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Salles de répétition de la chorale du centre culturel, salles de réunion du presbytère. Voilà des mois que nous sillonnons une ancienne ville ouvrière du textile du sud de l’ex-République démocratique allemande (RDA) pour animer des discussions de groupe dans le cadre de notre projet de recherche « Mémoire de 1989 »[1]. Une fois en 2019, pour faire changement, nous nous retrouvons dans l’arrière-salle d’un bar. L’établissement promet de larges portions de cuisine maison dans un lieu unique à proximité de la place du marché. Bien qu’il annonce une « salle lumineuse et moderne », une « terrasse extérieure confortable » et une « salle de jeux » avec table de billard et télévision, nous y sommes ce jour-là pour des motifs professionnels.

J’ai rendez-vous devant le bar avec ma collègue et le groupe que nous interviewons. C’est là qu’ils se réunissent régulièrement, dans une salle à l’arrière. Ce sont des gens impliqués en politique, pour la plupart des hommes, retraités ; certains d’entre eux étaient actifs dans l’opposition à l’automne 1989. Il y a quelques années, ils se sont retrouvés dans le cadre d’une initiative d’opposition de l’époque.

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Nous sommes accueillis par une petite délégation devant la porte. Un médecin et un ingénieur. Le tout a un caractère hautement officiel. Tout au long de la soirée, il leur semble important de s’adresser à moi par mon titre de docteur. Visiblement flattés par notre intérêt scientifique, ils se sont présentés en grand nombre : 11 hommes et 1 femme. Ils ont beaucoup à raconter : sur l’époque de 1989, et encore plus sur la situation politique actuelle. Le médecin à la retraite était en 1989 le porte-parole de « Nouveau Forum » dans la ville[2], et un autre participant a littéralement lancé, grâce à des tracts illégaux, l’une des premières grandes manifestations en RDA lors de la révolution de l’automne 1989. Une porte coulissante sépare la salle du bar ; à part, et en même temps quasi officielle. Le matériel de leur initiative est disposé sur une grande table : un texte sur une ancienne militante connue des droits civiques qui s’implique dans le milieu de la « Nouvelle Droite » depuis plusieurs années et à qui le groupe doit décerner une distinction, des brochures d’information sur les dangers de la technologie cellulaire 5G. On retrouve ici les thèmes qui sont actuellement discutés sur Facebook et YouTube. Avant de commencer l’entretien, nous distribuons les formulaires de consentement éthique et l’information touchant la protection des données de notre projet. Dans les rires, le groupe refuse d’abord de signer, qualifiant le tout de dernier affront bureaucratique et affirmant qu’il n’a rien à cacher.

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Deux dictaphones sont maintenant allumés et déposés sur la table. Cet instrument inestimable de la recherche empirique deviendra au cours de la conversation un objet chargé, qui viendra à représenter symboliquement notre recherche. Le fait que nous travaillons avec deux appareils a à voir avec la taille du groupe, certes, mais aussi avec ma peur notoire que l’on puisse avoir un problème, même avec les piles pleinement chargées.

L’enregistrement commence par une première question sur l’histoire du groupe et ses expériences sous deux systèmes politiques. À ce moment, la porte coulissante s’ouvre et une serveuse commence à distribuer des boissons : de la bière au groupe, et du coca pour nous. Il faut un certain temps à la serveuse pour s’assurer que les bonnes boissons ont été données aux bonnes personnes, et l’orateur informel lance : « Tout a-t-il bien été enregistré ? », un commentaire qui est accueilli par des rires.

Normalement, les personnes interviewées oublient rapidement la présence d’un dictaphone sur la table. En tant qu’artéfact, il fait partie d’une situation définie distincte des conversations quotidiennes, aussi en ce que les chercheuses et les chercheurs s’abstiennent d’intervenir. Si je me sens parfois mal à l’aise lorsque ma seule activité consiste à écouter en silence, à hocher la tête, à prendre des notes et à regarder de temps en temps l’écran pour m’assurer du niveau de la pile, cela ne dérange que rarement mes interlocuteurs et interlocutrices. Ce soir-là cependant, les personnes présentes mentionnent l’appareil à plusieurs reprises. Il devient l’objet de leurs blagues, mais aussi une surface de projection de leurs souvenirs des pratiques de surveillance des services secrets.

