La sociologie est restée historiquement éloignée de l’herméneutique. Comme approche spécialisée, l’herméneutique moderne s’est constituée, principalement dans les pays de langue allemande, autour de l’interprétation de textes littéraires de l’Antiquité classique (philologie), de corpus religieux (exégèse) et juridiques (jurisprudence). Si elle pouvait être l’oeuvre de philosophes, elle n’avait rien de spécialement philosophique dans son objet : elle était le fait d’érudits soucieux de comprendre méthodiquement des textes. L’herméneutique moderne s’est plus précisément affirmée dans l’ambition de fonder une théorie générale de l’interprétation du discours (voir Schleiermacher, 1989 : 73-78), en proposant des méthodes rigoureuses d’analyse (interprétation grammaticale, interprétation psychologique) des textes. Éloignée au départ de l’enquête sociologique à strictement parler, elle conservait toutefois, par son ancrage philologique, des liens très étroits avec la discipline historique. L’herméneutique allait prendre par la suite (surtout à partir de la seconde moitié du xixe siècle) un ascendant supplémentaire dans sa confrontation de plus en plus directe avec les sciences — en particulier avec la montée des sciences naturelles et du positivisme de leur méthode. Le débat sur l’herméneutique s’est ainsi cristallisé, à la faveur du néokantisme alors régnant, autour de l’opposition épistémologique entre expliquer et comprendre, dans l’objectif de démarquer la compréhension des « sciences de l’esprit » de l’explication propre aux « sciences de la nature » (voir Dilthey, 1988 : 41-73). Mais le déploiement des diverses orientations de la philosophie du langage qui allait traverser les préoccupations contemporaines, dans la recherche des nouveaux fondements de la réflexion excentrés de la stricte subjectivité individuelle, de même que les transformations sociétales accompagnant les fondements constitutionnels (et donc textuels) des sociétés, sont venus changer la donne. Le problème de l’herméneutique, procédant de la confrontation avec l’expérience de la mécompréhension et de l’exigence de mieux comprendre un discours à la faveur de techniques appropriées, s’est ainsi déplacé du côté d’une volonté d’universalisation du phénomène langagier dans l’expérience humaine, et de son application au domaine social, sinon sociétal. Cependant, pour avoir cherché à fonder la compréhension dans les sciences de l’esprit sur des principes psychologiques (la sympathie et l’empathie), l’herméneutique de Dilthey, jugée trop intuitive et trop irrationnelle, a fait par la suite l’objet de vives critiques, émanant tout autant de la tradition positiviste que des théoriciens mêmes de l’herméneutique (Gadamer, 1998 ; Ricoeur 1998), au moment où les sciences sociales cherchaient toujours à se doter d’une méthodologie rigoureuse, à l’instar de l’École française de sociologie et d’autres approches, aux États-Unis et en Allemagne, liées par exemple au systémisme à tendance naturaliste (parsonien puis luhmanien). Le problème auquel voulait s’attaquer Dilthey n’est donc pas encore entièrement résolu aujourd’hui, puisque persiste l’ambiguïté épistémologique (et même onto-épistémologique) tenant au conflit, et parfois à la confusion, entre sciences de la nature et sciences de la culture (l’équivalent de la dénomination « sciences de l’esprit » de Dilthey, adopté par Weber [1992], Simmel [1981] et Cassirer [1991]). Autant la science historique reste au centre du programme de fondation épistémologique de Dilthey, autant la sociologie en demeure le parent relativement pauvre, et cela, en dépit de sa volonté d’aller du côté d’une saisie de « l’ensemble interactif du monde spirituel » (voir Dilthey, 1988 : 105-136). Il reviendra davantage à Weber (2016, 1992) et à Simmel (1981, 1984), dans le prolongement de leurs propres analytiques en sciences de la culture, le soin de penser une articulation plus fine entre expliquer et comprendre à l’horizon de la sociologie, sans toutefois assumer toujours pleinement l’ancrage herméneutique que cette position requiert. La problématique de l’interprétation, abordée ici de manière pour ainsi dire latérale et non frontale, pose alors la sociologie dans un …
Appendices
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