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Dans un café du Kurfürstendamm, Berlin, 9 h 33, un matin gris de janvier.

  • Qu’est-ce que tu griffonnes ?

  • Une cartographie du feuilleton sociologique, avec les villes notables, et des lieux propres à cette tradition.

  • Et il y a des dates ?

  • Oui, c’est aussi une ligne du temps… Au centre, il y a le Berlin des années 1920, bien sûr, avec Kracauer qui développe le genre, mais, il y a aussi Chicago à gauche : la tradition du reportage qu’on y retrouve est digne de mention. Le feuilleton sociologique s’est défini en tension avec le reportage « à l’américaine ». Si on remonte un peu dans le temps, il faudrait également ajouter le Vienne du dernier tiers du xixe siècle juste ici. Barbara dessine sur la carte. C’est là que la section « feuilletons » des journaux germanophones accueille des critiques de théâtre et de voyage, mais également des commentaires sociaux et culturels. On ne peut pas encore parler de sociologie, le terme n’est d’ailleurs pas encore utilisé… Les feuilletonistes de cette période font de l’esprit : on prise la belle formule, on veut briller.

  • On pourrait même remonter un peu plus loin et mentionner Paris. Entre 1830 et 1860, des écrivains comme Honoré de Balzac, Alexandre Dumas ou George Sand publient des romans à épisodes dans les journaux. Lorsque je parle du feuilleton sociologique à des personnes non initiées, elles pensent spontanément au roman-feuilleton. C’est autre chose, mais ça fait tout de même partie de la généalogie qu’on est en train d’écrire.

  • Oui, certains parlent d’ailleurs d’un journalisme sociographique dès le xixe siècle (Schwab, 2023). Barbara continue son dessin. À côté de chaque ville, il faudrait penser aux différents médias qui ont accueilli le genre. Entre 1910 et 1925, il y a profusion de journaux, d’illustrés, de revues et de magazines (Jost, Utz et Valloton 1996, 144).

  • … Et après la Deuxième Guerre mondiale, il y a quoi ?

  • Il y a le feuilleton et le reportage polonais ici. Ils existaient évidemment bien avant, déjà au xixe siècle. Attends, je les remonte. Voilà. Puis il y a le feuilleton allemand contemporain, un genre mineur pratiqué encore par certains intellectuels qui publient dans des journaux comme la FAZ ou la Süddeutsche Zeitung. Sauf exceptions, ce sont rarement des articles empiriques comme ceux de Kracauer. Leurs auteurs et autrices sont davantage des « beaux parleurs » que des enquêteurs de terrain. Ils veulent éblouir, épater, en maniant les mots et les idées.

  • Et il y a nous…

  • On ne va quand même pas se mettre sur la carte. Se poser en héritiers de Kracauer, ce serait culotté…

  • Il n’est pas question de dire que nous sommes ses héritiers. Il s’agit plutôt d’indiquer qu’ici, à Montréal, il se passe quelque chose : depuis plusieurs années, on déploie des efforts pour faire connaître ses travaux dans la francophonie et pour réactualiser sa démarche. Ses textes sont inspirants pour nous, pour celles et ceux voulant renouveler l’écriture sociologique.

  • Bon, alors on met Montréal, mais en tout petit, juste ici.

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  • On a la ligne du temps, il ne manque plus que le texte ! On pourrait peut-être écrire une entrée Wikipédia. Après tout, c’est devenu un support sérieux : il doit y avoir plusieurs contributeurs et contributrices, de nombreuses références. C’est un commun numérique, en accès libre en plus.

  • Excellent. Attends, je nous commande de nouveaux cafés.

La sociologue visuelle Ludmiła Władyniak fait son entrée au café. Il est 10 h 42 et il fait toujours gris. Cette collègue polonaise est à la fois enthousiaste et critique du feuilleton. Elle arrive à point pour participer à l’écriture de l’entrée Wikipédia.

  • Assieds-toi, Ludmiła, nous avons justement besoin de ton aide pour un paragraphe sur le feuilleton en Pologne…

Une fois l’entrée esquissée, la discussion s’enclenche.

  • Ludmiła, qu’est-ce qui te plaît dans le felieton en tant que sociologue ?

  • J’aime les dialogues et les descriptions. La présence d’émotions aussi, et le fait que ces dernières soient intégrées à l’interprétation au lieu d’être mises à l’écart ou aplanies. Le feuilleton restitue les situations et leur ambivalence.

    Elle enchaîne. J’aime aussi les reportages. Par moments, la sociologie universitaire me lasse… Mais les reportages sont parfois sensationnalistes, voire « boulevardesques » …

  • Rocambolesques ?

