Article body

Terminer par un tel programme (Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes), j’en ai conscience, peut paraître à ce point utopique, irréaliste, ignorant de « la science telle qu’elle se fait », que j’ai scrupule à le présenter. En général, on tolère une telle naïveté chez les jeunes chercheurs, mais l’âge est censé détruire les illusions et faire renoncer à l’idéal d’une science désintéressée et fondamentale. Je ne dirai, pour ma défense, qu’une seule chose. Si le mythe d’une transformation heureuse de la société grâce aux sciences sociales a été fortement écorné, il est une tâche qui, non seulement demeure la leur, mais est peut-être la seule à justifier leur existence : celle de produire de la réalité sociale des descriptions suffisamment éclairantes et justes pour participer à l’effort de compréhension et de gestion de la réalité qui détermine de plus en plus notre devenir commun. Je suis loin d’être sûr que, individuellement et collectivement, nous pouvons avoir le sentiment que la sociologie remplit bien, voire honorablement, ce contrat aujourd’hui.

Jean-Michel Berthelot, Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes, 2003

Le projet de connaissance de la sociologie comme science du social a-t-il toujours un sens aujourd’hui ? Comment expliquer qu’en ce début de xxie siècle, la pratique de la sociologie semble de plus en plus éclatée et s’éloigner de l’horizon des sciences ? Quelle conception de l’éthique peut-on nourrir dans un domaine, qui, de loin, donne à voir des chercheurs qui se donnent des statuts aussi différents que d’êtres des scientifiques, des littéraires, des idéologues, des activistes, des intellectuels, des polymathes et autres ? Sommes-nous à rejouer périodiquement l’émergence de la sociologie entre sciences et littératures (Lepenies, 1990) à la recherche d’une troisième voie qui ne se concrétise pas à travers les décennies ?

Ce texte vise à sortir d’une approche en termes de « crise » de la sociologie pour proposer des hypothèses sur les conditions actuelles de la pratique sociologique et envisager les modalités d’une coopération élargie[1] entre les sociologues afin de contribuer à redonner un sens à un projet collectif sociologique. Pour ce faire, nous discuterons des propositions du Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes déjà faites par Berthelot. Plus généralement seront mobilisés des acquis d’un courant de recherche, celui de l’épistémologie pratique[2] interne à la sociologie. Tenant compte de ces conditions concrètes de la pratique sociologique, peut-on redéfinir la sociologie « telle qu’elle se fait » autrement qu’en termes d’intérêts liés à des personnes et à des groupes sociaux ? Et comment penser son autonomie dans une période de marchandisation des savoirs (Laval, 2003 ; Sabourin, 2013) ?

S’il faut tenir compte de ces conditions sociales de l’exercice du travail sociologique, il importe aussi de cerner les problèmes qui se posent à prendre pour objet de connaissance le social afin de tracer la voie d’une coopération sociologique élargie. Pour renforcer une autonomie intellectuelle des sociologues, il est ainsi nécessaire de poser l’épineuse question de leur rapport au politique, c’est-à-dire aux ontologies sociales développées par différents groupes sociaux en lien avec la nécessité de concevoir une ontologie sociologique du social qui justifierait un travail propre à une forme de connaissance spécialisée (Ramognino, 2009). L’exemple d’une recherche faite sur l’aide alimentaire au Québec permettra d’explorer les multiples implications éthiques et politiques de cette posture visant à élaborer une ontologie sociologique du social.

En somme, il s’agit ici d’éclairer par ce cheminement la situation actuelle de marginalisation d’un projet de connaissance scientifique en sociologie donnant lieu à des discours interprétatifs parallèles, parce qu’incommensurables, vécus entre les sociologues sur le mode de la coexistence pacifique, de l’indifférence ou encore celui de la déqualification entre perspectives pour paraphraser les propos de Berthelot (2003). Par ailleurs, comme nous le verrons, les conditions de la pensée sociologique ne sont pas toutes propres à la sociologie, mais se retrouvent plus généralement dans « les sciences telles qu’elles se font aujourd’hui ».

retour sur le plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes

Citée en exergue, la conclusion du texte de Berthelot aborde de front l’état problématique du travail sociologique et l’éthique discutable des sociologues. À sa manière concise et claire, Berthelot exprime les positions communes d’un courant diversifié de chercheurs[3], dont j’ai alors fait partie, et qui poursuit ses travaux aujourd’hui. Ce courant peut être rassemblé sous l’égide du travail d’épistémologie pratique qui leur était commun et qui opère comme guide du travail de recherche[4]. L’épistémologie pratique est une notion créée par Jean Piaget désignant l’épistémologie interne à une discipline, élaborée par les praticiens de la discipline à la différence de l’épistémologie des philosophes[5]. La vocation de ce travail d’épistémologie pratique consiste à poser modestement, avec les difficultés propres et la complexité des propriétés du social[6], les problèmes et les voies d’aménagement d’un savoir qui serait pertinent et adéquat. Expliciter le mieux possible le travail sociologique, et le rendre plus transmissible, ouvre la voie à la construction éventuelle du fait social comme objet scientifique.

Cette conception générale du travail sociologique était motivée aussi par des nécessités éthiques, notamment celles de limiter, comme le mentionne d’ailleurs Berthelot, les prétentions des sociologues, spécialistes d’un domaine restreint qu’est le social, à se poser comme des spécialistes de la totalité du fait humain[7] et, conséquemment, à dicter la marche à suivre aux citoyens sur des questions à large spectre de type existentiel ou politique[8]. Plus modestement, il s’agirait plutôt de concevoir la connaissance sociologique comme pouvant les informer sur un aspect défini et restreint de leur vie, le social.

Le statut et les propriétés de la connaissance produite par les sociologues sont étroitement liés aux statuts donnés qu’ils confèrent dans la production de leur savoir aux personnes, aux groupes sociaux, voire aux ensembles sociaux[9]. Autrement dit, la question éthique se pose donc en sociologie avec acuité en ce qui a trait aux propriétés et aux capacités sociales qu’octroie notre travail aux êtres et aux groupes sociaux lorsqu’on considère les fondements et les limites de la connaissance sociologique élaborée qui en produit des descriptions[10].

Ce bilan dressé par Berthelot de l’état de la sociologie ainsi que la proposition d’un « pluralisme sous contraintes » comme mode de coopération entre sociologues m’apparaissent, dix-sept ans plus tard, toujours aussi pertinents. Dans cette foulée, cet article vise à cerner quelques pistes de réflexion qui expliqueraient pourquoi ces débats sur les enjeux épistémiques et ontologiques, théoriques et méthodologiques, ceux-là mêmes qui avaient pour but de concerter et de concentrer les efforts pour élaborer un savoir commun sur le social, ne se sont pas généralisés sur la base de travaux sociologiques qui seraient ainsi devenus de plus en plus commensurables, comme le proposait Berthelot (2003). Plus encore, revenant sur l’extrait cité en exergue de cet auteur en conclusion du Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes, plusieurs indices permettent de penser que nous nous éloignons aujourd’hui, plus qu’au début du xxie siècle, de cette visée qui justifiait l’existence d’une sociologie comme forme de connaissance spécifique et qui permettrait de conforter l’intégrité des sociologues dont se soucie Berthelot. J’y reviendrai.

La conclusion du Plaidoyer pose déjà en filigrane cette question de la dérive du projet sociologique et évoque un champ d’investigation pour l’appréhender. Comment un chercheur, comme lui, d’expérience, nous dit Berthelot peut-il prendre cette posture « naïve » connaissant « la sociologie telle qu’elle se fait » ? En somme, quelle position éthique doit-on développer devant cet état de fait problématique ?

