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En rupture avec l’orientation fonctionnaliste dominante des années 1970, la sociologie des professions s’est, au cours des dernières décennies, focalisée sur l’étude de la segmentation interne propre à chaque profession ainsi qu’aux effets produits par les luttes internes sur l’évolution historique de ces groupes professionnels (voir par exemple Hénaut et Poulard, 2018). Au point de perdre parfois de vue l’ambition originelle de certains pionniers de l’étude de la segmentation des groupes professionnels de réussir à penser ensemble l’unité et la diversité interne de ces groupes (Champy, 2012). La littérature contemporaine sur les universitaires ne fait pas exception, d’autant plus que ce groupe professionnel se prête particulièrement bien à l’étude de sa fragmentation et de son hétérogénéité. En plus de connaître un principe de division historique majeur en différentes facultés et disciplines (Picard, 2020, chap. 5) qui persiste aujourd’hui (Bodin, Millet et Saunier, 2018), les conditions d’exercice tendent à se différencier davantage. Sont alors étudiés la place croissante prise par les tâches administratives, rendant difficile l’articulation entre enseignement, recherche et travail administratif (Dahan et Mangematin, 2010 ; Gastoldi et Lanciano-Morandat, 2017), les différents modes d’engagement dans la carrière au moment d’un éventuel passage au professorat (Louvel et Vallette, 2014) ou encore les différents habitus académiques saisis par les manières de s’adapter aux changements institutionnels (Matthias et Torka, 2019), ainsi que les inégalités et discriminations qui structurent les carrières, principalement sous l’angle du genre (Latour, 2008 ; Faniko, Le Feuvre, Sautier et Tschabuschnig, 2021). La fragmentation du groupe amène certains chercheurs à s’interroger sur une possible fin du métier d’« enseignant-chercheur » comme double fonction partagée par tous et toutes (Faure, Soulié et Millet, 2008 ; Barrier et Picard, 2020).

Malgré ces nombreuses divisions, les universitaires titulaires occupent une position singulière au sein de l’espace social. Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, le groupe s’est autonomisé des autres « élites » (administratives comme économiques) et se singularise par un style de vie et des stratégies de reproduction qui lui sont propres (Charle, 2006). Fraction dominée de la classe dominante détentrice d’une forme institutionnalisée du capital culturel et d’un capital économique relativement faible, ils se distinguent à la fois des professeurs du secondaire, des notables et chefs d’entreprise ainsi que des professions artistiques (Bourdieu, 1979). Ils évoluent au sein d’un champ, le champ universitaire, dont l’autonomie croît tout au long du xixe siècle au point de pouvoir se doter de ses enjeux propres (Bourdieu, 1984). En s’autonomisant, le groupe s’est également professionnalisé, notamment par « l’affirmation du monopole de la compétence légitime sur l’activité scientifique et sur l’enseignement qui lui est lié » (Picard, 2020, p. 40). La refondation des universités à la fin de la Troisième République offre de nouvelles possibilités de carrière et de nouvelles positions de pouvoir interne à l’institution, ce qui contribue à éloigner les universitaires du pouvoir politique au profit de carrières internes à l’institution (Charle, 2006).

En partant de ces recherches, l’étude que nous avons nous-mêmes menée avait pour point de départ de s’intéresser à l’hétérogénéisation des styles de vie et des rapports à la culture des universitaires en fonction des transformations récentes du corps et des modifications des équilibres disciplinaires. Pourtant, l’enquête réalisée (et plus particulièrement la campagne d’entretiens, voir encadré méthodologique) nous a amené à réinterroger cette hétérogénéité. Il nous est apparu nécessaire de penser et articuler ensemble la diversité interne au groupe et son unité, à comprendre les « visions » et non seulement les « divisions » (Faure, Soulié et Milet, 2018). Même les universitaires ayant renoncé à l’accumulation de capital scientifique et à la publication scientifique continuent à accorder à la recherche une valeur élevée (Gabrysiak, 2020a). Et malgré l’importance fondamentale de la discipline comme principe de division, notamment dans les styles de vie des universitaires, même des universitaires très éloignés de l’aristocratisme ascétique qui caractérise les disciplines les plus canoniques partagent avec ceux-ci le fait que leurs différentes sphères d’existence s’entremêlent (temps « libre », temps de travail, loisir) (Gabrysiak, 2021). On observe, dans les entretiens menés, des manières de (se) raconter qui ne permettent pas uniquement aux enquêtés de se positionner dans l’espace universitaire mais aussi de se positionner en tant qu’universitaires dans un monde social plus large, en se démarquant des professions proches et en affirmant la particularité de sa profession. Ils affirment également des normes et valeurs communes, propres à leur profession.

Comme le note F. Champy, « [i]l serait vain de chercher une unité directement au niveau des pratiques, trop hétérogènes pour cela. L’unité doit être cherchée à un autre niveau, celui d’une culture commune aux membres de la profession » (Champy, 2012, p. 125). Nous voudrions esquisser ici ce qui peut être défini comme une culture commune aux universitaires titulaires en lettres, sciences humaines et sciences, soit celles et ceux issus des facultés « intellectuelles » (Charle, 1994). Celle-ci s’acquiert au moment de l’entrée dans le champ, par l’incorporation de normes propres au monde scientifique. Cette culture s’acquiert de manière individualisée par un contact prolongé avec le corps, plus que par l’action réglée de l’institution. L’unité de la culture et la diversité des pratiques ne sont pas contradictoires. D’une part, si les nombreuses réformes contemporaines de l’université sont source de segmentation et d’un renforcement du poids de l’institution face à la corporation, celles-ci n’ont pas pour autant fait disparaître l’attachement partagé à une identité fondée sur un idéal d’autonomie du corps savant (Henkel, 2005). D’autre part, en évitant l’écueil qui consiste à penser cette unité malgré les clivages (et inversement) (Poulard, 2020), la mise en lumière de l’unité de discours et d’une forme de culture professionnelle commune permet de montrer que la différenciation et la segmentation des pratiques est pour une part le résultat de cette culture.

