devant vous. Qu’ils viennent le chercher ! »

Ces manifestations spontanées ne sont pas considérées par le pouvoir comme des formes légitimes d’interpellation du politique. Les forces de l’ordre cherchent très vite à les disperser au moyen de tout un arsenal : nasses, gaz lacrymogène, grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4), grenades à main de désencerclement (GMD) et canons à eau. Un hélicoptère de la gendarmerie survole la zone, pour impressionner la foule, tout en renseignant le commandement sur ses positions et en filmant les manifestants en vue des procédures judiciaires à venir. Les manifestants découvrent les règles du jeu de la manifestation. Ils sont dans un premier temps abasourdis, puis investissent la chaussée et descendent l’avenue. Certains mettent du mobilier urbain (barrières, poubelles, matériel de chantier, trottinettes) en travers de la rue pour ralentir la progression des forces de l’ordre.

Pas moins de 5000 grenades lacrymogènes seront lancées le 24 novembre. « Plus d’une par minute, c’est du jamais-vu », dira le préfet Delpuech (interview CNews, 26 novembre 2018). Face aux charges, des manifestants se dérobent et contournent les forces de l’ordre, qui les prennent en chasse. Les cortèges scandent : « Macron, démission ! », « Macron rend le pognon ! » Tandis que La Marseillaise, hymne national et symbole patriotique de la Révolution française, est régulièrement entonnée, les manifestants s’indignent du traitement qui leur est réservé par la police : « Ils nous gazent alors qu’on est pacifiques ! », « On demande à manifester, et on se fait bombarder. Ils nous poussent à la violence », « Qui les paye les RoboCops, c’est nous ! », « Ils nous ruinent, ils nous humilient ! », « C’est une honte, des gens qui traversent la France pour manifester et qui se font traiter comme ça ! » Les manifestants perçoivent de manière aiguë la violence parce qu’ils ont là une expérience qui est nouvelle pour eux. La répression éprouvée sur le terrain devient une « situation problématique » (Dewey, 1927/2010 et 1938/1993), qui les choque, qui les trouble, qui les révolte, à laquelle il leur faut trouver des explications et des réponses. Le slogan « La police avec nous ! » disparaît au fil de la journée et dans l’air totalement irrespirable, ce sont des « Police assassins ! » et « Tout le monde déteste la police ! » qui se font entendre. L’autorité policière, qui n’était pas contestée a priori, tenue pour allant de soi, donnant lieu à des appels à la fraternisation, sera ainsi sapée le temps d’une journée.

3) Face aux armes intermédiaires de la police

Le 24 novembre, à partir de 17 h 00, les forces de l’ordre redoublent d’efforts pour évacuer les Champs-Élysées. De nombreuses GLI-F4 sont lancées, produisant une puissante détonation, un blast lumineux et un effet de souffle. Ces grenades contiennent du TNT. Elles projettent aussi des éclats métalliques, qui pénètrent profondément dans les chairs. D’un point de vue réglementaire, elles constituent le dernier stade avant l’utilisation d’armes à feu. Elles doivent être utilisées en cas de risque exceptionnel d’atteinte à la vie d’un agent des forces de l’ordre. La France est le seul pays européen à les utiliser en situation de maintien de l’ordre. Les nouvelles se répandent dans la foule horrifiée, relayées par les réseaux sociaux. Une grenade arrache la main de Gabriel Pontonnier, un apprenti chaudronnier de 21 ans venu en famille de la Sarthe. Une autre blesse grièvement au pied Antonio Barbetta, un quarantenaire de l’Oise. Siegfried, 33 ans, est aussi grièvement blessé à la main et Fab, au front. L’effet de souffle de 165 décibels entraîne chez plusieurs autres manifestants une déchirure du tympan. Maxime, un cadre trentenaire, perd l’audition et sa main est gravement brûlée. On suffoque, on tente de réguler sa respiration pour avaler le moins possible d’air. Des personnes sont littéralement étouffées. Certaines crachent du sang. Les manifestants prennent soin les uns des autres. Les plus expérimentés distribuent du sérum physiologique et pulvérisent sur les yeux et les bouches des produits pour neutraliser les gaz.

Une autre arme classifiée comme matériel de guerre est utilisée : le lanceur de balles de défense (LBD). Ce fusil précis est muni d’un viseur laser et lance des balles de caoutchouc de 40 mm à 100 m/s. Son usage avait été depuis plusieurs années suspendu par le préfet de Paris. Les réseaux apprennent aux manifestants presque en temps réel que cette arme éborgne Jérôme et Patrick, 59 ans, un cadre technico-commercial de l’Essonne. Le même jour, elle éborgne aussi Cédric, apprenti carreleur, et Jacky Sinedia, 58 ans, à la Réunion. Elle atteint également Xavier, 34 ans, à Villefranche-sur-Saône. Son image circule : il a une fracture de la mâchoire, du palais, du plancher de l’orbite, de la pommette, plusieurs dents cassées et la lèvre coupée. Un tir de LBD blesse à la mâchoire Aurélien à Tours. Il arrache la joue à Guy à Bordeaux. Il atteint Benoît au-dessus de l’oreille à Toulouse, occasionnant un coma qui durera près d’un mois. Les blessés commencent à être répertoriés par des associations et des journalistes indépendants. Dans le cadre légal, le LBD ne doit pas atteindre la tête. Plusieurs centaines de GMD sont également lancées, avec un effet sonore de l’ordre de 150 décibels. Cette arme est composée de 18 galets en caoutchouc et un dispositif d’allumage contenant du métal qui sont propulsés à près de 150 m/s. Elle peut occasionner de graves blessures.