Parler de « naïveté » du sociologue devant « la sociologie telle qu’elle se fait » marque bien la localisation sociale de ce courant intellectuel diversifié, auquel appartenait Berthelot, et produisant ces travaux d’épistémologie pratique de la sociologie. Ces chercheurs développant un dialogue commun, avec pour objectif de fonder une dialectique interne[11] à la discipline sociologique, mue par un souci d’intégrité et de cohérence entre le faire sociologique et la prétention avancée de produire une connaissance dont le langage soit en mesure de décrire avec précision les propriétés d’une pluralité de formes sociales. Eux, comme moi alors et maintenant, y voyaient une nécessité : « peut-être la seule à justifier leur existence » comme sociologues, pour reprendre les mots de Berthelot.

On peut dire qu’existait, plus alors, dans les années 1980 et 1990, une autonomie intellectuelle favorisant cette dialectique interne de la sociologie, du moins pour certains courants de recherche, où il pouvait ainsi apparaître sensé d’élaborer un tel projet de rationalité scientifique pour la discipline. Cette localisation sociale, alors, du lieu intellectuel identifié à la sociologie reposait sur une distanciation relative des contraintes externes au travail sociologique, à commencer par l’état de la connaissance dans les ensembles sociaux, dont les idéologies politiques suivant le recul de certaines interprétations simplistes des travaux de Karl Marx[12]. L’argument de la fameuse « tour d’ivoire », qui figure souvent comme une critique superficielle des conditions de travail des scientifiques et de leurs rapports aux citoyens, n’avait pas encore fait son oeuvre. Des séminaires sont organisés par les administrations universitaires pour favoriser la valorisation des talents de relations publiques des chercheurs dans les formats médiatiques restreints d’aujourd’hui, délaissant la défense plus difficile de la valeur cognitive de leurs travaux.

L’allusion de Berthelot au caractère écorné des « transformations heureuses des sociétés » grâce aux sciences sociales rappelle notamment, à la suite de la chute du mur de Berlin, la déconfiture des travaux sociologiques à prétention à la fois scientifique et révolutionnaire, ne réalisant correctement ni l’une ni l’autre de ces vocations. Cette posture ancienne rappelle aussi une époque où les citoyens voyaient leurs paroles disqualifiées, parce qu’aliénées. Le constat devient alors évident pour moi, dans le cadre de ce travail d’épistémologie pratique, que savoir politique et savoir sociologique sont deux formes de connaissance[13] qu’il ne faut pas confondre bien que cela n’empêche pas les sociologues de parfois produire plusieurs types de discours (science, essai, fiction, poésie, etc.), l’important étant de les distinguer.

La possibilité naguère d’une plus grande autonomie intellectuelle renvoie en outre à des conditions sociales générales du travail sociologique, ainsi qu’à des formes plus adéquates de production[14] et de diffusion[15] du savoir. La « naïveté » du chercheur expérimenté que s’attribue Berthelot, de laquelle je participe pleinement avec probablement les autres chercheurs de ce courant, est aussi de ne pas assez reconnaître que les conditions sociales et les capacités correspondantes de travail permettent ou non de trouver un sens à un projet scientifique en sociologie. Il est donc probable que l’état des rapports sociaux et des connaissances alors, y compris des institutions scolaires et de recherches, rendait davantage possible une formation intellectuelle que nous avons, comme chercheurs, pris la responsabilité d’enrichir et de transmettre. Ce n’est pas la première fois que des sociologues ne prennent pas toute la mesure de leur propre localisation sociale (Houle, 1998) !

Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il n’existe pas des virtualités nouvelles à s’approprier pour réactualiser ce projet aujourd’hui ni de faire le récit du bon vieux temps confortant un âge d’or de la sociologie. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les conditions concrètes du travail et d’un engagement pour que les sociologues développent un langage collectif afin de justifier la nécessité et la pertinence d’un travail particulier pour faire connaître le social à ceux — les citoyens — qui assurent leurs conditions de travail et rendre ainsi possible l’exercice même de la sociologie.

Rappelons pour l’essentiel que ce pluralisme des perspectives en sociologie dont parlait Berthelot consiste à définir certaines contraintes et certaines règles minimales nécessaires à la construction d’un objet sociologique :

  1. Les descriptions sociologiques doivent être conformes à un monisme ontologique[16] ;

  2. Pour être pertinentes, les descriptions sociologiques doivent être orientées vers un objectif de pensée (décrire, expliquer, valider)[17] ;

  3. Les descriptions doivent s’inscrire dans un espace commun de discussion et d’analyse pour que s’établisse une contrainte analytique de commensurabilité entre les perspectives de recherches. Autrement dit, les descriptions doivent permettre la mise en rapport, la comparaison des travaux et, éventuellement, la formalisation de règles de réciprocité des perspectives entre les travaux, tels qu’il en existe en science.

Comment peut-on comprendre qu’un tel projet collectif, et même la discussion des termes d’un tel projet collectif de production de la connaissance sociologique, n’ont pas progressé depuis et que les propositions[18] de ce type, faites par plusieurs chercheurs participant de ce courant de recherches, aient eu si peu de répercussions ? Est-ce parce que la sociologie est plus une affaire d’intérêts que de connaissance ?

la sociologie : une question d’intérêts ?

De même que l’éthique institutionnelle, la sociologie est traversée par la notion d’intérêts, qui définit le lieu d’où parlent les sociologues en termes de positions situées dans l’espace social. Ainsi, on substantifie les êtres à partir de positions définies par des variables ou bien encore en procédant d’autres vecteurs, présumant que les intérêts des personnes organisent les espaces sociaux — sans expliquer comment en pratique sont constitués socialement les êtres sociaux. Parler d’une posture altruiste pour s’opposer au langage de l’intérêt comme aux premiers temps de la sociologie, celle d’Auguste Comte, n’a plus de sens dans la mesure où cet altruisme serait octroyé par la grâce d’une transcendance et d’un mentalisme de l’activité de connaissance qui n’est plus pensable aujourd’hui (Arendt, 1989). D’où l’appel sans écho à une connaissance désintéressée, altruiste, sous-tendant le projet du pluralisme sous contraintes qui se définit par opposition symétrique à l’intérêt. Ces deux ontologies sociales, de l’intérêt et de l’altruisme, ne sont pas propres à la sociologie, mais s’élaborent dans l’ensemble des activités humaines et donc aussi dans les activités de connaissance. Dès qu’on appréhende des êtres, des choses, implicitement ou explicitement, on circonscrit un monde pour inscrire ses actions. En ce sens, les travaux sociologiques reconduisent et participent au développement des ontologies sociales.

Dans plusieurs articles, j’ai mis de l’avant le concept de localisation sociale des pratiques et de la connaissance (Sabourin, 1997, 2004). Il s’agissait de concevoir que les êtres et les groupes sociaux agissent et pensent à travers les relations sociales, comme le montrent les travaux de la sociologie de la mémoire et de la connaissance (Halbwachs, 1925 ; De Munck, 1999). Dès lors, le social est un phénomène relationnel et constitué de processus sociocognitifs mettant en jeu des sémantiques sociales en situation pragmatique : une mémoire dans l’expérience et des mémoires de l’expérience qui peuvent être mobilisées dans l’action sociale posant les problèmes de leurs compatibilités et de leurs incompatibilités. Le relationnel ici ne vient pas seulement de l’action des individus qui les mettraient en relation. Les êtres sociaux et les groupes sont traversés par des sémantiques sociales parce qu’elles sont constitutives des relations, relations que les êtres sociaux réactualisent et transforment[19]. L’étude des récits de vie a été un matériau privilégié pour mettre en évidence cette pluralité sociale composant les personnes en autant de points de vue qu’elles « articulent » comme mise en forme des expériences sociales (Houle, 1979).