Afin d’en rendre compte, nous nous intéresserons aux récits que font les universitaires de leurs trajectoires, du passage d’un intérêt intellectuel pour un objet ou pour la recherche au désir d’en faire son métier. Ce passage de l’objet au métier connaît des modalités différenciées en fonction des différentes disciplines. Il s’agira ensuite de montrer que, si l’activité scientifique occupe une place importante dans la formation de cette culture, l’enseignement y est pourtant essentiel, celui-ci restant imprégné d’un certain idéal de la formation de l’esprit et de soi par des activités scientifiques.

une profession sans vocation ?

En dépit de l’existence de règles formelles d’entrée dans la profession et de rites de passage obligatoires (la thèse, la qualification par le CNU puis le recrutement) qui permettent de trier en partie les élus et les profanes, aucune instance forte d’inculcation d’une vocation ne semble exister à l’université. Un métier n’est en effet « pas “vocationnel’’ en soi » (Suaud, 2018, p. 25), mais l’est s’il est codé ou construit de la sorte, par une institution ou un individu. On ne trouve à l’université aucune instance comparable au petit séminaire (Suaud, 1975), à l’école populaire du Parti communiste (Pudal, 2002) ou encore aux écoles normales d’instituteurs (Delsaut, 1992). L’institution, notamment lors des études, est moins englobante, plus individualisante et, selon les formations, il est parfois peu question de la fonction, du rôle social que les futurs diplômés seront amenés à remplir. Si les études sont une période d’inculcation d’un habitus spécifique, il s’agit le plus souvent d’un habitus disciplinaire qui est en jeu, au contenu très variable d’une discipline à une autre. L’existence d’une agrégation, et la valeur accordée à celle-ci (nécessaire ou non pour être universitaire), est par exemple un principe important de variation (voir Pinto, 2007).

Parmi les différents idéal-types de vocation rassemblés par Charles Suaud, aucun ne semble pouvoir s’appliquer tel quel à une éventuelle vocation universitaire. Celle-ci est, au mieux, prise entre un « engagement vocationnel par élection instituée » et un « engagement vocationnel par élection informelle » (Suaud, 2018, p. 31). Le premier est l’engagement typique au sein d’institutions. Il suppose des rites de passage, une sélection parmi les prétendants, une inculcation d’un habitus spécifique assurant durablement la bonne conformité des dispositions de l’individu aux normes de l’institution. L’engagement par élection informelle désigne pour sa part une vocation que l’on trouve « dans les groupes pour lesquels la reproduction s’effectue entre-soi, dans les interactions imperceptibles de la vie ordinaire » (Suaud, 2018, p. 32). L’université repose à la fois sur des élections instituées, premières étapes nécessaires, et des élections informelles, celles du groupe de pairs. Elle ne dispose pas d’instances formelles de mise en incorporation d’un habitus vocationnel, mais l’on trouve malgré tout une certaine mythologie du chercheur. Celle-ci est produite par des chercheurs expérimentés, destinée à donner aux aspirants comme aux profanes une certaine image de ce que doit être un universitaire. En l’occurrence, quelqu’un de dévoué corps et âme à sa profession, dont l’engagement est nécessairement un engagement passionné et passionnel, condition de l’inspiration (Weber, 2003).

Le Guide de l’enquête de terrain de Stéphane Beaud et Florence Weber (Beaud et Weber, 2010) tout comme Réussir sa thèse en sciences sociales de Claudine Herzlich (Herzlich, 2002) dépassent ainsi souvent le cadre de simples conseils méthodologiques. Pour ces auteurs, l’engagement dans une recherche doit être total et dépasser le cadre du simple travail. Se préparer à une enquête nécessite de « se convertir à une certaine posture intellectuelle : n’hésitons pas à le dire, chercher c’est toujours devenir un brin monomaniaque et obsédé par son travail » (Beaud et Weber, 2010, p. 48), un bon sujet est un sujet auquel « tout [nous] ramène » (Herzlich, 2002). Il ne s’agit donc pas seulement de faire de la recherche mais d’être un chercheur, sans séparer le travail des autres temporalités. Beaud et Weber attaquent sévèrement au passage les concours, notamment l’agrégation dans une note de bas de page, exigeant selon eux une posture de prétendue omniscience, pouvant mener jusqu’à « une dangereuse “enflure du moi” » (Beaud et Weber, 2010, p.45). Celle-ci serait contraire à la « modestie », à la fois nécessaire pour le travail de recherche et apprise en effectuant ce dernier. La thèse et ses difficultés « ne sont pas qu’intellectuelles. Elles engagent tous les aspects de votre vie, vos émotions autant que votre cerveau » (Herzlich, 2002). Ce d’autant plus que la thèse est ici présentée comme un rite de passage à l’âge adulte, qui symbolise une forme de nouvelle naissance pour le jeune chercheur : ses futures recherches ne seront jamais aussi intenses que « la première fois ». Un engagement total, donc, puisque l’on « entre en thèse » « un peu comme le novice “entre en religion” » (Herzlich, 2002, p. 35).

Dans un registre différent, l’on peut citer le livre Théorème vivant de Cédric Villani (Villani, 2012)[5]. Celui-ci revient sur les dernières années de recherche de l’auteur, l’ayant mené jusqu’à l’obtention de la prestigieuse médaille Fields en 2010. Conçu comme un livre destiné à la fois au grand public et aux étudiants plus spécialisés[6], il entend montrer les différentes étapes d’un travail de recherche, en retranscrivant le quotidien d’un chercheur durant deux ans. Le livre raconte un chercheur obsédé par un problème, auquel il pense durant ses vacances, la nuit lorsque celui-ci trouble son sommeil, qu’il soit à Kyoto ou « dans un petit village de la Drôme »… Il retranscrit les mails envoyés tard dans la nuit, le 25 décembre, les dimanches. Le livre passe d’une série d’équations à une histoire inventée pour ses enfants, les deux ne connaissent pas de séparation nette. Ici également, la thèse est vue comme une forme de seconde naissance. L’auteur dit, à propos de l’équation de Bolzmann sur laquelle il travaille qu’il est « tombé dedans quand [il était] petit, c’est-à-dire pendant [s]a thèse » (Villani, 2012, p. 11). Une fois la recherche terminée et la médaille Fields obtenue, l’épilogue se termine sur l’histoire que lui raconte un autre mathématicien, « une histoire éternelle, une histoire de mathématique, de quêtes, de rêves et de passion » (Villani, 2012, p. 295).

