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La mort de Johnny Hallyday, en décembre 2017, a provoqué un immense soulèvement d’émotion. Le jour de ses obsèques à Paris, le 9 décembre, une foule de plus d’un million d’anonymes envahit les rues. À partir de janvier 2018, des messes sont célébrées à son intention en l’église de la Madeleine chaque neuvième jour du mois, pendant deux ans, sans interruption[1]. Ces célébrations amorcèrent une multitude d’écritures sur plus de 60 cahiers mis à disposition des participants. À la Madeleine, on n’avait jamais vu un tel mouvement d’affection. On n’avait jamais vu autant de prises d’écritures, des gestes étonnants, des inventions de collages, des dessins, des poèmes, parfois des aveux, des incantations. Sur des tons multiples, surgissent des émotions souterraines et de curieuses manières de s’adresser au mort (Despret, 2015). Les cahiers d’intention de prière se transforment en lieu d’intimité « pour soi », de brefs récits de vie, de description d’activités locales, d’extraits biographiques ou de rêves éveillés. Nous avons analysé ce corpus très précisément au cours de l’année 2019 (Overney et Laé, 2019).

Parallèlement, nombreux sont ceux qui n’ont pu se rendre à la Madeleine et offriront des messages sur les sites internet dédiés à JH, ou se déplaceront l’année suivante. D’autres en seront empêchés pour longtemps : des détenus, des malades, des marins-pêcheurs. Quelques-uns écriront à la paroisse pour que le curé retransmette leur message, qu’il dépose « leurs mots » dans le livre d’or, plus une prière, plus des pensées pour la famille.

Souvent, chacun expédiera une lettre et s’en tiendra là. Sauf Denise. C’est une femme de 70 ans qui entamera une longue correspondance avec le curé de la Madeleine, Bruno Horaist, jusqu’en 2020 et la poursuivra probablement au delà. Cette correspondance est l’objet des pages qui suivent.

Le 21-06-2018

Monsieur le curé
Bruno Horaist[2]

Mais que votre courrier m’a ému énormément en ce 21 juin ou la aussi je pense à Johnny et sa famille. Je ne m’attendais pas du tout a ce que une réponse soit faite accompagnée, de ces images souvenirs. Et ayant regardé et écouté ce jour la du 15 à la télé, j’avais apprécié ce que vous avez dit. Oh que oui le sel il faut savoir le doser[3]. Comme la lumière, si y en a de trop on est aveuglé. On ne voit plus autour de nous. Le sel si y en a de trop et bien on rejette de sa bouche. Oui ça passe à l’instant dans ma tête, le sel et la lumière reflète monsieur JP Smet à qui parfois je pense mais là, seule Laetitia sa dernière épouse peut savoir. C’est que Johnny devait mettre parfois trop de sel. Il allait à fond dans ses désirs. (…)
Oui vous dites vrai monsieur le curé. Il était ma lumière. il est avec la lune qui ce matin tôt était à briller encore, demi-lune. Oui retiens la nuit, et des nuits que l’ont ne voudrait pas retenir (ça y est le crayon est parti) par contre une chanson aussi, une des chansons. Si j’étais un charpentier, fort belle chanson. Souvenir l’usine en Belgique ou je travaillais à la St Joseph (fabrique de meubles) une grande table était mise avec le cadeau fait à notre patron. Une fois cette chanson passait, il y avait un transistor sur la table, et de suite la patron a dit, « là, c’est pour la petite Française un cadeau musique ». Y’ a des souvenirs qui restent marqués ou le grand respect il y avait dans cette usine de Péruwelt Monsieur Raymond Bremerch ; Il était un patron formidable de mes 15 ans ½. C’était un papa. De plus, il avait la même petite taille, ce qui n’a pas empêché notre père de faire 37 ans de fond ! Là aussi souvenirs d’être pauvres mais heureux dans notre maison des houillères rue Pigeon, Vieux-Condé.
La j’écris. J’écoute, je commence à réécouter ses chansons. Je repense j’avais 21 an lorsque papa est parti il avait 63 ans et maman 33 ans. Là heureuse des frères et soeurs étant la dernière née de 6 frères et soeurs. 4 soeurs et 2 frères. C’est quand on vide la maison, cette rue de tous les souvenirs, beaux et cruelles par le premier copain quelques maisons plus loin. J’ai ses Vinyles là, à la première paye de l’usine, maman me dit tiens tu peux aller t’acheter le 45 tours de Johnny. J’avais commencé en octobre 65, ce que l’on était heureux de ramener une paye, et la dans l’appartement y a rien de Johnny il est dans mon coeur, en moi. C’est pas l’envie qui manque, mais mon mari ne voulait pas. Ne veut pas même aujourd’hui, je prends une revue et je vois, quand le besoin y est. En ces belles années 60 du travail il y avait, et à vélo on y allait.
Merci à vous d’accepter tout cela pour notre Johnny oui en votre église. c’est vrai l’église est la maison de tous (…) Je sais ça ne se fait pas, mais c’est sincèrement et sans arrières pensées. J’ose envoyer, à un certain âge on ose plus. Tout mon respect et mer…….ci fort sincèrement, la surprise y était. Et je me permets, lorsque vous passez devant la photo de Johnny en cette église, faites lui un clin d’oeil ainsi que ses fans qui l’aiment (…).

Je suis soulante avec les souvenirs.
C’est fini monsieur.
Tout mon respect encore.
Denise Honfleur

1. les formes du croire par les archives personnelles

Cet abondant courrier (30 lettres, environ 25 000 mots, 130 000 signes) interroge les formes du croire où les appuis religieux se mêlent au socle d’une culture ouvrière qui aide Denise à mieux vivre. Nous suivrons ses propres « maximes de vie » comme des paraboles que l’auteure répète à souhait dans des moments très ordinaires. A l’aide de de Certeau (1987), nous enquêterons sur les marques du quotidien qui focalisent l’expression religieuse, les paroles lues, entendues, chantées par Denise et qui infiltrent ses propres lignes de conduite. Ce croisement entre l’espace familial, le religieux et la mémoire des corons produit un remarquable composite d’emprunts aux significations flottantes.

Cette correspondance constitue des archives personnelles. Son déchiffrage nous permet de poursuivre une sociologie du privé, de l’intime, de la mémoire familiale et des formes de réflexivité qui s’opèrent dans ces archives mineures. L’explicitation des conduites de Denise se loge dans de micro récits qu’il nous faut reprendre, d’où le choix d’une sociologie narrative (Madec, Laé et Murard, 2016) qui interroge les prises subjectives, les signes par lesquels des individus se construisent comme sujet, les injonctions qui les traversent, les formes recherchées d’expression pour dire son « croire ». Cette démarche fait suite aux ouvertures produites par Jack Goody (1979), par les ouvrages collectifs dirigés par Daniel Fabre (1997), Arlette Farge (1989) Béatrice Fraenkel (2006) et Philippe Artières (2013), qui s’attachent à exhumer des écritures mineures afin de montrer comment l’archive peut témoigner pour des milliers d’autres et dire, ici, une histoire collective de la vie des corons du Nord.

Entre inconnus

Il n’est pas rare que des paroissiens écrivent à leur curé qu’ils connaissent bien. Il n’est pas rare non plus que des familles, à l’occasion des baptêmes, des mariages ou des enterrements se livrent par écrit. Mais cette fois, la configuration est tout autre. Ni Denise ni le curé ne se sont rencontrés, ne se connaissent ou ont un lien quelconque. Seules les obsèques de Johnny font un lien très distant. Rien ne préjuge d’une affinité quelconque entre les deux. Au contraire, c’est l’immense distance sociale qui fera l’étincelle, provoquant une sorte de sidération des correspondants.