Récemment, de nouvelles propositions ont été faites pour constituer une ontologie sociologique du social (Livet et Nef, 2009 ; Ramognino, 2016, 2019) à partir d’entités que sont les activités sociales, les relations sociales et les processus sociaux, ceci permettant ainsi d’approfondir le concept de localisation sociale. L’ontologie sociologique du social permet d’envisager comment se construisent par ces entités « activités », « relations » et « processus »[20] des faits sociaux, voire des êtres sociaux, des groupes sociaux et des ensembles sociaux. Par exemple, dans le cas de l’entité sociologique « réseau social », la « conditionnalité réciproque des processus »[21] constituant le social rend compte du fait que cette entité n’est pas tributaire d’une personne. Celle-ci pourrait se retirer sans que ce réseau disparaisse et que d’autres liens s’y substituent. De même, l’entité « activité sociale » comme processus est localisée socialement, ce qui permet de comprendre, qu’au cours de l’activité, des catégories et des raisonnements, donc des mémoires sociales relatives à d’autres activités sociales, parallèles ou antérieures, peuvent être mobilisés ; ceci ouvrant à l’examen des configurations sociales existantes à travers ces processus. Prendre comme entité des processus implique non seulement l’actuel observable, mais aussi le virtuel que suppose cette conditionnalité réciproque dans toute proposition d’interaction sociale[22]. Je ne discuterai pas ici des diverses entités proposées par différents chercheurs et des acceptions de celles-ci. Même avec ce trop court résumé, on peut constater les implications pour le statut des personnes et des groupes du point de vue de cette ontologie réaliste du social qui ne substantifie plus les êtres, comme le fait l’ontologie sociale de l’intérêt ou les autres ontologies sociales courantes aujourd’hui. Se voit coupée de l’expérience humaine, la dimension sociale, qui est construite dès lors comme objet de connaissance conceptualisant le « comment » se construisent les faits sociaux.

Si nous tenons compte de ces nouveaux développements, la première contrainte ontologique que propose Berthelot doit être approfondie et la deuxième contrainte, reformulée. Non seulement les sociologues doivent convenir d’un monisme ontologique, c’est-à-dire qu’il y a une réalité sociale commune à connaître, mais ils doivent aussi reconnaître que cette connaissance n’est possible que si l’on constitue une ontologie proprement sociologique du social. Vouloir résumer l’oeuvre de la sociologie à sa participation aux développements des ontologies sociales soit par la construction d’une ontologie sociale particulière, soit en proposant de déqualifier une ontologie sociale en magnifiant une autre, n’est plus satisfaisant pour saisir la nécessité d’une forme de connaissance spécifique que serait la sociologie[23]. Cela est d’autant plus fondé que de nombreux savoirs politiques, professionnels, et des « sciences » sociales appliquées produisent déjà des discours confortant implicitement ou explicitement des ontologies sociales. Devant la pluralité des interprétations et descriptions de la vie humaine, il apparaît clairement que développer une ontologie sociale aujourd’hui consiste en un procédé empruntant plus à l’idéologique et visant à rendre hégémonique un point de vue plutôt qu’en un procédé de connaissance de la complexité du social. La visée de la sociologie peut être autrement conçue en ayant l’objectif de décrire et d’expliquer la production même des ontologies sociales, ceci par l’entremise d’une sociologie de la connaissance transversale à tous les domaines de la sociologie (Ramognino, à paraître). Cette transversalité conférerait une certaine unité aux travaux sociologiques.

En prenant ce vecteur d’analyse ontologique pour relier sociologie, politique et éthique, il devient possible de montrer que, dès son émergence, la sociologie met en jeu une pluralité d’ontologies sociales dont celle, centrale, de l’altruisme pour déqualifier celle de l’intérêt. Auguste Comte, inventeur du mot « altruisme », inclut dans sa sociologie le projet de développer non seulement une philosophie sociale, mais aussi une religion civile pour contrer la philosophie sociale de l’intérêt dans le sens réduit que lui accordent les économistes. Aujourd’hui encore, la sociologie comme les discours institutionnels éthiques s’organisent autour de ces ontologies de l’intérêt[24]. Même dans cette tentative de démarcation des idéologies politiques et des autres formes de connaissance normatives qu’avance le projet d’un pluralisme sous contraintes, la justification de Berthelot reste prise dans ces catégories de l’intérêt et de l’altruisme : les connaissances sont soit intéressées, soit désintéressées. Selon moi, ces notions ne sont pas adéquates pour expliquer aux citoyens la nécessité du travail sociologique comme celle des autres sciences fondamentales. Quels apprentissages sociaux ont faits les personnes qui en viennent à trouver nécessaires les sciences fondamentales ? Cela pose un ensemble de questions sur la démocratisation de l’enseignement des sciences que je n’aborderai pas ici.

Le conflit d’intérêts et son absence s’avèrent la notion centrale qui définit le rapport entre les chercheurs et les enquêtés dans les formulaires institutionnels. Il en va de même pour les rapports entre les chercheurs eux-mêmes assimilant et résumant à une question d’intérêts l’ensemble des interactions sociales entre les chercheurs[25]. De fait, les sociologues ont peu contribué au développement de l’éthique institutionnelle dont les notions sont essentiellement issues du juridique, du philosophique et du biomédical. Avec des collègues, j’ai proposé une éthique dans la recherche sociologique (Mondain et Sabourin, 2009), c’est-à-dire une éthique qui pose le statut donné aux êtres et aux groupes sociaux en explicitant les médiations sociales du travail sociologique plutôt que de limiter l’intention éthique (Ricoeur, 2007) des sociologues à l’éthique de la recherche, celle qui régit actuellement nos travaux. On ne peut pas faire appel à l’altruisme des sociologues d’une façon crédible tout en définissant les autres êtres et groupes sociaux comme mués par une logique de l’intérêt. En fait, ni les catégories globalisantes de l’intérêt ni celle de l’altruisme ne sont adéquates parce qu’elles nous détournent de l’examen des opérations de connaissance impliquant les chercheurs et décrivant les personnes et les groupes sociaux par l’affirmation de principes moraux : les vertus de l’altruisme ou celle de l’intérêt, sentiment moral, dirait Adam Smith, qui, grâce à une main invisible, assure le progrès de tous. Le travail sociologique est aussi une activité sociale, faite de processus, mais qui doivent être explicités en fonction de la construction du social comme objet de connaissance. Est-il possible de réaliser un tel projet de connaissance, celui d’un pluralisme sous contraintes, dans les conditions actuelles du travail intellectuel ?

la boîte de pandore ouverte par la marchandisation des savoirs universitaires

Ces dernières années, l’autonomie intellectuelle des institutions académiques et de recherche a été attaquée de toutes parts, même dans les sciences dites « pures ». À la faveur du précédent institutionnalisé par les tenants de la marchandisation des universités[26], un ensemble de groupes de pression, beaucoup moins outillés socialement, en vient aussi à vouloir instrumentaliser les institutions du savoir à des fins d’utilités sociales, voire politiques[27].

Cette posture devient pensable parce que les institutions universitaires semblent se redéfinir arbitrairement comme les instruments centraux d’une économie du savoir, soutenues en cela, au premier chef, par les milieux d’affaires[28]. Pour être plus précis, la question n’est pas de nier la valeur d’échange ou d’usage des savoirs scolaires, mais de constater que la valeur cognitive construite par les activités d’enseignement et de recherche est nettement subordonnée à la valorisation de la valeur d’échange ou celle d’usage des savoirs[29].

La question de la finalité en soi des activités de connaissance est pourtant capitale. L’émergence de ces institutions comme construits sociaux offre des possibilités que n’offrent pas d’autres institutions sociales : la valorisation des êtres, des groupes, des activités sur une base principalement cognitive. Autrement dit, si ces institutions sont des construits sociaux, ceux-ci ne sont pas totalement arbitraires et les contraintes institutionnelles ouvrent des possibilités d’existence que n’offrent pas d’autres institutions sociales. Ces possibilités d’existence, nécessaires pour accomplir cette finalité, trouvent leurs fondements dans les apprentissages sociaux résultant du rapport connaissances/expériences : la connaissance utile pour un groupe social, une époque, un espace social peut être inutile pour d’autres groupes, espaces sociaux et temporalités sociales. Il en va de même pour la valeur d’échange des savoirs qui est, dans certains domaines, très éphémère[30]. Cette conception plus générale de l’activité de connaissance transmise dans l’éducation scientifique[31] et qui, aujourd’hui, n’est plus autant assurée qu’avant constitue pourtant l’un des acquis des sciences.