Ces guides et livres ne sauraient avoir d’effets socialisateurs aussi puissants que peuvent l’être les exemples cités précédemment (petit séminaire, etc.). Il nous semble néanmoins qu’ils synthétisent de manière emblématique un ensemble plus informel d’attendus parfois implicites, de discours performatifs sur la profession, une partie des « règles non écrites et donc le plus souvent inobservables dans le cours normal du travail scientifique » (Gingras, 2017, p. 60) qu’il faut incorporer. Ils concourent également à donner des justifications aux souffrances et sacrifices dont ils rendent compte, au nom de la passion désintéressée pour sa recherche et l’accomplissement de celle-ci. Celles et ceux ne possédant pas ces bonnes dispositions et n’étant pas prêts à les acquérir ont alors tout intérêt à s’orienter vers d’autres options que le monde universitaire.

l’aspiration au corps

Entrer à l’université : correspondance des passions à l’offre intellectuelle

Pourquoi alors s’engager dans la voie d’une carrière universitaire ? Comment la rencontre entre une histoire individuelle et l’institution se fait-elle ?

Dans son ouvrage sur « les conditions enseignantes », Géraldine Farges montre, à partir d’une enquête par questionnaire, que la « vocation du métier » et le « désir de former des jeunes » (Farges, 2017, p. 112) sont très présents chez les enseignants des premier et second degrés, notamment chez les jeunes enseignants. Un grand nombre d’entre eux disent qu’ils s’orientaient déjà, juste après l’obtention du baccalauréat, vers ce métier. Il s’agit donc de vocations survenues tôt dans la vie de ces enseignants. Les entretiens que nous avons réalisés suggèrent que les trajectoires universitaires s’organisent différemment. D’une part, la décision et l’envie de poursuivre une carrière académique sont plus tardives. Surtout lorsque celles-ci reposent sur une passion pour un objet ou un sujet, qu’il faut alors convertir en passion professionnelle ou passion pour la recherche. D’autre part, plus que de remplir une fonction sociale spécifique ou de servir une institution, est mise en avant la réalisation de soi par des activités de recherche.

À l’origine de l’engagement professionnel dans une carrière académique, l’on trouve donc souvent un intérêt ou une passion particulière pour un objet. Florence par exemple a développé assez jeune une passion pour le cinéma. Son ambition première était de devenir « journaliste critique de cinéma ». Sa passion pour le cinéma a guidé son orientation universitaire, l’amenant à choisir un cursus où l’on traitait de cinéma jusqu’à entrer dans une maîtrise spécialisée. Pendant longtemps (jusqu’à la thèse), l’université n’apparaissait pas comme une voie professionnelle envisageable. Le métier lui était inconnu, et la distance sociale entre elle et ses camarades était forte (elle est issue d’un milieu de bourgeoisie rurale). Catherine témoigne d’un parcours similaire, c’est la découverte de l’art contemporain à la fin de son adolescence qui lui a donné l’envie de suivre des études universitaires. On trouve des similitudes dans les récits d’enseignants-chercheurs en sciences de la nature. Sylvain manifeste par exemple depuis qu’il est enfant un « intérêt pour les cailloux en général, pour les fossiles en particulier ». Romain, lui, découvre l’élevage lors de vacances dans la résidence secondaire de ses parents : « On avait un exploitant agricole près de chez nous, et moi j’ai toujours été passionné par l’élevage, à partir de là… Quand j’ai su que je devais faire un métier plus tard, tout de suite j’ai voulu travailler dans l’élevage, quoi. » On trouve un cas de figure similaire pour Franz, pour qui « dès que ç’a quatre pattes et que ça court, ça m’intéresse ». Dès lors, poursuivre des études universitaires, c’est persévérer dans l’approfondissement d’un thème, d’un objet, d’un terrain pour lequel on éprouve un intérêt, voire un attachement marqué.

Cet attachement peut être d’ordre biographique, mieux comprendre sa propre trajectoire, son histoire familiale, à travers des études puis des objets de recherche. Justine entame son entretien par un renversement des hiérarchies habituelles entre manuel et intellectuel, disant que, comme ses parents, elle aurait « rêvé de faire un métier manuel », « Souvent c’est plus compliqué quand on n’a aucune compétence manuelle (rires)… Mais c’est vrai que quand j’étais au collège je voyais beaucoup les métiers… Notamment justement du verre, de la manipulation du cristal, du verre… Je trouvais ça super, quoi, je me disais waoh, c’est super, enfin voilà tous les métiers manuels » (Justine, MCF SHS, parents artisans). Elle a finalement, après un parcours hésitant dans le supérieur (de bons résultats mais une indétermination quant à l’avenir), pu faire une thèse ayant pour objet les métiers de l’artisanat local.

Certains universitaires présentent, rétrospectivement, leurs intérêts au moment de s’orienter dans l’offre universitaire comme plus généraux. Ils s’expriment en entretien sous des formes types telles que « je me posais des questions », exposant un besoin de réfléchir sur le monde. Ces positions sont davantage le fait d’universitaires provenant de classes sociales supérieures, autorisant un rapport plus détaché par l’éloignement de la nécessité. Tous ces cas ont en commun que la première étape au désir de poursuivre une carrière académique consiste donc en une rencontre entre des goûts, centres d’intérêt et dispositions et une offre universitaire, permettant d’approfondir ces centres d’intérêt ou de trouver des réponses à ses questions[7].