La semaine d’après, le 1er décembre, le quartier des Champs-Élysées est bouclé. Les points de tension se multiplient dans les quartiers alentour. Les manifestants évoluent dans une multiplicité d’ambiances, alternant moments calmes et moments turbulents. Des sapins brûlent à côté de personnes qui font leurs courses de Noël place Vendôme. Les manifestants scandent : « Tous ensemble, tous ensemble ! Hé hé ! », « Rendez la thune aux hôpitaux, aux écoles, aux routes, aux Français ! », « CRS avec nous ! », en plus du slogan classique « Macron, démission ! » Des CRS, certains à cheval, chargent. Après quelques assauts, dans un bain de gaz lacrymogènes, le ton des manifestants devient plus acerbe : « On est traités comme des bandits ! », « C’est notre argent qui nous tire dessus ! » Certains tentent d’apaiser les tensions : « Montez les bras en l’air pour montrer qu’on est calmes ». D’autres, déjà présents à l’acte précédent, avertissent : « Les CRS sont des traîtres ! » Sur les Champs, des groupes sont nassés. Une manifestante clame : « Ils nous parquent exprès pour que ça dégénère, juste sous les caméras de BFM ! » Les blessés tombent et leurs images circulent : Thomas, étudiant à un IUT de Nîmes, voit sa joue déchirée et son sinus fracturé par un tir de LBD. Des journalistes sont aussi visés, en dépit de leurs brassards. L’Arc de Triomphe est investi et tagué vers 16 h 00 par quelques dizaines de manifestants puis évacué. Peu après, à quelques centaines de mètres, une quinzaine de manifestants se réfugient dans un Burger King, avenue Wagram. Des CRS les suivent. Dans le restaurant, ils les frappent à coups de poing, de pied et de matraque, alors que les manifestants sont au sol, les mains en l’air et n’opposant aucune résistance. L’image de leur mise à tabac, prise par un journaliste indépendant, devient virale. Le soir, on apprend aussi sur les réseaux sociaux que Zineb Redouane, 80 ans, a été tuée par une grenade lacrymogène reçue en plein visage, alors qu’elle fermait les volets de son appartement, au quatrième étage d’un immeuble de Marseille. L’information est très peu relayée par les médias — et ignorée jusqu’à ce jour par le gouvernement. La préfecture de Paris déclare avoir employé le 1er décembre près de 8000 grenades lacrymogènes, 1040 GMD, 339 GLI-F4 et 1193 projectiles de LBD[3].

4) Restrictions au droit à la liberté de circuler et de manifester

Le 8 décembre, le répertoire d’action policier évolue encore, avec le déploiement de 90000 agents des forces de l’ordre, dont 8000 à Paris. Dès l’aube, des petits groupes de Gilets jaunes remontent la rue de Rivoli vers les Tuileries. Des policiers, en uniforme ou en civil, interpellent et contrôlent les identités et les sacs. Une partie des manifestants sont emmenés au commissariat pour détention de lunettes de piscine ou masque de protection à usage unique. Ces objets contribuent aux yeux des policiers à caractériser le « délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou destruction » (article 222-14-2 du Code pénal)[4]. Au total, 1150 personnes seront interpellées à Paris le 8 décembre, 974 envoyées en garde à vue, dont une bonne partie ressortira en fin de journée ou le lendemain sans suite. Ces interpellations « préventives » représentent une véritable judiciarisation du maintien de l’ordre. Elles consternent les manifestants. Lorsqu’ils ne les arrêtent pas, les policiers confisquent aux manifestants, soignants et journalistes leurs lunettes, masques, sérum physiologique et bouteilles d’eau. Ces filtrages et arrestations auront lieu toute la journée dans des gares, stations de métro, péages et aux abords des rassemblements.

Au niveau des Tuileries, un barrage de policiers bloque l’avancée vers la Concorde. Je fais la connaissance d’un groupe d’une quinzaine de Gilets jaunes du Jura, désorientés. C’est leur première manifestation à Paris. Partis à 54 la veille, les Jurassiens ont été interpellés par des policiers dès leur sortie de l’autobus, à la gare de Lyon. Le groupe me dit que 47 personnes ont été fouillées, dont certaines brutalement, et 36 emmenées dans différents commissariats. Le chauffeur de car y sera convoqué en fin de journée pour venir prendre les manifestants. Deux Jurassiens resteront la nuit du samedi à dimanche en garde à vue et passeront en comparution immédiate pour détention de pétards, de fumigènes et de lunettes de protection. « C’est par où les Champs ? » Je m’improvise guide et passe la journée avec eux. Nous contournons une longue série de barrages policiers et nous arrivons sur les Champs à midi. L’avenue est pleine et les manifestants sont joyeux de se trouver si nombreux. On casse la croûte, on fait connaissance. On est émus de la diversité géographique des personnes présentes. Les manifestants montent et descendent ce qu’ils ont renommé « l’avenue des Gilets jaunes ». Soudain, des équipes de la BAC en civil, cagoulées, casquées, armées, sans matricule, tapent sur leurs boucliers, envahissent l’avenue, frappent et arrêtent des manifestants. Quelques rues plus loin, la police montée et les brigades canines sont déployées. Les Jurassiens sont sidérés : « C’est un champ de tir, c’est la guerre ! » Certains interpellent les policiers : « Mais, lâchez-le ! » Des manifestants sont gazés à bout portant dans les yeux, d’autres tirés à terre par les cheveux. Des policiers empêchent — ce qui est illégal — des manifestants de filmer.