Si la sociologie est en déclin, du moins celle dont la visée est de développer un savoir fondamental au détriment de la montée des sciences sociales appliquées, les sciences fondamentales en général connaissent pourtant aussi un déclin dans le monde universitaire[32], malgré la dialectique interne des sciences constituées. Plusieurs scandales universitaires[33] ont montré qu’il n’est pas exceptionnel, mais bien fréquent que se manifestent des pressions économiques et politiques dans la régulation des travaux, dans les carrières universitaires et dans l’octroi des subventions de recherche. Dans ces conditions sociales et dans le cadre des « sciences » sociales pour lesquelles la dialectique interne est encore peu poussée, les disciplines fondamentales comme la sociologie et l’anthropologie se voient encore plus rapidement et intensivement contraintes aux modes de production littéraire et aux formats médiatiques de diffusion afin de correspondre à cette économie du savoir et aux autres utilités sociales qui les concurrencent.

L’appel à la « pensée critique » demeure une évocation trop vague en ce qui a trait aux conditions et modalités du travail sociologique, et ne se traduit malheureusement pas par une prise en charge par les sociologues, des modalités de production et de diffusion de leur savoir qui peuvent leur assurer le minimum nécessaire à une certaine autonomie intellectuelle. Ainsi, l’instrumentalisation économique entre en compétition avec d’autres formes d’instrumentalisation (politiques, identitaires, etc.), créant une surenchère. Ces dernières ont de multiples ramifications et implications marquant le travail sociologique, comme celui des autres disciplines, dont on doit tenir compte pour expliquer les contraintes et possibilité de faire naître une dialectique interne à la sociologie. Prenons, parmi de nombreux exemples possibles, un exemple concret, mais rarement discuté, celui des conditions de production et de diffusion des travaux sociologiques : la contradiction entre une forme de plus en plus condensée des articles sociologiques selon un modèle de publication « scientifique », et l’absence au sein de la sociologie d’un langage formel ou d’un cumul admis de la connaissance qui rendrait ce format adéquat. Il en résulte des textes évocateurs favorisant des postures illustratives et restitutives plutôt qu’analytiques (Demazière et Dubar, 1997). De plus, la bibliométrie évalue plus favorablement le nombre de publications que leur longueur et les chercheurs développent des stratégies de publication en conséquence (Ségalat, 2009).

Est-ce que la multiplication des publications plus courtes favorise le nombre de citations des travaux qui en sont à l’origine, et une valorisation plus importante de ceux-ci ? Comment, dès lors, dans ces formats condensés, est-il possible de produire une sociologie suffisamment explicite favorisant la production d’une description selon les trois contraintes avancées par Jean-Michel Berthelot ? Il en va de même de la publication des ouvrages qui doivent correspondre aux critères du monde de l’édition actuelle, et qui se présentent bien souvent comme des récits courts et intrigants.

Dans les sciences, des cas exemplaires permettent de prendre une mesure des circonstances dans lesquelles un chercheur en vient à se poser ces questions éthiques pour les exposer publiquement[34]. Si sa performance en recherche n’avait pas été évaluée de manière remarquable, Libero Zuppiroli mentionne qu’il n’aurait pas eu la crédibilité pour dénoncer le mode actuel de production et de diffusion.

M’étant moi-même impliqué pendant plusieurs années dans la direction de deux associations de sociologues (l’une nationale et l’autre internationale), j’ai pu constater la réduction comme une peau de chagrin de l’autonomie intellectuelle : la fin du financement des associations scientifiques par les conseils subventionnaires au Canada, l’amenuisement progressif du nombre de membres actifs des associations et cotisants (entre les années des congrès), etc. Les associations de sociologues ont vu s’estomper leur espace autonome de réflexion indépendante des contraintes immédiates de l’administration universitaire et des organismes subventionnaires. L’activité des associations se restreint de plus en plus, selon le modèle de la « cité par projets » (Boltanski et Chiapello, 1999)[35], à une « machine » à produire des événements gouvernés par l’audimat devenu le principal critère de financement. Voilà aussi la « science telle qu’elle se fait » dont parlait Jean-Michel Berthelot.

Ainsi, la valeur cognitive de la sociologie qui devrait être au centre des activités des associations de sociologues, axées sur la coopération, apparaît de plus en plus en porte-à-faux avec les conditions concrètes de ces associations, sans que, comme sociologues, nous assumions vraiment cette situation. Si elles n’ont pas la visée de production d’un savoir commun, tel celui du pluralisme sous contraintes, comment justifier l’existence de ces associations de sociologues ? Comment justifier du moins la pluralité linguistique des associations (Soulet, 2018) puisqu’elles ne donnent pas lieu à des formes originales et complémentaires d’expérimentations et de développements, c’est-à-dire des formes de coopération entre sociologues assurant une autonomie intellectuelle qui est garante, à mon avis, de contributions originales et stimulantes entre les traditions sociologiques ?

Au-delà de ces quelques exemples, parmi tant d’autres, qu’il faudrait étudier en profondeur, la perte d’autonomie intellectuelle dans le travail de production et de diffusion empêche l’autogestion des conditions du travail sociologique, pour laisser place aux politiques de l’économie du savoir, et celles plus variées de différents groupes de pression. Actuellement, et en dehors de nos affinités personnelles à ces groupes, il faut convenir que ces groupes de pression ne sont plus périphériques à l’espace scolaire et de recherche, mais sont devenus des définiteurs de ces espaces institutionnels, en plus d’être des demandeurs de données sociales compatibles avec l’ontologie sociale dont ils font la promotion. Cela vaut aussi pour le système scolaire où les entrepreneurs ne sont plus en périphérie des activités scolaires, mais interviennent dans les activités pédagogiques (Tanguay, 2016).

les modalités d’une coopération sociologique élargie

Si les conditions sociales générales marquant en ce moment la vie intellectuelle ne sont pas favorables aux développements d’une coopération élargie entre sociologues, par ailleurs, l’insistance sur l’engagement dans des lieux sociaux favorisant une autonomie intellectuelle s’avère toujours possible et pourrait ouvrir de nouvelles avenues au travail sociologique. Pour ce faire, il faut débattre de la distinction entre ontologies sociales et ontologies sociologiques, voire aménager des passerelles entre les différents types de connaissance pratiqués par les sociologues, ceci dans l’esprit d’un pluralisme sous contraintes.

Le point de démarcation entre cette pluralité de travaux sociologiques est la question de la posture que l’on adopte en ce qui a trait aux ontologies sociales dans notre travail de connaissance. Le sociologue produisant des interprétations conforte l’une ou l’autre des ontologies sociales présentes, voire se fait le promoteur d’une conception ou d’une autre de l’espace[36], du temps social, etc. Tant que le sociologue n’opère pas une réduction draconienne de la visée de son travail ou du fait humain à sa seule dimension sociale, la confusion entre sociologie et politique persistera. Afin de produire une dialectique interne à la sociologie, il ne suffit pas de souhaiter, comme le propose l’orientation du pluralisme sous contraintes de Berthelot, que le chercheur définisse une visée de connaissance précise.

L’acceptation de cette règle de réduction oblige à définir le travail sociologique autrement que comme une entreprise morale ou politique. Opérer une réduction du fait humain à sa dimension sociale n’a pas pour but de le chosifier suivant les propriétés du social que nous avons définies, autrement dit, de l’amoindrir ou de le dévaloriser. Mais est-ce que le discours sociologique peut, d’une façon crédible, parler de la totalité du fait humain sans que la construction de son discours ne soit remise en cause au premier chef par les autres disciplines qui traitent d’autres dimensions, et plus fondamentalement encore, par les citoyens qui considèrent et engagent légitiment leur existence entière dans toutes ses dimensions — dimensions que ne saisissent que d’une façon restreinte et parcellaire les savoirs savants et professionnels ?