Cette absence de vocation précoce fait que les parcours scolaires et universitaires de nos enquêtés sont rarement linéaires[8]. Et s’il est possible d’y voir une cohérence a posteriori, beaucoup ont connu, au moment de s’inscrire dans tel ou tel cursus, des situations de doute, de flou quant à l’avenir, entraînant leur lot de réorientations. Cela vaut pour les universitaires ayant eu des résultats moyens au cours de leur scolarité secondaire comme pour celles et ceux ayant une scolarité marquée par l’excellence scolaire. Si les premiers ont parfois fait plusieurs premières années, dans des disciplines différentes, les seconds ont pu se sentir pris dans des parcours un peu contraints (notamment par leur famille) avant de trouver leur voie. Les parcours les plus linéaires que nous avons rencontrés proviennent d’universitaires de disciplines enseignées très tôt à l’école. Ahmed a par exemple « toujours aimé » les mathématiques, dès l’école primaire, aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours voulu être mathématicien. La linéarité apparente de ces parcours ne signifie pas pour autant une absence de doutes ou de choix d’orientation de la part de ces universitaires (notamment, au sein de ces disciplines, entre le secondaire et le supérieur). Il a fallu, comme pour les autres, passer d’un intérêt pour une discipline au métier d’universitaire, d’une passion pour une discipline connue parfois uniquement sous l’angle de la lecture au métier de producteur scientifique et d’enseignant.

De l’objet au métier : engagement académique et différences disciplinaires

Le passage de l’objet et de la discipline au métier s’effectue selon des modalités et des temporalités différentes entre les lettres et sciences humaines et les sciences. Au cours de leurs études, les futurs universitaires en lettres et sciences humaines ont été familiarisés avec (et parfois par) des « grands noms » de leur discipline, qu’ils et elles citent en entretien comme les ayant marqués et inspirés, leur ayant donné envie de poursuivre leurs études et de s’essayer à la recherche scientifique. Certains de ces universitaires, lorsqu’ils étaient étudiants, ont fait en sorte de s’en rapprocher, d’entreprendre des démarches pour rencontrer un de ces universitaires, souvent en vue de lui présenter un projet de recherche. Ce sont ces « grands noms » qui produisent une « pulsion de recherche ». Le moment du basculement de l’intérêt pour un objet ou une discipline à la révélation du métier se fait alors en lisant ou en assistant à un séminaire de recherche :

J’avais toujours l’idée que je voulais faire du cinéma, et j’ai fait mon mémoire de maîtrise sur le cinéma [...] je lisais des livres qui m’intéressaient beaucoup dont [un universitaire reconnu], et je me suis dit c’est avec lui que je veux travailler. Donc… Quand j’ai fini ma maîtrise, je lui ai écrit en disant que je voulais faire ma thèse avec lui [...]. Puis tout s’est enchaîné comme ça, tu vois j’ai… C’est pas un choix, c’est… Ça me plaisait, et j’ai continué, continué comme ça.

Enquêteur : Comment tu t’es retrouvée en thèse déjà au départ, c’était une suite logique de la maîtrise… ?

L’intérêt. L’intérêt pour le sujet, et… l’intérêt pour le travail que faisait [l’universitaire en question].

Florence, PR SHS, UFR

Les disciplines de lettres et sciences humaines fonctionnent souvent différemment sur ce point de celles de sciences expérimentales et de la nature, non pas en raison de différences de nature entre ces disciplines mais de l’organisation du doctorat et du travail de recherche. S’il est d’usage d’aller vers son directeur en lettres et sciences humaines, de construire son objet et son projet, le directeur de thèse recrute son thésard en sciences, l’insère dans une équipe. L’imposition d’un sujet semble au contraire plus souvent impensable en lettres et sciences humaines et sociales, cela peut occasionner des refus, comme dans le cas de Fanny : « Je voulais faire ma thèse sur un sujet qui me plaisait et avec un cadre qui ne serait pas imposé. Et c’est important parce qu’en fait en master 2 […] un de mes enseignants était venu vers moi pour me proposer un sujet de thèse. Et c’était un sujet de thèse [sur un corpus donné] où t’avais pas du tout de marge de manoeuvre, tout était imposé, et en fait, j’ai pas voulu » (Fanny, MCF SHS, UFR). Elle a finalement pu traiter « son » sujet, en allant le proposer à un autre enseignant-chercheur. Il arrive néanmoins que des universitaires en lettres et sciences humaines acceptent des thèses financées avec des sujets (et parfois un directeur) imposés, mais ce sont des cas plus rares (pour le moment) qu’en sciences.

Dans les disciplines de sciences, les enquêtés soulignent donc davantage le rôle d’un « chef ». Le patronage dont ils ont fait l’objet[9] les a conduits, généralement au moment de leur DEA/DESS/Master, à poursuivre leurs études vers la recherche scientifique. Contrairement aux entretiens menés avec des universitaires en lettres et sciences humaines, les universitaires en sciences n’ont jamais cité de noms de grands scientifiques leur ayant donné l’envie de poursuivre une carrière académique. Le chef est une figure d’autorité, mais une autorité tout autant managériale qu’intellectuelle[10], les noms de ces « chefs » ne sont même pas toujours cités en entretien. Leurs actions n’en restent pas moins déterminantes, comme on le voit dans les récits de trajectoires :

J’avais pas envie de glandouiller en fac… et mon objectif c’était d’essayer de m’insérer professionnellement. Je ne savais pas quand, mais assez vite et vous voyez ce que ça a donné après hein… […] j’ai pris une option qui s’appelait à l’époque maîtrise de sciences et techniques, donc c’était pas la maîtrise classique, c’était une maîtrise professionnalisante. [Il explique qu’il a fini en école d’ingénieurs parce que c’était considéré comme étant « la voie royale ».] Je rentre à l’école, tout se passe bien, alors on fait les grosses fiestas d’écoles d’ingénieurs, classique, mais je bosse, je suis sérieux. Pis troisième année, pareil, mon patron de spé me dit : « Ah, il est pas mauvais ce garçon, on va lui faire faire le master », et puis bah j’ai fait une thèse. Mais, on est venu me chercher pour que je fasse ma thèse. Et c’est une thèse particulière que j’ai faite parce que c’est une thèse CIFRE.