Après 15 h 00, des blindés de la gendarmerie descendent depuis l’Arc de Triomphe, dégagent les barricades et noient l’avenue Marceau sous les grenades lacrymogènes. Ces véhicules, utilisés sur l’île de la Réunion les jours précédents, dans le bocage nantais de Notre-Dame-des-Landes en 2018 et lors des émeutes dans les banlieues en 2005, n’avaient jamais été déployés dans la capitale. Le déferlement de ces engins suscite la terreur des manifestants. Les plus aguerris tentent en vain d’apaiser leur entourage en répétant : « Ne courez pas ! » Des équipes soignantes volontaires, des street medics, se sont organisées et tentent de soigner les nombreux blessés[5]. Elles ont rejoint la mobilisation comme soignants après qu’un de leurs proches a été victime de la répression, après avoir vu des vidéos de violences policières sur Internet ou parce que déjà mobilisés lors du mouvement de la loi Travail. Les blessés, y compris graves, sont des manifestants pacifistes, des hommes et des femmes, de tous les âges. On remarque les traces de sang sur toute l’avenue. Vers 18 h 00, les manifestants venus de régions lointaines, refluent vers le pont de l’Alma, pour retrouver leur car. Les forces de l’ordre les empêchent de partir et leur lancent des grenades. Les Jurassiens sont rincés : « C’est notre première et dernière fois à Paris ! Les flics sont trop violents. » Lorsque la nuit tombe, une nouvelle séquence de répression s’ouvre autour des Champs, encore plus intense. Les manifestants s’exclament : « C’est la chasse aux Gilets jaunes ! », « C’est des oufs ! », « C’est carte blanche à la BAC, là ! » Dans la nuit, les unités tirent au LBD et frappent de leur matraque télescopique, qui déchire les chairs. On reçoit sur les téléphones des images de blessés d’autres villes. Quelqu’un crie : « Un type a eu la main arrachée à Bordeaux ! » Il s’agit d’Antoine Boudinet, 26 ans, qui manifestait pour le climat, et dont le cortège a rejoint celui des Gilets jaunes. On apprend aussi que Philippe, 32 ans, a été victime d’une hémorragie interne consécutive à une fracture de la rate après un tir de LBD à Nantes. On frôle dans plusieurs cas la mort et ces blessures laisseront des séquelles à vie. Les jours suivants, ces souvenirs sont ravivés et retournés dans tous les sens dans les discussions, à la façon dont on peut chercher à maîtriser un stress post-traumatique. Cela contribue à fixer une ligne de partage entre un « Nous, les Gilets jaunes » contre un gouvernement, des médias et des policiers qui ne veulent pas entendre.

À partir du 15 décembre, des unités armées de LBD et montées sur deux-roues sont déployées dans Paris. Elles coursent les manifestants et procèdent à une grande quantité d’interpellations. Elles rappellent aux plus anciens les « escadrons voltigeurs », mis en service par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, dissous après avoir tabassé et tué Malik Oussekine en 1986. Fin décembre, le décompte des blessés s’élève à près de 2000, dont une centaine de blessés graves, qui concernent des fractures des os, la perte totale ou partielle de membres ou l’incrustation dans les chairs d’éclats de grenade[6]. Les blessés se trouvent dans toute la France, petites et grandes villes, de Quimper à la Ciotat, de Lille à la Réunion. Ce décompte n’inclut pas les personnes qui ont renoncé aux soins ou ont été soignées chez leurs médecins ou encore chez elles, ni toutes celles qui ont supporté seules les crises d’asthme, d’angoisse, les malaises et les chutes. De plus, une blessure ne se réduit pas à la perte d’un oeil ou d’une main. Il faut apprécier toutes les conséquences durables et lointaines qu’elle occasionne dans une vie : douleurs, handicaps, troubles psychiques, contraintes de traitement, impossibilité d’accès à certains métiers, avenir menacé par des complications, risque d’évolution fatale.

5) À partir de janvier 2019, des actions négociées : « Les flics mènent la cadence »[7]

Sous la pression de la préfecture, des figures médiatiques du mouvement proposent de longues marches autorisées de 20 km, dans l’Est parisien, avec service d’ordre. On passe alors à une guerre d’usure. Les forces de l’ordre systématisent des méthodes d’intrusion dans les cortèges. Les tentatives de certains manifestants de dévier du parcours sont reçues par des matraques et des grenades. Les marches se terminent sur les places traditionnelles de manifestation (Bastille, République, Invalides). Un gros dispositif nasse les manifestations invariablement à l’arrivée et interdit à ceux qui le souhaitent et aux passants égarés de quitter les lieux. À partir de février, je me rends aux appels régionaux. Les centres-villes sont clôturés et interdits de manifestation. Les marches sont encadrées, finissent nassées et donnent lieu à blessures, interpellations et contraventions. La participation à une manifestation interdite sur la voie publique devient à partir de mars régulièrement punie d’une amende de 135 à 750 euros. Le 5 janvier, les forces de l’ordre bloquent la manifestation parisienne avant le lieu d’arrivée. Un point de fixation se crée sur une passerelle devant le musée d’Orsay. Dans la cohue, Christophe Dettinger, ancien boxeur d’Essonne, souhaite protéger une femme attaquée par un CRS. Mains nues, il lui assène une série de coups de poing. Les images de cet homme sans arme faisant reculer un agent suréquipé deviennent virales, sur Internet et dans les médias. Son procès, le 13 février, rassemble une foule au tribunal de grande instance. Il est transfiguré par le mouvement en un autre drame public (Gusfield, 1981/2009), « le procès des Gilets jaunes ». Dettinger écope de trente mois de prison, aménageable en semi-liberté. La cagnotte Leetchi de soutien au boxeur, qui atteint en deux jours la somme de 145 000 euros, est bloquée et une centaine de ses donateurs sont convoqués par la police. Cet événement cristallise l’attention sur la criminalisation croissante que subissent les Gilets jaunes. Aux yeux de beaucoup, le caractère systématique de cette répression ne fait plus de doute[8].

