Abstracts
Résumé
Les militantes dans les organisations syndicales sont loin d’évoluer dans des milieux neutres sur le plan des rapports sociaux de sexe. Elles sont d’une part en situation de minorité, d’autre part les syndicats sont encore largement imprégnés d’une culture masculine. Face à cela, les militantes ne restent pas passives. En tension entre contraintes et changements, elles développent un certain nombre de pratiques et de stratégies alternatives pour faire vivre l’égalité.
Mots-clés :
- Femmes,
- Militantes,
- Hommes,
- Syndicalisme,
- Rapports sociaux de sexe,
- Égalité,
- Domination,
- Changements
Abstract
Female union activists are far from operating within a gender neutral environment. On the one hand, they are in minority. On the other, male culture is still largely rooted in trade unions. Nevertheless, female union activists do not remain passive against all this. Torn between constraints and changes, they do set up alternative strategies and practices to promote equality.
Article body
Nos réflexions d’ordre sociologique portent sur la participation[1] et le militantisme des femmes dans les syndicats et s’appuient sur les résultats de plusieurs recherches nationales et internationales. Les études sur les femmes et le syndicalisme sont peu nombreuses par rapport à celles traitant du syndicalisme de façon asexuée ou à celles consacrées aux thèmes « Femmes-travail » et « Femmes-politique ». On s’affronte au paradoxe selon lequel « plus les femmes sont syndiquées, moins on en parle » (Bilge, Gagnon, Quérin, 2006 : 6). Pourtant, dans un contexte où les femmes représentent près de la moitié de la population active salariée et où leur condition d’emploi et de travail se dégradent, il est plus que d’actualité d’interroger « le genre » du syndicalisme, cet outil d’émancipation des rapports de domination économique et sociale dont les salarié-es se sont dotés.
Les travaux historiques et sociologiques sur les femmes dans les syndicats nous renseignent sur plusieurs dimensions qui construisent socialement leur participation syndicale (Denuzat, 2006) : leur sous-représentation numérique, l’accès au travail salarié qui leur a longtemps été dénié, la division sexuelle du travail, des comportements ou des motivations spécifiques, les relations ambiguës entre féminisme et syndicalisme (Zylberberg-Hoquard 1981), les tendances des syndicats à exclure les femmes (Berger, 1993). Les auteur-es oscillent entre le constat couplé parfois d’une naturalisation des facteurs sociaux, de leur marginalisation et une mise en cause plus radicale des rapports de domination. Les premiers insistent sur la force d’inertie des idées, sur le retrait des femmes (Contrepois, 2006) ou le conservatisme des syndicats (Maruani, 1979). Les seconds, loin d’une vision institutionnelle du syndicalisme, privilégient la mobilisation des femmes (Borzeix, Maruani, 1994) et leur contribution active au mouvement d’émancipation (Kergoat, Imbert, Le Doare, Senotier, 1992). Toutefois, hormis quelques exceptions, ces études conçoivent le syndicalisme comme un champ autonome, indépendant des rapports de pouvoir qui traversent la société. On a peu d’informations sur la façon dont les femmes articulent leur activité syndicale avec la vie dite privée. Ces études se centrent essentiellement sur les femmes. On ne sait guère de choses sur les positions des hommes militants concernant la domination de sexe et les questions d’égalité. Or, si la domination masculine est transversale (Kergoat, 2000), il est nécessaire d’étudier les rapports entre les hommes et les femmes à partir de l’articulation entre sphère publique et « privée » pour comprendre les pratiques syndicales des femmes comme celle des hommes.
Dans nos enquêtes, plutôt que de s’intéresser à des figures exemplaires, nous nous sommes tournées vers des militant-es ordinaires, de terrain plus que d’appareil, assumant a minima un mandat de secrétaire de section syndicale. Pour restituer les dynamiques complexes de participation syndicale, nous utilisons l’approche ethnographique qui donne un statut privilégié à la parole et à la subjectivité des actrices-acteurs. Notre corpus de données, principalement d’ordre qualitatif, est issu d’entretiens approfondis avec des responsables syndicales et, de façon originale, avec leur conjoint[2]. Une enquête ultérieure s’est, à l’inverse, centrée sur les hommes militants. Nous mobilisons des observations convergentes sur de nombreux militants et militantes[3] au cours de recherches réalisées entre 1993 et 2005 ainsi que notre propre expérience de militante syndicale.
Bien que cet aspect soit souvent occulté, les femmes sont actives syndicalement dès l’origine de ces organisations (Guilbert, 1966). De même, « Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elles luttent» (Colin, 1975, Liszek, 1999, Chabot, 1993). Elles ont contribué à ce titre à faire vivre et à transformer les syndicats. Mais leur participation est comme celle des hommes, quoique sous d’autres formes, tributaire de ses conditions concrètes d’exercice. Par leur activité militante, les femmes entrent en effet constamment en résonance avec leurs autres rôles sociaux de travailleuse, de mère, de ménagère, d’épouse ou de compagne. Comment les militantes agissent-elles sur la sphère syndicale ? En quoi mettent-elles en cause les normes sexuées dominantes ? Et en quoi ces mises en cause se répercutent-elles sur les militants ? Après avoir caractérisé le milieu syndical du point de vue du genre, nous présenterons et discuterons successivement ces deux axes de changements, chez les militantes puis chez les militants.
Le syndicalisme : une organisation mixte à dominante masculine
Le syndicalisme est un phénomène social total, pour reprendre la formule de Marcel Mauss, qui traverse le champ économique, social, politique, religieux, esthétique... C’est aussi un phénomène en tension entre institution et mouvement social. Le syndicalisme poursuit le double objectif d’émancipation des salarié-es, à savoir les rapports de domination économique et la défense de leurs intérêts immédiats, matériels et moraux. Cette action de transformation des rapports sociaux, passe par le travail des militant-es en matière d’organisation interne, de liens avec les salarié-es et de construction de revendication, de représentation et de négociation (Mouriaux, 1992). Mais tous ces militants sont-ils logés à la même enseigne ? Quelle place les syndicats accordent-ils aux femmes dans l’exercice de ces fonctions syndicales fondamentales ? Quelles relations établissent-ils avec les femmes salariées, syndiquées et militantes ? Comment les hommes militants s’inscrivent-ils dans des rapports de domination de sexe ?