Gilles, PR sciences, école d’ingénieurs

Ces professeurs sont à l’origine de la découverte du travail scientifique :

[un de ses professeurs l’invite à faire un stage dans son laboratoire] Et alors là, ça m’a éclatée, j’étais bien encadrée en plus, c’était intéressant […]. Et donc, j’ai eu de la chance parce que le collègue, maintenant hein, mais à l’époque l’encadrant qui m’avait suivi, il m’a associée à une publication. Du coup, j’ai découvert comment ça se passait…

Véronique, PR sciences, UFR

Cette différence est importante en cela qu’elle révèle plusieurs lignes de division au sein du champ scientifique. Le directeur de thèse en sciences a besoin de thésards pour faire de la paillasse et obtenir des résultats, bref, pour publier[11]. Or, le risque de voir partir les thésards potentiels pour le privé est non négligeable[12], ce qui encourage le démarchage. La définition et les conditions d’exercice de la thèse ne sont pas les mêmes. Les thèses sont bien plus longues en lettres et SHS[13], et nécessitent ainsi davantage d’être vécues sur un mode vocationnel dont elles constituent une mise à l’épreuve tout autant qu’un renforcement de cette vocation. Ces arbitrages nécessaires entre une carrière dans le privé ou dans le public, et la décision tardive de poursuive une carrière universitaire sont explicités dans nos entretiens :

Bon, je vous l’ai dit, j’ai choisi un parcours, pas un métier. Donc quand j’étais [en école d’ingénieurs], je ne savais pas forcément ce que je voulais faire derrière. Bon, l’école comme je vous l’ai dit aussi m’a plutôt déçu et tout, donc du coup ça ne m’a pas spécialement conforté dans le fait de me dire : « Aaaaaah ! je vais faire ingénieur agromachin, toute ma vie tout ça » […] j’étais un peu désarçonné par rapport à ça, et donc c’est un enseignant d’ici qui m’a proposé un stage, et il m’a proposé un stage en labo en fait. Et donc, j’ai découvert un peu le… On va dire la recherche un peu qui était faite là-bas. Moi j’ai trouvé ça… Plutôt sympa et justement, par rapport aux interrogations que j’avais qui étaient un peu d’ordre explicatif, pourquoi quand on taille un arbre machin, bon bah la recherche je retrouvais un peu cet aspect, pouvoir creuser…

Jérôme, PR sciences, école d’ingénieurs

Un entretien avec une enquêtée en sciences se démarque des autres, en cela que l’enseignante-chercheuse interrogée a non seulement su rapidement qu’elle voulait faire de la recherche, mais qu’un sujet de recherche la passionne depuis qu’elle est étudiante. Le problème qu’elle rencontre est qu’elle ne peut travailler sur ce sujet, qu’elle tente de porter depuis de nombreuses années, il ne correspond pas à ce que fait son équipe. Elle témoigne, tout au long de l’entretien, d’une relation difficile avec l’institution universitaire, faite de désillusions, d’un fort sentiment d’impuissance. Cette impuissance provient de l’obligation de « suivre l’équipe », ce qui l’empêche d’avoir « la liberté de travailler sur les sujets dont [elle a] rêvé » (Emma, MCF sciences).

Le déclencheur d’une carrière et l’incorporation progressive des normes du métier viennent donc du contact auprès du corps universitaire, dans le cadre d’activités de recherche. La découverte du travail scientifique est parfois vécue sur le mode de la révélation, il s’impose dans une forme d’évidence : « La recherche en fait, ça a été une vraie découverte, mais très simple en même temps… ça ne m’a jamais demandé d’effort » (Florence, PR SHS, UFR). La faiblesse du rôle de l’institution explique que l’identité professionnelle de ces universitaires se définisse d’abord par une réalisation de soi dans l’activité de recherche (« travailler sur ses passions », Catherine, MCF SHS, UFR). Plutôt que par une fonction sociale tournée vers un public plus large, comme peut l’être celle des enseignants du primaire et du secondaire. L’université continue d’avoir une organisation corporatiste, la mise en conformité des dispositions aux attendus du métier passe avant tout par l’intériorisation des normes du champ scientifique. Ce qui ne signifie pas que l’enseignement soit vu comme une contrainte, une charge éloignant du travail de recherche.

l’enseignement universitaire

Adhésion et distance avec le cadre « scolaire »

Même si l’enseignement est peu présent dans les origines du Beruf universitaire[14], si l’envie d’enseigner ou de transmettre n’est pas mise en avant comme explication première de la poursuite d’une carrière académique (Guillon, Boléguin et Picot, 2017), l’enseignement apparaît comme essentiel à la réalisation de soi pour la plupart des universitaires rencontrés. L’idéal d’une activité d’enseignement et d’une activité de recherche interdépendantes l’une de l’autre reste partagé, bien que parfois difficile à effectivement mettre en oeuvre. Romuald Bodin, Émilie Saunier et Mathias Millet montrent en effet que la plupart des universitaires ne pensent pas l’enseignement et la recherche comme deux domaines séparés ou en opposition, mais voient plutôt l’enseignement et la recherche en concurrence avec les tâches administratives (Bodin, Saunier et Millet, 2018)[15].

