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Pour Dominique Kalifa, à qui ce texte doit beaucoup

Longtemps associée à des perspectives archétypologiques soucieuses de débusquer les matrices universelles du fait symbolique, la notion d’« imaginaire » a souvent été suspectée par les historiens, qui rattachent, tant par métier que par conviction, les phénomènes humains aux facteurs sociohistoriques susceptibles d’en contenir les ressorts et les principes explicatifs. Au cours des dernières décennies, elle s’est pourtant imposée, avec sa déclinaison sociale, dans l’arsenal conceptuel de la recherche historique, où elle suscite un engouement manifeste. Loin des approches sérielles, renonçant aux procédures de quantification comme outils privilégiés d’élucidation du monde social, l’histoire culturelle et ses ancêtres immédiats (la « Nouvelle histoire », celle des « mentalités ») ont en effet aménagé, dès le milieu des années 1970, un terrain propice à l’émergence et à la diffusion du concept d’« imaginaire social » au sein du questionnaire des historiens.

Les usages explicites de la notion se sont d’ailleurs spontanément répandus, franchissant les frontières entre des champs d’investigation ou des domaines historiographiques parfois passablement éloignés les uns des autres. Une énumération partielle suffit à faire deviner l’importance de cet essaimage notionnel. Pionnier en la matière, Alain Corbin a placé sous la bannière de l’« imaginaire social » son enquête sur l’histoire de l’odorat, où il analyse, de l’avènement d’une intolérance sensorielle au xviiie siècle à la révolution pastorienne, la configuration complexe que forment l’évolution socialement différenciée des sensibilités olfactives, les pratiques élitaires de « désodorisation », les politiques sanitaires et les savoirs médicaux (Corbin, 2016[1982]). La notion d’imaginaire social a aussi gagné Pierre Laborie : de l’odorat, on passe alors à l’opinion, puisqu’il la convoque de son côté pour esquisser les fondements d’une histoire de cette « donnée fluide » qu’est l’opinion publique, en partie gouvernée par des « représentations sociales » (Laborie, 1988 : 105 et 116). Dans ses travaux sur la France postrévolutionnaire, Sarah Maza (2003, 2007) l’a reprise pour penser la bourgeoisie française, classe sociale dont les représentations polémiques et presque consensuellement dépréciatives (le bourgeois, c’est l’autre) auraient masqué l’inexistence empirique. Décidément attractif, le concept réapparaît sous la plume de Judith Lyon-Caen (2007), qui met en lumière le rôle parfois déterminant de la littérature romanesque dans la fixation des représentations du monde social. Et l’histoire du crime n’est pas en reste, puisque la notion y a été fréquemment mobilisée, tant chez Dominique Kalifa (2013), qui l’adopte pour analyser la cristallisation de la figure des « bas-fonds » urbains, que chez Anne-Emmanuelle Demartini (2001, 2017), qui fait émerger, à partir d’une lecture d’affaires judiciaires marquantes, le feuilleté complexe des représentations du monde propres à telle ou telle période historique. Le rayonnement de la notion, du reste, dépasse le cercle de ces usages affirmés : elle apparaît aussi ponctuellement dans bien d’autres travaux, où elle figure moins comme un concept que comme une expression relevant d’un lexique commun.

Pluralité des époques, multiplicité des objets : le fait que la notion d’imaginaire social puisse s’inviter dans des travaux aussi variés, le fait qu’elle soit apparemment pertinente pour aborder des thèmes aussi divers illustre de façon flagrante le caractère crucial et central de l’imaginaire, dimension irréductible et constitutive de toute société humaine. Cette entrée de l’imaginaire social dans l’éventail des préoccupations historiennes s’accompagne toutefois rarement d’une conceptualisation explicite. Abondamment discuté, l’imaginaire social reste pourtant peu et mal défini, déséquilibre dont témoigne à sa manière l’ouvrage programmatique que Pascal Ory, en 2004, a consacré à l’histoire culturelle : l’auteur y présente l’imaginaire social comme l’objet premier de cette discipline tout en faisant commodément l’économie d’une définition. Déséquilibre, encore en 2010, qu’exemplifie la notice que signe Alain Corbin dans le Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, où il parle de l’« histoire des imaginaires sociaux » comme d’un type d’enquête historique désormais bien institué sans en préciser les contours, le sens de la notion, spontanément saisi plutôt que conceptuellement élaboré, passant pour aller de soi. D’autres ont contourné la nécessité d’une définition en recourant à des métaphores. « Canaux », « flux », « courants » : Robert Muchembled, par exemple, associe l’« imaginaire collectif » à une « machinerie cachée sous la surface des choses », à une « forêt de canalisations invisibles irriguant le même ensemble » (2000 : 9).

Bref, l’imaginaire social est de saison, mais il souffre encore dans le domaine historique, sinon d’une théorisation lacunaire, du moins d’un manque d’explicitation. Il demeure à bien des égards ce « concept flou » dont le sociologue Patrice Leblanc (1994), dans les années 1990, entreprenait de démêler quelques fils et au sujet duquel Kalifa (2014) déplore toujours vingt ans plus tard l’absence de « mise au point » ou « d’élucidations vraiment satisfaisantes ». Sans prétendre épuiser une question infiniment complexe, cet article voudrait, en faisant siennes les perspectives de l’histoire culturelle, offrir une synthèse utile sur la notion d’imaginaire social. Il espère ainsi contribuer, de manière heuristique, à définir une voie pour la recherche empirique, en s’appuyant non seulement sur les amorces théoriques offertes par quelques historiens et sociologues, mais aussi sur les apports incontournables venus de la philosophie (Castoriadis) et de la sociocritique du texte littéraire (Popovic). Les pages qui suivent étendent et approfondissent une théorisation que j’ai sommairement esquissée dans deux livres récents (Gagnon 2016 ; 2017).

1. fondements et contours d’une histoire de l’imaginaire social

L’« histoire culturelle » française s’est constituée, dès la fin des années 1970, au croisement entre deux mouvements. Son apparition s’inscrit, d’un côté, dans un contexte intellectuel marqué par la vague des Cultural Studies. Nées, en Angleterre, d’un refus méthodologique (et parfois politique) de la hiérarchisation académique entre « objets nobles et ignobles », celles-ci ont mobilisé les outils de l’analyse littéraire savante pour explorer « l’univers des pratiques culturelles populaires » (Mattelart et Neveu, 2003 : 37 et 29), la valeur esthétique différenciée des productions culturelles ne constituant plus, dès lors, un critère de sélection des corpus. L’histoire culturelle dérive, d’un autre côté, de l’ancienne « histoire des mentalités », qui sans délaisser l’étude des structures matérielles entendait prêter une « égale attention aux phénomènes mentaux » (Duby, 1974 : 203-204), déplacement d’éclairage trouvant sa justification dans un constat d’ordre anthropologique : « ce n’est pas en fonction de leur condition véritable, mais de l’image qu’ils s’en font et qui n’en livre jamais le reflet fidèle, que les hommes règlent leur conduite » (Duby, 1974 : 204). En effet, pour les sociétés humaines, la réalité existe pour ainsi dire deux fois. Elle existe d’abord comme matière, comme chose objective, épistémiquement inatteignable dans son intégralité mais pourtant partout, toujours présente. Elle existe ensuite comme représentation, l’être humain ne cessant de l’interpréter, ne pouvant l’appréhender et lui donner du sens que par l’intermédiaire de ses langages. C’est à bien des égards dans cette brèche entre les deux réalités, la seconde ne procédant jamais mécaniquement de la première, que s’insèrent les travaux variés relevant de l’histoire culturelle, histoire des manières dont les sociétés lisent, rêvent, se représentent et construisent leur univers, qui vise à saisir ce que Georges Duby appelait « la part de l’imaginaire dans l’évolution des sociétés » (1974 : 230).