Sous l’angle macro social de la part des femmes et de leur répartition dans les syndicats et leurs instances décisionnaires, on constate une suite de décrochages. Au-delà des données plus ou moins précises, le premier décrochage réside dans l’organisation interne de l’appareil syndical avec une part des femmes dans les adhérent-es en deçà de leur part dans les effectifs salariés. Les femmes, qui constituent près de la moitié de la population active salariée, représentent 28% des adhérentes de la CGT, 44,2 % de la CFDT, 45 %de la CGT-FO[4], 40 % de la CFTC, 18,5% de la CFE-CGC (Sylvera, 2006) et 32 à 35 % pour SUD (Trat, Zylberberg-Hocquard, 2000). Ce décrochage se renforce si l’on examine la répartition par sexe des taux d’adhésion aux syndicats de salariés au sein des catégories socioprofessionnelles fortement féminisées comme celle des employé-es.
Le second décrochage interne à l’appareil syndical réside dans la part des femmes dans les lieux de décision en deçà de leur part dans les effectifs d’adhérentes puisque leur sous-représentation s’accentue le plus souvent quand on monte dans la hiérarchie des appareils syndicaux, avec des variations selon les centrales. Des avancées notables, quoique réversibles, aux plus hauts échelons de la structure cohabitent avec une présence faible des femmes à la tête des fédérations, des comités régionaux et des unions départementales.
D’autres décrochages existent cette fois au niveau de l’activité externe du syndicat entre la part des femmes dans les effectifs d’adhérentes et leur part dans les instances de représentation où elles sont insuffisamment nommées candidates et encore moins éligibles.
A première vue, les femmes sont bien représentées dans les 27 600 comités d’entreprise puisqu’elles en animent 40%. Mais elles se concentrent dans des CE dotés de faibles moyens d’action, dans le secteur des PME, élus hors étiquette syndicale. Avec 29% de secrétaires, elles restent minoritaires dans les CE élus sur étiquette syndicale (Hege, 2001).
Concernant les délégués du personnel, leur proportion progresse peu, de 26 à 28% entre 1985 et 1994 (DARES, 1994). Quant aux postes de délégué syndical, doté d’un réel pouvoir de négociation, les femmes y accèdent rarement avec une part de 21% (Hege, 2001). Elles sont quasiment absentes des CE centraux d’entreprises et DS centraux. Elles cumulent moins les mandats syndicaux internes et externes que les hommes. Dans les conseils de prud’hommes, leur place a progressé de 18,5 % en 1997 à 24,3% en 2002. Mais dans toutes les sections, l’écart entre la part des femmes parmi l’électorat et parmi les candidatures est globalement de 20 % (Contrepois, 2006).
Enfin, toujours au niveau de l’activité externe du syndicat, une troisième série de décrochage s’opère entre la part des femmes dans les effectifs d’adhérentes et leur part dans les instances paritaires. Deux exemples : dans la Commission nationale de la négociation collective, leur proportion est de 20 à 25% pour la CFE-CGC, la CFDT et la CFTC alors qu’elle s’élève à 66% pour FO et la CGT. Concernant les conseils économiques et sociaux, censés représenter la société civile dont les femmes sont une composante essentielle, il faut attendre 1999 et le débat sur la parité pour que 44 femmes soient nommées au CES sans atteindre toutefois le seuil des 20%. Le bureau du CES national ne compte qu’une femme sur 19 membres. La part des femmes dans les CESR est globalement deux fois moindre : 9,8% avec 195 femmes pour 1998 conseillers en 1999. On compte 51 femmes sur 600 membres des bureaux et elles n’ont aucune présidence de CESR (Cotta, 2000).
Ces décrochages multiples forment système. Les responsabilités étant plus facilement confiées aux hommes militants, considérés comme aguerris, les militantes se trouvent de fait minoritaires dans de nombreux lieux de délibération, de représentation et de négociation. Mais la sous-représentation numérique des femmes ne suffit pas à caractériser le syndicalisme comme une organisation mixte à dominante masculine. Il faut y ajouter l’ambivalence des syndicats envers les questions d’égalité et leur fonctionnement interne (Le Quentrec, Rieu, 2002).
C’est ainsi que les dirigeants syndicaux pris à un niveau régional[5] affichent des principes d’égalité mais s’empêtrent dans leur mise en œuvre. Evasifs sur l’état des lieux, sur l’analyse des causes et sur les moyens d’action, ils en restent à une égalité formelle. Les actions exemplaires qu’ils suscitent, bien que signes d’avancées, sont en retrait par rapport aux déclarations d’intention et aux problèmes vécus par les salarié-es. Sans caractère systématique, elles dépendent de la conjoncture, de la sensibilité d’un leader, de débats de société... Disparates selon les différents échelons de l’organisation syndicale, elles négligent surtout les nombreuses résistances des hommes qui ont du mal à céder la place.
Le fonctionnement même des syndicats contribuent à exclure les femmes ou à ce qu’elles s’auto excluent : les modalités d’accès aux responsabilités, par cumul et empilage, la multiplication et la fréquence des réunions, les emplois du temps saturés notamment en cas de faibles droits syndicaux. Une autre particularité de ce fonctionnement source d’exclusion consiste à se référer à la figure d’un militant désincarné, détaché de toute une partie du monde réel : quand les syndicats passent sous silence la dimension familiale, pour les hommes comme pour les femmes, quand ils font l’impasse sur les charges domestiques et les pressions conjugales qui s’exercent sur les femmes, quand ils ignorent les conditions concrètes de la participation syndicale, dans ses interactions avec la vie « privée ». Au total, les syndicats ont un fonctionnement qui favorise essentiellement les hommes. Il exclut d’une part tout autre domaine d’investissement et valorise d’autre part un modèle d’engagement unique, présenté comme le plus performant, celui du militant dévoué entièrement à son organisation. Dans le contexte social actuel, ceci pénalise en particulier les femmes, mais aussi des hommes, encore peu nombreux, qui veulent se distancier du militantisme traditionnel.