Pour Denise, le véritable profit serait-il moral ? La correspondance avec « Monseigneur », comme elle nomme parfois le curé, lui permettra-t-elle de renouer avec la foi ou de continuer à vivre dans sa solitude ? Dans ces écrits, il ne s’agit ni d’une confession, ni d’une demande de pardon, ni d’un acte de pénitence. Écrire, est-ce alors l’occasion pour Denise de réexaminer des extraits de son passé afin de les évaluer autrement (Fabre, 1997 ; Deshayes et Pohn-Wendinger, 2017) ? Nous pouvons simplement postuler que cet échange de lettres transporte des compromis entre deux mondes qui s’opposent, celui du curé du 8eme arrondissement de Paris — une riche paroisse au coeur des grands sièges d’assurances et de banques- et celui de Denise dans une petite bourgade du Nord de la France, avec sa longue histoire ouvrière. Cette correspondance noue un « point de croisement entre le langage de la société et l’énonciation d’une foi » (Certeau, 1993 : 199). Pour le curé B. Horaist, ses réponses et ses relances correspondent à un élan d’attention envers l’ensemble des participants aux messes dédiées à Johnny Halliday qui, durant deux ans, viendront se recueillir dans son église. Cette dimension collective compte à ses yeux.

C’est la raison pour laquelle B. Horaist a déposé ces 60 cahiers aux Archives Nationales afin de marquer la dimension publique de ces documents. Si la paroisse en est le propriétaire, puisque ces cahiers ont été ouverts par ses membres, ils sont dorénavant, sur simple demande, accessibles et consultables par tout citoyen[4]. De la même manière, en confiant à deux sociologues la correspondance avec Denise, B. Horaist « dé-privatise » et permet d’accéder à un sous-sol de sens inexploité. Que B. Horaist qui a bien voulu nous la communiquer soit ici vivement remercié. Par ce geste, et avec l’anonymat qui s’impose[5], il considère que la dimension de « partage » est plus élevée que la « raison privée ». En élargissant l’intérêt général de sa fonction ecclésiastique, il confirme ce carrefour des langages qui lui sont adressés, un voisinage avec le religieux qui provoque et ré-agence le « croire » en l’inscrivant dans les mondes sociaux.

Ethnographies des lettres au Ciel

Écrire aux autorités religieuses, à un prêtre, à une sainte ou à Dieu, qu’elle que soit l’occasion, est une pratique populaire assez courante. Ces écritures se déploient par exemple dans les cahiers d’intention de prière des églises ou sur les petits papiers glissés dans des urnes dédiées. Ces écritures se remarquent à peine, un banal cahier de brouillon ou une simple boîte en bois, souvent avec une invitation à déposer des intentions de prières : « faites que je réussie mon bac », « protégez Sébastien, qu’il ait son concours », « soutenez-moi », « que j’en finisse avec la maladie ». D’autres scripteurs détaillent davantage leurs prières.

Des sociologues et des anthropologues se sont interrogés sur ces écritures en cherchant à comprendre comment elles reconfiguraient l’expression religieuse. Serge Bonnet (1976), dominicain et sociologue, voit resurgir, à travers ces prières formulées par les classes populaires, l’authenticité originaire du christianisme. Il publie une anthologie avec près de cent quarante mille extraits de cahiers de prières rédigés entre 1958 et 1975. L’aspect descriptif des souhaits et des rêves exprimés offre un regard fort instructif sur la société française des années 1960. Ce recueil fait penser aux archives de Ménie Grégoire sur la même période, un socle expressif et réflexif très complémentaire de ce que l’on peut souhaiter dans une époque donnée (Cardon, 1995 ; Sohn, 2001 ; Overney, 2019). Dans une démarche plus analytique, l’anthropologue Marlène Albert-Llorca (1993) étudie au début des années quatre-vingt-dix les intentions de prières déposées dans des sanctuaires. Cette « forme de dévotion » par écrit, certes en marge des cultes officiels, s’insère dans le système symbolique et rituel chrétien. L’auteure montre par exemple la complémentarité entre la prière orale et la demande écrite. L’écriture permet de particulariser une prière récitée très ritualisée ou de toucher les saints à qui l’on s’adresse.

Plus récemment, Clara Lamireau-Meyer (2009) propose une anthropologie de ces écritures déposées dans des églises parisiennes. Elle met en avant la richesse de la procédure d’intercession à l’oeuvre dans ces prières écrites, interroge les activités de délégation qu’elle induit, leur intégration par l’institution catholique. Sylvie Fainzang (1991), anthropologue de la santé, focalise quant à elle son attention sur les lettres de pèlerins qui concernent une demande de guérison ou de protection de santé. L’auteure enquête sur la manière dont les pèlerins font de leur lettre au Ciel un recours thérapeutique. Elle repère par exemple des techniques analogues à celle de la plaidoirie et du récit judiciaire : une place centrale accordée à l’exposition des faits et un art de la rhétorique, plus ou moins bien maîtrisé. De notre côté, nous avons proposé une autre lecture de cette source — les cahiers d’église- en discutant ce « croire » qui traverse les catégories de « religieux » et de « laïc », de « croyant » et « d’athée », se jouant de ces classements et de ce langage pour y introduire des éléments d’introspection, de lectures psychologiques autant que d’habitude d’écrire aux administrations et aux puissants (Laé et Overney, 2020). L’hétérodoxie de ces écrits remettent en cause le socle supposé religieux, tant le déballage en vrac touche à toutes les formes de malchances et d’injustices, dans une sorte de Parrhêsia où chacun dit tout, partout, de ce qu’il croit. De quelque manière qu’on la prenne, cette source est remuée par une pluralité d’expériences et un réseau ouvert d’expressions et de langage.

La correspondance entre Denise et le curé, B. Horaist, vient tout autant bouleverser les catégories du croire. Elle se situe dans cet entre deux, des messages mêlés de sentiments religieux et des conseils de vie : des lettres dans le ciel, avec des anges et le paradis collés à des maximes de vie qui sont autant de préceptes moraux ordinaires que chrétiens. Ces maximes disent la vie en société et comment s’y comporter. Elles sont ordonnées et se rangent sous deux embranchements : d’un côté la souffrance, le malheur, la solitude ; de l’autre l’amour et la vérité de l’amour. Cette correspondance ouvre ainsi sur des conceptions populaires, des règles morales que l’on répète et transmet de génération en génération (Mauger, 2009)[6], des « pensées du jour » qui, se répétant, deviennent actives. Ainsi retrouvent-on une collection de brefs récits des « premières fois » : le premier concert bien sûr, la première fois que Johnny a été vu, la première télévision, la première rencontre avec son amoureux, le premier refus des parents de laisser sortir le soir, le premier voyage, le premier déménagement. Comme des bouffées d’air où le sens circule et mêle mémoire, maximes de vie et quotidienneté. Si les valeurs familiales sont mises en avant, la créativité et l’imagination de produire ses propres textes, l’efficacité de la répétition des chants, l’enthousiasme partagé en collectif dans les concerts mettent en puissance les individus. Le sens intime est ainsi mis en commun et par là renforcé.

Une relation singulière

Denise Honfleur vit dans le nord de la France, à la frontière belge, dans un bourg de dix mille habitants, Condé-sur-l’Escaut, place forte entourée de terrils et de bois. Ouvrière retraitée, elle écrit une première lettre depuis le 5e étage de son vieux H.L.M construit en 1965 qu’elle habite depuis plus de 50 ans et dont elle parle abondamment. Le curé lui répond aussitôt. Nous n’avons que le courrier de Denise, une trentaine de lettres[7] qui disent le plus intime en formant une pièce de l’histoire sociale : le père mineur durant 37 ans, les corons des Houillères, les paysages d’eau aux alentours, le travail à l’usine de meubles Saint Joseph, à Péruwelt, de l’autre côté de la frontière, le premier amoureux que l’on croise encore aujourd’hui, le mari orphelin en 1947, son changement de prénom de Jacques à Jean-Michel, les six frères et soeurs, enfin quatre rêves notés comme faisant partie de la vie.

Ces lettres sont aussi un patchwork de petits documents émaillés d’extraits de chansons de Johnny, de considérations sur la vie du chanteur, de maximes découpées dans les journaux, des cartes postales du bourg, des photos de famille. Denise fait moult efforts pour convaincre le curé d’écouter au plus près les paroles de Johnny qui pourraient l’inspirer. Car c’est pour elle un modèle. Elle connaît par coeur des dizaines d’extraits qu’elle brandit comme des devises de vie. Elle termine ces lettres par un « Faites toujours un clin d’oeil à Johnny ! » Cela nous fera sourire, et pourtant, la répétition de cette demande d’intercession pour que Johnny soit protégé, les demandes de prières à son adresse transforme le rôle du destinataire en un puissant médiateur.