L’histoire culturelle se caractérise à la fois par sa visée totalisante et par le statut causal qu’elle donne à l’imaginaire. C’est moins une histoire, sectorielle, des objets culturels (littéraires, cinématographiques, médiatiques, etc.) qu’une « histoire totale » (Prost, 1997 : 146) visant à retracer l’évolution des représentations collectives, que produisent et consomment diversement les membres et les groupes d’une société. Sans négliger les causalités économiques, sociales et politiques, elle conçoit les modes de perception et d’appréhension du réel comme un moteur parmi d’autres du changement historique[2]. Mais cette histoire n’a pas renoncé pour autant à l’analyse des faits matériels, puisqu’elle saisit précisément cet imaginaire comme une matérialité mouvante, le retraçant dans ses truchements sensibles, discursifs et comportementaux. Définie comme une « histoire sociale des représentations » (Ory, 2004 : 13), elle vise à comprendre les sociétés « dans l’infini des représentations et des interprétations qui [les] composent » (Kalifa, 2005 : 82). Autrement dit, sa vocation est de faire l’histoire des systèmes d’interprétations et de représentations du monde en rapportant ceux-ci, d’une part, aux pratiques sociales qu’ils irriguent et, d’autre part, aux spécificités (génériques, médiatiques, etc.) qui les caractérisent ainsi qu’aux conditions (matérielles, sociales et intellectuelles) qui gouvernent leur production, leur circulation et leur réception.

2. survol critique des usages d’un concept

Mais comment définir, dans sa globalité et dans sa dynamique concrète, ce phénomène très général qu’entend saisir et comprendre une histoire de l’imaginaire social ? Par quelles « fenêtres », par l’entremise de quels objets peut-on le saisir et l’aborder ? Questions d’autant plus difficiles que la notion d’imaginaire social a donné lieu, au sein des sciences humaines et sociales, à des usages variés dont le cumul a contribué à maintenir autour d’elle un certain brouillard conceptuel.

D’une part, bénéficiant d’un certain effet de mode plus propice, sans doute, aux récurrences impressionnistes qu’aux théorisations rigoureuses, la notion d’« imaginaire » a elle-même connu des désinences nombreuses. Elle renvoie parfois à un phénomène global, coextensif aux sociétés considérées dans leur globalité, parfois à l’une seulement de ses parties constitutives, en tant que celle-ci se rattache à un domaine d’activités défini (l’« imaginaire littéraire », l’« imaginaire cinématographique » et autres imaginaires sectoriels), parfois encore à l’objet auquel ce phénomène se rapporte (l’« imaginaire national » tel que l’entendent les lecteurs francophones de Benedict Anderson[3]) ou, enfin, à l’une de ses manifestations historiques ou géographiques particulières (« l’imaginaire occidental », l’« imaginaire médiéval », etc.). D’autre part, la notion d’« imaginaire social », alors qu’elle n’a jamais vraiment donné lieu, chez les culturalistes, à des définitions précises, a été explicitement associée, chez d’autres historiens, sociologues et philosophes, à des phénomènes disparates, voyant du même coup se multiplier ses acceptions et utilisations. Ainsi a-t-elle été souvent rattachée tantôt à l’utopie, tantôt à la mémoire collective, aux mythes ou aux idéologies (Leblanc, 1994 : 417-424).

L’ouvrage désormais classique de Duby sur l’« imaginaire du féodalisme », qui fonderait selon Corbin « l’histoire de l’imaginaire social[4]« (2010 : 427), relève de cette tendance. Retraçant au sein de la France médiévale l’émergence d’une représentation triadique de la société (fondée sur la complémentarité fonctionnelle de trois « ordres » hiérarchiquement classés, clergé, noblesse et masse travailleuse), Duby analyse l’implantation de cet imaginaire, dont la fonction est « idéologique » dans la mesure où il livre « une image simple, idéale, abstraite de l’organisation sociale » (1978 : 17 et 20). Chez Bronislaw Baczko, la notion d’« imaginaire social » renvoie aussi aux représentations de la société en tant qu’elles sont liées à l’exercice du pouvoir. Dans un ouvrage paru en 1984, il décrit les « imaginaires sociaux » comme des systèmes d’images et de symboles : ceux-ci procurent à une collectivité une « représentation de soi » façonnée par les instances du pouvoir, la légitimation de leurs entreprises passant par leur capacité à « s’emparer de l’imagination » (Baczko, 1984 : 32 et 53). Manipulable et manipulé, l’imaginaire social, dont l’histoire tend dès lors à se confondre avec celle de la propagande, est défini chez Baczko comme le lieu d’un investissement stratégique et idéologique, où diverses formations politiques puisent des armes et des munitions symboliques pour « impose[r] certaines croyances communes » (Baczko, 1984 : 32). Sa définition du concept reste cependant flottante. Alors que la notion ne semble généralement recouvrir que les symboles idéologiques porteurs d’une pratique politique, elle paraît en même temps, dans certains passages de son livre, renvoyer à la totalité du système symbolique que fabrique une société pour se percevoir et se comprendre. On retrouve d’ailleurs ce même flottement chez Paul Ricoeur. Même s’il a le mérite de reconnaître le « caractère constituant de l’imaginaire social », qui renvoie à la nécessité fondamentale « pour un groupe quelconque de se donner une image de lui-même » (Ricoeur, 1986a[1976] : 255), le philosophe associe lui aussi, dans deux textes datant de 1976, la notion aux figures politiques de l’idéologie et de l’utopie. Ses formulations étant parfois ambigües, on ne sait pas cependant si ces « figures de [la] non-coïncidence » (Ricoeur, 1986a[1976] : 255) avec la réalité, qui s’en écartent pour en livrer une version déformante ou la rêver autrement, constituent l’essence de l’imaginaire social ou si elles n’en sont au contraire que les « formes pathologiques » (Ricoeur, 1986b[1976] : 431), visages potentiellement morbides d’un phénomène symbolique beaucoup plus général.

La diffusion du concept d’imaginaire social doit aussi beaucoup aux universités québécoises. Le sociologue Guy Rocher, par exemple, a mobilisé la notion, au début des années 1980, pour désigner « les projets de société, les visions d’avenir, les rêves sociaux, les espoirs politiques, les aspirations collectives » que des groupes « développent et entretiennent » et qui aboutissent « à la formation d’idéologies, d’utopies, de mythes sociaux » (1982 : 68). De son côté, le philosophe Charles Taylor a développé une part importante de sa réflexion sur la modernité autour de la notion d’imaginaire social. Relié à une lecture politique de la collectivité, celle-ci « [exprimant] ses idées dans des institutions communes par lesquelles [ses] membres définissent leur identité » (Taylor cité dans Hulak, 2010 : 408), le concept renvoie, dans la démarche taylorienne, à la « compréhension » globale et commune de l’existence sociale que partagent les membres d’une société. Cette compréhension, qui opère simultanément sur les plans « factuel » et « normatif » (les acteurs se font non seulement une représentation de ce qu’est le monde social, mais aussi de ce qu’il devrait être), est immanente aux interactions et aux pratiques, dont elle détermine le répertoire ; toujours implicite, elle n’est jamais une doctrine structurée ni le fruit d’une élaboration théorique. L’imaginaire s’oppose ainsi, chez Taylor, aux rigueurs de la culture savante, dont le travail d’explicitation et de réflexion peut transformer la compréhension commune de la vie collective (Taylor, 2004 : 23-30).

La notion d’imaginaire social a aussi pénétré le domaine des études littéraires, où elle a accompagné, au Québec, l’évolution de la sociocritique. Dans Imaginaire social et littérature, Jean-Charles Falardeau associe au « rêve diurne » et à la « rêverie » ce qu’il appelle « l’imaginaire collectif », constitué de « symboles sociaux » dépassant la « symbolique personnelle » des individus (1974 : 111). C’est à partir de cette opposition de l’individuel et du collectif que le sociologue entend penser les rapports entre l’imaginaire et le roman : tirant de la « conscience collective » (l’« imaginaire premier ») une partie de son symbolisme, l’écrivain innove (c’est l’« imaginaire second ») en « libér[ant] des forces imaginantes » que la société brime ou réprime (Falardeau, 1974 : 126 et 113-115). Sans la définir, Régine Robin a repris la notion pour évoquer à son tour le pouvoir du roman, « élément clé de la formation de l’imaginaire social » dans la mesure où il joue un rôle important dans la circulation et dans la fixation des « modèles narratifs » (1992 : 95).