Sous l’angle micro social, si des hommes militants prennent conscience de la domination de sexe, comme nous le verrons dans la dernière partie, d’autres la reconduisent. Les résistances à l’égalité de ces militants relèvent de plusieurs registres. Ils reprennent d’abord à leur compte ou au moins n’interrogent pas la division sexuelle du travail. Ils s’enferment dans le statu-quo, laissant les inégalités en l’état. Soit parce qu’ils ne les voient pas (elles sont une boite noire), soit parce qu’ils les nient (le droit formel suffisant selon eux à instaurer le droit réel), soit parce qu’ils établissent une hiérarchie des priorités qui les place toujours après les urgences du moment. On trouve aussi des ressorts de résistance dans les rapports de pouvoir internes à l’appareil syndical. En tant que militants dans des organisations mixtes à majorité masculine, certains ont le souci de préserver des avantages[6] (Gaxie,1977), un confort que procure cette autre « maison des hommes » (Godelier, 1992) qu’est le syndicat. La concurrence avec les femmes s’avive aux moments de renouvellement de mandats où la solidarité syndicale se décline au masculin. Enfin, ces résistances à l’égalité sont d’autant plus fortes que les militants appliquent à leur profit le cloisonnement entre sphère publique et privée. Ils se consacrent alors exclusivement à leur mandat et assignent corollairement leur conjointe au travail domestique.
Mais malgré ce contexte contraignant, les militantes sont dans les syndicats et leur présence ne se réduit pas aux violences physiques et symboliques auxquelles elles se heurtent. Leur progression dans les postes de responsabilité est certes insuffisante compte tenu des enjeux. Elle nous paraît pourtant significative dans la mesure où elle est le résultat de leur action.
Les militantes, force de changements
Par leurs perceptions des syndicats, par leur lutte pour accéder à la prise de décision, par leur activité revendicative et par les formes de leur engagement, les militantes introduisent plusieurs changements caractéristiques dans la vie interne et externe de cette organisation syndicale mixte à dominante masculine. Nous avons vu que les syndicats sont loin d’accueillir les femmes à bras ouverts, qu’ils ont du mal à les investir dans les postes de responsabilité et font preuve d’ambivalence envers les questions d’égalité. Les militantes ne sont pas dupes. Elles composent avec cela et ne restent pas l’arme au pied.
Dans la posture d’abord, elles témoignent d’une sorte de distance, d’attitudes critiques et désenchantées envers les syndicats. Elles pointent les insuffisances du fonctionnement syndical : verbiage opaque, rituels, formalisme, analyses généralisantes qui désincarnent les salarié-es, filtrage des revendications et manque d’efficacité (Le Quentrec, 1998 : 207). Les pratiques d’appareil, notamment « les permanents à vie » coupés du terrain, le militantisme qui envahit tout sont mis à l’index. Les militantes sont aussi promptes à dénoncer les tentatives d’instrumentalisation dont elles sont l’objet quand il s’agit d’améliorer l’image des syndicats tout en évitant de traiter les problèmes de fond.
Ces changements se manifestent aussi dans leur lutte pour être investies, accéder aux responsabilités et à la représentation syndicale. Les militantes sont en effet plus ou moins conscientes que si elles se laissent considérées comme des syndicalistes de seconde zone et sont écartées des instances de délibération et de négociation collective, les problèmes rencontrées par les salarie-és, trop souvent perçus comme asexué-es donc masculins, ne seront jamais abordés en fonction d’une problématique de genre. Les faibles avancées des politiques d’égalité professionnelle sont en partie dues à ce phénomène de déni social. Certes, la féminisation des instances de décision et de représentation syndicale ne garantit pas à elle seule la prise en compte des questions d’égalité mais elle est une étape nécessaire pour briser ce cercle vicieux.
Corinne : « Ce qui m’agace, c’est ce pouvoir. C’est qu’il y a des gens qui vont au pouvoir pour le pouvoir et qui n’ont plus la foi comme au départ. Je pense qu’un jour, ils l’ont eue. Mais la foi, elle se perd vite quand vous avez le pouvoir et une situation qui va avec ! Ça, ça m’agace. Quand je me suis présentée, il y a eu l’assemblée générale de la branche route à la CFDT et un collègue m’a dit : "Tu sais, l’équipe animatrice, c’est un peu plus politique, ça serait intéressant - bon, il y a toujours cette histoire de parité - ça serait le moyen d’arriver à s’infiltrer et il y a des choses à voir, à connaître. Tu rentres un peu plus dans le milieu. Il y a les négociations paritaires, les commissions (…) ". Donc, j’ai posé ma candidature. Et là, ça a été l’horreur ! J’ai reçu un courrier, de l’ancien secrétaire général me disant que ce serait mieux que je retire ma candidature, que je n’avais aucune chance d’être élue, que ça serait dommage que je sois déçue, que je le prenne mal. Et je lui ai répondu par courrier, mais gentiment, en lui expliquant mon cursus syndical. Je lui ai dit que, de toute façon, j’étais dans le syndicalisme et que ce n’est pas parce que je faisais une guerre que j’espérais forcément la gagner. Les guerres, on ne les gagne pas toutes, on en perd. Et si, chaque fois qu’on en perd une, on devait baisser les bras, pleurer et s’arrêter, ce n’était pas la peine d’être là-dedans. Donc, si j’étais élue, je ferais ce que j’aurais à faire. Si je n’étais pas élue, et bien j’attendrais quatre ans et je recommencerais. Mais ça ne m’empêcherait pas de continuer. Et quand je suis allée à l’assemblée générale, il m’a attrapé et m’a dit : "Tu as reçu mon courrier ?" Je lui ai dit ce que j’avais à lui dire. C’est vraiment (…) Alors j’en avais parlé à la commission mixité-égalité. J’ai dit que j’avais eu ce courrier, que ça me révoltait dans la mesure où on essaie de faire pression pour que vous vous retiriez. Pourquoi ? Parce qu’il y a des éléments qui sont déjà en place, c’est-à-dire qu’il y avait déjà l’équipe de prémontée (…) Alors je suis arrivée "équipe animatrice". Forcément, ça a été tout feu tout flamme avec les autres collègues, parce qu’on était, et les nouveaux, et les femmes, et qu’on ne savait rien et que bon (…) Donc, ça a créé un peu d’animosité quand même. Voilà ! On en est là. Voilà. Parce qu’il y a d’autres nouveaux que nous, hein ! Il y a quinze élus, ce sont des hommes. Et eux, il n’y a pas de souci. » (CFDT, agent d’exploitation entreprise de transport, 34 ans, 3 enfants, conjoint militant CFDT, chauffeur entreprise de transport)
Les militantes apportent aussi des changements dans l’activité revendicative en l’émancipant du domaine d’intervention traditionnel des syndicats, ce qui les distingue de leurs homologues masculins dont l’action se cantonne souvent aux frontières de l’entreprise. Autre différence, elles intègrent plus fréquemment les difficultés rencontrées par les femmes. Si certaines s’en tiennent au constat, nombreuses sont celles qui dénoncent la précarité et la dévalorisation du travail féminin et font de l’égalité une question prioritaire.