Offertes à ce mystérieux curé vu plusieurs fois à la télévision, ces lettres sont de toute liberté et de confiance, qui ne seraient probablement expédiées à nul autre qu’à un religieux dont nous savons l’extrême discrétion. Nous ne prenons guère de risque à penser que ce destinataire, tenu au secret, incite l’auteure à lui écrire abondamment[8]. Nous pouvons penser que les retours du curé prolongent, reprennent, endiguent, mettent en valeur ce qu’écrit Denise. Nous savons simplement qu’il lui répond par des cartes postales pieuses, lui cite volontiers des apophtegmes de saints ou de personnalités comme ceux-ci : « Seigneur apprends-nous à donner du pain à ceux qui ont faim et donne faim à ceux qui ont du pain » (abbé Pierre), « Le bruit de ne fait pas de bien mais le bien ne fait pas bruit » (Saint François de Sales), « Seigneur, donne-moi de voir les choses à faire sans oublier les personnes à aimer et de voir les personnes à aimer sans oublier les choses à faire » (Norbert Segard). Le curé lui parle aussi du catéchisme, lui donne des plans du quartier de La Madeleine pour lui indiquer les différents lieux de vie religieux. Il n’oublie jamais de joindre les feuilles de chants à chaque messe pour Johnny. Et bien sûr de l’assurer de ses prières pour elle, son mari, sa fille, son petit-fils.

De ces lettres, il serait vain de désigner le genre. Il serait dérisoire de trancher entre une correspondance, un journal personnel, des papiers de rêves, le livret d’un deuil, des lettres de demande d’intercession ou de retour vers une croyance. De même, il serait abusif de classer ces écritures hétérodoxes sous le label des Celebrity Studies qui plient allègrement les pratiques des fans sur du religieux, sans autre attention envers la circulation des messages (Morin, 1957 ; Segré, 2003)[9]. L’avertissement de Paul Veyne (2006) vaut ici comme ailleurs : « Toute ferveur n’est pas religieuse ». Cette mise en garde est développée par Nathalie Heinich (2011 ; Heinich, 2012) qui souligne les limites de l’analogie religieuse pour analyser les gestes d’admiration envers les gens célèbres. Elle prévient : il faut se garder de voir du religieux dans chaque mouvement de dévotion au risque d’étouffer les pratiques.

À présent, découvrons.

2. « alors de çà, merci de me lire »

C’est sans doute une première leçon. L’anonyme Denise, ancienne ouvrière dans une usine de meubles, vivant aux abords des étangs et des bois humides de Condé-sur-l’Escaut près de Valenciennes, a été lue et son destinataire lui répond très rapidement. Elle ne s’y attendait pas. Sans doute Denise a-t-elle déjà écrit à des « autorités » sans avoir de retour. Au Maire de sa commune, à un député et, qui sait, peut-être à Johnny en personne ? Les anonymes ont l’habitude de jeter des bouteilles à la mer (Schijman, 2013 ; Bercé, 2014). Ils écrivent en doutant d’une réception et d’une lecture éventuelle. Ils tentent car ils veulent y croire. « Mais je pense ce que Johnny arrive à faire (…) me faire écrire à une personne de l’église un prêtre, qui de plus m’a répondu, c’est incroyable ce phénomène la. Tout ce qu’il fait faire, entreprendre, unique je pense ». Grâce à Johnny ! Il faut oser écrire aux Renommés ! Un prêtre qui a touché son idole, lui a serré la main ainsi qu’à tous les membres de sa famille et à toutes les gloires de ce pays ! C’est le déclencheur.

Denise représente bien la quête d’une prise par écrit sur ce monde des célébrités si radicalement différent. « Je ne m’attendais pas du tout à ce que une réponse soit faite accompagnée, de ces images souvenirs[10], et ayant regardé et écouté ce jour la du 15 à la télé, j’avais apprécié ce que vous avez dit ». Le curé a un visage. Denise l’a vu plusieurs fois et maintenant, elle tient entre ses mains une réponse de sa plume.

Comme tous « les grands » qui se côtoient, imagine-t-elle, B. Horaist doit voir sa femme, Laeticia Hallyday « qui doit passer dans l’église ». Alors « dite lui qu’une épouse du Nord de la France pense bien à elle, et qu’on la laisse tranquille. ». Le curé est fatalement un proche de la famille, il transmettra le message. C’est l’un des ressorts des écritures « aux stars », à son député, à son Maire, aux élites. Tous « ces gens-là » vivent bien dans un même monde, se parlent et se téléphonent tous les jours ou presque. Malgré l’altérité radicale de cet entre-soi inaccessible, la distance symbolique est un instant effacée : « Père Horaist, si vous croisez David un jour, dites lui, qu’il surmonte de ne pas avoir vu son papa une dernière fois pour le revoir, et sa lettre pas lu ». Denise veut parler à David, le fils de Johnny.

« Vous avez le direct de mes pensées. »

Ses lettres font toujours au moins quatre feuillets paginés, d’une écriture serrée. Elle souligne qu’elle ne laissera jamais d’espace blanc, comme un objectif nécessaire, remplir entièrement la page. « Finalement je n’ai pas laissé beaucoup de blanc », écrit-elle comme pour dire que l’exercice scolaire est bien réalisé et qu’il ne faut pas gâcher le papier inutilement. Ce détail souligne le souci d’économie qu’il convient de posséder en toute chose et le souci de bien faire. Ne pas gâcher, ne pas jeter. De sorte qu’elle fabrique un petit livret de papier d’une feuille coupée en quatre morceaux, puis insérés les uns dans les autres. Denise a-t-elle des modèles d’écriture ? Sur un socle scolaire se sont greffés sans doute quelques revues féminines, un livre cité dans la correspondance sur Nostradamus et ses chimères, une pratique d’expédition de cartes postales durant les fêtes, aussi des références à un feuilleton télévisé très populaire La petite maison dans la prairie et d’autres séries qui donnent des tons, proposent des façons de dire.

Dans ce montage papier, une expression revient dans chacune des lettres : « tous ces dits, je ne développe pas… Vous avez envoyés vos dits qui me réconforte énormément… Les dits de mère Thérésa… Je ne veux pas vous ennuyer avec tout ces dits… Excusez ces dits ». Qu’est-ce qu’elle veut dire par ces « dits » ? Ce mot, elle l’emploie pour désigner ses écrits et les écrits des autres, comme pour insister sur « le parlé », quelque chose que l’on se dit avant d’écrire. Cette oralité de l’écriture domine toute sa correspondance. Il s’agit bien de parole retranscrite, comme dans ce passage : « excusez encore direct des pensées, c’est écrit j’envoie, toujours avec des fautes et mal écrit, merci de dire le contraire. Je sais ça ne se fait pas mais c’est sincèrement et sans arrières pensées de quoi que cela soit que j’écris j’ose envoyer, à un certain âge on ose plus. »

Si recevoir des réponses du curé renforce le désir d’écrire de Denise, elle bute cependant sur la formation des mots et des phrases. Elle s’excuse à tout bout de champ. L’excuse efface l’erreur et organise la reconquête. Denise veut dire que la difficulté d’écrire, la difficulté de trouver les mots, tous les barrages de la langue, l’orthographe, la grammaire, l’obligent à faire du « direct de [ses] pensées, (…), excusez pas facile à me lire et à faire comprendre ce que je veux exprimer ». Les efforts de Denise sont tendus pour dépasser la grammaire et l’orthographe, ne pas être mise en arrêt par les fautes. Elle montre une force étonnante pour surmonter le jugement qu’elle suppose attendre ses missives. S’est-elle abstenue toute sa vie d’écrire par manque d’instruction ? C’est probable. Mais à 70 ans, elle se rattrape : « Désolée des fautes et l’écriture. Si notre fille voyait elle me dirait non faut refaire, mais ça n’est pas un manque de respect. C’est moi tout simplement si je recopie pour faire mieux ça ne sera plus mon direct. Vous voyez j’ai rajouté des lignes. »

« Le direct », c’est l’absence de correction de la lettre. Il faut aussi entendre chaque changement d’idée, une suite sans lien, un plan qui, soudain, change de sujet, une parole qui ne s’embarrasse d’aucun filtre dirait-on. « Je pensais à vous et le crayon est parti avec mes fautes et mon direct de l’écrit. » Denise démarre sur la dernière lettre reçue, puis son HLM, le ciel, soudain son mari, les courses au Casino, et le tout parsemé de Johnny, d’un extrait d’une chanson. Denise le sait et le répète : « Comme j’écris toujours en direct de mes pensées. Je saute du coq à l’âne. » Dans son vocabulaire, il faut voir cet immense effort de construction qu’elle produit pour oser écrire. Il faut comprendre cette lutte, cette bataille pour essayer d’ordonner des mots à la suite les uns des autres, faire preuve d’humilité devant la pagaille des phrases, accepter les sauts, les chutes, les cabrioles des mots.

