Abstracts
Résumé
Doit-on encore présenter celui qui, à partir de 1981, travailla au quotidien dans le bureau jouxtant celui du président François Mitterrand ? Conseiller du prince, économiste, intellectuel, engagé depuis 1998 dans le combat pour la microfinance au travers de l’ONG PlaNet Finance, Jacques Attali s’est également illustré par la publication d’une volumineuse littérature sur une variété de sujets et dans une grande diversité de genres, de la biographie au roman en passant par l’essai ou le témoignage historique.
Abstract
Is there still a need to introduce the man who worked daily in the office next to President François Mitterrand’s one, starting in 1981? An adviser to the president, an economist and an intellectual known for supporting microfinance since 1998 through his NGO, PlaNet Finance, Jacques Attali is also famous for his long and diverse list of publications, from biographies to novels, from essays to his historic accounts on French politics. At the request of President Sarkozy in 2007, Jacques Attali also headed a “commission for the liberation of French growth”; in January of 2008, the panel of experts he was leading released a set of 316 proposals which were used by the French government to advance its program of reforms. In the wake of the financial crisis and as the baby boomers are starting to retire en masse, the “Attali commission” was summoned again and suggested a set of austerity measures to deal with deficit and debt issues in its report given to the French president on October 15th, 2010. In an interview with Sens Public, the author of “All Bankrupted in 10 years?” (Fayard publishing, 2010) offers his views on public debt and the future of developed countries.
Article body
Sens Public – Dans le sillage de la crise financière et économique, la dette publique explose au sein des pays développés, à l’heure même où la génération du baby-boom commence à partir à la retraite. Quelles seront les conséquences à moyen terme ?
Jacques Attali – La situation actuelle est très préoccupante. Nous risquons une faillite des Etats endettés. En continuant à dépenser comme nous le faisons, nous mettons en péril l’avenir des générations futures.
La crise économique et financière a entraîné une explosion des dettes souveraines, qui n’ont jamais, sauf en période de guerre, été aussi élevées. Elle atteint, en moyenne, 80% du produit intérieur brut (PIB) des États du G20. Aux États-Unis, elle est estimée à plus de 12 000 milliards de dollars. Au Japon, la dette publique est équivalente au double du PIB et devrait atteindre 245% du PIB en 2014. D’après les estimations de l’Union européenne, la dette italienne passera de 115,3% du PIB, en 2009, à 128,5%, en 2014. En Allemagne, elle augmentera de 78,7% à 89,3% du PIB. Au Royaume-Uni, la dette devrait atteindre 68,7% du PIB en 2009, 98,3% en 2014.
En France, la dette publique s’établira à près de 1 700 milliards d’euros fin 2010, près de 83% du PIB. Elle a été multipliée par 5 depuis 1980. Chaque Français doit aux créanciers du pays, dont la moitié sont étrangers, neuf mois de ses revenus annuels. Si le train de vie de l’État ne se réduit pas, la dette publique atteindra 130% du PIB en 2020. Si l’on ne fait rien, elle pourrait s’élever à 200% du PIB en 2030. A cette dette s’ajoutent d’autres engagements de l’État, comme les retraites des fonctionnaires.
Le service de la dette est aujourd’hui stabilisé autour de 5% du PIB en France. Les taux d’intérêt risquent cependant d’augmenter et la dette deviendra encore plus insupportable. En France, une hausse de un point des taux d’intérêt équivaudrait à une augmentation de 15 milliards d’euros de service de la dette. Déjà, entre 2006 et 2010, la charge des intérêts de la dette de l’Etat est passée de 39 milliards à 45 milliards d’euros. Le financement du service de la dette est donc amené à devenir de plus en plus problématique.
A moyen terme, les dépenses associées aux retraites augmenteront dans tous les pays développés. En France, le nombre de retraités devrait passer de 16 millions à 18 millions entre 2010 et 2020. On comptera 1,5 actif pour 1 retraité en 2020, et 1,2 actif en 2050. Le déficit des retraites devrait s’élever à 50 milliards d’euros en 2020, 100 milliards en 2050. Les conséquences de l’augmentation du nombre de retraités s’annoncent donc dramatiques pour les finances publiques.