Sylvie : « C’est un constat que j’ai fait quand j’ai commencé à prendre des permanences ici. Les gens ne venaient pas me voir pour une fiche de paie ; ça sortait vraiment du cadre du travail. Ils venaient pour me raconter leur vie... Ils ressortaient contents.... Et ce n’était pas l’image que j’avais du syndicalisme... Et c’est là que je me suis dis, petit à petit, que le syndicalisme, ce n’est pas que la fiche de paie ; c’est aussi tout le reste, tout ce qui est autour, la vie des gens, comment ils sont pris en charge... Bon, il y a le monde du travail... J’y suis collée quand je suis à la section de l’hôpital. Je veux dire, c’est la fiche de paie, le grade, l’échelon. Là, ça va..... Mais il y aussi ce qui m’avait attiré, c’est l’aspect femme, tout ce qui est émancipation, le regard sur la société, au niveau de la protection sociale, de l’habitat... Je n’envisage pas ça qu’au point de vue professionnel » (CFDT, aide soignante, 38 ans, 2 enfants, conjoint syndiqué CFDT, éducateur chef).
Par ces changements, les militantes s’éloignent d’une conception pré formatée de la revendication. Elles intègrent la dimension sexuée aux différentes composantes qui structurent cette activité revendicative (Mouriaux 1983), à savoir : la résistance à l’exploitation économique, une constitution idéologique des besoins des salarié-es, la définition d’une communauté de situations, d’intérêts et d’idées ainsi que la reconnaissance de celui et de celle qui produit. Elles font en sorte que les hommes ne soient pas les seuls acteurs de la demande, qu’ils ne monopolisent ni l’acte de demander, ni le contenu de la demande, ni son expression. Elles agissent contre une posture d’englobement (Godelier, 1993) qui consiste à confisquer la parole revendicative aux femmes salariées et syndiquées et à s’arroger le pouvoir d’expression politique vis-à-vis de l’ensemble. D’où leurs efforts de solidarité pour visibiliser les problèmes des femmes. D’où leurs stratégies et leurs tactiques de contournement des réticences masculines et de la rigidité du fonctionnement syndical pour traiter ces problèmes. D’où l’importance que les militantes accordent à la formation « pour dépasser la peur et apprendre à parler en public », « pour aborder le syndicalisme à travers les individualités et montrer qu’on n’est pas là pour les mettre dans un moule » ou « pour faire changer le regard des agriculteurs hommes sur les agricultrices ».
Brigitte : « Il y a toute une série un boulot à mettre en œuvre. Moi, je pense qu’il n’y a pas assez de femmes au syndicat. Cela veut dire qu’on doit aller dans les centres où il y a des femmes, dans des services très féminins. Moi, j’attaque par un petit bout, au ras des pâquerettes, et pas global. Des fois, il faut. (…) Et puis, il y a aussi une toute petite dimension... Moi, le fait d’être une femme, fait aussi que j’ai voulu filer un coup de main aux quelques femmes qui vivent au syndicat et qui ont un peu la même approche que moi. Ce n’est pas la même façon de faire. Et j’ai perçu que ces quelques femmes présentes au syndicat vivaient très mal ça, se sentaient très seules, très marginales. C’est vrai que c’est aussi pour ça que j’y suis allée. Il n’y aurait pas eu ça, je ne sais pas si j’y serais allée... » (SUD, programmeuse France-Télécom, 41 ans, 2 enfants, conjoint adhérent SUD, ingénieur cellulaire France-Télécom).
Au titre de ces changements, les militantes ont enfin la particularité de rétablir l’articulation entre la sphère publique, militante et professionnelle, et la sphère dite privée. D’une part, elles mettent en cause le fonctionnement syndical qui traditionnellement considère l’activité syndicale comme relevant des seules affaires publiques. Ceci les conduit à poser le problème des conditions concrètes d’exercice de l’activité syndicale en lien avec les contraintes « privées », que ce soit dans les instances de délibération de l’appareil syndical ou dans le cadre de commissions femmes. Ne confondant pas la quantité avec la qualité, elles veillent par exemple à contrôler la durée des réunions et leur planification ou encore, elles demandent la prise en charge du coût de certains travaux domestiques comme le repassage, le ménage et la garde d’enfants.
Martine : « Ils veulent nous mettre à des postes-clefs ! Alors, je ne sais pas si c’est pour faire potiche ou autre chose et garder quand même des (…) Je ne sais pas si on avancera beaucoup là-dedans parce que, des femmes, on en n’a pas beaucoup dans les syndicats ! Mais après, au niveau militant, on ne leur donne pas la possibilité de pouvoir se réaliser à ce niveau-là. Parce que quand on rentre à la maison : faire le ménage, la cuisine, s’occuper de (…) Moi je le leur dis : "Si vous voulez des militantes, il va falloir trouver une solution ou quelqu’un pour garder les enfants !". Et vous avez quelquefois l’opposition du mari, ce n’est pas facile, hein ! Oui, c’est un problème. Je ne sais pas comment elles font, les (…) si les hommes, ils le prennent pareil. Au niveau des collègues, on n’en a jamais parlé, de ça (…) C’est tout au niveau quantitatif, hein ! Au niveau qualitatif, on n’a pas cherché à savoir (…) Non, non, on a pris ce qui venait et on a passé ça devant. Et voilà. Bon, c’est vrai qu’on ne l’a pas fait dans notre dos quand même ! Mais bon, je veux dire qu’on a le silence sur cela. » (CFDT, agent de maîtrise usine agroalimentaire, 47 ans, 4 enfants, conjoint non syndiqué, conducteur d’engin).