  • Oui ! Et souvent trop descriptifs. L’analyse est défaillante, le contexte social plus large fait défaut… Elle fait une pause, avant de reprendre. Mes meilleurs textes sont des feuilletons. Ils sont accessibles, en phase avec les gens, mais ils sont aussi mes textes les plus critiqués. On me reproche — en tant que femme, ce n’est pas anodin, je pense — de surinterpréter, d’être anecdotique.

Ludmiła relance la discussion avec une question à son interlocutrice et son interlocuteur.

  • Vous parlez de genre mineur. Les feuilletons que vous écrivez depuis le monde de la recherche en sciences sociales à Montréal sont-ils perçus négativement ? J’évoquais tout à l’heure mon expérience délicate de feuilletoniste polonaise…

  • On se la joue parfois un peu, comme si écrire d’une manière plus littéraire qu’un article scientifique conventionnel était subversif ; en réalité, la démarche est acceptée, sa réception est largement positive. Avec les bestsellers américains de Matthew Desmond (2019 [2016]) ou de Lisa Wade (2017), ainsi que le succès français des essais de Didier Éribon (2009) et des manifestes comme ceux d’Ivan Jablonka (2017 [2014]), on ne peut plus dire qu’il est difficile et pénible d’écrire sans formalisme en sciences sociales. Une écriture qui assume une trame narrative forte est même à la mode.

  • C’est tellement vrai que je n’écris plus souvent au « je ». Je n’ai pas envie de me mettre au centre de l’enquête et d’embarquer dans cette tendance du récit de soi, même si c’est évidemment moi qui construis l’énigme et agence les matériaux. Barbara marque une petite pause. Pour revenir à ta question, Ludmiła, il y a cependant certains préjugés envers les feuilletonistes, en premier lieu, celui qui veut que nous soyons des flâneurs ou des flâneuses qui se baladent nonchalamment dans les rues, en attente d’une idée. On me dit parfois des choses comme : « Il m’est arrivé tel incident, ça ferait un bon feuilleton ! » C’est un peu comme si les feuilletons sociologiques servaient à rapporter des anecdotes et ne s’inscrivaient pas dans de véritables enquêtes.

  • On ne se prive d’aucune source et on est attentif à tout ce qui se passe — que ce soit pendant un entretien, en amont ou en route vers une rencontre. J’ai toujours une question de départ, mais je sais qu’elle sera bousculée par la réalité. Être ouvert aux surprises, ça ne signifie pas être moins rigoureux, au contraire !

  • Je ne suis pas du tout une flâneuse. Je suis nerveuse, en constant état d’alerte. Je fonce, me plonge dans la réalité. C’est ça une enquête de terrain.

  • En revanche, est-ce qu’on ne pourrait pas nous reprocher un manque de précaution dans l’analyse ?

  • J’aime dire que le feuilleton correspond à une forme de sociologie modeste et audacieuse. On ne prétend pas que nos analyses sont généralisables à grande échelle, mais on prend des risques. Ce que tu aimes Ludmiła — l’atmosphère, les émotions, l’ambivalence —, tout ça passe par la description ; ça peut parfois nous faire perdre en systématicité. Malgré tout, on ose l’interprétation parce qu’on veut écrire des textes qui vont droit au but, mais on se permet d’exprimer nos doutes, de mettre en lumière la fragilité de certains éléments de notre argumentaire.

  • « Aller droit au but », j’aime ça !

  • Je préfère les livres empiriques d’Ivan Jablonka (2012) que ses programmes de recherche (Jablonka, 2017, 2024). Je préfère mener mon enquête et rédiger des feuilletons plutôt qu’écrire un texte-bilan. Allez, on arrête de parler et on passe à l’action !

Le feuilleton sociologique a ses lieux de prédilection : le café, le bistro, le salon de coiffure, le grand magasin, la salle de gym. Ces lieux sont propices à la sociabilité. Il ne relève probablement pas du hasard que les trois sociologues se soient retrouvés dans un café, qu’ils se soient amusés et qu’ils aient — on n’en doute guère — interagi avec d’autres client·e·s. Ils étaient sûrement conscients de l’importance d’un tel lieu. Leur rencontre dans un café du Kurfürstendamm, non loin du square Kracauer et du lieu de nombreux feuilletons sociologiques du journaliste qui les inspire tant, n’était cependant pas dépourvue d’un certain pathos. Ils étaient si occupés à jouer le jeu de la sociabilité qu’ils n’ont sûrement pas remarqué ce détail qui pourtant les trahit.