Denise parle, se parle encore et écrit. Et de revenir sans cesse sur sa vie avec Johnny, sur sa jeunesse à Vieux Condé, ses six frères et soeurs, de brefs retours sur des séquences de vie où elle raconte des scènes familiales toutes de précisions.

Le monde des corons

Denise n’est jamais sortie de son Escault natal. Dans le monde des corons, on ne prenait pas de vacances. On n’en prendra pas davantage après l’effondrement économique de la région des années 1970, caractérisé par la fuite des habitants et un taux de chômage inédit (Brassart, Niewiadomski et Autès, 2015). Le cabanon dans le jardin arrière suffisait à s’occuper, bricoler, élever des pigeons et des poules, réparer sa mobylette. Au cours de ces décennies, tout au plus Denise a-t-elle pris deux fois l’an le bus ou le tram pour Valenciennes ou Douai, soit pour franchir la frontière à cinq kilomètres à travers les terres labourables et les étangs pour aller travailler, acheter des cigarettes et des chocolats. Le reste se fait à pied. De la rue Pigeon de son enfance au HLM du centre-ville, entre fermes isolées, aulnes et saules, quelques kilomètres les séparent, quelques trente minutes à pied, précise-t-elle. Parfois la famille fera un détour par les anciens chemins militaires pour rejoindre la modeste église de Thiévencelle, soit pour un saut à la Basilique de Bon-secours à Péruwelz, à quelques kilomètres de Condé.

Voilà monsieur, la aussi je ne sais comment dire, je suis croyante pas pratiquante tous les jours la prière à St expédit, ce saint que j’allais prier avec maman en l’église de thievencelle à pied de Vieux Condé. 9 ou 10 km[11]. Maman y allait pour mon frère ainé qui était en Algérie. Lorsque je vais à la basilique de Bonsecours en Belgique, de condé sur escaut, on est à côté en « bus ». Je mets une bougie mais je dois être sincère c’est lorsque je vais chercher des pralines belges. Le magasin à côté. Je vous souhaite d’en goûter si vous venez un jour ou l’autre en cette basilique.

Les chocolats avant la prière au saint, peu importe, joindre l’esprit et le goût pourquoi pas… Une question plus sérieuse se pose : comment séquencer les pages de Denise ? Où commencent une phrase et une idée ? Comment joindre ou séparer des segments d’idées ? C’est le problème de la proposition subordonnée. En effet, il est fréquent qu’un propos sur Johnny conduise à un autre univers. La phrase qui précède le passage ci-dessus est la suivante : « On peut penser à Johnny chez soi. » Et la suivante : « Voilà monsieur (…) la prière à St expédit ». Mais est-ce bien à lire comme une subordonnée ? S’agit-il bien d’un autre univers ? On peut penser que Denise fait le lien entre Johnny à la maison et la prière à la maison. Nous sommes tentés de le penser car cette liaison est faite à de nombreuses reprises.

Lorsque Denise donne quelques pièces à la sortie d’un magasin, « Voilà Johnny je pense aurait fait pareille si il avait été simple personne non connu » … Plus tard, au coin d’une rue, elle croise un grand sourire, « un de ces sourires, un peu comme Johnny un sourire avec tellement de grande tristesse au regard » … Le 6 décembre, c’est le jour de la Saint-Nicolas, le jour du décès de JH, dès lors « oui j’ai toujours aimé Saint Nicolas l’enfance depuis Johnny disparu c’est le 6 décembre annoncé. Ca n’est plus pareille. Ca ne sent plus pareille. » Un autre jour, sur une carte postale du mois d’août 2018, elle souhaite à B. Horaist « de douces vacances si vacances il y a partez tranquille, Johnny Halliday veillera sur votre église ». Et en pleine explication sur les soins palliatifs de son mari, ses difficultés à se lever, soudain « et de la grande peine pour Johnny, qui en mon moi plus les mois passent plus j’ai de la peine (…) ». Quelques soient les événements, ils sont rassemblés sous la bannière du chanteur, tout est occasion de rattachement, d’agrégation avec la vie de Johnny comme d’autres le feraient autour d’un saint. Nous ne voyons pas le lien ? Peu importe, Denise lie, encorde, noue serrés des événements sans rapport les uns avec les autres.

« Cette rue Pigeon aux souvenirs indélébiles »

L’habitat de son enfance ? Un coron du nord parmi d’autres, non pas une maison séparée des autres, mais un unique bloc de brique rouge de deux cents mètres de long, six mètres de large, avec une ouverture tous les six mètres tenant lieu d’entrée du logement. De la cuisine, on monte aux deux chambres à l’étage par un petit escalier. Un petit jardin potager derrière, un appentis, une ruelle arrière et des petits bois aux alentours. A travers les marais alentours, on peut jouer, se promener, trouver un air de campagne trempée d’eau. L’extraction de la houille s’effectuait en pleine campagne dont témoignent les affaissements miniers qui laissent les nappes d’eau remonter. Denise se souvient de son père revenant du fond chaque jour : « il avait la même petite taille ce qui n’a pas empêché notre père de faire 37 ans de fond. La aussi souvenirs d’être pauvres mais heureux dans notre maison des houillères rue Pigeon, Vieux-Condé. » Les Houillères offraient ce logement qui, au début du xxe siècle, était un petit luxe.

Denise n’est jamais sortie de ses corons natals, nous l’avons dit. Elle se marie et s’installe à 4 km de son lieu de naissance dans un HLM de la ville de Condé-l’Escault. Si la rue Pigeon revient si souvent, c’est que dans le coron, la rue scande l’essentiel des relations sociales : celles des mineurs, de leurs femmes, les jeux d’enfants, les flirts d’adolescents. Les activités populaires réunissent les habitants : colombophilie, tirs à l’arc et à l’arbalète. Retourner dans sa rue, c’est être sûre de croiser des images, des émotions et un ancien amoureux parfois, Alain :

Oui, Saint Alain, de plus en revenant des courses et cimetière cet après midi, il passait en voiture et m’a fait un signe. Lui aussi a gardé le sourire. Le hasard de la rue. Les années 60, les copains les copines c’était pour la vie. Les enfants des papas mineurs de fond. Un lien a resté. Pourtant eux, ils étaient « porions » chef des mines. Mais à la petite école, Oh là, pas pareille «  toi ton père simple mineur…

Parmi les espaces forts de sociabilités : l’estaminet où les ouvriers des Houillères viennent boire le café à l’alcool de genièvre — la bistouille en patois local — avant de descendre au fond (Vulic, 1988). Où était celui de la rue Pigeon ? Avait-il un juke-box pour écouter Johnny ? Denise ne le dit pas.