Il est vrai que cette opération de réduction pourrait exclure beaucoup de travaux à moins que, comme certains l’ont formulé avant moi, l’on considère que cette activité d’interprétation s’avère un passage nécessaire et heuristique de la recherche sociologique (Houle, 1998). Ces activités d’interprétation, constitutives de toute observation du social situé dans le cheminement de la construction d’un objet de connaissance sociologique, demandent par ailleurs un travail d’explication et d’objectivation. Cette posture pourrait constituer une base de dialogue avec ceux qui conservent une autre visée plus globalisante. Cette position aurait l’avantage de reconnaître que toutes les connaissances sont une mise en forme des expériences sociales selon une modalité implicite à expliciter en vue de produire une connaissance transmissible du social.

Depuis plusieurs décennies, des sociologues ont réitéré la nécessité d’une démarcation entre philosophies politiques et sociologie. Par exemple, Mark Granovetter (1985), dans l’article le plus cité de l’histoire de la sociologie de l’économie, propose de réformer cette sous-discipline se situant dans la lignée du projet de l’école durkheimienne de sociologie. Il montre que l’ontologie sociale de l’individu rationnel, qu’il identifie à un point de vue sous-socialisé, ne permet pas de déterminer la constitution sociale de l’économie, pas plus la thèse de l’inculcation, c.-à-d. de la sursocialisation par l’intériorisation des normes, n’est satisfaisante. Toutes les deux font en effet disparaître l’entité sociologique du social qu’est l’existence de configuration de relations sociales, notamment de l’entité « réseau » dans l’ontologie sociologique privilégiée par le groupe de chercheurs auquel il se rattache (White, 2008). L’action sociale se résumant à l’agglomération d’actions individuelles de même que l’intériorisation d’une culture par les individus oblitèrent que ces actions sociales existent à travers des réseaux sociaux. Ainsi, appréhender l’entité « réseau » s’avère déterminant de certains moments de transformation des économies et non de l’ensemble de leur histoire.

Au lieu de concevoir comme suffisante la détermination d’une visée précise de la connaissance ou encore de déqualifier tous les travaux qui n’opèrent pas de réduction et qui ne définissent pas une ontologie sociologique du social, je propose ici une voie pour un pluralisme sous contraintes à base sociocognitive. Il faudrait expliciter le rapport aux ontologies sociales, notamment politiques, de la sociologie. Il me semble qu’elle est déjà envisagée, par exemple, dans la sociologie des imaginaires politiques des droits de la personne effectuée par José Lopez (2018). Il s’agit d’une étape qui permet de montrer l’origine et les variations des ontologies politiques, notamment celles pour lesquelles nous avons plus d’affinités, et leurs implications dans la disqualification ou la marginalisation d’autres ontologies sociales. L’idéologie des droits de la personne par rapport à celle républicaine de la citoyenneté en est un exemple probant (Lopez, 2018). Il devient ainsi évident que les prétentions universalistes des ontologies sociales qui fondent leur caractère totalisant, que ce soit en termes de spectre large des dimensions de la vie humaine, ou de spectre large du temps et d’un espace universel d’application, ne peuvent être retenues comme ontologies sociologiques sans pour autant renier la connaissance fondée et limitée du social qu’elles permettent comme observatoire spécifique.

Le problème éthique qui se pose aussi aux sociologues soutenant des ontologies sociales construites par leurs travaux est qu’ils seront toujours en compétition avec les ontologies sociales des citoyens, même dans les positions illustratives et restitutives (Demazière et Dubar, 1997)[37]. Par son travail localisé socialement, le sociologue médiatise et donc transforme les discours de culture première, pour reprendre l’expression de Fernand Dumont. Des travaux classiques de l’anthropologie de la pauvreté comme ceux d’Oscar Lewis posent ce problème. Le romancier issu des milieux populaires, quand il devient écrivain, il n’est déjà plus seulement de ces milieux. Est-ce que le travail anthropologique peut résoudre ce problème de l’Autre que l’on est devenu quand on fait oeuvre de sociologue (Sabourin, 2009 ; Parent et Sabourin, 2016) ?

Sans prétendre à l’exhaustivité, mentionnons une autre posture moins en vogue présentement : celle de l’élargissement, c’est-à-dire la redéfinition des ontologies sociales par les sociologues. Citons dans ce cadre les travaux de Raymond Boudon visant l’élargissement de la notion d’intérêt au sens de rationalité économique gouvernant les êtres sociaux, tout comme celle de la multiplication des types de capitaux proposée par P. Bourdieu et certains de ses continuateurs. Ces démarches, comme le soutient Granovetter, n’opèrent pas une rupture en vue de constituer une ontologie faite d’entités proprement sociologiques, comme celle de « réseau » qu’il privilégie, mais reconduisent une substantialisation des êtres sociaux dans une position qui définit leurs intérêts.

Ces postures sociologiques en regard des ontologies sociales ne sont pas les plus nombreuses aujourd’hui. Ce qu’on a appelé confusément le postmodernisme renvoie à l’émergence d’une ontologie sociale en démarcation avec la rationalité du siècle des Lumières (De Muck, 1999). Bien que souvent présentée comme une sortie des ontologies sociales, l’approche contextualiste du social en construit une autre : l’être social est événementiel, le tout est construit socialement et relève de l’arbitraire, en dehors de l’existence de toutes les nécessités des formes sociales et surtout des rapports entre formes sociales. Dans ce cadre, la sociologie trouve son expression dans un récit parmi d’autres récits. Mais peut-on penser que ces récits seront considérés comme supérieurs, parce que le sociologue, à la différence des citoyens qui ne peuvent vivre de leurs activités intellectuelles, a plus de capacité, de temps et de moyens pour les rendre attrayants ?

Les sociologues qui prennent cette posture affirment fort justement que les ontologies sociales à prétention universaliste ne sont plus crédibles. Déjà, dans les années 1970, Arendt avait proposé à la philosophie politique une rupture radicale avec le mentalisme des ontologies universalistes, en montrant que les expériences de pensée des auteurs du xixe siècle, tel Marx, permettaient d’observer à la fois une prise de conscience de la complexité du fait humain à travers le temps et l’espace, y compris de l’activité qu’était leur propre pensée, et leur effroi face au défi de rendre compte de cette complexité du fait humain. La posture qu’ils ont adoptée, malgré leurs affirmations hautes et fortes de critique de l’ordre des savoirs traditionnels et d’adhésion aux savoirs modernes, a été de réaffirmer les ontologies universalistes classiques décrivant le monde à partir d’un seul principe unitaire : la valeur-travail pour Marx. Or, avance Arendt, fort judicieusement, ces conditions de la pensée permettent d’éprouver la complexité de la vie humaine. Ces conditions se sont généralisées et ont mené à ce qu’elle appelle une « crise de la culture » : tous peuvent constater par des voyages ou des lectures la variation des langues et plus généralement des signes sociaux dans le temps et l’espace : les contenus symboliques ne sont intelligibles que par la connaissance de leurs origines biographiques et historiques, dira Arendt (1989).

Ainsi, les ontologies sociales s’en trouvent relativisées : la tradition ne peut plus être vue comme une transmission d’un contenu en termes de valeurs absolutisées, mais les conditions concrètes de la pensée humaine montrent qu’il y a toujours dans les réactualisations des transformations, autrement dit des médiations sociales de la pensée. Il y a une appropriation sociale du passé à partir des catégories présentes propres à sa localisation sociale, ce qu’exposaient déjà les premiers travaux en sociologie de la mémoire de Halbwachs (1925, 1968) comme ceux de Frédéric Barthelet (1932). La connaissance-mémoire s’élabore à travers les relations sociales, et l’individuation sociale implique que nous pensons à travers des sémantiques sociales (Houle, 1979 ; Vergès, 2003).