Les trois heures qui suivent sont très animées — et l’employé du bureau chargé de transcrire l’enregistrement s’en arrachera les cheveux. Le groupe est ouvert et désireux de discuter ; chaque ronde de bière détend un peu plus la parole. On parle beaucoup, de façon confuse et avec des opinions très arrêtées, sur un large éventail de thèmes : l’époque de 1989, la nécessité de se mobiliser à nouveau, la démocratie devenue dictature, Julien Assange, les mouvements secrets des troupes de l’OTAN, la politique en matière d’éducation et d’économie, la réforme des districts, la Treuhand[3] et les « Wessis »[4], les antifascistes et les extrémistes de droite ouest-allemands venus dans la ville. On profère des insultes et on exprime des déceptions, mais tout cela reste souvent abstrait et déconnecté d’expériences personnelles. Surtout, on se plaint de ne pas être reconnus et appréciés en tant qu’acteurs importants de la révolution pacifique.

Lors de cette conversation tous azimuts, l’ingénieur et le médecin occupent un rôle de premier plan. Ils distribuent les tours de parole et commentent les propos de chacun, ils se montrent polis envers nous et rappellent au groupe entraîné dans le galop de la conversation la présence des « invités de Leipzig ».

La façon dont nous avons ouvert la discussion, avec une question courte et simple, et le fait que nous ne sirotons que du coca et gardons le silence agacent les interviewés (une situation qui rappelle les manuels de méthodes scientifiques). Encore une fois, on fait référence aux dictaphones : « Ils vont bien prendre ce dont ils ont besoin [de l’enregistrement]. » (rires) C’est dit sans reproche ni méfiance, et je le prends comme un signe qu’ils ont confiance que nous savons ce que nous faisons. Toutefois, concrètement, ce que nous faisons leur reste mystérieux : « Je ne peux pas imaginer que vous pourrez écrire un article scientifique à partir de tout ce babillage, complètement incompréhensible… », dira plus tard le médecin retraité, commentant non sans ironie la dynamique des discussions de son initiative.

Nous ne disons pas grand-chose, nous les encourageons simplement à parler des choses qui sont importantes pour eux. D’une part, notre silence renforce la facilité avec laquelle discutent les participants ; en même temps, je remarque que le jugement qu’ils portent sur nos motivations et nos intentions en tant que chercheur et chercheuse s’en trouve nuancé : « Vous voulez nous laisser déblatérer, nous faire dire des choses que nous ne voulons pas dire. »

Ce qu’il appelle déblatérer émerge comme une série de diagnostics actuels fluctuants et amplifiés, et comme des efforts pour se conforter mutuellement dans leur expertise. Il y a peu de désaccord entre les membres du groupe, et beaucoup d’interprétations des derniers développements politiques restent incohérentes. Ce qui est dit sert souvent davantage de mots clés pour une série d’interprétations associatives. Le groupe s’accorde pour faire une analogie entre l’époque de la RDA et aujourd’hui, entre la révolte d’hier et d’aujourd’hui. De tels parallèles confèrent grandeur et légitimité aux propos et soudent un groupe aux biographies très hétérogènes : des militants du Nouveau Forum et des membres de l’ancien Parti communiste ou d’un des partis fidèles à l’État, des absents lors des manifestations de 1989. Des jeux de langage et des slogans ingénieux sur une « démocratie qui n’est pas démocratie » unissent aussi le groupe : autocratie, dictature ou dictature de parti, lobbycratie, bureaucratie, ploutocratie. L’insulte verbale en groupe semble avoir quelque chose de satisfaisant, ou du moins quelque chose qui engage profondément tout un chacun sur le plan émotionnel.