Le 12 janvier, en fin d’après-midi, près des Champs, dans une situation calme, un homme s’effondre près de moi. Un tir de LBD l’a touché à la tête. Les manifestants, les commerçants et les passants qui ont assisté à la scène sont sidérés. Une passante dit : « Je suis solidaire avec les Gilets jaunes, mais cette violence policière, ça me terrorise, je ne peux pas venir dans les manifestations. J’ai trop peur ! » Une autre, à son mari : « Regarde chéri, tu es infirmier, tu pourrais être utile et rejoindre les secours volontaires. On ne peut pas laisser faire ça. » La femme du blessé éclate en sanglots. Le 26 janvier, Jérôme Rodrigues, une des figures du mouvement, est atteint par un tir de LBD alors qu’il invite la foule à se disperser. Il perd un oeil. L’utilisation du LBD dans ces situations sans danger pour les forces de l’ordre effare les manifestants. Le 2 février, le problème des violences policières franchit une nouvelle étape dans sa politisation : l’acte XII est dédié aux « blessés et aux mutilés victimes des violences policières ». Un carré des blessés est organisé, réunissant des mutilés du mouvement, dont plusieurs en chaise roulante. D’autres personnes, invitées en tant que victimes de violences lors d’opérations de police dans d’autres mouvements sociaux ou dans des quartiers populaires sont également présentes : parmi d’autres, Laurent Théron, militant syndical éborgné en septembre 2016 pendant la loi Travail, Ramata Dieng, soeur de Lamine Dieng tué par placage ventral par la police à Paris en 2007, Christian Tidjani, père d’un lycéen éborgné par un tir de flash-ball en 2010 à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Le Comité Adama Traoré (tué en 2016 à la gendarmerie de Persan, Val-d’Oise) participe aussi à la manifestation, dans son propre cortège, en dehors du carré des blessés. Le 13 février, une marche blanche est organisée à Argenteuil en soutien à Sébastien Maillet, un plombier argenteuillais blessé gravement à la main par une GLI-F4 le samedi 9 février, lors de la manifestation des Gilets jaunes à Paris.

Le 23 mars, je suis à Nice le jour où Geneviève Legay, âgée de 74 ans, brutalement poussée par les forces de l’ordre, est grièvement blessée à la tête. Elle souffre de plusieurs fractures au crâne. Le commentaire du président Macron, qui lui souhaite « un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse », choque les Gilets jaunes[9]. Le samedi suivant, je fais la connaissance sur un rond-point, à Étampes, en banlieue sud de Paris, de Marie-Laure, gravement blessée à l’oeil le 16 mars, sur les Champs, à cause d’un éclat de grenade. Sur les ronds-points, on revit avec les blessés et leurs proches le moment du drame et ses effets au quotidien[10]. Les ronds-points sont des sas de décompression, qui aident à repérer et réparer le stress provoqué par les manifestations. L’activité de configuration des expériences s’y poursuit.

Le 20 avril, un autre grand rendez-vous national à Paris est marqué dès le matin par des contrôles massifs et de très nombreuses contraventions. Une manifestation déclarée part de Bercy jusqu’à République. Répondant à l’actualité, les manifestants scandent aux forces de l’ordre : « Ne vous suicidez pas, rejoignez-nous ![11] » Arrivé sur la place, le dispositif policier se referme en nasse. La violence policière est inouïe. Les street-medics déclarent avoir pris en charge 152 blessés[12]. On entend ici et là des « Suicidez-vous ! » Les grands médias ne retiendront que ce slogan, au grand dam des manifestants. Des procédures pour outrage à agents, basées sur des images prises sur Facebook, se généralisent lors des comparutions immédiates (interdiction de manifester pendant plusieurs mois, de 300 à 3 000 euros d’amende)[13]. De son côté, l’Ordre des médecins dénonce le fichage dans les hôpitaux des manifestants blessés. Toutes ces répressions sont discutées sur le Facebook des Gilets jaunes et nourrissent la colère et l’indignation.

Le 1er mai, la manifestation déclarée reçoit des lacrymogènes et grenades avant même d’avoir commencé, à Montparnasse. Le cortège est chargé ensuite devant l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Certains manifestants se réfugient dans le jardin de l’hôpital. Parmi eux, 32 sont interpellés, allongés au sol et placés en garde à vue pendant 28 à 30 heures sans pouvoir voir d’avocat. À 21 h 00, Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, écrit un tweet : « Ici, à la Pitié-Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant. Et on a blessé un policier mobilisé pour le protéger. Indéfectible soutien à nos forces de l’ordre : elles sont la fierté de la République. » Ce tweet fait le buzz sur les réseaux, un certain nombre de Gilets jaunes dénoncent avec des vidéos la « fake news d’État ». Les médias et le ministre reviennent dans les jours suivants sur leurs déclarations. Cette journée s’ajoute à la liste des événements répressifs marquants du mouvement.

Le mouvement se mobilise aussi contre des violences policières qui ne le visent pas directement. En réaction à la disparition de Steve Maia Caniço, un jeune homme de 24 ans, dans la nuit du 21 au 22 juin, jour de la Fête de la musique, suite à une charge policière à Nantes, l’acte du 2 août lui est dédié. Le 20 juillet, de nombreux Gilets jaunes se rendent à Beaumont-sur-Oise pour participer à la troisième marche en hommage à Adama Traoré. Nous avons vu dans cette première partie comment les personnes, à l’épreuve des manifestations, ont fait face pratiquement au problème des violences policières. Dans leurs enquêtes, elles ont rencontré d’autres publics ayant connu le même problème.

ii) problématiser, documenter, publiciser, demander justice

Le lecteur aura pu s’impatienter à la lecture de cette chronique. Mais outre qu’elle fixe des faits tels que ceux auxquels j’ai eu accès en participant aux événements ou tels qu’ils ont été relatés par les manifestants, elle présente des matériaux que je vais à présent réexaminer. Les personnes partagent leurs expériences du maintien de l’ordre immédiatement, dans des conversations de rue ainsi que sur des vidéos qu’elles diffusent en direct sur Facebook. Les échanges interactionnels, peu procéduraux et laissant une large place à l’émotion, concrétisent des publics que l’on peut dire « fragiles » (Eliasoph, 2003), d’autant qu’ils sont peu médiatisés par les organisations traditionnelles. Les conversations informelles, les circulations d’informations et de rumeurs forment une première amorce d’expérience commune. Ces actes conjoints de focalisation de l’attention créent un sentiment d’engagement dans une même communauté. Ils conduisent à un effort d’éclaircissement de cette situation de répression perçue comme injuste et bientôt à un travail collectif d’enquête, de témoignage, de recensement et de description des « violences policières ». Le public se forme dans cet effort pour savoir et comprendre, qui lui donne des clefs pour fixer des versions de réalité et des enjeux de conflit, qui ouvre des arènes de publicité alternatives à celles du gouvernement ou des médias et qui renforce le mouvement des Gilets jaunes en tant que collectif orienté vers des objectifs communs.