Au-delà de l’extension variable que les chercheurs ont donnée au concept, deux grands traits dominent la plupart de ses usages : l’imaginaire social se trouve souvent associé à la dimension politique des sociétés et il se confond tendanciellement avec des formes d’expression qui, comme l’illusion ou la rêverie, oblitèrent le réel ou s’en éloignent. C’est parfois d’ailleurs en raison de ces connotations politiques que la notion d’imaginaire social est rejetée, comme c’est le cas chez Gérard Bouchard, au profit du concept d’imaginaire collectif. S’il a raison de souligner la « portée restreinte » de la notion telle qu’elle se trouve maniée par plusieurs penseurs, le sociologue est soucieux surtout de rattacher, en congédiant le qualificatif « social », l’historicité indéniable de l’imaginaire à ses strates plus « profondes », que composeraient notamment l’« inconscient » et les « substrats cognitifs » — des « structures mentales profondes » et des « grandes matrices transculturelles[5] » (Bouchard, 2014 : 22-24).

Que tirer de ce survol critique ? Autant de choses, sans doute, qu’on en laissera de côté. S’ils offrent une série de propositions pertinentes mais partielles (la relation de l’imaginaire social avec le pouvoir, son orientation vers la pratique et le rôle parfois structurant de la littérature), ces usages du concept ne peuvent guère convenir à une histoire de l’imaginaire social. Les définitions qu’ils proposent, parfois plus allusives qu’explicitement formulées, ne sont ni suffisantes ni satisfaisantes : réduisant l’imaginaire social à des formes d’expression précises (rêveries, idéologies, mythes, utopies, etc.), elles ne permettent pas de saisir, comme un tout à la fois pluriel et dynamique, l’ensemble de la production symbolique d’une société, dans lequel, sans l’épuiser, ces formes particulières s’inscrivent pourtant[6].

Faisant un constat analogue, l’historien Lucian Boia a souligné avec justesse, au sujet des études de l’imaginaire, « l’absence d’un domaine global et cohérent » (1998 : 13), à laquelle il tente de remédier en jetant les bases d’une « histoire de l’imaginaire ». Celles-ci sont cependant affaiblies par une hypothèse générale qui, péremptoirement formulée, restreint considérablement le champ d’analyse. On peut suivre l’auteur sans trop d’hésitation lorsqu’il insiste sur l’importance d’étudier aussi bien les « immuabilités » que les « mouvements » infinis de l’imaginaire ; on reste toutefois perplexe lorsqu’il penche trop lourdement en faveur des premières, définissant d’emblée l’histoire de l’imaginaire comme une « histoire des archétypes », ces permanences mentales, ces « moules dont la matière change mais dont les contours restent » (Boia, 1998 : 20 et 17). Cette réduction au général postule une « unité fondamentale de l’esprit » à l’aune de laquelle le déploiement historique complexe et capillaire de l’imaginaire serait toujours « minime » (Boia, 1998 : 17) ou résiduel. Il faut donc se tourner, pour établir les bases d’une histoire de l’imaginaire social, vers des théories qui ont cherché à penser, non seulement l’historicité fondamentale de l’imaginaire, mais aussi, au-delà d’un secteur déterminé de la production symbolique, la totalité de la « sémiosis sociale » (Popovic, 2013).

2.1 L’imaginaire instituant et l’ontologie du social-historique chez Castoriadis

Fondamentale, voire fondatrice en ce qu’elle ouvre la voie à une analyse résolument historique de l’imaginaire, la théorie de l’imaginaire social que Cornelius Castoriadis développe progressivement à partir des années 1960 lui permet de rompre à la fois avec l’explication marxiste de l’histoire et avec la tradition philosophique d’une ontologie de la « déterminité » (selon laquelle être, c’est être déterminé[7]), inapte selon lui à rendre compte des sociétés humaines (domaine dans lequel « ce qui est est toujours aussi à-être » (Castoriadis, 1996a[1989] : 130)). Celles-ci, en effet, sont pour Castoriadis une forme d’être irréductible à toute autre ; le social exige par conséquent sa propre ontologie, que le philosophe s’attache précisément à fonder.

Pour l’auteur de L’institution imaginaire de la société, l’être humain est essentiellement un être de création. En d’autres mots, sa nature serait pour ainsi dire de ne pas en avoir, puisqu’il ne cesse en fait de transformer son univers et ses conditions de vie, se transformant, s’altérant lui-même dans un mouvement continuel de reprise créatrice du déjà-là. En effet, écrit Castoriadis, le propre de l’être humain est sa capacité de « faire être des formes autres » (1996a[1989] : 130), qui donne à l’histoire le caractère d’un processus ouvert, d’un faire-advenir fondamentalement inachevé parce que proprement interminable. « Le Temps, rigoureusement parlant, est impensable sans la création. » Mieux encore : « le temps n’est rien, ou il est création » (Castoriadis, 1986[1981] : 219). C’est exactement le sens qu’a la notion castoriadienne de « social-historique », qui désigne le mode d’être propre de l’être humain, les dimensions sociales et historiques, inextricables dans la mesure où les sociétés ne sont qu’en tant qu’altération continue d’elles-mêmes, étant des « conditions intrinsèques » (Castoriadis, 1997 : 265) de la vie humaine. Le social-historique, c’est une forme d’être qui s’institue en rupture, et sans causation extérieure, avec la Nature première et présociale, qui fournit un ensemble de conditions que la société n’incorpore qu’en les intégrant à son propre système d’interprétation du monde — Castoriadis parle d’un « étayage » de la société sur une Nature qui ne la détermine pas et qu’elle altère (1975 : 345-347)[8]. Cette « institution » de la société, par laquelle elle se fait être continuellement comme processus infini d’auto-altération, n’est pas un événement historique datable. Ce n’est pas le passage chronologiquement situable d’un état de nature à un état social, puisque aucun état de nature n’est connaissable ou répertoriable ; c’est une « origine continuée » (Castoriadis, 2008 : 145), verticale, chaque jour refaite ou recommencée, par laquelle une société s’instaure et se réinstaure en affirmant son mode d’être comme réalité toujours en devenir, comme chose créée et non causée par une Nature cosmique.

Or cette institution de la société a deux « dimensions » : celle, d’une part, que Castoriadis appelle « ensidique » et, d’autre part, la dimension proprement imaginaire (2005[1982] : 95). L’aspect ensidique des sociétés renvoie au lien minimal que toute collectivité humaine, pour aménager sa survie physique, doit obligatoirement conserver avec la structuration du monde naturel, celui-ci se présentant selon une certaine organisation : il faut bien, par exemple, pouvoir distinguer un lion d’une souris, l’eau du feu, la naissance de la mort, bref « se référer à des objets distincts et déterminables selon des propriétés bien définies » (Poirier, 2004 : 114). L’ensidique désigne les propriétés structurales du monde physique, telles qu’elles font, par le filtre de la perception, l’objet d’une traduction dans les langages humains et telles qu’elles rendent possibles la logique et l’arithmétique. C’est, en ce sens, dans l’aspect strictementcodal du langage, qui permet de découper le réel en distinguant ses éléments de manière fonctionnellement adéquate, que la dimension ensidique du monde trouve une correspondance (Castoriadis, 1975 : 352).

Mais, comme le reconnaît Castoriadis, le langage comme code est « inextricablement » (1997 : 269) lié au langage comme procès de sens. Cela nous conduit à la deuxième dimension de l’institution des sociétés, celle de l’« imaginaire social instituant », élément moteur de l’évolution sociale qui désigne précisément la puissance de création que le philosophe accorde à l’être humain, autrement dit une force qui fait qu’il y a une histoire plutôt que rien, plutôt qu’une éternelle stagnation du même. Cet imaginaire social instituant est « la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas […] données dans la perception ou ne l’ont jamais été » (Castoriadis, 1975 : 191). Il se manifeste dans la création d’univers évolutifs de significations, qui sont pour une société « sa façon singulière de vivre, de voir et de faire sa propre existence, son monde et ses rapports avec lui » (1975 : 219) ; ces significations imaginaires (« Dieu », « marchandise », « nation », etc.) s’incarnent ou se « présentifient », dit Castoriadis, dans des ensembles matériels (composés à la fois d’institutions, de comportements, de discours et d’objets) qu’elles « informent » (1975 : 514-515). En un mot, l’imaginaire social est de l’« imperçu immanent » (Castoriadis, 1996a[1989] : 116).