Pour ces raisons, je pense, comme l’exprime Berthelot dans sa conclusion, que l’existence d’une sociologie qui se résume à se poser comme une ontologie sociale parmi d’autres s’avère de plus en plus problématique, tant du point de vue de la justification de l’existence du travail sociologique que dans le rapport de compétition implicite ou explicite que cela élabore avec les citoyens, dérivant vers des enjeux de pouvoir, entre les uns et pour les autres, plutôt que des enjeux communs de connaissance de la réalité sociale, pour y vivre et pour l’expliquer. Même dans une posture restitutive, la sociologie comme activité sociosymbolique opère des médiations qui sont à la fois continuités et ruptures, actualisation et transformation en regard de la localisation sociale dont fait état l’activité de connaissance des sociologues.

sociologie, sciences et citoyens : ce que permettrait une coopération élargie des sociologues

En 2010, de nombreux sociologues, anthropologues et chercheurs en sciences sociales se réunissaient à l’Institut Karl Polanyi consternés par la crise économique de 2008. Un large consensus se dégageait sur le fait que cette crise résultait de la croyance que les marchés s’autorégulaient naturellement tel que le soutenait, même pendant la crise, Alan Greenspan, directeur de la Réserve fédérale américaine (Sapir, 2008). Or, cette croyance s’est généralisée au début des années 1980 au Québec[38] comme ailleurs, en dépit du fait que de nombreux travaux en sociologie de l’économie, depuis ceux de Karl Polanyi, ont démontré que l’autorégulation des marchés en sociétés capitalistes n’existait pas.

Si une coopération du type d’un pluralisme sous contraintes avait existé pendant cette période, cela aurait permis de diffuser une démonstration élémentaire et commune de ce fait social au sein des sociétés capitalistes. Il n’aurait pas fallu présenter ce fait social comme une nouvelle croyance à laquelle adhéreraient les sociologues en faisant une erreur similaire à celle, bien mise en évidence par l’épistémologue Pierre Thuillier (1981), des biologistes qui ont défendu la théorie de l’évolution comme une croyance auprès des créationnistes. La diffusion du fait climatologique du réchauffement climatique a évité cette erreur. Des chercheurs membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont exposé non seulement leurs résultats, mais la nature du travail collectif qui permit son élaboration (Villeneuve, 2013), en ne négligeant pas de poser le statut de leur savoir : une loi scientifique est toujours une hypothèse plus ou moins démontrée. Ainsi, le consensus presque unanime des scientifiques ne signifie pas qu’ils ont un avis similaire à propos de ce fait, mais en ce qu’instruits des théories et des méthodes de la climatologie, ils peuvent transmettre une démonstration explicite, et pour cela communicable, qu’ils peuvent réitérer et vérifier. Le constat d’un fait climatologique en vient à être généralisé pour ces raisons. Cette démonstration diffusée par le journalisme scientifique en autorité, les citoyens peuvent potentiellement la refaire s’ils acceptent d’apprendre les bases de ce travail scientifique de démonstration.

Cet ensemble de considérations épistémologiques, éthiques et relatives au politique a été mis en jeu dans une recherche que j’ai effectuée avec des collègues dans le domaine de l’aide alimentaire au Québec. Afin de produire une ontologie sociologique du social, il est d’abord nécessaire d’identifier les ontologies sociales, notamment politiques, qui sont présentes chez les usagers et les intervenants. Puis, il s’agit de décrire comment celles-ci participent à l’élaboration des relations sociales, des processus sociaux, voire des espaces-temps sociaux qui forment la configuration sociale des pratiques d’aide alimentaire. Enfin, la démarcation de ce travail sociologique du politique aura eu pour conséquence de reconnaître le politique comme le lieu des citoyens et citoyennes. Informés de la constitution sociale de leur pratique, ils se sont appropriés, en fonction de leur vision du politique, notre recherche pour faire advenir ce que devrait être, selon eux, l’aide alimentaire. Mentionnons que cette recherche est diffusée intégralement et gratuitement afin de rendre possible un examen approfondi du travail de l’équipe de recherche, mais aussi d’inscrire ainsi ce travail dans la tradition des recherches sociographiques antérieurement diffusées, mises à contribution dans un esprit de cumulativité.

la démarcation des politiques d’aide alimentaire comme posture de recherche sur le social

Au milieu des années 1990, les membres de la Fédération des Moissons du Québec qui regroupait alors une douzaine de banques alimentaires régionales ont invité un ensemble de chercheurs de différentes disciplines (nutrition, travail social, sociologie, géographie, etc.) à venir discuter avec eux (pendant cinq rencontres d’une journée) de la situation de la croissance importante de l’aide alimentaire. Pour ces dirigeants, la résurgence de l’aide alimentaire dans la première moitié des années 1980, dans les grandes villes puis dans les régions, semblait contredire leur vision des politiques sociales. S’inscrivant implicitement dans la Révolution tranquille du Québec en matière d’ontologie politique, l’État social-démocrate devait parvenir, par son activité de redistribution sociale, à marginaliser puis à faire disparaître l’aide alimentaire privée, voire la nécessité même de cette aide. L’engagement de ces dirigeants faisait suite à la crise économique du début des années 1980 et résultait du constat troublant de la faim chez les personnes et les groupes identifiés à la pauvreté. Cette résurgence de l’aide alimentaire, phénomène auquel ils participaient, s’accompagnait d’un questionnement sur leur contribution à la constitution d’un nouvel espace social confinant les personnes et les groupes concernés à une économie alimentaire parallèle, dédiée aux « pauvres », et constituant un mode d’adaptation au « système économique qui causait cette pauvreté ».

Avec mon collègue Roch Hurtubise, nous avons élaboré, à la suite de ces réunions, un projet de recherche partenarial composé d’un volet fondamental important auquel s’est jointe Josée Lacourse. À la différence de la position d’autres chercheurs qui prétendaient limiter leurs recherches aux questions des responsables des banques alimentaires du partenariat, nous avons conduit une recherche qui, tout en tenant compte de leurs propos, visait plutôt à étudier le vécu des usagers de l’aide alimentaire. Lors des réunions, nous avons explicité cette posture éthique et sociologique. Les questions des responsables des Moissons n’étaient pas des questions de recherche, mais visaient à prendre la mesure des problèmes d’organisation de l’aide alimentaire dans une situation où les ressources étaient en déséquilibre croissant avec les besoins qu’ils identifiaient. Bien sûr, la recherche devait aussi décrire et tenter d’expliquer pourquoi les responsables de ces organismes avaient ces représentations et en quoi ces dernières étaient une mise en forme d’un point de vue socialement constitué de leurs expériences vécues de l’aide alimentaire. Un des points d’ancrage de nos discussions a été les opacités du social constitutives de ces représentations.

En fait, l’expérience extensive de ces intervenants, dans différents milieux sociaux comme à plusieurs époques selon leur trajectoire sociale, faisait en sorte que plusieurs se questionnaient déjà sur la cohérence de leurs interventions : qu’est-ce que cette réalité qui nous oblige à être contradictoires dans nos engagements ? La résolution provisoire avait été de créer des banques alimentaires qui, dans leur charte même, avaient pour objectif de fermer à moyen terme plutôt que de se développer indéfiniment. Or, le moyen terme arrivait et l’horizon d’une fermeture semblait de plus en plus éloigné. La tangente était contraire dans les années 1990. L’aide alimentaire a connu une forte croissance au point de doubler tous les cinq ans, et ce, dans la situation d’une rationalisation du secteur agroalimentaire qui réduisait les dons aux banques alimentaires.