1) Les rassemblements comme premières scènes publiques

Entre deux assauts des forces de l’ordre, le nuage de gaz lacrymogène dissipé, les manifestants proposent à leurs voisins de leur verser quelques gouttes de sérum phy sur les yeux et s’interpellent : « Et toi, tu viens d’où ? », « Tu viens d’Amiens ? Moi de Laon ! », « Wesh, tu viens du 9-3 [Seine-Saint-Denis], ma gueule, viens que je t’embrasse ! » (5 janvier 2019, musée d’Orsay). La majorité des manifestants sont, dans les manifestations à Paris, des salariés à faibles revenus, non militants, venus de province et de la région parisienne, y compris de quartiers populaires, pour certains enfants d’immigrés — et qui ont fait l’objet d’une invisibilisation dans les médias nationaux. De nombreux Franciliens ont déjà participé à un mouvement social : une partie des trentenaires se sont engagés en 2006 comme lycéens dans le mouvement contre le CPE. Des salariés de grandes entreprises ont manifesté contre la loi Travail en 2016. Les manifestants décrivent la bienveillance spontanée et joyeuse en action dans le mouvement : « On a retrouvé la fraternité ! » (20 avril 2018, place de la République). Dans cet espace public populaire, les « compétences de rassemblement » (Joseph, 1996 ; Goffman, 1963/2013) ne sont ni l’indifférence civile ni la distance polie. Elles sont la capacité à établir des rapports directs et justes, au moyen d’un mot, d’une phrase ou d’un geste. L’humour est très présent. Lors des assauts des forces de l’ordre, l’entraide prévaut.

Dans les rassemblements, les manifestants discutent de leur quotidien, de leur rond-point, de l’actualité politique et des violences policières. Celles-ci suscitent des réactions contrastées et elles ont des conséquences variées sur les trajectoires d’engagement. Ces situations extrêmes sont, pour ceux dont c’est la première manifestation souvent, des situations de vécus d’impuissance et de détresse : « Ils sont complètement fous ! On ne voit pas tout ça à la télé, ils nous font la guerre ! » (8 décembre 2018, Champs-Élysées [abrégé en CÉ])[14]. Certaines personnes traumatisées disent ne plus vouloir manifester à Paris : « Ça fait trop peur leurs grenades ! » (16 mars 2019, CÉ). D’autres, au contraire, reviennent, malgré la peur. Un homme dans le métro me confie entre deux manifestations : « On ne peut pas abandonner, ne serait-ce que par respect pour nos blessés, on ne peut pas arrêter » (21 septembre, Bercy). Le sentiment de la perte d’un certain équilibre entre population et police appelle, pour lui, la rébellion : « Je n’ai rien contre les forces de l’ordre. Quand j’étais petit, je voulais être policier. Mais là, la police, elle ne protège plus le peuple. » Il dénonce également les comparaisons opérées par le monde politique et médiatique : « Personne ne mérite de perdre un oeil. On ne peut pas comparer des vitrines cassées et le fait de perdre un oeil. Une vitrine, ça se remplace. Quand tu perds un oeil, ta vie est bousillée ! » Participer est vu par tous ceux qui se rendent en manifestation comme nécessaire : « Si on ne bouge pas maintenant, on ne bougera jamais ! » (Nice, 23 mars).

Au fil d’une journée, les manifestants apprennent à gérer leur stress. La peur se mêle à l’exaltation. On revient sur les lieux plus rapidement après chaque attaque. On est attiré comme un aimant par les foyers de tension. On reprend la plaisanterie ironique : « C’est qu’on y prend goût à leur gaz ! » (8 décembre, CÉ). Les vagues de répression renforcent le dégoût et la colère. Au terme de chaque journée de manifestation, on lit la fatigue sur les visages et la satisfaction d’avoir participé. En nous quittant, le 8 décembre, un des Jurassiens me dit avec un grand sourire en guise d’au revoir :

Malgré tout, et la merde dans laquelle on est, dans ces moments, c’est là que tu découvres aussi que la France est belle, cette solidarité qu’on a vécue aujourd’hui… Et tu ne t’imagines pas la générosité des gens qui viennent nous voir à notre rond-point, nous soutenir et nous donner des vivres, c’est vraiment beau. Ce sont des grands moments forts. Où on retrouve l’humain.

Lors des assauts, les manifestants interpellent les forces de l’ordre : « Qui t’a appris ça ? Pire que les Chinois ! Allez, tire sur moi, tire, connard ! », « Dictature en marche ! », « On n’a même plus le droit de manifester, ça rend fou ! » (21 septembre 2019, Port-Royal). Dans les moments plus calmes, certains tentent de convaincre les agents : « Rejoignez-vous ! », « Macron ne vous paye même pas vos heures supplémentaires » (14 juillet, CÉ). Des gendarmes acceptent parfois la conversation. Les manifestants montrent sur leur téléphone des images de violences policières et argumentent sur leur caractère cruel et injuste. Les gendarmes, silencieux, regardent les vidéos. Les manifestants font une distinction entre gendarmerie et police. La majorité des tirs et des arrestations est le fait de la police[15]. Les gendarmes sont perçus comme plus professionnels et inspirent plus confiance. La BAC est détestée. Des gendarmes expriment leur soutien au mouvement : « On a de la famille dans les Gilets jaunes, on comprend les revendications » (15 décembre 2018, CÉ). D’autres disent leur scepticisme : « Vous n’arriverez à rien. Cela ne sert à rien de manifester » (21 septembre 2019, CÉ). Ils n’apprécient pas quand les manifestants les traitent de « milices » ou de « putes à Macron » : « Allez en Chine ou en Russie pour voir. Si nous étions une milice, vous ne pourriez même pas manifester » (idem, Luxembourg). Les critiques sur leur métier passent mal : « On a le meilleur maintien de l’ordre au monde. Tous nous l’envient ! » (idem). L’occupation des Champs-Élysées est jugée négativement : « Les Champs, c’est le joyau de la France, notre grande fierté. Les touristes du monde entier viennent ici. Cela fait mal au coeur de voir des grilles anti-émeutes devant les boutiques Dior, ça n’attire pas les clients et ça nuit à l’image de la France » (21 septembre, CÉ).