Ce qui, ontologiquement, définit l’imaginaire social instituant, c’est l’indétermination, principe de non-causalité qui fonde toute la conception castoriadienne du social-historique. Pour mieux cerner le sens que Castoriadis donne à cette idée, on peut la confronter à l’un des avatars récents du causalisme, celui de Frédéric Lordon. Dans La société des affects, il propose une lecture sociologique qui, mobilisant les concepts de Spinoza, définit toute action humaine comme étant causée par les « affections » que subissent les individus au contact des autres ou du monde social. Ce faisant, Lordon étend — c’est le point fort de son analyse — l’explication déterministe de l’action jusqu’à l’analyse de la révolte et de l’insoumission (causées par des « affects séditieux »), conduites traditionnellement associées à l’idée de liberté, à un « saut miraculeux hors de l’ordre causal » (Lordon, 2013 : 109) et des déterminations sociales. Stimulante, sa démonstration est aussi convaincante jusqu’au moment où l’on passe du domaine de l’action physique à celui de l’agir symbolique et de l’imaginaire, où l’explication heurte un élément dont elle ne parvient pas à rendre compte : car même si l’on admet volontiers que les affects peuvent déterminer, voire produire directement des conduites, on ne voit cependant pas comment de l’affectif pourrait engendrer mécaniquement du contenu symbolique ou représentationnel en l’absence d’une faculté de symbolisation et de représentation au moins partiellement autonome, c’est-à-dire déterminée, dans les contenus qu’elle crée, par les contenus historiquement antérieurs qu’elle a déjà produits[9].

Dans la mesure où l’imaginaire instituant est une force que Castoriadis appelle « radicale », première au sens où elle ne dérive d’aucune autre[10], il l’élève au rang de force causale : l’imaginaire est lui-même une détermination, mais qui laisse indéterminé le contenu de ce qu’elle cause. Castoriadis rompt ainsi avec le principe de l’« explication » historique (1996b : 114-116)[11], l’imaginaire instituant devenant l’une des causes irréductibles de l’évolution des conceptions du monde et des sociétés. En faisant du social-historique une forme ontologique ayant son mode d’être propre, il arrache l’histoire aux explications strictement causales, le surgissement d’une nouvelle configuration historique ne se laissant jamais exhaustivement déduire à partir de ce qui la précède. Dès lors, la seule manière, avance-t-il, d’interrompre la régression à l’infini des explications historiques (chaque cause ayant elle-même sa cause, qui a elle-même sa cause, etc.) est de postuler l’existence de l’imaginaire social instituant, qui appelle moins une explication d’ordre causal qu’une élucidation des conditions et des « contraintes historiques » (Castoriadis, 1997 : 270) qui limitent, orientent, restreignent ou infléchissent sa créativité. Ces contraintes historiques sont celles de « l’imaginaire social institué » : si l’imaginaire instituant désigne le mouvement même d’une création, l’imaginaire institué nomme le produit de cette production, qui pose des contraintes, des règles et des déterminations nouvelles auxquelles toute production ultérieure sera nécessairement confrontée. L’institué recouvre les significations imaginaires cristallisées dans des institutions et assurant, dès lors, « la reproduction et la répétition des mêmes formes » (Castoriadis, 1996b : 116). En ce sens, la théorie castoriadienne de l’imaginaire social invite à penser l’histoire comme une tension constante entre l’institué et l’instituant (Castoriadis, 1975 : 161).

Si elle fournit les premiers fondements d’une histoire de l’imaginaire social, cette théorie laisse forcément sur leur faim, en même temps, les chercheurs engagés dans une analyse empirique de l’imaginaire. De fait, elle ne se frotte pas au mouvement concret, vivant de l’histoire et, par conséquent, reste peu opérationnalisable. Dans la mesure où elle s’intéresse essentiellement à la société comme fait ontologique général, la réflexion castoriadienne est peu attentive au caractère toujours tendu et pluriel de l’imaginaire social institué. Celui-ci, en effet, serait essentiellement composé de grandes « significations » anonymes et partagées « par un collectif impersonnel » (Castoriadis, 1986[1981] : 225), d’où le fait que le philosophe définisse l’individu comme un « fragment total » de sa société, incarnant « le noyau essentiel des institutions et des significations » de celle-ci (Castoriadis, 1997 : 266). L’imaginaire social serait exclusivement le lieu du commun. Empiriquement, les « significations » sont pourtant diversement interprétées, valorisées et mobilisées (c’est le sens, produit des actualisations variables et dynamiques des significations abstraites) par des individus qui sont moins, d’ailleurs, les fragments d’une société abstraite que ceux de groupes sociaux variés, oeuvrant dans des contextes précis et engagés dans des conflits ; aussi l’imaginaire social est-il nécessairement le lieu, non seulement des compatibilités et des convergences, mais aussi de la fracture, du débat et de la pluralité. Quant à la notion de « signification », qui désigne la relation unissant des signifiants et des signifiés, elle offre également peu de prise à l’analyse historique. Inobservables, les « significations imaginaires » considérées abstraitement n’ont aucune existence empirique hors des matérialités et des « formes sensibles » (Ory, 2004 : 9-10) dans lesquelles elles sont toujours prises (signes, objets, discours, représentations, langages). Certaines formulations employées par Castoriadis supposent une précédence des significations sur les représentations, alors qu’elles viennent en réalité ensemble, sans précédence empirique de l’une sur l’autre. Ce ne sont pas les significations qui précèdent les représentations, mais bien la production sociale des représentations du monde qui mobilise, travaille et transforme les significations, comme le suggèrent d’ailleurs les quelques exemples concrets que fournit Castoriadis pour étayer son argumentation[12].

Si l’on peut retenir quatre grands éléments de la philosophie castoriadienne (sa dimension totalisante, l’idée d’une tension entre l’institué et l’instituant, celle d’une manifestation multiforme de l’imaginaire social et le remplacement de l’explication causale par l’élucidation des contraintes et des conditions), il faut cependant parvenir à les refondre au sein d’une définition orientée vers l’analyse empirique de l’imaginaire. C’est bien ce que fait Pierre Popovic à partir des perspectives de la sociocritique du texte littéraire.

2.2 L’imaginaire social en sociocritique

Dans La mélancolie des Misérables, Popovic reprend, en faisant varier certaines formulations, la définition qu’il donnait déjà dans quelques textes antérieurs : l’imaginaire social « est ce rêve éveillé que les membres d’une société font, à partir de ce qu’ils voient, lisent, entendent, et qui leur sert de matériau et d’horizon de référence pour tenter d’appréhender, d’évaluer et de comprendre ce qu’ils vivent » (2013 : 29). En d’autres termes, c’est une sémiotisation du réel qui s’appuie, en les réactivant mais aussi en les renouvelant, sur des sémiotisations antérieures. Labile, ce « rêve éveillé » n’est jamais (dans les sociétés démocratiques) uniforme : mu, en diachronie, par un mouvement lent mais perpétuel, il fait cohabiter des manières parfois concurrentes de donner sens au réel. Bref, il se manifeste dans des « ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des oeuvres d’art » (Popovic, 2008 : 24). Ce procès de sémiotisation du monde qu’est l’imaginaire social, Popovic le définit comme le produit d’une « littérarité générale ». Envolées rhétoriques servies coutumièrement par de médiocres politiciens, métaphores de cuisine, poésie de funérailles, lubies stylistiques pour journalistes en manque d’inventivité, récits de vie ponctuant l’éternelle conversation de café : tout ce qui fait la substance, le matériau de la littérature « habite de part en part l’expérience langagière du monde » (Popovic, 2013 : 31). Cette littérarité générale, qui moule le rêve éveillé, active selon Popovic cinq « modes de sémiotisation » : la narrativité (qui élabore des récits), la poéticité (qui produit des figures de sens), la cognitivité (qui développe des savoirs et des croyances, validés ou non par la « science »), la théâtralité (qui commande les mises en scène rituelles de la parole) et l’iconicité (qui donne du monde une pléthore d’images).