Sens Public – Nombreux sont ceux, notamment à droite, qui critiquent désormais l’intervention des gouvernements depuis la crise – intervention qui se traduit par le maintien de politiques keynésiennes coûteuses en deniers publics. Cette critique est-elle naïve ou fondée ? Plus de deux ans après la chute de la banque Lehman Brothers et dans un contexte de reprise faible et fragile, les gouvernements peuvent-ils, doivent-ils simplement se retirer et laisser le champ libre aux marchés ?
Jacques Attali – La crise a justement démontré la nécessité de l’intervention de l’État sur les marchés. C’est parce que les régulations étaient insuffisantes que les banques ont pu développer des systèmes aussi défaillants.
En outre, l’intervention des États pour financer les plans de relance était impérative pour contrer la crise. Il convient de distinguer la bonne dette de la mauvaise. Un emprunt est bénéfique seulement si ses bénéfices attendus sont supérieurs à la charge de son remboursement. Une bonne dette est une dette qui permet d’augmenter l’actif net du pays une fois remboursée. Le problème est que les dépenses publiques financent les dépenses courantes et non des investissements de long terme.
Il convient de clarifier les dépenses publiques, de les regrouper en trois catégories distinctes. D’abord, le Budget national réunirait toutes les dépenses de fonctionnement et de fourniture des services de l’État, de la Sécurité sociale et des services de nature semblable.
Un Fonds national de réparation serait alloué au financement des dépenses concernant les générations présentes et futures, comme les retraites et la réparation des dommages à l’environnement.
Enfin, un Fonds d’investissement national financerait les dépenses publiques concernant les générations futures, comme l’éducation ou les transports.
Une telle organisation des finances publiques permettrait de clarifier la répartition des fonds étatiques. Au-delà des initiatives gouvernementales, c’est également une action européenne qui est nécessaire. Il est impératif de doter l’Union européenne de véritables leviers politiques, par une politique budgétaire commune, pour renforcer l’euro, et la création d’instruments d’emprunt européens.
Sens Public – La crise a accentué une tendance, mais la dette atteignait déjà des niveaux importants dans les pays développés. In fine, ceux-ci vivent-ils au-dessus de leurs moyens ? Que peut-on faire ? Serons-nous tous ruinés dans dix ans ?
Jacques Attali – Il est incontestable que les pays développés vivent au-dessus de leurs moyens. Depuis des années, les dépenses publiques augmentent à un rythme dramatique alors que la tendance est à la réduction des impôts. Les Etats empruntent pour financer leurs dépenses courantes alors que ces ressources devraient être utilisées uniquement pour financer des investissements rentables à long terme. Un autre problème est que les chefs d’Etat sont persuadés qu’ils ne feront jamais faillite.
Prendre conscience de la gravité et de l’urgence du problème de la dette publique est donc une priorité. Pour résoudre ce problème, il existe huit solutions : augmenter les impôts, diminuer les dépenses, plus de croissance, une baisse des taux d’intérêt, une hausse de l’inflation, une guerre, une aide extérieure ou un défaut.
Favoriser la croissance est la voie à privilégier puisqu’elle bénéficie à tous. Néanmoins, la crise économique et financière présage de nombreuses difficultés pour la retrouver. En France, la croissance s’élève, en 2010, à 1% et pourrait bien rester inférieure à 2% dans les trimestres à venir. Dans ces conditions, la résorption de la dette par la croissance est très hypothétique. Il est donc urgent de mener des politiques de restriction budgétaire et d’augmenter les impôts. Le plan du gouvernement français, qui inclut une réduction des dépenses de fonctionnement et d’investissement de 10% sur trois ans et une économie de 6 milliards d’euros sur les niches fiscales, est partiellement suffisant. Pour revenir à un déficit de 3% du PIB en 2013, il faudra trouver entre 20 et 30 milliards d’euros par an à partir de l’année prochaine.