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« C’est nous qui sommes vigilants, parce que nous avons connu cela avant, la dictature telle que nous la connaissons encore aujourd’hui. Il n’y a rien de différent, c’est la ‘‘RDA 2.0’’. La liberté d’expression sera abolie, la presse sera mise au pas. […] Et ça énerve les citoyens quand il se passe exactement la même merde — pour le dire franchement — qu’avant, quand on n’avait pas le droit de dire quoi que ce soit. »

Le médecin interrompt la conversation en jetant un coup d’oeil au dictaphone : « Pense à l’enregistrement ! » (rires) Je quitte un instant le rôle d’auditeur silencieux : « C’est peut-être justement la différence avec avant. » Mes paroles restent dans l’air, sans commentaire.

Un souvenir de l’expérience de la RDA est activé et actualisé — des enregistrements de conversations détournés, la difficulté à parler librement. Je rejette l’affirmation : « Comme vous pouvez le voir, nous pouvons parler ouvertement et même enregistrer sans aucune conséquence. »

En plus de la mémoire, il résonne aussi dans les propos énoncés et l’identification avec la RDA quelque chose de risqué et de subversif, comme si les interviewés étaient « déviants » et prononçaient l’inconcevable. À un autre moment, ils discutent de l’exil : « Bientôt, ils nous expulseront tous du pays », affirme un des hommes. Un autre dit : « Où aller ? Personne ne veut de nous… » Et un troisième fait une allusion cynique à la migration mondiale et aux réfugiés : « Il y a maintenant de la place dans plusieurs pays. »

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Qu’arrive-t-il de l’enregistrement ? Un bureau se charge de retranscrire les trois heures de la conversation. L’employé interrompt son travail après deux heures, invoquant que ce qui est dit le trouble émotionnellement. Lors du travail d’interprétation du chercheur, avec la distance qui s’installe relativement au matériel d’entrevue, on a tendance à oublier rapidement cette dimension. C’est une soirée dans un bar, dans un lieu unique. Une rébellion verbale à faible risque autour de quelques bières et un type de socialisation qui, pour certains répondants, se prolonge dans les médias sociaux où l’on commente l’actualité internationale sans trop d’effort : de manière critique, souvent aussi haineuse.

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Un dictaphone est un objet vraiment utile. Il documente fidèlement ce dont je ne me souviendrai que vaguement le soir même dans ma chambre d’hôtel, et que je n’aurais jamais pu me rappeler. Et il aide à se distancier de ce qui a été dit. Contrairement à l’employé du bureau de transcription, je peux décider moi-même du moment d’écoute et du temps que j’y consacre. Je peux revenir à la situation et en sortir à tout moment. Ce qui a été dit se transforme finalement en une centaine de pages de transcription, et en autant de pages de notes d’interprétation.

Et en tant qu’artéfact, le dictaphone aide à définir la situation de conversation pour toutes les parties impliquées dans la recherche. Ce qui n’est pas toujours donné. Lorsqu’une manifestation nationale contre les mesures de protection de la COVID-19 du mouvement « Querdenker » a été annoncée à Leipzig le 7 novembre 2020, nous avons avec des collègues de notre institut prévu d’y être pour y faire de l’observation participante.

Sous le slogan « Répéter l’histoire », des dizaines de milliers de personnes ont été invitées à manifester, comme en 1989, autour du centre-ville de Leipzig, un lieu symboliquement chargé. Ce jour-là, il n’était pas possible d’utiliser des dictaphones et d’expliquer à tout le monde ce que nous faisions réellement. Les téléphones et les carnets de notes étaient les seuls moyens de consigner nos observations. Ces artéfacts, combinés avec nos masques chirurgicaux, nous identifiaient comme observateurs et faisaient ainsi de nous des objets d’observation potentiels. Un manifestant aux lunettes de soleil effet miroir a dit : « Je sais ce que vous faites. Je vous ai observés. Vous écrivez tout ici. Vous êtes des informateurs. N’avez-vous pas honte de dénoncer le peuple ? »