Cette théorisation stimulante opérationnalise, à partir des visées propres à la sociocritique, plusieurs éléments de la pensée castoriadienne en donnant un objet à l’étude de l’imaginaire : les discours circulant au sein d’une société et le texte littéraire en particulier, dont les procès de sens innovateurs reprennent et bouleversent le déjà-dit, truchement par lequel le sociocriticien entend saisir la tension entre l’institué et l’instituant. C’est la raison pour laquelle elle ne peut satisfaire pleinement, tout en pouvant l’alimenter, une histoire de l’imaginaire social.

D’une part, la sociocritique fait porter l’analyse sur des faits exclusivement langagiers, là où l’analyse historique doit aussi braquer les projecteurs sur d’autres objets. Son horizon étant littéraire, Popovic vise à décrire, moins le fonctionnement de l’imaginaire social en lui-même (dans sa dynamique et ses ramifications) que le fonctionnement du texte littéraire, en le mettant en relation avec les « langages conjoncturels » qui, dans la société dont il émane, l’accompagnent et le traversent, l’objectif étant de saisir la « relation bidirectionnelle » (Popovic, 2011 : 8 et 15) entre le texte littéraire et la portion du texte social qu’il absorbe, travaille et altère. Le texte est fait de procédés langagiers ; ce avec quoi il entre directement en rapport le sera donc nécessairement aussi, d’où la définition de l’imaginaire social que donne le sociocriticien, qui permet de mesurer, « sur le fond de ce continuum » discursif qu’est la « littérarité générale », les déplacements inventifs et la « distance sémiotique » (Popovic, 2008 : 28) qui caractérisent les textes définis comme littéraires. D’autre part, en passant du « discours social » de Marc Angenot (2006) à l’« imaginaire social » de Pierre Popovic, on reste très largement dans le domaine verbal, mais on reste aussi, qui plus est, dans les sentiers d’une analyse synchronique, qui n’est pas conçue pour saisir, dans la perspective diachronique que la démarche historique embrasse forcément, le « destin des représentations sociales, leurs émergences et leurs extinctions » (Kalifa, 2014).

Chaque approche devant définir ses propres outils conceptuels, le projet d’une histoire de l’imaginaire social exige donc un déplacement d’éclairage et une reformulation du concept.

3. faire l’histoire de l’imaginaire social

Si elle résulte en partie d’une appropriation critique des théories commentées jusqu’ici, la conceptualisation qui suit est aussi, à bien des égards, l’explicitation d’une théorie implicitement contenue dans les travaux des historiens culturalistes.

Pour chaque époque, pour chaque société, l’imaginaire social désigne l’ensemble ouvert, instable et pluriel des représentations, des interprétations et des appréciations que ses membres produisent, reçoivent et font circuler pour s’approprier le réel et lui donner sens, pour faire leur réalité commune (tant matériellement que symboliquement) et par l’intermédiaire desquelles ils se représentent ce que sont et devraient être le monde et toutes ses composantes, humaines et non humaines (représentations d’eux-mêmes et des autres qui les entourent, représentations du monde social et de ses institutions, de leur passé, de leur présent et de leur avenir, représentations, enfin, de la vie humaine et de l’univers en général, naturel et cosmique). Quelques termes contenus dans cette définition appellent tout de suite un certain nombre de précisions.

La notion de « représentation », sur laquelle ont insisté Louis Marin et Roger Chartier, se définit doublement. Elle désigne d’abord la présentification d’une absence au moyen d’un langage. Fondamentalement sémiotique, puisque son accomplissement exige le recours à des signes, l’acte de représenter, en effet, consiste à rendre médiatement présente ou sensible une chose absente, que cette chose soit empiriquement inexistante (une figure mythologique), immatérielle (une idée, une valeur) ou matériellement présente ailleurs (un événement du passé), dans l’espace ou dans le temps. Dès lors, comme l’indique Louis Marin, la représentation consiste ou bien à « présenter à nouveau (dans la modalité du temps) », ou bien à mettre « à la place de (dans celle de l’espace) », le préfixe « re- » ayant « la valeur de la substitution », au sens où le signe présent se substitue à la chose absente (Marin, 1981 : 9). Dans la mesure où la relation représentative constitue ainsi la « mise en rapport d’une image présente et d’un objet absent, l’une valant pour l’autre » (Chartier, 1998[1989] : 79), les représentations, qui ne se confondent jamais totalement ni exactement avec ce qu’elles représentent, donnent du sens à ce dont elles tiennent lieu. La relation qui les unit à leurs objets en est une, double, de manifestation et d’interprétation : rendre présent, c’est toujours et nécessairement rendre présent d’une certaine manière, au détriment d’autres possibles, la notion d’« interprétation », qui prend ici un sens très large, renvoyant au processus par lequel des objets, des signes, des phénomènes (réels ou fictifs) se trouvent « remplis » ou investis de sens et de valeur (positive ou négative) par les membres d’une société. Mais le concept de représentation peut aussi désigner la « monstration d’une présence », la « présentation publique d’une chose ou d’une personne » (Chartier, 1998[1994] : 176). Représenter, c’est alors « montrer, intensifier, redoubler une présence » (Marin, 1981 : 10). Le préfixe « re- » ne désigne plus une substitution du présent à l’absent mais une « intensité », une modalité de la présence, une manière d’attirer l’attention sur celle-ci ou de la mettre en scène. La distinction entre les deux aspects de la représentation est essentielle, mais elle ne doit pas cacher leur dénominateur commun. Dans un cas comme dans l’autre, une même logique fondamentale est à l’oeuvre : représenter, c’est toujours rendre manifeste quelque chose.

Faire exister une absence, faire signifier une présence : telles sont les deux forces instituantes (représentative et interprétative) qui définissent l’imaginaire social.

Le mot « ensemble » renvoie quant à lui à une somme, à la totalité des interprétations et des représentations ayant cours, en un point donné du temps, au sein d’une société, cette totalité étant marquée par une cohérence historique minimale qui limite sa dispersion, qui organise des divergences et des oppositions autant que des convergences et des affinités. Ce n’est pas un « répertoire » fini dans lequel puiseraient les acteurs sociaux, mais un ensemble dynamique, produit d’une « fabrique » (Demartini, 2017 : 10) active d’interprétations et de représentations. L’étude de l’imaginaire social croise ainsi le plus trivial (représentations publicitaires) comme le plus transcendant (représentations des divinités), en passant par le plus politique (représentations des femmes, des musulmans, des pauvres, etc.) ; elle croise aussi à la fois des représentations du monde réel et des représentations de mondes fictifs, toujours créées et lues à partir d’une expérience vécue du monde social. Aussi différentes et nombreuses soient-elles, interprétations et représentations sont l’activation d’un phénomène unique : cette capacité instituante, pour paraphraser Castoriadis, de se donner sous les modes représentationnel et interprétatif des choses qui ne sont pas immédiatement contenues (peu de choses le sont vraiment), ni dans la perception physiologique ni dans la logique purement arithmétique et déductive.

Ce que j’appelle « imaginaire social » englobe donc à la fois, sans en abolir les spécificités, tous ces imaginaires qualifiés ou sectoriels (« imaginaire littéraire », « imaginaire cinématographique », etc.), de même que tous ces imaginaires d’objets (« imaginaire de la ville », « imaginaire du corps », etc.) dont parlent à foison de nombreux chercheurs. Ces usages de la notion, en partie entraînés par la division administrative des disciplines au sein de nos universités, seront laissés de côté pour trois raisons : d’une part, ces formulations tendent à faire oublier l’unité de la force instituante dont émane l’imaginaire social (vers laquelle pointe pourtant, en filigrane, l’application du même mot — « imaginaire » — à des objets et domaines variés) ; d’autre part, elles rendent invisible la coprésence empirique au moins relative des représentations diverses, qui pour les contemporains d’une époque existent simultanément (l’interaction objective de ces représentations peut d’ailleurs avoir une incidence sur les formes qu’elles prennent) ; enfin, au-delà de leur sectorialité, toutes ces représentations ont en commun d’être sociales, au sens où elles émanent forcément de sociétés particulières dont l’existence est une condition absolument nécessaire de leur apparition.