D’autre part, contrairement à leurs homologues masculins qui ont tendance à se consacrer sans compter à leur engagement syndical et à cloisonner les sphères publiques et « privées », les militantes développent des pratiques alternatives autour d’un travail incessant d’organisation (Haicault, 1984) de leurs activités syndicales, familiales et professionnelles. Elles veillent ainsi à échapper à l’envahissement syndical en s’auto limitant dans le cumul des responsabilités, dans l’amplitude de l’activé syndicale et dans ses temporalités. En lien avec leur identité plurielle fondée sur plusieurs groupes d’appartenance, elles favorisent la diversité des pratiques militantes. Se référant à des personnes concrètes et sexuées, elles ont le souci de combiner la reconnaissance et la réalisation de soi dans les pratiques collectives (Perrot).
Brigitte « Mais le problème de fond, c’est : "Quelle pratique syndicale? ". Parce que ce que reprochent ces hommes à ces femmes, c’est de ne pas être là dès sept heures le matin jusqu’à huit heures le soir. Eux, ils sont là. Y compris, ils prennent l’apéritif. C’est tant mieux pour eux, mais qu’ils ne disent pas qu’en prenant l’apéritif, ils font de l’activité syndicale. Ce n’est pas vrai. Ils sont entre copains. C’est bien, mais ils n’ont pas à nous dire ce qu’est l’activité syndicale. Il y a la place pour cela aussi, mais pas seulement. Il y a une guerre larvée, sur des non-dits qui persiste quoi... » (SUD programmeuse France-Télécom, 41 ans, 2 enfants, conjoint adhérent SUD, ingénieur cellulaire France-Télécom).
Plus que leurs homologues masculins qui évoquent la réversibilité de leur mandat mais pour en prendre de nouveaux, les militantes considèrent leur mandat comme limité dans la durée, résiliable en fonction des désaccords, des expériences vécues et des évènements de la trajectoire biographique. Dans ce droit fil, les figures d’engagement des femmes s’avèrent multiples, modulables, souples et mouvantes. Pour autant, penser que les militantes sont moins engagées que les militants serait erroné. Au contraire, leur participation syndicale est plutôt synonyme de surinvestissement. D’autre part, les militantes les plus critiques sont souvent les plus impliquées. Au regard de nos données, elles nous semblent plutôt préfigurer un nouveau modèle d’engagement syndical qui ne leur est pas spécifique (nous verrons qu’il peut concerner des hommes) mais dont elles sont particulièrement porteuses. Ces formes émergentes d’engagement sont bien sûr le résultat de déterminations sociales mais pas seulement. Car loin de se cantonner dans des stratégies d’auto défense ou par défaut, les militantes se positionnent en tant qu’actrices. Elles se démarquent d’un fonctionnement syndical traditionnel perçu comme « un repoussoir à engagement » mais surtout, elles amorcent une définition alternative du syndicalisme, une évolution des rapports entre les individualités et les organisations et, non moins important, une évolution des rapports entre les sexes. Certaines militantes se réclament ouvertement du mouvement féministe. Pour d’autres, cette référence structure moins les discours, mais elle n’en reste pas moins active dans les perceptions, les critiques, les actions menées et les façons d’agir. On pourrait évoquer à leur propos un féminisme de mixité. A la différence d’un féminisme à priori plus radical, dont les logiques organisationnelles convergent avec celles de ses membres, il s’agit d’un féminisme qui s’exerce sous contrainte, dans une organisation à dominante masculine, qui doit composer avec les hommes et les entrainer bon gré, mal gré, un féminisme de stratégies et de tactiques de résistance (Colin, 2007), ce qui n’est pas la compromission. Selon nous, ce féminisme de mixité qui combat l’exploitation économique en tant qu’articulée à la domination de sexe, est complémentaire du mouvement féministe radical, lequel délaisse trop la question des femmes salariées. Sa portée émancipatrice n’en est pas moindre. Au total, en plus d’une conscience de classe à laquelle les femmes salariées accèdent autant que les hommes et qui les rapproche du syndicat, les militantes ont une conscience de sexe qui les conduit à une certaine distance. Les évolutions qu’elles introduisent de ce point de vue ne sont pas sans effets sur les militants.
Des militants qui changent aussi
Pour étudier les changements chez les militants, encore faut-il penser qu’ils soient possibles et donc se décentrer de l’idée d’une domination qui se reproduit inéluctablement, où les fins et les rôles sont déterminés une fois pour toutes. L’approche proposée par Anne-Marie Devreux (2004 : 8), qui interroge « les pratiques et représentations des dominants, leur action propre dans le rapport social et sa reproduction » a l’intérêt d’étudier les hommes. Elle laisse par contre dans l’ombre tout ce qui contribue à fissurer l’ordre social viril : refus, transgressions, remises en cause indispensables pour penser les processus d’émancipation. Autant de dimensions à explorer au niveau des comportements professionnels et de l’activité revendicative des militants, au niveau de leurs pratiques syndicales et de leurs modes d’articulation vie militante/ vie « privée ».
Dans le travail professionnel et l’activité revendicative, que changent les militants en faveur de rapports plus égalitaires ? Ils marquent tout d’abord une distance envers le modèle masculin du «tout travail », entendu comme une spécialisation dans l’activité professionnelle, domaine quasi exclusif d’identification et de valorisation associée, pour la sphère domestique, au rôle de l’homme principal pourvoyeur de ressource (même s’il n’est plus le seul compte tenu de l’augmentation durable du travail féminin en France). Cette distance envers le « tout travail » semble en partie liée au désenchantement d’un travail de plus en plus incertain, mobile et contraignant en matière d’investissement. Elle peut relever d’un réflexe d’auto défense. Il n’en reste pas moins que ces militants ne souhaitent pas ou plus « se faire bouffer par le travail », attitude caractéristique d’une majorité de femmes salariées.