Ces questions tout à fait légitimes des responsables de l’aide alimentaire n’étaient par ailleurs pas adéquates pour comprendre cette aide dans ses diverses formes et dans les différents milieux sociaux au Québec, puisque notamment l’aide alimentaire de ce réseau d’organismes n’expliquait pas le phénomène à elle seule. De plus, il nous semblait problématique du point de vue éthique de prétendre limiter la recherche à leurs questions, d’autant plus que comme chercheurs, c’est nous qui, en pratique, allions rédiger les demandes de recherches et les mettre en oeuvre. Ainsi, même si nous avions voulu le faire, ces questions auraient été traduites par les sociologues, mais sans expliciter et justifier cette traduction, notamment le statut donné à la connaissance de ces responsables. Il valait donc mieux le faire explicitement.

Or, une ouverture hors de l’ordinaire à la recherche fondamentale a été possible par ces responsables dont l’expérience d’intervention était très développée. Dans les premiers temps de la recherche, nous avons effectué avec ces personnes des récits de vie[39] afin de décrire leur expérience et leur démarche sociocognitive à travers leur trajectoire sociale, afin de comprendre comment elles concevaient leur rapport aux usagers de l’aide alimentaire.

Pour eux, la Fédération des Moissons du Québec ne devait pas être un appareil, au sens de ce que serait l’institution politique d’un ministère gouvernemental, mais plutôt un réseau social d’organismes qui s’autogérait. L’idée de réseau plutôt que d’appareil impliquait aussi qu’il fallait susciter la discussion des expériences d’aide alimentaire, au lieu de partir d’une philosophie sociale juste, de déterminer la politique d’aide alimentaire et enfin de la réguler pour qu’elle s’applique. Il faut dire que lors d’un colloque tenu sur l’aide alimentaire, l’anthropologue du politique Vincent Lemieux leur avait exposé la distinction entre un « appareil » et un « réseau » et ses conséquences. À leur façon, ils se sont approprié ces distinctions.

C’est ainsi que grâce à cette ouverture des responsables de la Fédération des Moissons du Québec, il a été possible de construire un plan de recherche en deux étapes : un inventaire de l’ensemble des pratiques d’aide alimentaire dans différents milieux identifiés à la pauvreté de deux régions du Québec, La Mauricie et l’Estrie, sans se limiter aux activités des banques alimentaires de cette fédération. La deuxième étape, plus fondamentale, consistait à décrire et à analyser les trajectoires sociales des personnes recourant à l’aide alimentaire, observations qui permettraient de cerner les processus sociaux généraux constituant le phénomène de la pauvreté et les formes sociales que prenaient les activités d’aide alimentaire.

Il devint alors possible de faire cette recherche hors d’une visée évaluative des services d’aide alimentaire, ou de formulation de recommandations politiques en nous prononçant sur les débats politiques qui traversaient ces milieux de l’aide alimentaire. Par exemple, fallait-il valoriser les cuisines collectives dans lesquelles les citoyens semblaient « se prendre en main » au détriment de la distribution de colis ou des soupes populaires, dont l’image médiatique présentait souvent des « utilisateurs passifs » ? La seconde partie de la recherche a consisté en des observations directes et participantes des lieux d’aide alimentaire, en plus d’une centaine d’entrevues individuelles et de groupe auprès des usagers de l’aide alimentaire et en la reconstitution à partir des histoires locales des documents des organismes, des statistiques sociales, de l’aménagement social des lieux et de la dynamique sociale des milieux dans laquelle s’inscrivaient les usagers et les organismes.

Nous avons conçu et remanié notre dispositif d’entrevue de façon à saisir les usagers non seulement comme des personnes et des groupes identifiés à la pauvreté ou vivant des situations sociales de pauvreté, mais aussi comme des producteurs de normes, en ce qui a trait tant à la pauvreté qu’à l’aide alimentaire. Mentionnons un moment déterminant dans l’évolution de ce dispositif d’entrevue, lorsque nous avons compris que le recours à l’aide alimentaire (et sa contribution à la vie domestique) constituait pour ces usagers une part relativement restreinte de leur existence et prenait un sens pour eux à partir d’une vision plus générale de leurs conditions de vie. Il fallait décrire ces conditions plus générales d’existence qu’ils mobilisaient dans les activités d’aide alimentaire, afin de rendre compte de leur trajectoire de recours à cette aide et des transformations de leur vie sociale qu’elle impliquait.

les rationalités sociales des pratiques d’aide alimentaire

Si, à l’échelle de la Fédération, les termes de la recherche ont été négociés ainsi, lorsque nous avons entrepris notre travail dans la région de la Mauricie, nous nous sommes retrouvés dans une situation où la banque alimentaire régionale des Moissons était en compétition avec d’autres banques alimentaires. Cette situation, nous l’avons découvert en réalisant la recherche de terrain lorsqu’un responsable d’organisme nous en a parlé. Il avait réalisé sa formation dans un réseau distinct des Moissons dans la même région, avant d’oeuvrer dans un autre réseau d’organismes liés à cette banque alimentaire par la suite[40]. Le cadre de la recherche nous a permis, même si ce n’était pas prévu dans la subvention, d’y ajouter plusieurs lieux d’aide alimentaire afin de construire une représentativité sociologique des différentes formes d’aide alimentaire posant sur le moment des problèmes liés à l’intensité du travail de description entre des lieux d’aide alimentaire prévus et les lieux non prévus.

En bref, nous avons pu reconstruire les pratiques d’aide alimentaire au sein des familles, des relations de voisinage, des paroisses, mais aussi dans des banques alimentaires et organismes autres que la banque régionale reliée à la Fédération des Moissons. Il a été possible de montrer que les pratiques d’aide alimentaire consistaient en deux grands types de relations sociales. Soit les activités d’aide alimentaire opérant une transposition de certaines propriétés des relations sociales de parenté et d’alliances, élaborant une resocialisation dans des milieux associés historiquement à la pauvreté, tandis que dans d’autres milieux qui avaient connu une désindustrialisation récente, on assistait à une transposition de certaines propriétés des relations marchandes qui donnait aux activités d’aide alimentaire la forme de services.

Dans notre travail de description, les entités d’une ontologie sociologique du social — les activités et les relations sociales — font apparaître la pluralité sociale dont sont composés les êtres sociaux et les groupes. Concrètement, des personnes usagères et des bénévoles, des travailleurs et des responsables ont vécu plusieurs formes d’activités et donc de relations sociales. Leurs connaissances comme leurs pratiques étaient à la mesure de ces expériences socialement diversifiées, et permettaient plus facilement d’expliciter, par comparaison, les implications de ces formes sociales comme d’observer, la manière, par différenciation, que ces formes d’aide alimentaire s’élaborent. Ainsi, les êtres sociaux comme les groupes sociaux permettent d’observer le social dans des configurations de l’ordre du vivant, du signifiant, du spatialisé socialement, de temporalités sociales qui composent les êtres, les activités et les groupes sociaux. Pour décrire sociologiquement et adéquatement la constitution des activités humaines, il faut donc s’éloigner de l’assignation d’intérêts ou du don altruiste qui s’avèrent des cas limites de circulation sociale, ou d’autres ontologies sociales du sujet, pour saisir le social comme phénomène vivant et processuel. Dès lors, il faudrait approfondir l’ontologie sociologique du social en montrant comment se construisent les espaces-temps sociaux (Frandji, à paraître) de l’aide alimentaire selon un modèle considérant la tripartition du symbolique (Molino, 1985 : Ramognino, à paraître) comme production de ces activités sociales, réalités matérielles et sociosymboliques qui y sont constituées en plus de considérer l’appropriation sociale de ces dispositifs dans l’usage qui en est fait.

la restitution des résultats de la recherche : le microscope sociologique

Les résultats de cette recherche décrivant ces diverses pratiques sociales d’aide alimentaire dans les réseaux d’organismes et dans ces milieux ont donné lieu pendant six ans à des rencontres de restitution des résultats, au sens où l’entendent Mondain et Bologo (2009), à travers le Québec, en commençant par une conférence de presse en bonne et due forme, grâce à Mylène Briand, membre du groupe de recherche et journaliste de formation.