Mener des politiques de rigueur, socialement justes, est donc un impératif. Si nous ne faisons rien, sous l’effet de la diminution des recettes fiscales, des plans de relance, de l’absence de la croissance et des nouvelles pertes probables des banques et institutions financières, la dette continuera d’augmenter. Il est alors très vraisemblable que nous serons tous ruinés dans dix ans.
Sens Public – Derrière la peur liée à l’explosion de la dette publique se cache notamment cette idée que les investisseurs, du jour au lendemain, pourraient cesser d’acheter des bons du Trésor américains, français, allemands, etc., craignant que les États ne puissent plus rembourser leurs créanciers. Est-ce une crainte légitime dans le monde contemporain ? L’efficacité de la zone dollar pour attirer les capitaux internationaux restera-t-elle le ressort de la croissance mondiale des prochaines décennies ? Ou bien faut-il envisager que la faible rentabilité prévisible des placements en US$ ne crée les conditions d’une autonomisation de régions de croissance par endettement plus nettement séparées des continents nord-américain et de l’Europe ?
Jacques Attali – Cette crainte existe, mais il est peu probable que les investisseurs perdent confiance demain dans les bons du Trésor américains, français ou allemands. Les États-Unis restent la première économie mondiale. La dette japonaise est presque intégralement financée par les contribuables japonais, elle n’est donc pas réellement dépendante des changements d’humeur des investisseurs internationaux. Bien qu’elle ne soit pas la plus endettée, l’Europe est la plus menacée par les variations d’humeur des prêteurs parce qu’elle emprunte beaucoup hors zone euro et qu’elle n’a pas d’autorité politique propre.
Compte tenu de la supériorité économique des États-Unis, il est probable que la zone dollar demeure très attractive pour les investissements internationaux et alimente la croissance mondiale. On observe néanmoins une redéfinition des pôles économiques mondiaux, avec une nette affirmation de la Chine.
Sens Public – Pour l’essentiel, le modèle de développement dont relèvent nos économies a échappé à toute régulation politique : il a fallu la guerre pour que des expériences alternatives voient le jour en URSS et dans les zones qu’elle a contrôlées. Les économies postcoloniales ont été si marquées par le pouvoir personnel de quelques potentats qu’il est impossible de tirer la moindre conclusion de leur évolution. Le modèle d’entreprise à l’occidentale s’est donc imposé faute de concurrent, et si les élections politiques peuvent changer les hommes et les équipes, elles ne portent pas sur la validation d’un modèle tenu pour être de facto sans alternative. Pensez-vous donc qu’il faille à présent "officialiser" cette réalité, et par exemple "désenchanter" le public en exposant nettement le caractère cosmétique des processus politiques vis-à-vis des réalités économiques et financières ? Ou bien reste-t-il important de consacrer à la "fiction du politique" une énergie et des moyens lui permettant de conserver une certaine légitimité au sein de nos sociétés ? Si tel est le cas, quel mode de financement vous semblerait approprié à la rénovation des débats publics, dès lors que nous (Sens Public) constatons la quasi impossibilité actuelle de nous financer de manière indépendante après plusieurs années d’existence ?
Jacques Attali – La finance a pris une ampleur considérable ces dernières années. Il est donc temps que le politique s’engage pour la réguler plus rigoureusement et limiter ses pouvoirs. C’est dans cette perspective que le Président américain Barack Obama a fait adopter de nouvelles règles pour Wall Street, à la fin de l’été. Parmi celles-ci figurent la création d’un organisme de protection des consommateurs de produits financiers, une disposition pour un contrôle plus strict du marché des produits dérivés échangés de gré à gré ou encore une incitation, pour les banques commerciales, à développer leurs activités de prêt à faible risque. Le processus politique est donc loin d’être cosmétique, il est en réalité plus nécessaire que jamais.
Je regrette que plus de ressources ne soient pas allouées au développement du débat public. Je déplore cette inégalité de l’accès à la scène médiatique. Le financement de la presse est une difficulté constante depuis de nombreuses années… En ce qui concerne le cas particulier des revues d’idées comme Sens Public, peut-être devraient-elles établir des partenariats avec d’autres médias également soucieux du renouvellement du débat public, ou chercher à rendre leur diffusion en partie payante.