Combien de fois a-t-elle fêté la Sainte-Barbe, le 4 janvier, patronne des mineurs, des pompiers et des métiers du feu ? « La Ste Barbe arrive, la je repense toujours à mon père, notre rue Pigeon, ou mineurs et porions s’amusaient si bien. » Le porion, c’est le chef de fond, chef de maîtrise, il supervise et « fait le poireau » à attendre et surveiller la bonne marche d’une fosse. C’était aussi un voisin avec qui on faisait la fête. Jour des cadeaux, jour chômé et payé, les cérémonies allaient du bureau du patron pour percevoir la prime jusqu’à l’église, scènes de procession immortalisées sur des cartes postales. À l’entrée de chaque fosse, la Sainte était en bonne position pour veiller sur les mineurs, les protégeant des « coups de grisou ». La femme à côté de son mineur. La vie de la mine et des souhaits pour l’épouse. Un simple petit trou pour glisser la statue, avec le petit regard de la Sainte… Combien de fois ira-t-elle pour obtenir Alain en mariage ? « Jamais oubliés. En ce temps, années 60, un bisou et c’était l’alerte rouge pour les parents ». Les parents ont dit stop, dit elle plus loin, « on voulais se marier et d’un coup, plus se voir alors qu’on habitait la même rue ». Ce fut le drame dont elle se souvient parfaitement. « Peut-être le fait que son papa était porion (chef d’équipe à la mine) et mon père simple mineur de fond. »

Pour cette génération d’après-guerre, croyante ou non, la vie des saints de l’almanach ponctue l’année et les fêtes, provoque des occasions de commémorer ou de festoyer, d’offrir des cadeaux, si modestes soient-ils : de la montre à l’horloge, de la chemise blanche à la pipe de Saint-Claude, des fleurs plastiques aux souliers dorés. Il faut décrire l’intérieur d’un logement des corons, les murs du salon cuisine, pour comprendre l’impératif de marquer le temps. Rituel familial et rituel professionnel marchent ensemble afin de signer des cycles, des périodes, des âges et des intervalles. Denise n’y résiste pas :

c’est triste de voir que même la Ste Catherine, les filles d’aujourd’hui ne savent même pas parfois ce que cela est. Et elles rigolent, dans mes années 60, c’était tellement précieux, nos cartes reçues des copains des copines de la famille que j’ai même encore quelques cartes, des cadeaux petits cadeaux reçus. Moi je pense qu’au calendrier il va falloir St Smarphone de la fête y sera.

Nous n’ouvrirons pas ici la série des rites calendaires et des pratiques saisonnières qui fabriquent les temporalités professionnelles, familiales et personnelles (Monjaret, 1992)[12]. Soulignons simplement que cette correspondance est traversée par ces rituels au soubassement religieux. Les mois des saints et les changements de saisons se croisent avec une quantité de rendez-vous collectifs obligatoires. Denise vit dans cette temporalité et le souligne d’autant plus qu’elle écrit à un religieux.

Dans cet ensemble de ressources populaires se loge l’apprentissage des chansons de Johnny, le plaisir de le répéter, de s’essayer à chanter. Johnny est la colonne vertébrale d’un ensemble d’événements passés ou à venir dans lesquels Denise indique sa présence dès 1960 :

Vla que Johnny est en moi, et tous ces gens qui l’aiment, moi je ne me suis pas inscrite à fans, fan club. non j’ai ses vinyls livres autres grace à ma filles. Vinyles la, la première paye de l’usine, maman me dit tiens tu peux aller t’acheter le 45 tours de Johnny. J’avais commencé en octobre 65, ce que l’on était heureux de ramener une paye (…) En ces belles années 60 du travail il y avait, et à vélo on y allait.

Écrire d’un lieu jamais quitté, c’est d’une certaine manière faire vivre le passé à vif. Des images se répètent, des émotions spatiales, des liens avec des êtres disparus mais toujours là, jamais perdus. On est totalement sûr de revoir un ami d’enfance ou une amie d’école, une collègue de travail ou un ancien mineur. Chacun reste lié et assuré qu’il n’y aura pas de parenthèse dans cette continuité de lieu, on se reconnaît tous dans la rue quand on se croise, on se salue abondamment. Denise raconte dans ses lettres des scènes au cimetière où elle interroge sa voisine sur la disposition des fleurs de sa tombe. Elle interpelle dans les rues et aime cette interconnaissance, les événements « avec les années qui sont derrières ». L’appartenance territoriale renforce « l’entre soi », la mémoire est exacerbée de « vie privée » et de ses chapelets de rumeurs sans fin (Schwartz, 1990).

La rue Pigeon, Denise la parcourt parfois pour revoir l’entrée de sa maison d’enfance. De là, dès 14 ans, Denise se rend en bus de l’autre côté de la frontière dans cette petite entreprise de 28 salariés, à l’usine de Péruwelt, dirigé par Raymond Bremerch, un atelier de découpe de bois pour faire du mobilier de maison. Dans le vestiaire, nus de femmes, charades grivoises et moto du rocker s’affichaient dans l’espace privé de l’armoire de fer personnelle des hommes, devant laquelle ils se déshabillent pour se changer. Tandis que les femmes se contentaient de quelques photos de mode et de chanteurs.

Scène miniature, Denise collait des vignettes auto collantes de Johnny dans sa petite fabrique :

C’est que moi de mes 15 ans, je collais des petits posters de Johnny à l’endroit ou j’étais avec l’acceptation de mon patron. « petite fabrique de meubles 28 on était » et pour taquiner la petite française il disait mais Johnny est Belge. Je répondais non, non et puis il a fait son service militaire et Johnny n’est n’y Belge n’y Français, il est lui.

De petits collants sur sa machine, tous les jours, le chanteur était là. Denise veut vivre et travailler avec lui. Geste mineur : en 1960, Johnny guettait le patron. Petite victoire, il sera sous ses yeux et elle l’entendra tant qu’elle veut. Siffloter à l’usine, chantonner quelques airs, pour traverser le temps et les jours, surmonter l’ennui et la rupture amoureuse. Dans le travail, se logent de courts moments d’écart que sont les pauses, soit dans les vestiaires ou juste à l’extérieur. Rendre supportable le travail dirait Florence Weber (1989), mais plus encore se « remonter le moral » pour ne pas céder au profond ennui. Ecouter Johnny chanter « dieu que ça fait mal », répéter ces paroles, les chanter, ça soigne pense-t-elle.

3. entre jacques le méchant et jean-michel le bon

Durant ces deux années de correspondance avec le curé, le mari de Denise prend une place soudaine. Malade depuis de nombreux mois, sa situation médicale s’aggrave dès juin 2018, ce qui empêche Denise de venir aux cérémonies à La Madeleine suite à l’invitation du curé de séjourner une nuit ou deux « chez des amis ». Elle veille de près sur son mari jusqu’à son hospitalisation, puis son décès le 15 septembre 2018. A partir de cette date, la correspondance bifurque sur des arrêtes du passé, les disputes avec son mari et la place de Johnny au cours de la vie. Les règles du « non dire » propres à l’institution familiale se déboitent légèrement. La réflexivité de Denise prend un tournant qui ressemble à un « examen de vie ».

« Notre couple pas cimenté ».

Denise prend la vie de Johnny et de Laeticia pour évoquer son propre couple. Et c’est par les chansons qu’elle glisse subrepticement ses conceptions sur l’amour, ses déchirures, le mal, le démon. « C’est que je pense qu’il (Johnny) savait le mal (qu’il a) fait à Laetitia, il a pris toute sa jeunesse », insiste Denise, pour immédiatement parler de son mari, d’elle, de son couple qui n’est « pas cimenté ». Elle le répètera quatre fois dans ses lettres durant ces deux années.

« Pas cimenté ». Qu’est-ce à dire ? Pas cimenté, est-ce une allusion à une désunion manifeste ? À nous de cueillir les expressions au passage, de décrypter les mots et les phrases. Ainsi en va-t-il de son mari aux deux prénoms et que Denise utilise tantôt pour dire sa méchanceté, tantôt pour dire sa bonté. « PS : je suis à me dire, mon mari, ayant été à la fois, Jacques et Jean-Michel de sa malchance de naissance, j’ai deux deuils à faire. » Son prénom de naissance est Jacques. Celui d’usage après le mariage sera Jean-Michel. Comme pour marquer un changement de vie, rompre avec le passé orphelin, Jean-Michel déloge Jacques. Or, lorsque rien ne va plus, Denise le rebaptise Jacques.