Ce que signifie « enseignement » pour les universitaires mérite cependant d’être précisé. En effet, il apparaît au cours de nos entretiens que les universitaires ont un regard critique sur le système scolaire, plus particulièrement sur l’enseignement secondaire, sur le type d’apprentissage dominant au collège et au lycée. La question du rapport au « scolaire » (visible dans le rapport à l’agrégation pour Stéphane Beaud et Florence Weber) est un élément central afin de comprendre la manière dont les universitaires rendent compte de leurs choix et trajectoires. Une opposition importante se joue entre l’attitude scolaire, état attendu typique de l’enseignement secondaire et l’autonomie intellectuelle propre au supérieur. Les entretiens biographiques que nous avons fait passer sont marqués de manière récurrente par une attitude de défiance envers le système scolaire. Celle-ci s’exprime de différentes manières, soit par une forme de fierté mise dans le fait d’avoir eu des résultats moyens au lycée, soit par l’insistance, malgré de bons résultats, sur l’ennui ressenti durant ces années passées dans l’enseignement secondaire. Jérôme, lorsqu’il retrace son parcours scolaire, explique que « moi, le collège je me suis fait chier, le lycée, c’est devenu un peu plus intéressant tout ça mais je trouvais que… Quand je regarde un peu en arrière quoi, entre le primaire, le collège, le lycée j’ai eu l’impression d’avoir fait à chaque fois la même chose » (Jérôme PR sciences, école d’ingénieurs). Samuel (MCF SHS, IUT), à propos d’un enseignant qui l’a pourtant aidé à s’orienter nous dit : « Je l’aimais pas en plus, je le trouvais chiant. » Il a obtenu son Bac D « d’extrême justesse. Je visais 10, j’ai eu 10,07 […]. J’étais pas très bon, j’étais pas très bon et j’aimais pas tellement… Enfin, j’en avais marre et j’avais vraiment envie d’arrêter, le lycée, j’en avais marre. » Une autre nous dit qu’elle a obtenu son bac « sans excès », donc sans zèle (Muriel, PR sciences, UFR). Cette critique du scolaire s’étend parfois jusqu’aux études supérieures, pour les enseignants à qui l’on reproche de ne pas être stimulants : « rares étaient les enseignants qui retenaient mon attention à ce moment-là, je m’emmerdais en cours. Je pense que je peux dire que je me suis emmerdée pratiquement toute ma vie en cours » (Bénédicte, MCF SHS, UFR).

Les parcours scolaires des enquêtés sont de fait différents, plus ou moins linéaires, avec des résultats plus ou moins bons. Les discours sur ces parcours scolaires permettent néanmoins de saisir une part de l’identité professionnelle mise en avant par le groupe des universitaires.[16] Cette identité est faite d’une forme de distance au rôle d’enseignant, comme répétiteur d’un savoir. La mise à distance du secondaire est un trait commun et important fondant l’identité du groupe, notamment dans le rapport qu’entretiennent les universitaires à l’égard de leur public étudiant.

L’entendement universitaire

Dans les discours des universitaires sur leurs pratiques d’enseignement, la première chose que l’on remarque est que, dans la continuité de la manière dont ils présentent leurs propres parcours, ils se montrent critiques envers les attitudes et parfois les parcours (trop) scolaires de certains étudiants. Élisabeth, à propos d’un de ses collègues PRAG, au moment de la sélection des dossiers (elle est dans un IUT), nous dit qu’« il aime bien les ’’bons gamins’’, ceux qui ont des parcours linéaires, des bons dossiers scolaires », là où elle accorde davantage d’importance aux lettres de motivation, à d’éventuelles autres expériences extra-scolaires, plutôt que d’accorder beaucoup d’importance aux notes (elle-même n’a pas eu un parcours linéaire marqué par l’excellence scolaire). Dans Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont montré que la réussite universitaire des étudiants repose sur la possession et la capacité à manier une « culture libre », et soulignaient un paradoxe de l’institution universitaire : « [L’école] serait la voie royale de la démocratisation de la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les inégalités initiales devant la culture et si elle n’allait souvent — en reprochant par exemple à un travail scolaire d’être trop “scolaire’’ — jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l’effort et a, de ce fait, toutes les apparences de la facilité et de la grâce » (Bourdieu et Passeron, 1964, p. 35). L’institution universitaire, par le biais des enseignants-chercheurs, continue à dévaluer les connaissances et attitudes « scolaires », héritées le plus souvent de l’enseignement secondaire face auquel ils se positionnent en s’en démarquant.

Au contraire, les attitudes et aptitudes valorisées sont d’avoir de l’esprit, de faire preuve « d’autonomie intellectuelle », de « sortir des cadres », mais aussi d’avoir une attitude active face au savoir et à l’enseignant. Lors d’une digression sur l’absentéisme dans les amphithéâtres, Laurence (MCF sciences, UFR) se moque, plutôt que des absents, des étudiants systématiquement présents : « Souvent ceux qui sont tout le temps au premier rang, en train de t’écouter comme des idiots, tu te dis c’est qu’ils ne doivent rien comprendre s’ils sont tout le temps là. Tu te dis que c’est le bon élève mais qui après n’a aucun esprit critique et n’a pas de jugeote, et ne sait pas du tout évoluer… » Les étudiants valorisés sont celles et ceux s’autorisant à « sécher » certains cours en amphithéâtre, mais uniquement lorsque leur absence est le fait de la poursuite d’intérêts personnels capables d’être mobilisés en TD. Les étudiants trop appliqués, trop scolaires, passent pour être ennuyeux. Ils travailleraient de manière consciencieuse mais sans produire de réflexion, compensant leur manque de capacités par un travail rigoureux, voire acharné. Le plaisir éprouvé à enseigner est dépendant du public auquel cet enseignement est donné, comme nous l’explique un professeur : « Le plaisir que je prends à enseigner, je l’ai sur des trucs plutôt tarabiscotés plutôt que d’enseigner des trucs, on va dire assez linéaires. Ce qui parfois d’ailleurs m’éloigne un peu de certains étudiants. […] Alors après on a des étudiants qui sont vifs d’esprit, pour la plupart, quand ils sont pas trop bourrés de la veille. Par contre, cette vivacité, ils ne la mettent pas forcément au service de la profondeur. […] C’est les ’scolaires’’ qui nous font chier. Et, du coup, quels étudiants deviennent intéressants ? Bah, c’est plutôt justement les gens qui paraissent un peu je m’en foutistes, etc., parce qu’en fait, ils ont l’attitude à remettre en question et à se mettre en rupture, et, du coup, quand on veut faire un exercice, finalement ces gens-là deviennent leaders de l’exercice collectif » (Jérôme, PR sciences, école d’ingénieurs). Cet enquêté lie son plaisir d’enseigner à ce profil particulier d’étudiants qui lui semblent les plus à même de bien recevoir, de comprendre et de réutiliser son enseignement. Prendre plaisir à enseigner, ce n’est pas simplement transmettre, c’est aussi transmettre à des étudiants, et ceux-ci ne sont pas une masse homogène et indifférenciée.