Ainsi défini, l’imaginaire social se caractérise, dans ses manifestations et déploiements historiques concrets, par quatre grands traits, qui s’entremêlent empiriquement mais que je définirai séparément.

3.1 Transmédialité

L’imaginaire social est lisible dans la masse infinie des langages et des signes qui circulent et voyagent au sein d’une société, le fait représentationnel, comme phénomène général, étant transmédial : il mobilise tous les média et types de signes, qu’il englobe et qui s’offrent à lui comme autant de ressources disponibles. Dès lors, l’étude historique de l’imaginaire appelle une lecture conjointe d’ensembles polymorphes de représentations, dont l’analyse croisée permet de faire émerger des cohérences insoupçonnées. Dans la mesure où la compréhension des représentations suppose une attention à la « [morphologie] des objets qui les portent » (Chartier, 2008 : 17), cette lecture de l’imaginaire social tiendra compte, en même temps, des contraintes et des possibles médiatiques, techniques et génériques susceptibles d’en conditionner, d’en modeler ou d’en orienter les contenus.

De l’« archéologie » foucaldienne à l’analyse du « discours social » de Marc Angenot, on a cherché surtout, en travaillant à la « surface » du discours, à le saisir comme phénomène irréductible, caractérisé par des règles d’engendrement des énoncés, celles du dicible et de l’énonçable. Or l’étude de l’imaginaire social déborde le domaine, strictement verbal, de l’analyse des grandes masses discursives (bien ancrée dans nos moeurs méthodologiques), celles-ci ne pouvant guère, même si elles restent centrales, en constituer l’objet exclusif. En effet, le discours, qui a sa « réalité spécifique » (Foucault, 1971 : 48), ne peut pas être systématiquement tenu pour une manifestation directe de l’imaginaire : non seulement les individus ne disent pas tout ce qu’ils pensent, mais ils ne pensent ou n’éprouvent pas nécessairement tout ce qu’ils disent[13], comme le montrent bien les phénomènes topiques de la formule toute faite ou du proverbe, qui courent de bouche en bouche sans toujours exprimer autre chose que des tics langagiers, vides de tout investissement subjectif — ils renseignent peu, dès lors, sur la manière dont les acteurs interprètent et se représentent effectivement leur réalité (Kalifa, 2014). Bref, le discours verbal a son ordre propre, que l’imaginaire social rencontre sans jamais pourtant s’y réduire.

Entre les deux, la concordance reste toujours partielle parce que l’imaginaire social, qui excède le verbal, connaît aussi bien d’autres lieux et modes de manifestation. S’il s’incarne tout autant dans l’abondante végétation d’images qui fleurissent chaque jour, il se matérialise également dans la production et l’usage d’une infinité d’objets. Objets sacrés, liturgiques ou commémoratifs, bien sûr, mais aussi objets anodins de la vie quotidienne, comme ces objets vestimentaires qui peuvent dire une identité ou clamer une appartenance. L’imaginaire social peut aussi s’incarner dans les corps (comme dans ces anatomies obsessionnellement travaillées et sculptées pour satisfaire les normes changeantes de la beauté[14]) et dans les comportements sociaux, dans des conduites conscientes ou dans des gestes plus ou moins volontaires, comme le sont par exemple ces pratiques énonciatives de façonnement d’un ethos, qui actualisent des éléments d’un répertoire de modèles, de figures et de types sociaux ou culturels[15] ; comme le sont, encore, ces postures, attitudes et mouvements de « stylisation du corps » dont parle Judith Butler (2006[1990] : 265), qui témoignent de l’incorporation par les acteurs sociaux du système binaire de différenciation du « masculin » et du « féminin ».

L’imaginaire social a donc une dimension fortement performative : sa puissance se manifeste notamment dans les pratiques sociales qu’il engendre, suscite, génère ou, à l’inverse, qu’il peut aussi contrecarrer (par l’entremise des tabous et des censures). Entre les discours et les pratiques des acteurs, la discontinuité est parfois criante ; même si la signification discursive n’est pas toujours immanente aux actions (certaines se ramènent à des automatismes ou à des obéissances, machinales ou stratégiques), les pratiques n’en sont pas moins informées par des représentations et des interprétations du monde, qui sans toujours les déclencher peuvent les irriguer ou les impulser. À l’instar des objets et des pratiques, les affects et les sensibilités sont eux aussi imbibés d’imaginaire social, manières de sentir et manières de concevoir étant inextricablement liées. Comme le montre par exemple Alain Corbin, l’« abaissement des seuils de tolérance » (2016[1982] : 86) olfactive, vers le milieu du xviiie siècle, n’est pas sans relation avec l’évolution des conceptions scientifiques de l’air, des corps et des échanges aériformes qui les unissent à leur environnement. Le développement, au Bas-Canada dans les années 1830, d’un sentiment d’insécurité fortement lié à la croissance des villes et à la criminalité qui s’y déroule pourrait fournir un autre exemple révélateur : des affects collectivement partagés (une peur palpable de l’obscurité urbaine et des assommeurs nocturnes) et des pratiques (un renforcement de la surveillance) s’enchaînent à des représentations de la ville et du crime, que portent au même moment le discours journalistique et la production romanesque (Gagnon, 2017).

Au-delà de l’analyse interne d’ensembles strictement discursifs, le concept d’imaginaire social invite à repérer des configurations historiques semblables et à retracer la dynamique de leur formation et de leur transformation. Des discours et des images, des objets et leurs usages, des pratiques et des conduites, des affects et des sensibilités : c’est dans l’interrelation constante et complexe de ces éléments, prise et ancrée dans le vécu des acteurs et des groupes, que se manifeste l’imaginaire social. Immanentes à tout ce que les êtres sociaux font, disent, pensent et créent, les interprétations, représentations et appréciations du monde prennent corps, s’assemblent et s’enchevêtrent dans l’ensemble de ce qui compose leurs interactions avec leurs semblables et l’univers qu’ils habitent.

3.2 Historicité

L’imaginaire social n’est pas un ensemble invariant ; vulnérables aux érosions comme aux innovations, bref aux transformations historiques, ses produits se rattachent à des contextes précis et, par le fait même, à des ressources langagières, techniques et gnoséologiques particulières. L’imaginaire social sculpte les individus qui baignent en lui et ceux-ci, en retour, le travaillent et le pétrissent. La tension entre l’institué et l’instituant invite à considérer l’histoire de l’imaginaire social comme le produit d’une force double, qui opère simultanément dans deux directions opposées.

D’un côté, une force d’inertie, par laquelle l’imaginaire institué, qui se cristallise et s’impose aux esprits, tend inévitablement à se perpétuer. Dans toute nouvelle émergence, il y a reprise au moins partielle du préexistant, du déjà-dit ou du déjà-connu, qui peut donner aux sociétés un air d’immobilité ; dans toute production, il entre inéluctablement une part de reproduction du même, par laquelle s’affirme la continuité de la vie sociale. C’est cette inertie de l’imaginaire social que font apparaître les historiens lorsqu’ils repèrent des systèmes de représentations cohérents et durables, comme l’est, en France au xixe siècle, cette figure des « bas-fonds » urbains qu’a retracée Dominique Kalifa (2013), qui domine, à partir de 1830, les représentations de la grande ville tout en s’exprimant aussi bien dans la presse que dans la littérature populaire et les enquêtes sociales. De l’autre côté, l’inertie se heurte à une force de transformation, par laquelle l’instituant bouscule, renouvelle ou modifie l’institué, tout en en reconduisant certains éléments. Cette mouvance constitutive de l’imaginaire social l’ouvre fatalement aux mutations, lentes mais perpétuelles : en effet, même la reproduction du déjà-là, qui n’est jamais une stricte répétition, fait être une part de nouveauté — c’est ce que Ricoeur appelle la « dialectique de l’innovation et de la sédimentation » (2016[1985] : 46). Pérennisation ou persistance de l’ancien ; avènement de l’inédit ou du nouveau. C’est pourquoi l’évolution historique de l’imaginaire ne se fait jamais par « substitutions de totalité », mais plutôt « par fragments », sous l’impulsion d’ajouts ou de déplacements successifs, de ruptures ou de refontes partielles, d’apparitions ou d’« associations inattendues » (Popovic, 2008 : 26).