Gérard : « Si tu n’arrives pas à concilier la vie professionnelle et la vie familiale, l’une ou l’autre va pécher, hein ! Soit, tu vas t’impliquer trop dans ton travail et ta vie familiale va en pâtir ; les enfants vont en pâtir, l’éducation (…) l’échec scolaire aux gamins, etc. Donc, il faut faire attention ! J’essaie de limiter mon temps. Je sais qu’il faut que je sois rentré tous les jours à sept heures maximum à la maison pour voir les enfants, parler avec eux, manger avec eux, s’occuper un peu d’eux avant de manger et faire une part des choses. Je suis obligé, sinon je passerais trop de temps dans mon activité à côté, syndicale ou dans mes mandats d’entreprise ou, voilà ! Bien sûr ! Bien sûr ! C’est impératif ! Les enfants, il faut qu’ils soient avec le père et la mère, hein ! » (CGT, ouvrier cariste usine agroalimentaire, 43 ans, 2 enfants, compagne agent de maitrise agroalimentaire).
Loin de naturaliser la division sexuelle du travail, ces militants la mettent en cause et tentent d’en déconstruire les mécanismes : les emplois réservées aux hommes sous prétexte de force physique, de saleté, de technicité et de coutume ou encore, la précarité, le cantonnement et la dévalorisation plus systématique du travail des femmes.
Jean Marc : « Déjà, dans le déroulement de carrière, structurellement parlant, dans la fonction publique territoriale, il y a une avancée beaucoup plus rapide pour les hommes que pour les femmes. Ce n’est pas très difficile car les postes de secrétariat sont occupés majoritairement par des femmes. Toute la partie administrative est occupée majoritairement par des femmes. Or, la partie administrative, les agents administratifs, adjoints administratifs, rédacteurs, tout ça, ce sont des postes, des cadres à quota, pour avancement. Adjoint administratif première classe, il y a un quota de 25 % de la totalité. Donc tant que vous n’avez pas quelqu’un qui a quitté le poste ou qui prend le poste supérieur, les autres, ils attendent. On se retrouve avec un entonnoir. Dans les services techniques, vous passez d’agent technique à agent technique qualifié, il n’y a pas de quota. » (CFDT, Agent d’entretien collectivité locale, 45 ans, 2 enfants, compagne comptable)
Dans leur activité revendicative, ils savent que l’égalité formelle n’est pas l’égalité réelle. En lien avec les militantes, ils voient et traitent les inégalités professionnelles, s’inscrivent dans une approche plus concrète et sexuée des salarié-es, préfèrent « la complexité de points de vue divers à la globalité simpliste », et veillent à ne pas « noyer les spécificités dans des revendications identiques pour tout le monde », autant de signes de reconnaissance qui peuvent avoir en retour des effets bénéfiques pour l’implantation du syndicat.
Jean-Luc : « Dans les cadres de la banque, il y a beaucoup moins de femmes, et chez les gradés, c’est à peu près pareil même si elles sont légèrement plus nombreuses. Ça s’explique justement parce qu’elles stationnent. Par exemple, je parlais de l’encadrement, c’est un peu moins au siège, mais dans les agences, il y a une femme directeur. C’est incroyable qu’il n’y ait pas plus de femmes directeurs. Parce qu’aujourd’hui, on se dit que dans la boîte on est machiste. On se dit qu’une femme ne peut pas gérer une équipe ! On veut bien essayer dans les services parce que, quand même, le staff chapeaute. Mais ailleurs, on n’est pas prêt à l’idée, quoi ! Or, quand on en parle, la direction nous dit : "Oui, mais c’est parce qu’elles ne postulent pas !". Faut-il encore avoir les candidatures ! Donc on a décidé depuis ce mois-ci de poser tous les mois une question là-dessus en délégués du personnel. Par exemple, le mois prochain, ça va être la licence professionnelle, qui est quand même un bon outil pour évoluer. Combien de demandes d’inscription pour les femmes ? Combien de candidatures retenues, hommes et femmes ? Pour ce mois-ci, on a enclenché ça suite à une réunion de la commission égalité hommes/femmes, on a décidé que tous les mois on en parlerait sur des points précis, pour avoir des éléments aussi en négociation. C’est une commission égalité créée par la loi Génisson, qui a été instaurée dans ce CE à la demande de la CFDT, d’ailleurs. » (CFDT, employé gradé de banque, 36 ans, 2 enfants, compagne employée fonction publique)
Élargissant le domaine d’intervention syndicale, ils intègrent le hors travail à l’activité revendicative, sont notamment attentifs à l’articulation de la vie professionnelle et familiale pour les hommes et pour les femmes.
Adolphe : « Alors, là aussi, on a réglé un certain nombre de problèmes. Aujourd’hui, on peut dire que les salariés n’en rencontrent quasiment pas ou peu, parce qu’en général, on est là pour qu’il y ait des décalages horaires, personnalisés ou autres. Mais je peux vous citer mon cas... Moi, ça m’est arrivé concrètement, pour expliquer mon cas, parce c’est le plus simple, je le connais. J’ai eu des triplés. Donc à partir de là, j’ai organisé très tranquillement... J’ai demandé à la direction une organisation de mes horaires qui ont évolué puisque aujourd’hui, ils ont quatorze ans, qui évoluent tous les jours, les besoins sont pas les mêmes quand ils sont petits ou grands. Donc chaque fois, il y a une écoute là-dessus, on arrive à bien traiter ces questions de... Plus qu’une écoute ! Plus qu’une écoute, il y a une organisation qui s’adapte. Ce n’est pas que l’écoute. C’est l’écoute, mais en même temps, on règle le cas. » (CGT, technicien usine métallurgique, 51 ans, 3 enfants, compagne hors cohabitation employée organismes sociaux).
Ces militants opèrent aussi des changements en faveur de l’égalité sur le front syndical. Ils adoptent une distance critique et teintée d’humour envers un fonctionnement syndical à leurs yeux décalé du monde réel. Ils se montrent sensibles au fait que l’exercice d’un mandat est une question de temps, temps qui se limite forcément si l’on refuse la spécialisation. Ils imaginent des mesures d’amélioration de l’activité militante qui favorisent la diversité des pratiques et permettent à chacun-e de dire : « Là, je ne peux pas parce que j’ai ça et ça ».