Ce rapport aux « bons » étudiants ne peut se comprendre sans prendre en compte ce que les universitaires recherchent, aussi, à travers l’enseignement. Si l’on considère que l’on peut parler d’une identité professionnelle propre aux universitaires, et que celle-ci n’est pas que scientifique, c’est parce qu’une forme particulière d’enseignement universitaire joue un rôle important dans sa définition. Les cours et les étudiants sont évalués à l’aune de ce qu’ils apportent à soi, « en fait, je crois que j’aime pas l’enseignement quand j’apprends rien, moi » (Justine, MCF SHS, IUT). L’enseignement et la recherche font partie du même processus d’approfondissement de ses propres connaissances et d’émergence d’idées nouvelles sur un objet donné. Que cet enseignement prenne le caractère d’un soliloque magistral, imposant une mise en forme et en cohérence de ses pensées en articulation avec un état de l’art rigoureux permettant le surgissement d’hypothèses nouvelles, ou des cours comportant davantage d’interactions, voire de confrontations permises par des étudiants correspondant à ce modèle idéal. L’enseignement est dans une relation de complémentarité et d’interdépendance avec l’activité de recherche. Les interactions avec les étudiants, comme manière d’apprendre soi-même quelque chose, peuvent être explicitement recherchées et valorisées :

En fait, le problème que j’avais avec les DUT et les licences pro, parce que je faisais cours dans ces deux niveaux-là [avant d’obtenir un poste en UFR], c’est que le réinvestissement de la recherche, enfin ce qui fait tout le côté un peu dynamique de notre travail, ce qui fait qu’on a l’impression d’avancer, il n’est pas très palpable sur ces domaines de formation là. C’est beaucoup plus palpable en master, tu te mets plus en danger, tu vas plus dans des zones qui sont des zones d’insécurité. Un cours en DUT c’est une zone de confort. Il n’y a pas de mise en danger. […] Quand on parle de mise en danger, de zone de confort, zone d’insécurité. Comment expliquer ça… ? Quand j’étais au lycée, ou au collège, j’ai jamais trop aimé les profs en fait. Pour moi, la position d’un enseignant dans le secondaire, c’est une position qui est une position de savoir, c’est « je sais ». Un enseignant dans le supérieur n’est pas dans une position de savoir, il est dans une position de recherche. Quand je parle de zones d’insécurités, je ne dis pas que je me sens inconfortable dans cette zone d’insécurité, c’est que, on va me pousser, on va me secouer, on va m’amener à dire oui, peut-être que là je me trompe. J’en suis pas sûre ou je ne sais pas. Je n’ai pas la réponse à cette question-là. Et comment est-ce qu’on pourrait la trouver, voilà. Une question amenant à une autre question et pas forcément à une réponse. C’est ça que j’appelle la zone d’insécurité, et c’est plutôt par rapport à la question de la position du savoir de l’enseignant, qui ne me convient pas, parce que c’est un modèle transmissif du savoir, c’est, je sais, je vomis le savoir et toi, tu l’ingurgites, bon c’est un petit peu dégueulasse de le dire comme ça, ça, c’est le modèle transmissif. Et c’est, pour moi, tout ce qui fait la beauté du geste pédagogique ou de l’acte pédagogique dans le supérieur.

Bénédicte, MCF SHS, UFR

Ce long extrait d’entretien est éclairant sur plusieurs aspects détaillés auparavant, à la fois le lien entre la recherche et l’enseignement, et le type d’enseignement et les étudiants idéaux. Y est valorisée la défiance plus que la déférence, mais dans les limites du tolérable et par le haut, c’est-à-dire de manière brillante et raisonnée, dont on peut tirer quelque chose. L’universitaire en question fustige les « consensus tout mous », qui ne font pas avancer les choses. L’action pédagogique dans le supérieur est ici vue comme une déconstruction du modèle du secondaire.

La construction de l’image du « bon étudiant » est en miroir de l’image que les universitaires aiment avoir d’eux-mêmes. Les qualités projetées sur ces étudiants sont des qualités typiques de l’ethos universitaire, telles que l’indépendance d’esprit, la curiosité, l’individualité, entendue comme « personnalité »[17]. Par les activités d’enseignement, il ne s’agit pas simplement de transmettre ou de former, mais aussi de repérer et contribuer à modeler ses futurs pairs, des étudiants disposant de qualités auxquelles on s’identifie. En ce sens, la reproduction n’est pas que le résultat d’un vaste système d’enseignement désincarné : le contexte institutionnel s’articule avec des pratiques enseignantes, la reproduction c’est, aussi, se reproduire soi, être un producteur de producteurs. Claudine Herzlich utilise la métaphore de l’enfantement à propos de l’aboutissement du rite de passage qu’est la thèse, tout autant que de la seconde naissance du jeune chercheur. L’enseignement idéal est ici une maïeutique, faire accoucher un esprit en y laissant sa marque, et essayer de devenir à son tour une figure tutélaire[18]. On retrouve l’idéal humboldtien de la Bildung (voir Fabre, 2019), une éducation d’homme libre produisant des hommes libres.