Que veut signifier Denise ? Elle nous donne une conception de l’homme en deux morceaux, Jean-Michel l’ange et Jacques le démon, avec en sous texte, l’un à jeun, l’autre saoul :

Mais les démons d’un hommes peuvent être tellement éprouvant, pénibles démons par l’alcool.. je parle… Je pense elle (Laetitia la femme de JH) a dû malgré mon admiration pour Johnny elle a du pleurer bien des fois et ne pas tout dire par fierté, par honte aussi ça peut être. On vit avec 2 personnes quand c’est ainsi : la bonne prend le dessus ou la peur. Ca détruit de soi même et on reprend force. J’en arrive à dire cela 48 ans de mariage (…).

Tout est dit. Le soir à la maison, est-ce Jacques ivre ou Jean-Michel l’abstinent qui lui fera face ? Le changement de prénom suffit à indiquer la situation. Denise sait lorsque « la peur prend le dessus (…) ça détruit de soi même ». L’homme à deux visages revient sans cesse, et Denise se met à rêver d’avoir un seul homme, « car les personnes aux démons sont 2 ».

Comme nous l’avions noté dans des études précédentes (Laé, 2015 ; Laé, 2018), les femmes ont peur des hommes « par les bêtises qu’ils font » et qui rejaillissent sur elles. Les injonctions sociales, les partitions du travail, les territoires de contrôle séparent les sexes. Le couple ne va pas de soi. Denise le dit par un acquiescement découragé. Elle se souvient des regards lourds qui se sont appuyés sur son mari, les signes mineurs de désapprobation, ces sous-entendus, ces ruses par lui déployées afin de les éviter.

Cette lutte contre les hommes, cette attention particulière pour les convaincre à défaut de vaincre, Denise la souligne avec obstination. Son témoignage se déplace sans cesse entre le calvaire de Laeticia et le sien, qui a dû « ne pas tout dire par fierté ». Cette compréhension d’expérience n’annule pas l’appréciation d’une distance sociale ; celle-ci est soulignée par un « bien que son statut social est autre ». Denise n’est pas dupe, l’immense bloc qui la sépare du monde des Halliday est présent à son esprit. Les travaux sur les classes populaires et les normes de genre (Schwartz, 1990 ; Loiseau, 2003) ont montré combien les destins féminins au cours des années 1960 à 1980 sont marqués par l’inégalité des rôles entre les hommes et les femmes, à l’avantage des premiers. Les effets de la domination sont largement indicibles pour les femmes. De sorte que, dans ses lettres, la parole de Denise sur ses souffrances d’épouse reste retenue. Il en va tout autrement après le décès de son mari. Sa prise de parole se libère, la mémoire étouffée respire à nouveau, elle ose exposer et réfléchir à sa sexualité[13]. Le veuvage est un tournant biographique qui réinterroge le passé, refaçonne sérieusement son histoire de vie.

« Sa malchance de naissance »

Comme dans la chanson[14], le mari de Denise est né presque dans la rue, il est l’un des orphelins de la guerre de 39-45. Parce qu’il a toujours peur d’être rejeté, Denise l’accepte comme il est. Le choix du second prénom (Jean-Michel) est un rejet de ce passé et « (…) sa malchance de ne pas avoir eu les bras d’une maman à sa naissance. L’assistance public en 1949. J’ai dit déjà, et la chanson lorsqu’il partait dans le caveau. « Ma religion dans ton regard » de Johnny. Bien belle chanson aussi. J’aurais pu mettre « la maison des orphelins » chanté par Johnny aussi belle chanson aussi. Voila ce petit plus. Je vous ennuie avec tous ces dits. »

Voilà ce que dit la chanson :

C’est quand on n’y croit plus

Que le ciel vous entend et pardonne

Le temps a ses vertus en somme

Et j’ai trouvé la lumière juste au bout de ses lèvres

J’ai pu quitter la terre ferme enfaite

Et j’ai trouvé au moment où je n’avais plus d’espoir

Ma religion dans son regard[15]

Un mois après, Denise revient sur l’orphelinat de son mari, apporte quelques précisions, remonte brièvement le passé.

J’ai retrouvé des courriers de mon mari quand il était à Trébou « maison de l’enfance ». Et il y avait une Marie Claude, qui aimait je pense. J’ai tout mis dans une boite : il a souffert de sa malchance de naissance et de son adolescence aussi. Il a eu du courage, surtout au collège d’Avesnes, ou en ce temps un enfant sans parents était un b….d. Lorsqu’il n’allait pas bien, ses jours démons, ses soirs, ce mot il répétait, etc, la société…. C’est tout ça, qu’il fait mal dans mon moi en ce moment. Je lui ais tout pardonné fort souvent. Tout le temps même. Oui, « Jean Michel reprenait la place de Jacques ».

Le b ….d, Denise ne parvient pas à l’écrire, la pire des insultes en ces années d’après-guerre, le bâtard, le fils de boche entendait-on sur un ton de haine. Cela vaut tout autant en 2023 ! Le mot ne s’est pas vidé de sa charge de dégoût ! Ces soirs-là, Jacques criait sa haine envers la société. Le stigmate est de longue durée. Il est des forces qui font peur, des rumeurs qui restent comme un aiguillon dans la chair, peur qui se dédouble pour les femmes à l’infini, même si l’agressivité fait trembler, les femmes ne repoussent pas le masculin.

C’est dans ces moments que le soutien de Johnny prend tout son sens, dit-elle, pour compenser « le manque d’amour d’une maman (celle de son mari) on ne peut pas le remplacer ». Denise a enduré et supporté « avec la force que Johnny [lui] donnait ». Dans la dureté du monde, vivant avec une personne déplacée, dans une famille d’accueil, plusieurs années durant, le désaffilié a cherché sa place. Car toujours Johnny fait foi de ce qu’elle a vécu : le travail et la fatigue, l’homme et ses démons, l’amour non partageable et les prières. Constamment, ses lettres tissent des liens entre ces cascades de violences.

Elle n’oublie pas non plus que si son mari aimait Johnny, il était interdit d’afficher des photographies dans le salon ou la cuisine, « dans l’appartement y a rien de Johnny il est dans mon coeur, en moi, c’est pas l’envie qui manque, mais mon mari ne voulait pas, ne veut pas même aujourd’hui, je prends une revue et je vois, quand le besoin y est ». Obligée d’avoir son coin et ses revues, Denise est amère de ne pouvoir exposer des souvenirs de Johnny, des marques et des pochettes de disques.

Dans ce registre du malheur, d’autres conceptions émergent, comme ces signes magiques, ces chiffres porte-malheur, la poisse du destin semble penser Denise. Elle se rappelle de ces « signes y sont, comme son chiffre 13, son matricule de l’assistance publique en 1949. C’était « JH113 combien de fois j’ai entendu » oui et beaucoup de 13 m’arrivent, même pour une demande de logement pour l’avenir. Ça sera une rangée de 13 habitations, m’a dit la personne » Ça sent la cartomancienne et la treizième carte du Tarot, la fin d’un cycle et le vide, les bas-fonds et l’institution Providence. JH sont aussi les initiales de son mari, Jacques. 113, son matricule. Denise dresse ce chiffre comme une pièce à conviction, au sens fort, un chiffre qui accuse l’enfant seul adossé à la baraque en bois, l’enfant abandonné dans la rue, l’enfant en déroute, l’enfance défaite.

Alors elle s’est mariée à lui. Denise n’a pas voulu l’abandonner une seconde fois, « même si l’on été pas un couple cimenté, notre seule réussite notre fille, j’étais à la fois avec Jacques, et avec Jean-Michel, de nouveau me comprendre ». Ses commentaires sont d’autant plus précis qu’ils ne sont jamais insistants. Denise se censure. Elle nous demande de traduire, de faire un effort pour découvrir le sous texte. A lire trop rapidement, à parcourir avec légèreté, on rate à coup sûr le poids transporté dans ces phrases :

Ca détruit de soi même et on reprend force. J’en arrive à dire cela 48 ans de mariage ce 18 juillet et à part aujourd’hui ou il est très souffrant. Mais reste lui mais ça n’a pas été simple à vivre notre réussite c’est notre fille et sa situation. Par la scolarité sa volonté d’y arriver. Mon mari étant né lui peut le dire presque dans la rue en 49 parents nourriciers. etc etc — ce qui fait son caractère fort : BEPC obtenu. Travaillant import export lorsque l’on sait mariés, moi en usine que j’ai arrêté pour élever notre fille. Ce qui fait que l’on est toujours au 5e étage d’une HLM ou j’ai le ciel à vue et ses belles pleines lunes.

