Feuilleton

« Pense à l’enregistrement ! »“Remember the recorder!”[Record]

  • Alexander Leistner

…more information

Salles de répétition de la chorale du centre culturel, salles de réunion du presbytère. Voilà des mois que nous sillonnons une ancienne ville ouvrière du textile du sud de l’ex-République démocratique allemande (RDA) pour animer des discussions de groupe dans le cadre de notre projet de recherche « Mémoire de 1989 ». Une fois en 2019, pour faire changement, nous nous retrouvons dans l’arrière-salle d’un bar. L’établissement promet de larges portions de cuisine maison dans un lieu unique à proximité de la place du marché. Bien qu’il annonce une « salle lumineuse et moderne », une « terrasse extérieure confortable » et une « salle de jeux » avec table de billard et télévision, nous y sommes ce jour-là pour des motifs professionnels. J’ai rendez-vous devant le bar avec ma collègue et le groupe que nous interviewons. C’est là qu’ils se réunissent régulièrement, dans une salle à l’arrière. Ce sont des gens impliqués en politique, pour la plupart des hommes, retraités ; certains d’entre eux étaient actifs dans l’opposition à l’automne 1989. Il y a quelques années, ils se sont retrouvés dans le cadre d’une initiative d’opposition de l’époque. Nous sommes accueillis par une petite délégation devant la porte. Un médecin et un ingénieur. Le tout a un caractère hautement officiel. Tout au long de la soirée, il leur semble important de s’adresser à moi par mon titre de docteur. Visiblement flattés par notre intérêt scientifique, ils se sont présentés en grand nombre : 11 hommes et 1 femme. Ils ont beaucoup à raconter : sur l’époque de 1989, et encore plus sur la situation politique actuelle. Le médecin à la retraite était en 1989 le porte-parole de « Nouveau Forum » dans la ville, et un autre participant a littéralement lancé, grâce à des tracts illégaux, l’une des premières grandes manifestations en RDA lors de la révolution de l’automne 1989. Une porte coulissante sépare la salle du bar ; à part, et en même temps quasi officielle. Le matériel de leur initiative est disposé sur une grande table : un texte sur une ancienne militante connue des droits civiques qui s’implique dans le milieu de la « Nouvelle Droite » depuis plusieurs années et à qui le groupe doit décerner une distinction, des brochures d’information sur les dangers de la technologie cellulaire 5G. On retrouve ici les thèmes qui sont actuellement discutés sur Facebook et YouTube. Avant de commencer l’entretien, nous distribuons les formulaires de consentement éthique et l’information touchant la protection des données de notre projet. Dans les rires, le groupe refuse d’abord de signer, qualifiant le tout de dernier affront bureaucratique et affirmant qu’il n’a rien à cacher. Deux dictaphones sont maintenant allumés et déposés sur la table. Cet instrument inestimable de la recherche empirique deviendra au cours de la conversation un objet chargé, qui viendra à représenter symboliquement notre recherche. Le fait que nous travaillons avec deux appareils a à voir avec la taille du groupe, certes, mais aussi avec ma peur notoire que l’on puisse avoir un problème, même avec les piles pleinement chargées. L’enregistrement commence par une première question sur l’histoire du groupe et ses expériences sous deux systèmes politiques. À ce moment, la porte coulissante s’ouvre et une serveuse commence à distribuer des boissons : de la bière au groupe, et du coca pour nous. Il faut un certain temps à la serveuse pour s’assurer que les bonnes boissons ont été données aux bonnes personnes, et l’orateur informel lance : « Tout a-t-il bien été enregistré ? », un commentaire qui est accueilli par des rires. Normalement, les personnes interviewées oublient rapidement la …

Appendices