De même que les « bons » étudiants disposent des qualités constitutives et valorisées par l’ethos universitaire, l’on peut voir, dans les dégoûts des universitaires, la manière dont ils se positionnent au sein de l’espace social, vis-à-vis d’autres professions. Les termes disqualifiants employés à l’égard des étudiants sont parfois les mêmes que ceux employés pour disqualifier des collègues. Le terme (et la figure de l’) ingénieur fonctionne comme un anathème, particulièrement pour les universitaires en sciences. À propos de certains étudiants, auxquels il donne un cours dans un master professionnalisant, un enseignant nous dit : « Ils sont pas mauvais mais… Comme des ingénieurs quoi ! », sous-entendant que ce sont de bons étudiants lorsqu’il s’agit d’appliquer des techniques, mais peu dotés d’esprit scientifique. Un autre, dans une discipline scientifique récente, dit qu’au début de sa carrière, les relations avec les universitaires d’autres disciplines étaient conflictuelles, notamment parce que ses collègues et lui se faisaient « traités d’ingénieurs ».

Le « fayot du premier rang », le « bon gamin », l’« ingénieur »… autant de figures repoussoirs auxquelles les universitaires ne veulent pas être associés. Ils valorisent la personnalité, l’esprit, la découverte (enjeu important au sein du champ scientifique [Merton, 1957]), et transposent dans leur caractérisation des étudiants les modes d’évaluation du travail de recherche (et des autres chercheurs). La recherche est ce qui distingue les enseignants-chercheurs des enseignants du secondaire, ce sont également les productions scientifiques qui sont évaluées en premier lieu pour entrer et faire carrière à l’université. Le champ scientifique et ses normes ont donc une emprise importante sur l’ensemble de l’université (Gingras et Gemme, 2006), en cela qu’ils conditionnent les manières de voir, les modes d’évaluation et de jugement des universitaires.

conclusion : les universitaires et l’université

Il existe donc une culture commune propre au groupe. Celle-ci naît de la rencontre entre un individu bien disposé et les activités scientifiques, par l’intermédiaire du corps universitaire. Les activités de recherche sont, dans un premier temps, les plus à même de fournir des biens de salut (Weber, 2012). Une fois en poste, la recherche continue à apparaître comme l’activité la « plus motivante » pour une majorité d’universitaires (Faure, Millet et Soulié, 2008). Elle est la garante d’une forme d’honneur de Stand, au sens wébérien du terme, l’honneur social du corps. La forme idéale de l’enseignement se comprend cet aspect important de la recherche : l’idéal est celui de la Bildung, une formation intellectuelle et scientifique opposée au modèle de la transmission secondaire, de la répétition et de la routine. L’enseignement universitaire n’est pas qu’une transmission de savoirs patrimonialisés, et par la double activité d’enseignants et de chercheurs, les universitaires créent et transmettent un savoir « vivant » (Soulié, 2018). La remise en cause permanente des savoirs et de l’état de l’art, la valorisation d’une forme d’iconoclasme et d’innovation scientifique concourent à la fragmentation et aux divisions internes au groupe. Chaque nouvelle génération d’universitaires amène de nouveaux objets et contribue à renouveler le savoir académique et à redéfinir les limites des différents champs et sous-champs disciplinaires (Abbott, 2006). La différenciation des pratiques est pour partie le fait de cette dynamique interne au champ universitaire.

Malgré cette culture commune et des traits identitaires partagés, le groupe universitaire reste traversé par un individualisme fort. En note de bas de page, en toute fin de conclusion, Christophe Charle demande, à propos de la désunion politique des universitaires, « comment sauver un groupe de sa propre haine de soi ? » (Charle, 1994, p. 468). Puis, plus loin sur la même page, qualifie l’université « d’univers où l’on se sent collectivement mal ». Non seulement les tensions entre un idéal corporatif et l’inscription dans une institution sont loin d’être résolues, mais, de surcroît, il existe au sein de la communauté une compétition individuelle forte pour la reconnaissance.

La lecture de portraits d’universitaires réalisés et publiés par la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine est en ce sens édifiante. Au sein du livre — censé promouvoir l’institution et son action à travers ses membres —, les universitaires sont présentés sous la forme de portraits individuels, les titres renvoyant à des qualités personnelles (l’une est nommée « l’inconditionnelle », un autre « l’étant moderne », un autre encore « passeur de frontières », « Hacker romantique », etc.) (Di Silvestro, 2017). D’un chercheur, on nous dit qu’il a un « rôle d’iconoclaste au sein de l’Université », d’une chercheuse, qu’elle est « ennuyée par les voies classiques [de la carrière et du fonctionnement universitaires] », un troisième a des « résultats qui feront date », mais le monde académique n’est pas prêt encore à le reconnaître. Un quatrième a une allure « d’éternel étudiant », parce qu’en création permanente, il se sent, évidemment, « à l’étroit au sein du monde universitaire », et l’on pourrait poursuivre cette liste longtemps. Le contenu du livre semble alors paradoxal relativement à ses ambitions (promouvoir la MSH à travers ses acteurs), puisque la manière dont sont mis en avant ces universitaires donne finalement une bien piètre image de l’université, comme lieu qui bride le génie individuel. Les « bons » universitaires seraient ceux qui ne ressembleraient pas à leur milieu, masse indifférenciée d’enseignants-chercheurs peu remarquables, ils se seraient construits en dehors et en partie contre elle, tout en y étant pourtant pleinement intégrés.

On comprend alors les difficultés à la revendication ou à l’action collective dont fait preuve le groupe, son impuissance politique en dépit de revendications et critiques individuelles très présentes en entretien. Le collectif constitue toujours un équilibre fragile et générateur de tensions, et lui est préféré un ensemble de liens restreints entre pairs. Le groupe des universitaires apparaît comme un « troupeau de chats », pour citer les propos d’un ex-président d’Université, qui disait que diriger une université, c’était comme « diriger un troupeau de chats » pris dans une série de tensions : entre un idéal corporatif, celui de l’université comme lieu de transmission d’un savoir émancipateur, permettant potentiellement à chacun de se produire, et une inscription institutionnelle peu socialisante, imposant des fonctions partiellement éloignées de cet idéal. Ces tensions se retrouvent pour partie au sein de chaque agent, exprimant en entretien toute l’ambivalence du rapport malheureux qu’ils entretiennent avec l’institution et leur statut (beauté du geste scientifique et pédagogique désintéressé et malaise face à un monde professionnel qualifié de violent et offrant peu de reconnaissance).