Nous sommes maintenant habitués à ses décollements de phrases qui mêlent tristesse et fierté, à ces liaisons supposées ou réelles, produisant des sauts de récit. D’ailleurs faut-il vraiment trouver des liaisons ? Le lecteur est secoué par le juxtaposé, le collé et décollé dans le même paragraphe.

Ce que nous découvrons malgré tout, c’est que Johnny et Jacques ne font souvent qu’un. Denise ne parle que d’eux en cherchant à associer son interlocuteur. Elle veut lui expliquer, lui raconter sans trop y parvenir tant les phrases tombent en arrêt. Une histoire commence sur six phrases, et soudain, elle s’arrête. Ça suffit, doit penser Denise. Faites un effort ! Imaginez un peu, demande-t-elle à son destinataire. Ce n’est pas la peine de s’étendre, d’autant que les événements se bousculent. Mais sans association, comment faire comprendre, elle teste en avançant, demande à son interlocuteur s’il comprend. Car elle veut être comprise, elle l’écrit et le répète. « (…) pas facile à me lire et à faire comprendre ce que je veux exprimer (…) remercie, de lire de comprendre avec toutes ces fautes (…) Père Horaist de nouveau, me comprendre, que Johnny me comprenne aussi (…) Merci de me comprendre. »

Denise lance un appel à chaque page. Elle mène un effort de réflexivité sans précédent tout en se heurtant au plafond de l’expression, des mots pour le dire. Dans cette extrême difficulté, la correspondance est soudain transpercée par ses rêves qu’elle livre brut, comme ça, à la volée.

Ecrire (avec) ses rêves

Voilà, moi en ce moment j’essaye de comprendre 4 rêves que j’ai fait et toujours mon mari avec son blouson qui me tourne le dos sur un chemin avec un sac en toile, après il s’arrête et verse de la terre et repart. Puis je me réveille en larmes. Je sais pas ce qu’il veut me dire. Pourtant pour ainsi dire tous les jours je vais sur sa tombe.

Ce rêve est un reproche, selon elle, le sac de terre versé de dos par son mari, est-ce à elle de le verser chaque jour ? Il ne va pas se mettre en terre tout seul ! Quatre fois elle le verra verser de la terre. Quatre fois elle se réveillera pour ressaisir l’événement, pour le mouvoir et le tourner au creux de la défaillance. Deux mois après, une brève scène est racontée :

Mes rêves toujours pareilles, il est la. De plus on se disputait, mais je le vois pas, je comprends pas ça. Je le vois pas. Alors que Johnny oh bon sang la dernière fois j’étais à table avec lui et a pris ma main et il a tombé. Réveillée en sursaut, les larmes. Mon mari y était aussi mais je voyais pas. C’est drôle les rêves. Cela secouent aussi parfois. » Cette fois, après une dispute, c’est la main de Johnny qui fait soutien puis tombe à terre devant Jacques. Scène de la jalousie, c’est le drame. C’est l’effondrement amoureux qui fait rêver et écrire afin de maintenir un dialogue entre eux, leur donner des nouvelles, les faire vivre au-delà du gouffre. Trois mois plus tard, l’absence de son mari la tracasse. «  Mon mari j’arrive toujours pas à en rêver. Mes rêves, souvent la terre noire et de l’eau où je fais attention de ne pas marcher dedans. Et avec une de mes nièces, je cours aussi vers de vieux escaliers et de vielles briques, et à l’intérieur tout est dans l’obscurité. Contente de me réveiller les yeux mouillés. Ce dernier rêve me reste en tête.

Imposé par le deuil, ces notations inquiètes nous font entendre le travail de conversion qui se réalise par des répétitions. Mêlant les absences et les objets, les rêves agissent au plus intime, comme « des restes » segmentaires qui étranglent et suscitent un examen de soi, ou du moins, une insistance manifeste, qui ouvrent la voie d’une histoire sociale des rêves telle que proposée par Peter Burke (Beradt, 2002 ; Laé, 2011)[16]. Écrire ses larmes, Denise le note à chaque rêve, à chaque chanson écoutée, à chaque musique entendue. Car les paroles sont à la fois une aide morale, dont elle évalue les effets sur elle-même, et des émotions qui surgissent à chaque phrase :

saule pleureur (…) et le saule pleureur est en route, (…) je suis devenue un vrai saule pleureur, comme les arbres qui pleurent leurs feuilles tous de couleurs (…) C’est comme David Hallyday, je respire un bon coup, même dans la rue ça m’arrive, la je ravale mes larmes. (…) Ce dimanche 9 décembre qui arrive. L’émotion va y être. Moi de mon côté je n’aurais pu y être je suis trop saule pleureur. (…) Moi toujours « saule pleureur, pas devant l’autre j’essaye ». (…) Malgré la douleur que ça fait. Johnny n y est plu et moi bé saule pleureur toujours….

Toutes ces nuits agitées sont des sortes de bilans, un temps d’arrêt où la réflexivité s’enracine et s’accélère, où les disparus agissent à plein régime. Elle cherche à comprendre son mari, à saisir Johnny, les met en scène pour s’arracher d’elle-même et de son malheur. Nombre de ses nuits sont agitées par le désir et la culpabilité. « Je suis devenue un vrai saule pleureur, comme les arbres qui pleurent leurs feuilles ».

Ce matériau à multiples visages difficile à nommer est sans doute impossible à classer. Serait-ce une correspondance de deuil, un journal de mémoire et de peine, l’histoire décousue d’une fan « qui ne veut pas » être une fan ? Il en va ainsi de nombreux documents dont la teneur est élastique, à plusieurs têtes de chapitres, avec plus de trous que de pleins, ou plutôt des raccourcis que l’on aimerait voir s’étendre plus encore. L’idée de pacte biographique serait-elle d’un plus grand secours (Lejeune, 1996) ? Pas vraiment, tant l’écart entre l’auteur, le destinataire, le personnage principal (JH et JH) est particulièrement saillant, tant les faits et gestes de chacun sont distants. Il n’en demeure pas moins que cette prise d’écriture est un point de résistance à l’analyse, une ligne de défiance en même temps qu’une tentative de faire histoire. Faire de la réflexivité un objet sociologique, cela suppose d’ouvrir les portes interprétatives sur des terrains inhabituels, accepter de lire les mouvements d’émotions comme des tracteurs d’événements, et de penser qu’ils sont dignes d’être pris en charge. Si l’on prend au sérieux cette pratique d’écriture, s’offre alors l’horizon d’une histoire sociale des écrits minuscules, dans des mondes inconnus, à la façon des inventaires de P. Lejeune et de son Association[17]. Mais cette fois, il s’agit bien de partir du seuil de l’intimité pour nous diriger vers une histoire sociale. A ce prix, et fort lentement, se trouve une riche source pour l’histoire sociale des sentiments, des émotions et des façons de les écrire.

4. leçon de vie et maxime de comportement

Pour finir, on peut retenir les leçons que Denise offre au curé sous forme de dicton, d’adage ou de maxime. Le trait est saillant. Chaque lettre contient une ou plusieurs phrases de Johnny, citées ou parfois découpées dans la presse « pour sourire un peu dans les soucis on peut trouver une phrase qui lui (nous) convient, la vie est un tout de toutes les phrases pensées ». Que veut dire Denise ? Traduisons : nos conduites tiennent en quelques phrases que l’on se remémore, et notre vie s’accroche à elles pour traverser les obstacles. Dans un répertoire de phrases puisées dans l’inventaire JH, Denise compose un guide à sa façon. Ce répertoire serait comme une confession dans cette correspondance écrite à un curé ? Sans doute pas. Et pourtant, Denise produit comme des paraboles dans un cadre de production de sens très particulier. La bifurcation biographique de Denise est tamponnée par des marques religieuses[18]. Ici les maximes se mêlent très banalement aux marques religieuses.