L’histoire se déploie dans une tension constante entre inertie et transformation. Celles-ci ne sont évidemment pas des forces transcendantes, impersonnelles et échappant à toute prise ; ce sont au contraire des forces sociales, exercées par les acteurs dans des contextes précis. Si toute nouvelle production renferme nécessairement une part d’inertie, si toute reproduction implique fatalement une part de transformation, ces deux forces peuvent être plus ou moins ralenties ou accélérées, voire temporairement neutralisées. Elles ne s’exercent en fait que parce qu’elles sont « agies » par des acteurs et des groupes sociaux qui vivent et qui luttent, qui cherchent à donner du sens, engagés qu’ils sont dans une vie sociale traversée, marquée, façonnée par le conflit et les rapports de pouvoir. Alors que certains groupes, par exemple, peuvent avoir intérêt à assurer l’inertie en bloquant les voies du changement, d’autres à l’inverse peuvent être amenés, dans le cadre de luttes pour la reconnaissance s’enracinant dans l’expérience douloureuse d’une blessure sociale liée au déni ou au mépris[16], à déclencher ou amorcer une transformation. L’histoire de la conception des rapports entre les sexes illustre bien la pesanteur de certaines inerties historiquement durables, apparemment indélogeables mais pourtant vulnérables. Comme l’a montré Thomas Laqueur (1992[1990]), au « modèle unisexe », qui domine la pensée scientifique de l’Antiquité à l’âge classique, se substitue au xviiie siècle le modèle binaire : d’un isomorphisme sexuel fondé sur la conviction d’une chair unique (le sexe femelle n’est qu’une version, anatomiquement renversée et hiérarchiquement inférieure, du sexe mâle), on passe au dimorphisme sexuel, qui postule entre deux entités biologiquement incommensurables une différence de nature et non plus seulement de degré. Or la pensée contemporaine, dans le sillage notamment des luttes pour la reconnaissance menées par certains groupes stigmatisés, tend aujourd’hui à faire éclater le modèle du dimorphisme sexuel, au profit d’une représentation du sexe, étayée sur la recherche biologique actuelle, comme « continuum modulable », voire comme « espace multidimensionnel » (Fausto-Sterling, 2013[1993] : 45 et 85) échappant aux systèmes de classement traditionnels.

L’inertie et la transformation n’affectent pas également, ni toujours au même rythme, toutes les figures de l’imaginaire social, celles-ci ayant des vitesses d’évolution historique variées[17] : certaines sont éphémères, attachées à des actualités elles-mêmes évanescentes, alors que d’autres, nettement moins périssables — comme les archétypes, ces figures fortement cristallisées et « déliées de la conjoncture historique » première dont elles tirent leur origine (Lecercle 2016 : 166) —, peuvent s’enraciner profondément dans le sol mental, résister plus ou moins longtemps à l’oubli et, après des effacements temporaires, « être facilement mobilisées dans des configurations ou des reconfigurations ultérieures » (Kalifa, 2013 : 271). Dès lors, certaines figures de l’imaginaire social se présentent comme un alliage de l’archétypal et du conjoncturel (Demartini, 2017 : 13-14)[18], qui cohabitent tout en s’inscrivant dans des temporalités distinctes.

3.3 Socialité

Chez les historiens, l’imaginaire social désigne souvent un ensemble de représentations de la société[19]. Cet usage du concept présente l’inconvénient de suggérer l’existence d’un dehors du social (seules les représentations de la société seraient « sociales ») ; aussi la notion de socialité aura-t-elle ici une acception différente. Le caractère social des interprétations et des représentations du monde tient non seulement à leurs objets (elles portent sur les éléments d’un monde social partagé), mais aussi à leur origine, à leur circulation et aux conditions de leur production.

Elles sont sociales par leur origine dans la mesure où leur source, difficilement assignable, n’est jamais strictement individuelle : aussi créatifs soient-ils, les individus les confectionnent nécessairement à partir de ressources langagières et gnoséologiques préexistantes. Ce poids du collectif dans la genèse des interprétations et représentations du monde signifie deux choses. D’une part, il implique l’absence d’opposition ou de séparation franche entre l’individuel et le collectif : c’est toujours l’individu qui, physiquement, parle, écrit ou émet des signes, mais son ancrage dans le social-historique est une condition intrinsèque du développement de son discours. Dès lors, il est proprement impossible de repérer une hypothétique frontière entre ce qui émanerait de son individualité la plus intime et ce qui relèverait de son intégration de fait, irréversible et sans intermittences possibles, dans un monde social-historique sans dehors. D’autre part, l’origine toujours en partie collective des produits de l’imaginaire leur confère, par rapport aux convictions individuelles, une sorte d’autonomie d’expression : les acteurs sociaux peuvent être amenés à relayer des représentations (ou des topoï, par exemple) auxquelles ils n’adhèrent qu’imparfaitement, de manière en quelque sorte distanciée ou réticente. Ces adhésions partielles ou obliques, cyniques, ludiques ou encore stratégiques n’empêchent pas la circulation des représentations (elles peuvent au contraire l’assurer), qui, sans être absolument « crues » ou « pensées » par les sujets, continuent parfois d’exercer leurs effets (comme la publicité, dont tout le monde peut être dupe sans vraiment l’être) ou de répondre à des besoins (en l’occurrence, ceux qui tirent profit du discours publicitaire).

Le caractère social des interprétations et représentations du monde tient aussi aux conditions de leur production et à leur circulation : elles s’élaborent au cours de processus de communication et d’interaction, n’existent qu’en tant qu’elles sont portées vers l’autre, produites pour être lues, vues, entendues, d’où le fait qu’elles sont prises dans le jeu d’une circulation constante, faite de propagations et de reflux, d’essors et de reculs. Elles se diffusent, s’exportent et peuvent ainsi, partagées par un certain nombre d’acteurs, conquérir des régions plus ou moins vastes de l’espace social, ou à l’inverse perdre du terrain au profit de représentations remplaçantes. Cette diffusion, qui a forcément ses truchements matériels, peut suivre des voies aisément repérables (des textes particuliers et leur réception, etc.), des chemins sociaux précis (un parti politique, etc.) ou des canaux particuliers (tel ou tel organe de presse, l’exportation internationale d’objets culturels, etc.). Elle peut être le fruit ou l’effet des démarches d’une institution, de groupes concertés ou d’organisations influentes. Elle peut aussi s’effectuer dans une direction sociale précise, comme le montre Corbin en analysant la sensibilité moderne aux odeurs nauséabondes, qui, apparue dans le giron de l’élite, se « diffuse de haut en bas de la pyramide sociale » (2016[1982] : 91). Cette diffusion peut encore défier les frontières « nationales » : ouvertes aux appropriations, les figures de l’imaginaire social se répandent (cela est particulièrement vrai depuis le xixe siècle) tout en prenant en chaque lieu et en chaque temps des visages spécifiques. Leur évolution obéit à des dynamiques sur lesquelles le politique et les limites géographiques n’ont pas toujours de prise.

3.4 Pluralité

Même s’il cristallise des systèmes temporairement stables et « synergiques » (Gagnon, 2016 : 341-345) de représentations, l’imaginaire social ne forme jamais un tout uniforme, administré par une cohérence rigoureuse. Il est au contraire le lieu d’une diversité irréductible, faite de différences évoluant parallèlement, mais aussi de divergences nombreuses, qui se creusent ou s’amenuisent lors d’affrontements symboliques. Bref, à l’unité d’une force instituante (celle de représentation et d’interprétation) correspond une pluralité d’ensembles institués.