Jean-Luc : « Le syndicalisme aussi doit faire sa révolution culturelle ! On en parle avec les copines du syndicat. Ça veut dire aussi changer notre mode de fonctionnement, notre mode de convivialité ! C’est sûr que, comme nous disait une nana du syndicat : "Si vous parlez toujours bagnole, nanas, sous un angle salace, etc.". C’est sûr qu’une nana ne se sent pas forcément à l’aise. Ça ne l’incite pas à s’investir, à s’impliquer. C’est pareil en politique, d’ailleurs. Même là, il y a un boulot, c’est le gros chantier de l’avenir ! Et les autres femmes, je sens qu’elles veulent seulement être adhérentes, pas plus. Même une jeune meuf célibataire, par exemple, où il n’y a pas l’aspect familial, pour autant n’a pas envie, ne se sent pas l’âme d’être aux avant-postes parce que c’est vrai qu’on prend des coups il y a des moments ! Et surtout que vous avez un staff qui est composé essentiellement d’hommes avec des fonctionnements machistes, avec des relations sociales comme je l’évoquais tout à l’heure (…) Déjà, ce n’est pas accueillant. En plus, souvent c’est dirigé par des hommes avec des modes opératoires machistes (…) Il faut aller dans un congrès, hein ! Moi, j’évite d’y aller. J’évite parce que c’est à dégoûter de tout, même le militant le plus accroché. Ce sont des modes opératoires machistes. Les nanas, la lutte d’influence dont je parlais et la guerre du pouvoir, ils sont prêts à tout et elles, elles ne sont pas (…) ni intéressées, d’ailleurs ! Elles ne veulent pas perdre de l’énergie, du temps (…) Entre nous, je les comprends. Mais en même temps, en même temps, si elles ne rentrent pas dans le jeu (…) C’est pourquoi, je dis qu’il faut pousser le balancier vers ce qu’on a en interne, dans l’entreprise et dans la structure syndicale. » (CFDT, employé gradé de banque, 36 ans, 2 enfants, compagne employée fonction publique)
Autre changement mais non le moindre, ces militants se distinguent par leur relation au pouvoir débarrassée de crispation viriliste. Considérant qu’en matière de représentation équilibrée des hommes et des femmes, « si l’on ne se donne pas des règles, avec la meilleure volonté du monde, il y aura toujours un prétexte pour passer à côté », ils prônent les quotas, passage obligé face aux ambitions de leurs pairs. D’autres montrent la voie, à l’image d’Adolphe, syndicaliste de l’industrie métallurgique, « résolu à bousculer les habitudes » et qui laisse sa place de délégué syndical à une jeune femme.
Pascal : « L’inégalité, elle a toujours eu lieu. Ceci étant, il ne faut pas s’arrêter à ce constat. Avec la parité ? Je suis d’accord à 200 %, à 200 %. Alors je sais que ça va empêcher beaucoup d’hommes de gravir et de briller à des mandats, notamment aux prud’hommes mais moi, je serais encore plus vache de vache, hein ! Je serais prêt à dire que l’organisation syndicale qui ne respecte pas la parité, elle soit déclarée irrecevable, carrément. Parce qu’ils vont payer des amendes et ils les paieront, point barre. Tout à fait. Moi, je trouve ça excellent. Pourquoi ? Parce que déjà, mon épouse n’aurait jamais été élue conseillère prud’hommes s’il n’y avait pas eu cette parité. Alors, ce n’est pas qu’elle cherche un mandat quelconque. A la limite, elle s’en fout. Mais c’est un mandat qui lui plaît beaucoup. Elle a d’énormes capacités là-dessus, elle les développe de jour en jour ! Je me rends compte, elle a quelques mois de conseil des prud’hommes, c’est impressionnant ! Maintenant, c’est moi qui lui demande conseil ! Il y a quelques mois, c’était elle qui me demandait conseil ! Et oui, en juin, elle a passé tout le mois aux prud’hommes ! On se rend compte qu’elles ont ces capacités et que si on ne les met pas en avant, on ne leur permet pas, c’est perdu (…) Si on ne leur avait pas donné leur chance - et on a plusieurs femmes comme ça qui sont élues - si on ne leur avait pas donné leur chance, aujourd’hui, elles ne seraient pas élues, elles seraient pas prêtes d’être élues. Et on se coupe certainement de certaines personnes qui sont plus compétentes que certains hommes, ça, j’en suis persuadé, j’en suis certain, c’est évident ! Tout ça parce que c’est une femme ! Et cette loi encore une fois, la loi de modernisation sociale, je dis qu’elle ne va pas assez loin. » (CFDT, chauffeur entreprise de transport, 37 ans, 3 enfants, compagne, militante CFDT, agent d’exploitation entreprise de transport)
Enfin, par leurs pratiques, ces militants mettent en cause l’assignation domestique des femmes. Cette fois en tant que conjoints, ils engagent des changements en faveur de l’égalité dans la sphère familiale. Ils se disent concernés par l’articulation public/privé et par le travail domestique. Ils perçoivent l’accomplissement de ces tâches comme un problème (ce qui n’est pas le cas lorsque les conjointes les assument en totalité), parlent des interactions qu’elles suscitent au sein du couple : échanges, interpellations, rappels à l’ordre, rapports de force sur la répartition de la charge domestique et sur les normes du propre et du rangé. Dans ces moments d’ajustements parfois conflictuels, ces syndicalistes sont à leur tour en tension entre l’injonction sociale des pratiques préformatées du « tout syndical » et l’attention portée à leur compagne et/ou à leurs enfants quand il y en a. Négociant les limites temporelles et la variabilité de l’activité syndicale selon les projets familiaux ou de la conjointe, certains vont jusqu’à différer leur engagement plusieurs années, pratique caractéristique des femmes briguant un mandat en politique. Plusieurs de ces militants défendent une conception active de la paternité et font part de leur négociation de garde alternée suite à un divorce pour s’impliquer davantage dans l’éducation de leur enfant.