Le rapport de 355 pages a suscité de vives réactions positives et négatives chez certains responsables régionaux pour son caractère très détaillé et sa dimension. Comment un tel document pouvait être accessible à des usagers ? Néanmoins, un premier colloque a été mis sur pied par l’organisme, où nous sommes intervenus, réunissant des usagers et la majorité des responsables des organismes recevant des denrées alimentaires dans la région et couvrant l’ensemble des modes de distribution de l’aide alimentaire.

À l’examen de ce rapport, on peut voir en oeuvre une approche méthodologique d’analyse de discours sémantique et pragmatique qui reconnaît aux discours des usagers et des responsables plus qu’un contenu seulement informatif sur leur vie sociale ou leurs connaissances, mais permettant aussi de considérer des traces de leur capacité à élaborer des points de vue sociocognitifs, participant eux-mêmes de la construction de la réalité sociale. Les longs extraits cités de ces discours, difficilement diffusables aujourd’hui dans le cadre des règles du monde de l’édition, sont déterminants pour montrer cette organisation sociocognitive relevant de différentes logiques sociales. Déjà la coconstruction des données lors de la réalisation des entrevues met l’accent sur les capacités d’appropriation sociale de leur existence par les usagers. À la fin des entretiens, des interventions viennent accentuer une modification de la relation d’entretien qui prend plus le mode d’un échange entre eux et nous à propos de leur vision de ce qu’est leur milieu.

Ce travail de description et d’analyse sémantique et pragmatique des entretiens a permis aux chercheurs du groupe de maîtriser les principales distinctions et les règles sociales qui les génèrent au fondement de la connaissance constitutive des pratiques d’aide alimentaire et de leur régulation. Ceci a contribué à montrer que chacune avait une logique sociale propre et, pour cette raison, ne pouvait être déqualifiée comme irrationnelle. En plus, il a été possible de mettre en évidence que ces distinctions et pratiques se sont élaborées aussi dans des rapports de différenciation les unes par rapport aux autres. Dans tous les cas, elles n’étaient pas seulement relatives à des personnes et des groupes sociaux, mais fondées en ce sens qu’elles produisaient une vie sociale ouvrant des possibilités d’existence et en fermant d’autres. Aux citoyens de statuer sur leur valeur en regard de ce devrait être selon eux leur existence sociale[41].

Réfléchissant à la façon de communiquer à la fois les fondements et les limites de nos résultats de recherche, nous avons trouvé l’analogie du microscope — instrument scientifique — comme première formulation du statut de nos résultats. Le travail sociologique que nous avons effectué mettait en évidence seulement l’aspect social de l’aide alimentaire. Notre description formait une cartographie des pratiques de cette aide, montrant les clivages sociaux à des moments déterminés d’observation. Les récepteurs de notre discours pouvaient localiser socialement leurs expériences dans ces espaces-temps sociaux de l’aide alimentaire.

La capacité de pouvoir citer extensivement les usagers interviewés, de pouvoir simultanément parler dans leurs termes et dans les nôtres afin d’établir des correspondances entre nos dires, a été déterminante dans la restitution des résultats. Reste à savoir comment les usagers les ont fait leurs au-delà des rencontres de diffusion et d’échange.

On pourrait penser que le fait de ne pas avoir proposé de recommandations en matière de politiques alimentaires pour la région signifie que notre recherche n’a pas eu de résultats politiques. Bien au contraire, il y a eu des échanges entre les responsables des banques alimentaires de leur propre initiative qui ont fait muter un rapport de compétition en rapport de complémentarité. Si notre travail y a contribué en montrant les pratiques alimentaires comme autant de rationalités sociales différentes, avec leurs fondements et leurs limites, les actions qui ont changé les rapports sont le fait de certains intervenants. Il y a eu aussi des échanges par la suite entre organismes religieux et laïques en conflit. Ces échanges se sont faits sur la base de la reconnaissance de leur rigueur respective dans la réalisation des activités d’aide alimentaire, même si, la rigueur de l’Autre n’était pas la plus souhaitable.

Tout ceci m’amène à penser que le fait d’avoir mis en évidence des rationalités sociales écartant les constats d’irrationalité des pratiques et représentations sociales autres, de ne pas avoir proposé de recommandations politiques sur l’organisation et la distribution de l’aide alimentaire, d’avoir pensé un dispositif de recherche et de diffusion reconnaissant le statut de producteur normatif des usagers et des responsables a favorisé une appropriation politique de l’aide alimentaire par ces derniers. En somme, usagers et responsables ont réactualisé, voire transformé leur propre ontologie sociale des pratiques de l’aide alimentaire. Évidemment, par moments et chez certaines personnes, cette façon de faire a provoqué de fortes réactions. Les responsables des organismes d’aide alimentaire étaient pour beaucoup des gestionnaires de carrière récemment arrivés dans le domaine, comparativement aux intervenants communautaires qui y étaient actifs depuis plus longtemps. Les premiers se souciaient plus d’atteindre une efficacité dans l’aide apportée et les seconds, des liens sociaux construits par cette aide, laquelle s’articulait en outre à d’autres formes d’aide aux personnes (médicale, économique, psychologique, spirituelle, etc.). Dans un autre article, j’expose une analyse de la construction des ontologies sociales de l’espace dans le cadre de ces pratiques alimentaires, en montrant comment diverses formes de connaissance et groupes sociaux participent de la construction de ces espaces sociaux (Sabourin, 2019). Reste qu’il y a des incompatibilités entre une vision fondée sur un point de vue transcendant qu’expriment diverses croyances quand elles ne reconnaissent pas un statut à l’immanence des faits humains et un savoir qui s’inscrit dans une conception de la réalité matérialiste (la matérialité du social) et donc strictement immanente pour ce qui est de la dimension sociale de l’existence humaine.

Je conclurai en essayant de dépasser les termes de l’intérêt et de l’altruisme construisant aujourd’hui l’éthique de la recherche. Procédant plutôt d’une éthique dans la recherche, c’est-à-dire d’une éthique qui se définit par le statut donné à l’Autre à travers le travail sociologique, je dirais que la catégorie la plus à même de justifier l’existence de la sociologie est celle de la nécessité au sens que prend le terme dans la culture scientifique transmise[42]. La connaissance sociologique des êtres ne se résume pas à des intérêts ; ces êtres sont localisés socialement à travers des formes de connaissance qu’ils contribuent à réactualiser et plus ou moins à transformer. L’altruisme comme mise à distance de toute forme sociale pour penser et agir dans le monde n’est pas adéquat non plus pour rendre compte des êtres sociaux, parce qu’il propose une vision mentaliste de la constitution sociale de l’humain, dont font état par exemple l’idéologie humanitaire (De Munck, 1999), l’idéologie écologique ou celle de la décroissance (Sabourin, 2011). La sociologie est en ce sens une connaissance inutile et nécessaire parce que l’existence des êtres est faite d’une pluralité de formes sociales qu’ils éprouvent, quelles que soient leurs activités de connaissances et leurs pratiques. La matérialité sociale de l’existence humaine dépasse une forme sociale particulière, que ce soit celle de l’économique ou d’une utilité sociale et demande le développement d’un langage spécialisé pour en parler. Le fait que la vie humaine n’est pas logique, mais socio-logique n’est pas évident à envisager et à étudier, quand on vise à promouvoir une bonne vie et que la réalité existante n’est perçue que du seul point de vue de son inadéquation à celle-ci. En ce sens, le projet du pluralisme sous contraintes pour constituer une connaissance du social aura toujours la possibilité de produire des connaissances nouvelles à partir de ce point de vue original, et de justifier son existence dans le fait qu’elle peut rendre intelligible l’irréductibilité sociale de la vie humaine. Reste à l’assumer en déployant le travail collectif nécessaire pour aussi expliquer aux citoyens en quoi consistent le travail sociologique et ses humbles acquis.