Dans la manifestation du 8 décembre, de nombreux Gilets jaunes s’indignent du traitement que des policiers ont réservé à 151 lycéens, le 6 décembre, à Mantes-la-Jolie, en banlieue parisienne. Dans le contexte de forte répression de la mobilisation lycéenne contre des réformes dans l’éducation, les jeunes ont été immobilisés dans la cour de leur lycée, mis à genoux, mains derrière la tête pendant plusieurs heures. La vidéo de la scène a fait le tour des réseaux. Vendredi 7 décembre, des Gilets jaunes avaient fait une première action de solidarité devant l’usine Alsetex, leader européen de fabrication de produits de maintien de l’ordre, à Précigné (Sarthe) et s’étaient agenouillés, comme les lycéens. Le geste sera répété ensuite. Le 8 décembre, les manifestants sont choqués : « Ces policiers sont des barbares », « Il faut que les familles portent plainte », « Ils s’en prennent à des jeunes ! » (CÉ). Chacun partage ses perceptions sur les violences subies ainsi que ses expériences de vie sur le sujet. Des manifestants issus des quartiers populaires rappellent que cette violence est quotidienne, ordinaire pour eux. Or, ces violences et humiliations ne sont pas médiatisées, ni leurs effets psychologiques. Mohamed Hocine, Gilet jaune de Mantes-la-Jolie et ex-militant du Mouvement de l’immigration et des banlieues, me confie lors de la manifestation à Mantes le 15 juin 2019 : « On pensait que c’était un truc à faire avec, on ne se manifestait pas ! Ça restait dans les familles. Les Gilets jaunes nous apprennent à dire que ce n’est pas acceptable ! » Dans les manifestations, les expériences sont partagées et reçues avec attention. Les manifestants provinciaux qui découvrent le sujet des violences policières dans les quartiers populaires des grandes villes en tirent des leçons : « Quand on voit le traitement médiatique qui est fait de nos actions, on comprend très bien qu’on a dû aussi nous mentir sur les banlieues ! » (8 décembre 2018, CÉ). Ces échanges horizontaux permettent aux manifestants de développer une réflexivité sur ce qu’ils pensent et font. Ils ouvrent dans les rassemblements des espaces de discussion publique riches et diversifiés, y compris sur la question du rapport de l’État, de la police et des citoyens.

L’expérience publique s’exprime aussi dans les slogans, les banderoles et les inscriptions sur le dos des Gilets jaunes. Progressivement se forme un répertoire partagé d’arguments, de souvenirs, de convictions et d’indignations, qui est réactivé d’acte en acte. Les rassemblements sont des « scènes publiques » où un acteur unifié que ses membres s’auto-présentent et s’auto-désignent comme Gilets jaunes se rend identifiable et reconnaissable, visible et audible, tant pour les auditoires en coprésence que pour le grand public, accessible par la médiation des activités de vidéastes et de journalistes au-delà du cercle des présents (Kaufmann et Quéré 2001 ; Widmer 2010 ; Cefaï, 2007 : 579).

2) Réseaux sociaux et médiation des expériences : « Vous ne verrez pas ça sur BFMerde ! »[16]

Facebook est le médium des Gilets jaunes. Il a fait de ce dernier le mouvement social le plus filmé et le plus diffusé de l’histoire française. Internet a été le premier et souvent le seul canal à faire circuler les preuves de violences policières dans ce mouvement, comme l’observe sur son blog André Gunthert, chercheur en histoire visuelle (Gunthert, 2020)[17]. Mediapart est parmi les organes de presse celui qui leur a accordé le plus de place. Le recensement des blessés par le documentariste David Dufresne, qui ponctue chacun de ses tweets d’un « Allo@Place_Beauvau — c’est pour un signalement », a fini par franchir quelques jours les fenêtres des journaux télévisés[18]. Tout cela n’a été possible que grâce aux faits établis par les images de téléphone portable — confrontées à d’autres images produites par la police, par des médias nationaux ou encore par des associations de droits de l’homme et de lutte contre les armes intermédiaires. Les images sont devenues incontournables au récit du mouvement par lui-même. Alors qu’à la télévision, les images font voir des black blocs en train de piller ou de vandaliser ou de charger collectivement, sur les réseaux, elles renvoient à des scènes d’hommes et de femmes en détresse, qui se tiennent debout face aux tirs et à des recours à la force « disproportionnés », « non nécessaires » et « non légitimes » par les policiers. Le cadrage médiatique centré sur les violences des manifestants a contribué à l’émergence, dès novembre 2018, de cette contre-narration qui va donner une perspective aux événements vécus par les manifestants.