De manière générale, par leur intervention domestique, ces militants s’inscrivent en rupture avec les habitudes[7] (Kaufmann, 1994 : 319) masculines en se démarquant délibérément du groupe des autres hommes fustigés de machos. Cette remise en cause des normes sexuées s’effectue aussi dans le domaine de l’éducation domestique des enfants qui sont encouragés à participer « pour que les uns ne soient pas les serviteurs des autres ». Elle interroge la définition de l’identité féminine et mobilise des représentations de la masculinité moins marquées par leur opposition au féminin.
Pascal : « Faire du syndicalisme presque 24h sur 24, j’ai commencé comme ça. J’ai commencé comme ça jusqu’au jour où ma femme m’a mis les valises devant la porte. Bon. Il a fallu une engueulade et puis une discussion, et après se dire : "Effectivement, il y a la maison, il y a la famille et il ne faut pas (…)", voilà. Il faut faire la part des choses. Il y a le boulot, il y a le syndicat et il y a la famille. Maintenant, dans quel ordre on le met. Et bien pour moi, ça y est, depuis quelques années, j’ai déjà tracé (…) Oui, parce que moi, quand je fais une chose, je la fais passionnément. Que ce soit n’importe quoi, je le fais passionnément. Je me jette à corps perdu et sans regarder à côté si je risque de gêner. Et à ce moment-là, on ne m’a pas dit ou je n’ai pas su entendre que je gênais et qu’il fallait que (…) jusqu’au jour où (…) là, je me suis remis en question et j’ai su faire la part des choses ! Avant, c’était des téléphones qui sonnaient à la maison sans arrêt. On n’avait pas de portable à l’époque, hein ! Le syndicalisme, quand vous donnez un doigt, on vous prend le bras ! C’est normal ! Enfin, c’est normal (…) Normal vu le peu de militants qu’il y a ! Même si on a des adhérents, on a quand même peu de militants. Alors automatiquement, c’est vrai que ça crée beaucoup de choses. Quand on a réussi à faire cette part des choses après (…) Moi, c’est ce que je dis à tous mes militants, tous, tous, quand ils adhèrent ou quand ils veulent militer, quand ils veulent s’investir, la première chose que je leur dis : "Tu me fais la priorité à ta famille. Surtout, si un jour, tu vois que je te demande de venir à telle ou telle chose, de venir impérativement et que toi, de l’autre côté, il y a ta famille et tu sens que (…) Tu ne cherches pas à comprendre, tu m’envoies chier, tu me dis : "Non, j’ai ça à faire". Je ne veux pas que tu détruises ta vie familiale pour (…)". » (CFDT, chauffeur entreprise de transport, 37 ans, 3 enfants, compagne, militante CFDT, agent d’exploitation entreprise de transport).
Les changements des militants en faveur de l’égalité, bien que non mesurés statistiquement n’en sont pas moins réels. Peu se réfèrent explicitement au féminisme. Pourtant, ils ne sont dissociables ni de l’action féministe des militantes, ni des rapports de sexe. Échanges pacifiés, humour, rapports de force, conflits, crises : la prise de conscience et la mise en cause de la domination masculine passent par des voies multiples. Elles traversent les champs du travail, du syndicat et de la famille. Dans les histoires biographiques concrètes, les changements des militants en faveur de l’égalité s’inscrivent dans des agencements complexes et des équilibres instables. Entre vie publique et vie « privée », ils se heurtent à des cloisonnements et des ruptures. Les rapports entre discours et pratiques montrent des décalages, chez les uns et, chez d’autres, une certaine continuité. De ce point de vue, les changements opérés par les militantes, sans être exempts de contradictions, présentent une relative stabilité et un caractère plus transversal.
Les syndicats se sont indéniablement féminisés au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Mais ils restent à ce jour des organisations mixtes à dominante masculine. Leur féminisation n’a pas inversé cette tendance lourde avec les antagonismes qui en découlent. Pour autant, à l’intérieur du système, on note des changements multiples et significatifs. Par leurs pratiques syndicales et revendicatives, par les formes de leur engagement, les militantes subvertissent les normes sexuées dans les sphères syndicales et professionnelles autant que dans la sphère privée. Des militants s’inscrivent dans cette dynamique. Entre groupes de sexe, des alliances, des complicités sont possibles, des convergences aussi. Par sa fonction sociale, le syndicalisme a un rôle décisif à jouer et des décisions volontaristes à prendre pour le renouvellement de ces solidarités, solidarités qui n’excluent pas les femmes, qui visent à combattre la domination de sexe en tant qu’elle constitue et conforte l’exploitation économique. Il y a là promesse d’un renouveau dont les militantes sont les actrices essentielles et auquel les militants ont leur part à prendre dans la lutte contre toutes les formes d’aliénation.
Appendices
Notes
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[1]
L’usage de la notion de participation vise à dépasser le seul stade du recrutement dans l’organisation ou de l’accès au mandat et à porter l’attention sur l’action que les femmes mènent en continue dans les syndicats.
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[2]
Dans l’une de ces enquêtes, des entretiens approfondis sur les pratiques et perceptions du mandat, sur ses ajustements avec la vie familiale ont été menés auprès de huit militantes et un militant puis auprès de leur conjoint respectif. Après quoi, nous avons terminé par des entretiens du couple.
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[3]
Au cours de ces recherches, nous avons réalisé des entretiens approfondis auprès de quarante trois militantes et trente quatre militants issus des organisations syndicales suivantes : CFDT, CGT, CGT-FO, FNSEA, SUD.
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[4]
Ces chiffres n’émanent pas de recensement officiel pour Force ouvrière pour la CFTC.
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[5]
Responsables syndicaux interrogés : Madame la Secrétaire du Comité régional CGT Midi-Pyrénées, Monsieur le Secrétaire de l’Union régionale CFDT Midi-Pyrénées, Monsieur le Responsable SUD/PTT 31 (il n’existe pas d’organisation SUD au niveau des régions).
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[6]
Il s’agit de rétributions symboliques, matérielles et parfois sexuelles.
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[7]
A la fois proche et distincte du concept d’habitus, la notion d’habitude se définit ici comme un schéma incorporé et des gestes observables. Si l’habitus est un instrument privilégié pour définir et classer socialement les dominantes de l’identité, l’habitude est mieux à même d’appréhender les contradictions, les incertitudes et la dynamique de construction identitaire.
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