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« Sortez-nous de la crise tout de suite » : l’actualité de ces dernières années ne semble pas dire autre chose. Face à ce cri du cœur légitime de populations européennes se heurtant à la réalité du chômage de masse et à la croissance morne, ou d’Américains ayant tout perdu – biens immobiliers, emplois et assurance santé – dans l’orage économique de 2008, les responsables politiques ont pu donner l’impression de vouloir temporiser jusqu’à la prochaine élection. Un report dans le temps qui sonnait comme un aveu d’échec aux yeux d’électeurs qui attendaient eux aussi la prochaine élection, mais pour changer d’équipe. Or les problèmes du temps présent nés d’une série d’enjeux issus du passé, sont d’une magnitude effroyable – qu’ils soient financiers, environnementaux, économiques, démographiques, etc. – et ne peuvent être résolus immédiatement. De telle sorte que les démocraties modernes semblent écartelées entre les choix et les sacrifices qu’imposent le passé et le présent et ceux que demande le futur. L’on a évoqué le chômage ; l’on peut penser à une pléthore d’autres sujets (environnement, migrations, conflits, réglementations internationales) sur lesquels cette tension temporelle exerce sa tyrannie implacable.
Dans ce contexte, la lecture d’un petit livre d’entretiens entre le penseur basque Daniel Innerarity et le philosophe québécois à la plume engagée, Dominic Desroches – full disclosure : ce dernier est un contributeur régulier aux chroniques de Sens Public – se révèle tout à la fois stimulante et salutaire.
Stimulante, d’abord, parce que les deux intellectuels soulèvent une à une toutes les pierres qui composent le jardin philosophique de notre temps et ne laissent aucun enjeu dans l’ombre – quitte même à s’engager parfois sur trop de sujets, alors même que les entretiens sont à leur sommet quand ils se focalisent surtout sur le thème qui les préoccupe tous deux : la signification du temps pour la politique. Chronopolitique, biens communs, transformation de l’État moderne, espace public et coopération sont au cœur de ces échanges dont la lecture est également plaisante.
Mais stimulante, surtout, parce que ces entretiens « à contretemps » offrent précisément l’occasion de prendre du recul sur ce temps commun que nous ne semblons, paradoxalement, plus avoir en partage avec nos concitoyens. La globalisation devait remettre les pendules à l’heure et nous faire vivre au tic-tac d’une même horloge mondiale ; or, force est de constater en ce début de 21e siècle que non seulement l’on continue à traverser le fleuve Sénégal sur un bac ou une pirogue quand d’autres traversent l’Atlantique en A380, mais encore, au sein même des sociétés les plus modernes, l’individualisme continue de donner aux uns et aux autres de mener des vies différentes et souvent sans noblesse, mais guidées désormais par des considérations, des priorités, voire des croyances différentes, quand « les institutions et les calendriers » demeurent « les derniers gardiens du temps commun », selon les deux penseurs. Ce qui fait dire à Daniel Innerarity, dans son maître-ouvrage Le futur et ses ennemis, que « les nouveaux étrangers ne sont pas ceux qui vivent loin mais ceux qui vivent dans un autre temps ».
L’Amérique moderne en est peut-être le meilleur exemple, en laquelle cohabitent désormais comme deux mondes opposés (progressiste et conservateur), que tout oppose et que seules la Cour suprême et la Commerce Clause arrivent encore, non sans difficultés, à faire tenir sous l’égide des mêmes lois fédérales.
Au reste, Dominic Desroches soulève dans l’introduction la question qui est au cœur de ces entretiens : « comment retrouver le temps de la vie partagée ? ». Ces entretiens rappellent d’ailleurs précisément que philosopher, c’est également méditer les enjeux d’une époque « à contre-courant ». D’où l’urgence que l’on ressent, en lisant ces échanges, pour les philosophes de réinvestir la place publique à l’heure où l’on fait surtout face à des enjeux de temps long : réduire les inégalités de par le monde, assainir les finances publiques, offrir l’accès pour tous à l’éducation, lutter contre le réchauffement climatique, gérer le départ à la retraite des baby-boomers dans les pays riches et anticiper le casse-tête des pyramides démographiques qui tendent à se retourner dans l’ensemble des pays en voie de développement (hors l’Afrique).
Le philosophe basque répond indirectement à cette question quand il juge que « la politique est obligée de se penser comme un gouvernement des temps, c’est-à-dire une "chronopolitique" ». L’époque contemporaine ne s’indigne-t-elle d’ailleurs point lorsqu’elle s’aperçoit que tel ou tel dirigeant a perdu la maîtrise du rythme politique ? Qu’un leader se fasse écraser par un agenda trop lourd ou par des événements trop graves, et c’est la défiance de l’opinion qui l’attend au tournant.
Or, par temps de mondialisation, précisément, le souverain se retrouve écartelé entre ce qu’il peut réaliser à l’échelle nationale et ce que lui imposent les exigences de cette nouvelle époque faite d’interdépendances. Là où le philosophe basque fait bien le constat de la nécessité de construire une gouvernance et une justice mondiales au travers d’une coopération accrue entre États, l’on peut regretter qu’il ne montre pas une voie pragmatique pour y parvenir. De son côté, Dominic Desroches observe à juste titre que « la révolution européenne […], c’est peut-être le fait que, à titre de nouvel espace politique, elle tente de dépasser les États-nations et qu’elle s’impose comme un petit laboratoire du grand Tout ». Les coopérations existent, mais elles ne sont qu’en leur germe. « Toute société qui se démocratise génère un espace public correspondant […]. Ainsi, après l’émergence des États-nations, quelque chose de semblable est en passe de se réaliser dans l’espace global », relève d’ailleurs Daniel Innerarity, optimiste.
« Nous devons instaurer des procédures institutionnelles afin que le long terme soit pris en compte dans les calculs politiques », propose-t-il surtout. Face à l’ampleur des défis de notre époque, c’est sans doute la proposition la plus fine et la plus forte des entretiens. « Les "temps longs" existent déjà dans la démocratie – comme celui des institutions – mais il faudra repenser les relations à l’intérieur de ces temps accélérés qui modèlent l’opinion publique (demoscopia) », ajoute le penseur basque.
Ce qui n’exclut pas que préserver le futur, ce doit également être préserver la capacité des générations futures à décider elles-mêmes de leur avenir. Car les plus jeunes, en Europe, au Canada, au Japon, voire même aux États-Unis (où les diplômés attaquent actuellement la vie active avec 25.000 dollars de dettes en moyenne et sans perspectives encourageantes sur le marché du travail), étouffent aujourd’hui de vivre dans le carcan de sociétés dont le modèle a été érigé il y a 30, 40 ou 50 ans et est condamné à se maintenir par la démographie actuelle (favorable aux générations plus âgées). Cela exige également que l’on pense le monde en se fondant sur une « autre science économique », qu’appelle de ses vœux Daniel Innerarity, les décideurs politiques ayant comme abdiqué leurs responsabilités face à l’économisme contemporain, qui ressasse dans le vide les mêmes théories – comme si la crise de 2008 n’avait jamais eu lieu...
Et au cas où l’on ne l’aurait pas compris, Daniel Innerarity l’affirme clairement : « Face au conservatisme altermondialiste, je revendique une politique qui comprenne et change le monde ».