Toutes les déclarations du gouvernement concernant le mouvement sont systématiquement enregistrées, diffusées, commentées sur des réseaux et les messageries WhatsApp, Telegram et Facebook Messenger. On y dénonce la violence policière et judiciaire du pouvoir, à défaut de réponse politique à la hauteur des enjeux. L’obstination du gouvernement à ne pas reconnaître des actes de répression abusive est interprétée comme du « mépris ». Le soir même des rassemblements, des récits à vif accompagnés d’images circulent. Les vidéos permettent de s’imaginer à la place de la personne exposée directement à l’événement. Elles apportent des éclairages sur les ressorts de la dynamique policière. Les participants peuvent saisir plus largement les situations qu’ils ont vécues. Les événements sont identifiés publiquement et collectivement :

On y est allé… les mains levées… non armé. On chantait… On était pacifiste On s’est pris des mortiers [sic : l’orthographe des messages est maintenue]. Le canon à eau… Les bombes lacrymo… Les grenades désencerclement… Ils ont matraqués… MAIS On a résisté. Paris le 1.12.2018 J’aime ma France [icône de drapeau français]. Je n’oublierais pas cette journée de solidarité, l’entraide, l’affection le soutien, de magnifiques rencontres. Tous Unis pour une même cause [émoticône en forme de coeur][19]

J’ai eu le droit à ma toute première manifestation lors de l’acte 2. Et franchement j’étais vraiment surpris de la violence des choses. Et ça me révolte, quand je vois des gens ce faire tabasser, gazer et même ce faire buter ! ! Mais c’est juste inacceptable sans deconner. Je veux pas attisé la violence ou la haine. Mais y’a un moment ça peut être falloir riposter non ?[20]

Les manifestants échangent des conseils pour se protéger en manifestation. Ils s’encouragent l’un l’autre :

Qui sera sur les champs pour l’acte 3 ? ! Personnellement, moi et mon conjoint sommes restés à soutenir à distance pour le 17 et le 24 novembre mais écoeurés par les pratiques des forces de l’ordre envers le peuple, nous avons décidés de monter à Paris samedi prochain.[21]

A tout ceux qui veulent lâcher, pensez aux blessés, a zineb, aux opprimés.[22]

Les victimes des violences, leurs proches et des témoins diffusent des récits à la première personne. Un photographe prend en photo Ayhan, un ouvrier de 52 ans, quelques minutes après qu’une grenade a arraché sa main le 1er décembre, à Tours. Le soir, il publie l’image accompagnée d’un texte :

Cet homme pourrait être votre père, votre frère, peu importe. Il vient de perdre sa main après avoir reçu une grenade de désencerclement. Plus de main. Rien. Que des veines des tendons et du sang. Après cette photo j’ai arrêté de documenter. Trop d’émotions, trop de rencontres, trop de chocs. Franchement tous les absents, tous les silencieux aiment la police. Les présents NON ![23]

Sur Facebook, des paroles de menaces des policiers sont portées à la connaissance du public, comme le 8 décembre à Paris, où un CRS dit à des manifestants : « Si vous voulez restez en vie, vous rentrez chez vous[24]. » Les critiques du maintien de l’ordre, en particulier les propos du colonel de la gendarmerie, Michaël Di Meo, sont reportés quand il reconnaît dans un reportage de BFMTV diffusé en avril que l’assaut des CRS dans le Burger King le 1er décembre, « c’est de la violence policière ».

Les manifestants, comme dans d’autres mobilisations (Tufte, 2014), font un usage intense et diversifié des médias. Une fois rentrés chez eux après la manifestation, ils regardent les grands médias et les chaînes d’information en continu. Sur les réseaux, ils expriment leur émoi quand l’accent est mis sur les destructions matérielles de biens par les manifestants et que la répression est minimisée. Les internautes dénoncent souvent une inversion de valeurs :

Oui l’Arc de Triomphe à été taguer… détruit… Mais à côté de ça des gens comme vous et moi ce sont fait exploser la tête PAR DES FORCES DE L’ORDRE DE NOTRE PROPRE PAYS. Alors si vous voulez rester bloquer sur un monument qui a été tagué, c’est votre problème.[25]

Sur les réseaux, des Gilets jaunes relaient les informations sur les procédures judiciaires. La criminalisation du mouvement provoque la colère. Certains actes choquent aussi, comme la remise de médailles à des policiers responsables par ailleurs des opérations qui ont occasionné le décès de Zineb Redouane, le 1er décembre à Marseille, la grave blessure à la tête de Geneviève Legay, le 23 mars à Nice, ou le passage à tabac de manifestants dans le Burger King le 1er décembre à Paris. Des enquêtes empiriques du côté du maintien de l’ordre permettraient de mieux comprendre les raisons et les dynamiques de l’escalade, acte après acte. Mais de leur côté, de nombreux Gilets jaunes dénoncent le déni partagé par les différentes composantes de l’État (forces d’ordre, autorités politiques et justice pénale) et les « grands médias » face au problème des violences policières. Ils invoquent une « solidarité étatique » contre la vérité des faits, ce qui participe à la perpétuation d’un sentiment d’injustice et au maintien dans la durée et l’espace d’une rébellion (Hajjat, 2014).

3) Des enquêtes pour documenter et sensibiliser

Au-delà des réactions spontanées, la mise en commun des expériences s’inscrit dans une démarche d’enquête, qui passe largement par les réseaux sociaux. Des manifestants y cherchent à obtenir des nouvelles d’un proche interpellé. Des victimes de violences policières font appel à des témoignages pour lancer des procédures judiciaires. Dans un exercice spontané du copwatching, des manifestants publient les photos des policiers ayant frappé les manifestants. D’autres dressent des comptes rendus des rassemblements et des bilans des blessés.

Partout en France, des legal teams se constituent et d’autres, déjà existantes, donnent une aide juridique[26]. Des groupes sur les réseaux dédiés au thème des violences policières font circuler des conseils juridiques et médicaux. Des cagnottes en ligne récoltent de l’argent pour aider les blessés. Des lettres sont envoyées aux prisonniers. Des pétitions circulent pour l’interdiction des armes intermédiaires de la police (LBD, grenades). Des réunions d’information et de formation sur le soin de premiers secours en manifestation et le maintien de l’ordre sont organisées. Des groupes de soutien accompagnent les inculpés aux procès. Des rassemblements hebdomadaires se tiennent depuis mai 2019 devant l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), chargée d’enquêter sur les violences policières, et aux abords des tribunaux. Des actions ont lieu devant les sièges sociaux des médias. Des graffitistes et des rappeurs dénoncent les violences policières. La dynamique d’enquête est intense, quotidienne et nationale. C’est un véritable public, au sens de Dewey, qui se forme — une communauté d’enquête, d’information, de défense et de vigilance qui naît des événements de la rue — en tension avec la publicité du gouvernement, de la préfecture de police et des médias stigmatisés à travers BFM (Dewey, 1927/2010).