L’hypothèse reste néanmoins ouverte.

C’est un procédé identique que nous trouvons dans les fiches cartons vendus par les club-fans, chaque carton présente une séquence de la vie de Johnny avec une phrase en proue. C’est aussi une confection au fondement de l’almanach : faire court, bref, ramassé et imagé[19]. Copier ou découper, recopier et relire, il y a toute une vie morale qui se fabrique dans ce quotidien dans lequel dégager une leçon de vie. Ce que Denise nomme « Petite rajoute » dans lequel une dernière scène oubliée apparaît en écriture serrée, pour y installer des réflexions, comme des références de vie :

— Sache reconnaître l’amour à temps, tu ne le croiseras pas souvent  (…) — Choisis tes rêves avec précaution, tu sais, ils se réaliseront (….) — C’est quand on y crois plus que le ciel vous entend et pardonne. (….) — Ne négocie pas ta dignité, tu pourras la racheter (…) — C’est nous qui changeons, le jour où on le dit  (…) — Au bout d’une ligne de fuite, plus rien ne sert de mentir (….)

Ces maximes puisent dans les paroles des chansons. Sans doute est-ce l’élément d’une force morale qui domine dans ces « reprises », des lignes de conduites cent fois répétées, circulant de génération en génération à la manière d’un cycle qui, couche par couche, recouvre les embûches de la vie. « Qui n’a pas connu d’écueil ? » écrit-elle. Alors mieux vaut « vivre comme si on n’allait jamais mourir, chaque journée est une conquête qu’il faut abattre d’un sourire ». La réflexion est inscrite dans des routines, elle stabilise le mode de vie et assure une continuité de soi : « T’écouter [Johnny] quand ça va pas ». Rester vivant malgré les récifs et les brisants. Toutes ces propositions relèvent de la tradition de l’almanach, des résumés où la vie devient une vignette ou une peinture. La vie conduite ou à conduire par une morale — des sentiments, des attitudes, des principes — se fait par répétition.

Denise utilise-t-elle ces phrases chantées pour « se réfléchir » ? Nous pouvons le penser d’autant qu’on sait que cet usage navigue dans des cérémonies collectives, où les autres agissent sur soi de sorte à « faire communauté d’esprit ». Chacun y mêle des choses dites, des choses entendues ou que l’on se dit, des recommandations et des conseils. Écrire est une locution active. Écouter chanter, recopier des paroles, refaçonner, reformer, réactiver : ces écrits agissent comme des conseils. Et les communautés interprétatives — pour reprendre l’expression de Stanley Fish — leur donnent leur puissance en les prolongeant dans des réseaux qui parfois s’ignorent (Fish, 2007).

Denise a reçu de sa belle-soeur un ouvrage 365 jours de pensées indique-t-elle au détour d’une phrase. Ce sont des petites phrases à méditer pour, « dès le matin, construire de petites stratégies destinées à aider chacun d’entre nous à réussir sa vie et à surmonter avec distance les petits tracas quotidiens ». Et Denise de donner plusieurs pages au curé, « l’amour ne voit pas avec les yeux mais avec l’âme », « sois toi-même plutôt que la mauvaise copie d’un autre » ; « le passé est un oeuf cassé, l’avenir est un oeuf couvé ». Et d’ajouter en final « Je me laisse les découvrir, y’ a déjà presque deux mois, en plus de la pensée j’ai l’image avec elle. Je comprends plus la pensée parfois. Merci de lire, petite pause pour vous ». Cet ouvrage parmi cent dans la série des « Petites philosophies du soir » fait l’éloge de la paix intérieure, pour surmonter les crises, la maitrise de soi, de ses émotions.

Le plus extraordinaire se tient dans l’activité dialogique de ces écrits. Pour qu’il n’y ait jamais rupture ni disparition, chacun se parle, réagit, répond à des phrases entendues par des montages de bribes de chansons et des éléments à soi. Idéogramme des récits de vie, le proverbe fait tuteur comme le souligne W. Benjamin (2018 : 105). Une connaissance par mots chantés en somme. Richard Hoggart le soulignait déjà dès 1950, l’attachement des « classes populaires » aux dictons, proverbes et aux chansons est remarquable (Hoggart, 1981). Transmises d’une génération à l’autre, validées par le groupe, ces paroles leur permettent, bien plus que les connaissances scolaires, de formuler leurs jugements et de se relier à leur propre expérience. Denise puise dans les paroles de Johnny créditées de franchise, d’ouverture de coeur, de solidité au mal pour résister au flot de tristesse, pour faire digue et interpréter son monde. Il faut prendre au sérieux ce dire-vrai dont se revendique Denise et dont elle crédite le chanteur. Parce que c’est utile, s’accrocher à ces mots est de toute prudence.

Pour autant, si l’idiome musical populaire se compose d’une morale tout terrain, des refrains et des mélodies « conventionnels » qui font appel à des archétypes (l’amour, l’envie d’avoir envie, l’éternel foyer, la robuste amitié, vivre comme si on n’allait jamais mourir), les amateurs ne les croient jamais entièrement tout en les prenant très au sérieux. Les attitudes de combat valent dans ces moments de solitude, mais après, les références s’assoupissent. Demain est un autre jour. Comme l’écrit Hoggart, « La vie quotidienne n’est jamais drôle et on la retrouve tous les lundis matin. Mais le dimanche soir au club, “le sentiment, ça existe” : on le sent bien “quand on va au fond des choses” » (Hoggart, 1981 : 217). Au fond des choses, c’est ce que Denise nomme « Le direct de ses pensées », une inscription dans un dire-vrai, une pratique du dire-vrai comme une grille d’exploration de ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent. Dans les plis de ses convictions et de ses habitudes, elle raconte le dessus et le dessous, la façade et les coulisses de sa mémoire qui est tout autant familiale que collective.

5. conclusion

Daniel Fabre avait raison de relever ces croisements imperceptibles dans ce genre d’écrits entre l’espace familial, le religieux et le professionnel (Fabre, de la Soudière, Voisenat, 1997). Dans chacun de ces lieux, on recopie des choses différentes, des mots minuscules qui participent et alimentent indirectement d’autres sphères d’activité. Chacun aménage ce qu’il écrit, fait glisser un langage sur un autre. Dans cette correspondance, nous voyons la frontière entre le su et le cru se déplacer constamment. Les maximes de Denise et les préceptes du curé, par leur reflet en miroir, renforcent l’écriture performative pour tenter de construire une ligne de conduite afin de surmonter le mal. Non seulement Denise agit par l’écriture, mais elle reprend, elle reformule, elle fabrique des appuis religieux ou non pour mieux vivre. En ce sens, chez elle, le « croire » est vraiment déboussolant. « Bien loin d’être le reliquaire ou la poubelle du passé, (la mémoire) vit de croire et des possibles et de les attendre, vigilante, à l’affût » (de Certeau, 2010 : 103).

C’est sans doute la chose la plus étonnante dans cette correspondance. Denise se loge dans une intimité avec le curé pour espérer, dialoguer et lui livrer ses rendez-vous rêvés avec ses deux hommes. Et pour ce faire, parfois se glissent une sainte, un ciel, des anges, un transporteur de message inattendus et dont on espère un retour. « Comment je vais faire maintenant ? Je ne peux pas vivre sans lui ? Un grand vide sans toi ». Le « pas sans » est l’une des expressions du « croire », selon Luce Giard (Giard, 2003 : 15-16). Le collectif interprétatif qui entoure ses écrits aide à croire qu’un grand retour adviendra, des paroles dans un rêve, des voix au détour d’une rue, une réponse qui arrive d’ailleurs. Ainsi, une chaîne reste ouverte d’un passé-futur qui fait un support de vie, une écoute où l’on entend susurrer l’éloigné, le disparu, le lointain. Autant dire avec de Certeau que ce sont ces écritures d’emprunt, de déplacements et de métissage qui tournent autour d’une force, la cherche d’une voie. À suivre cette invitation, nous percevons comment le lien entre temporel et spirituel est empiriquement bricolé hors de champs d’un discours établi (de Certeau, 2011 : 288).