Le caractère pluriel de l’imaginaire social désigne d’abord un fait topographique : la pluralité des interprétations et des représentations du monde n’est autre que celle des sociétés dont elles émanent. Celles-ci se composent, à la manière de courtepointes, de lieux, de groupes, d’institutions et de champs multiples qui, contemporains les uns des autres, ne communiquent pas toujours entre eux ; des représentations propres à tel ou tel champ social peuvent être inconnues ou ignorées dans tel ou tel autre, et réciproquement. De même que les représentations peuvent ne pas avoir la même durabilité historique, elles peuvent ne pas avoir, en synchronie, la même extension sociale. En effet, elles se fabriquent à partir de ce que les individus voient, lisent, entendent et connaissent, informations qui circulent inégalement, leur distribution se faisant selon des circuits sociaux (l’institution scolaire et ses niveaux, les revues et journaux, les objets culturels, etc.) plus ou moins étanches, qu’empruntent non pas la totalité des membres d’une société, mais bien des publics définis ou ciblés, toujours partiels. Produites dans des contextes variés, en réponse à des réalités particulières telles qu’elles sont vécues et perçues, les interprétations et représentations sont élaborées par des acteurs et des groupes sociaux qui ont leur propre histoire et qui occupent dans l’espace social des positions déterminées.

La pluralité de l’imaginaire social désigne aussi un fait polémique : l’imaginaire est non seulement le lieu de multiplicités cohabitant pacifiquement, mais aussi impitoyablement traversé par des tensions et des concurrences, des guerres et des rivalités, les interprétations et représentations du monde s’élaborant parfois les unes contre les autres, sur le fond d’une rumeur sociale idéologiquement polarisée, au sein de laquelle se positionnent les acteurs. Comme l’a bien montré la sociologie bourdieusienne, le contrôle des représentations du monde perçues et admises comme légitimes constitue l’un des enjeux fondamentaux des luttes sociales et politiques, tout phénomène, tout événement pouvant faire l’objet d’interprétations, voire d’instrumentalisations concurrentes, enchâssées dans des conflits idéologiques[20]. Vulnérables aux transformations, les produits de l’imaginaire social le sont, en partie, parce qu’ils sont ouverts aux contestations, et parce que ces contestations s’inscrivent dans des jeux de pouvoir[21]. Dès lors, les harmonies sociales ne viennent jamais sans discordances, et les consensus sont toujours nécessairement partiels et localisés, démentis ou contestés ne serait-ce que par des groupes minoritaires, dissidents ou relevant d’un champ social (comme le champ littéraire par exemple[22]) où la rupture avec l’ordre établi peut devenir un art de vivre.

La pluralité de l’imaginaire social désigne enfin un fait hiérarchique : nombreux et variés, ses produits n’ont pas tous le même statut, ni la même valeur (aux yeux des acteurs), ni la même puissance. À chaque époque, l’imaginaire social présente ainsi un « dénivelé » particulier. En ce sens, son histoire n’implique pas seulement la description des interprétations et des représentations du monde ayant cours dans une société, mais aussi l’analyse de leurs valorisations différenciées, positives ou négatives, socialement variables et historiquement changeantes. Plus ou moins valorisés, les produits de l’imaginaire social ne sont pas non plus investis de la même force d’imposition, de persuasion ou d’influence, les acteurs, groupes et institutions mobilisant des stratégies énonciatives diverses, tout en ne disposant pas du même pouvoir ni de la même autorité. Certains systèmes de représentations peuvent ainsi en venir à exercer un empire considérable tout en servant les intérêts d’un groupe social, que celui-ci soit précisément délimité ou plutôt diffus.

Parce qu’elles bénéficient de conjonctures favorables ou parce qu’elles « rencontrent » exactement les sensibilités d’une époque ou d’un groupe particulier, parce qu’elles sont célébrées par des instances de consécration ou parce qu’elles sont propulsées par des canaux de très large diffusion, certaines représentations peuvent aussi s’imposer et, en levant une armée d’épigones ou, au contraire, en déchaînant contre elles-mêmes des réactions violentes, exercer une pression considérable sur le modelage ou le remodelage de l’imaginaire social. On sait à quel point, par exemple, certaines oeuvres littéraires ont parfois contribué à fixer et à diffuser des images du monde social. Comme le dévoile l’étude de l’abondant courrier des lecteurs reçu par Eugène Sue, Les Mystères de Paris fournissent au public de 1842 un « cadre pour observer et dénoncer la misère » (Lyon-Caen, 2007 : 172), marqué par les principes hygiénistes. L’exportation de la presse étend d’ailleurs considérablement le rayon d’influence de ce monstre romanesque. Même les écrivains canadiens-français, vers le milieu du xixe siècle, le voient devenir une référence obligée : on en parle en bien, on en parle en mal, mais partout on en parle, le roman de Sue fonctionnant comme un point cardinal par rapport auquel toute écriture est tenue de se situer. Écrire contre ou avec les Mystères devient un principe topique, qui informe à l’époque, ne serait-ce qu’obliquement, tout acte littéraire.

Le caractère pluriel de l’imaginaire social peut évidemment varier, en intensité, d’une période à une autre et d’une société à une autre. Il peut dépendre de la vigueur des censures et des interdits comme de la permissivité des latitudes démocratiques et du degré d’ouverture au pluralisme.

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En somme, l’imaginaire social est le produit d’une puissance instituante qui, en tant qu’elle est constitutivement médiatisée, captée, orientée, canalisée ou infléchie tant par des forces sociales que par le prisme de ressources discursives, sémiotiques et gnoséologiques, engendre un ensemble infini d’interprétations et de représentations du monde, quadruplement caractérisé par sa transmédialité, son historicité, sa socialité et sa pluralité. Mais comment l’étudier, par quelles voies pourra-t-on saisir empiriquement, dans son déploiement historique et sa globalité, ce vaste complexe, consubstantiel à toute vie sociale ?

Bien sûr, « tout, à condition de savoir le lire, peut introduire à l’univers des représentations d’un groupe » (Prost, 1997 : 142). Remarque perspicace, sans doute, mais qui laisse entière l’interrogation. La recherche actuelle fournit l’amorce d’une réponse plus précise : certes, la restitution, dans sa totalité, de l’imaginaire social d’une époque exige un cumul d’enquêtes empiriques — chacune d’elles ne peut en éclairer qu’un pan —, mais on gagne certainement à tenter de le saisir par l’entremise d’objets « denses[23] » qui, un peu comme des carrefours, manifestent ou totalisent, pour ainsi dire, les essentielles préoccupations d’une collectivité. En offrant à l’analyse un concentré de représentations, ces objets ouvrent sur l’imaginaire une fenêtre privilégiée, permettant une saisie efficace. C’est une fenêtre semblable qu’offrent à Pierre Popovic certains textes littéraires : la littérature, écrit-il, peut opérer une « formalisation problématique » (2013 : 46-47) de l’imaginaire social de son temps, ramassant les discours d’une époque et donnant à lire, en les mettant à distance, les fantasmes, principes et grandes tendances auxquels ceux-ci obéissent. C’est une fenêtre sur l’imaginaire social, encore, qu’ouvrent les grandes affaires judiciaires, celles qui frappent une société « en son coeur axiologique » (Demartini, 2008 : 318) : moments névralgiques de « discussion des valeurs et des normes », elles font « surgir tout un monde de représentations » (Demartini, 2017 : 8 et 15)[24] et forcent une société à révéler ses obsessions et ses peurs, ses sensibilités et ses grilles de lecture du monde.

L’étude de ce type d’objets permet d’articuler, en invitant aux variations d’échelles, l’analyse intensive de phénomènes précis et limités et celle, plus panoramique, des grandes transformations et configurations de l’imaginaire social, que ces « fenêtres » mettent en lumière. Peut-être contribuera-t-elle ainsi à élucider ce qui pour Georges Duby demeurait « encore tout à fait obscur », mais qui aujourd’hui l’est déjà beaucoup moins : « la part de l’imaginaire dans l’évolution des sociétés » (1974 : 230).