Les blessés sont aidés par des associations qui documentent, informent et luttent depuis des années contre les armes intermédiaires : Désarmons-les, l’Assemblée des blessés, Face aux armes de la police. Ces collectifs se sont inspirés des enquêtes conduites depuis des décennies par des comités contre les violences policières et les meurtres par la police dans les quartiers populaires, notamment le Mouvement de l’immigration et des banlieues (Abdallah et al., 2018). Ces associations ont contribué à mettre en contexte les violences policières subies par les Gilets jaunes, notamment par leur recension des blessés. Mais les Gilets jaunes sont dans leur majorité culturellement et géographiquement loin de ces réseaux : il ne faut pas surestimer leur rôle[27]. Fin avril, des Gilets jaunes blessés se constituent en collectif : « Les mutilés pour l’exemple », par référence aux « fusillés pour l’exemple » en temps de guerre. Ils demandent l’interdiction des GLI-F4 et LBD et organisent des marches à Paris, à Bordeaux et à Montpellier. Des « murs de la honte » avec des photos des blessés sont érigés dans les centres-villes. Des associations de défense des droits de l’homme mènent des observations de terrain, recueillent des témoignages et écrivent des rapports dénonçant un « maintien de l’ordre agressif » à Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Nantes et Paris[28]. Certains de leurs observateurs sont blessés et insultés en manifestation par des policiers.

Depuis le début, 2448 personnes ont été blessées côté manifestants, selon des chiffres du ministère de l’Intérieur, arrêtés au 13 mai, dont 144 blessés graves ; 372 procédures judiciaires ont été enregistrées après des plaintes ; 171 enquêtes ont été confiées à l’IGPN et 3 à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ; 109 ont été classées sans suite et 29 ont fait l’objet de l’ouverture d’une information judiciaire. Les blessés sont accompagnés par des avocats dans leurs démarches judiciaires. Les classements sans suite concernent Antoine Boudinet et Ayhan, qui ont l’un et l’autre perdu une main le 1er décembre 2018. Lilian, un passant de 15 ans dont la mâchoire a été broyée par un LBD, a eu le même sort — l’enquête de l’IGPN mentionne l’absence d’identification du policier. Peu d’études sociologiques ont été menées sur l’IGPN. Cédric Moreau de Bellaing (2009) a montré que si la majorité des plaintes portées devant ce service sont liées à des violences commises dans le cadre professionnel, la plupart des fautes punies par l’institution concernent des violences qui ont eu lieu dans la sphère privée et qui portent atteinte à l’image publique de la police. Jobard (2002) dénombre trois conditions pour qu’une dénonciation de violences policières aboutisse. La première condition est que le plaignant n’ait pas eu affaire antérieurement à la police. La deuxième est l’ampleur de l’atteinte. C’est le cas pour les plaignants Gilets jaunes, qui sont majoritairement des blessés graves et qui n’ont jamais eu de rapport avec la police. La troisième condition est la nécessité d’une preuve matérielle. Ce point pose problème. En France, les témoins et les vidéos sont des preuves insuffisantes du point de vue de l’institution policière. L’appréciation du degré de la violence de l’acte est faite, en situation, par les policiers. Or, l’IGPN estime presque toujours que les réactions policières sont proportionnelles à la menace. Toute la difficulté, qui entrave la possibilité d’une interpellation de l’État, est que la police jouit d’un pouvoir discrétionnaire dans la description et la légitimation de ses actes (Monjardet, 1996 ; Jobard, 2002). La police a le monopole de la définition des situations d’exercice de la violence (Jobard, 2001). La parole des victimes et celle des observateurs du maintien de l’ordre n’y ont pas de place. Ayant expérimenté semaine après semaine, acte après acte, les méfaits de ce statu quo, les Gilets jaunes ont voulu l’ébranler. Le champ de leur expérience collective, en thématisant ce problème public de la violence policière, a fait émerger de nouveaux critères d’interrogation des versions officielles et médiatiques des événements.

Le mouvement des Gilets jaunes dérange les habitudes dans son refus de toute forme de délégation et de représentation politique et dans ses explorations de modes de médiation autres que les moyens institutionnels. Le pragmatisme invite à regarder le mouvement d’un regard curieux et participatif qu’il oriente vers la capacité des acteurs ordinaires à enquêter et à interpréter les situations qui les affectent. Il permet de cerner, chez les acteurs, des compétences civiques qui sont appuyées sur des catégories morales et qui réinterrogent, avec un esprit public, pouvoirs d’État et pouvoirs citoyens. Dans cette démarche, cet article a voulu suivre la communalisation des expériences de violences policières et examiner à ce sujet le rôle des rassemblements, des réseaux sociaux et de façon générale, des publics de la mobilisation, accompagnés et soutenus par des médiateurs, collectifs ou individuels, qu’ils ont engendrés (street-medics, journalistes, legal teams, associations, etc.). Le travail du sens qui s’opère dans ces lieux retravaille la catégorie des « violences policières » et fait advenir en même temps celle des « Gilets jaunes » dans le paysage politique. Thématiser ce problème, en faire mieux connaître les circonstances et les situations a été dans cet article une façon de rendre communes et publiques des expériences, de prendre du recul et de comprendre les processus de ce « mettre en commun » et de ce « rendre public », et d’authentifier les valeurs produites dans ces expériences collectives ainsi que leur portée politique (Dewey, 1927/2010 et 1939/2011).