VariaLecture

À la recherche du temps (politique) perduLecture de "Penser le temps politique. Entretiens philosophiques à contretemps avec Daniel Innerarity" (PUL, 2011)[Record]

  • Niels Planel

« Sortez-nous de la crise tout de suite » : l’actualité de ces dernières années ne semble pas dire autre chose. Face à ce cri du cœur légitime de populations européennes se heurtant à la réalité du chômage de masse et à la croissance morne, ou d’Américains ayant tout perdu – biens immobiliers, emplois et assurance santé – dans l’orage économique de 2008, les responsables politiques ont pu donner l’impression de vouloir temporiser jusqu’à la prochaine élection. Un report dans le temps qui sonnait comme un aveu d’échec aux yeux d’électeurs qui attendaient eux aussi la prochaine élection, mais pour changer d’équipe. Or les problèmes du temps présent nés d’une série d’enjeux issus du passé, sont d’une magnitude effroyable – qu’ils soient financiers, environnementaux, économiques, démographiques, etc. – et ne peuvent être résolus immédiatement. De telle sorte que les démocraties modernes semblent écartelées entre les choix et les sacrifices qu’imposent le passé et le présent et ceux que demande le futur. L’on a évoqué le chômage ; l’on peut penser à une pléthore d’autres sujets (environnement, migrations, conflits, réglementations internationales) sur lesquels cette tension temporelle exerce sa tyrannie implacable. Dans ce contexte, la lecture d’un petit livre d’entretiens entre le penseur basque Daniel Innerarity et le philosophe québécois à la plume engagée, Dominic Desroches – full disclosure : ce dernier est un contributeur régulier aux chroniques de Sens Public – se révèle tout à la fois stimulante et salutaire. Stimulante, d’abord, parce que les deux intellectuels soulèvent une à une toutes les pierres qui composent le jardin philosophique de notre temps et ne laissent aucun enjeu dans l’ombre – quitte même à s’engager parfois sur trop de sujets, alors même que les entretiens sont à leur sommet quand ils se focalisent surtout sur le thème qui les préoccupe tous deux : la signification du temps pour la politique. Chronopolitique, biens communs, transformation de l’État moderne, espace public et coopération sont au cœur de ces échanges dont la lecture est également plaisante. Mais stimulante, surtout, parce que ces entretiens « à contretemps » offrent précisément l’occasion de prendre du recul sur ce temps commun que nous ne semblons, paradoxalement, plus avoir en partage avec nos concitoyens. La globalisation devait remettre les pendules à l’heure et nous faire vivre au tic-tac d’une même horloge mondiale ; or, force est de constater en ce début de 21e siècle que non seulement l’on continue à traverser le fleuve Sénégal sur un bac ou une pirogue quand d’autres traversent l’Atlantique en A380, mais encore, au sein même des sociétés les plus modernes, l’individualisme continue de donner aux uns et aux autres de mener des vies différentes et souvent sans noblesse, mais guidées désormais par des considérations, des priorités, voire des croyances différentes, quand « les institutions et les calendriers » demeurent « les derniers gardiens du temps commun », selon les deux penseurs. Ce qui fait dire à Daniel Innerarity, dans son maître-ouvrage Le futur et ses ennemis, que « les nouveaux étrangers ne sont pas ceux qui vivent loin mais ceux qui vivent dans un autre temps ». L’Amérique moderne en est peut-être le meilleur exemple, en laquelle cohabitent désormais comme deux mondes opposés (progressiste et conservateur), que tout oppose et que seules la Cour suprême et la Commerce Clause arrivent encore, non sans difficultés, à faire tenir sous l’égide des mêmes lois fédérales. Au reste, Dominic Desroches soulève dans l’introduction la question qui est au cœur de ces entretiens : « comment retrouver le temps de la vie partagée ? ». Ces entretiens rappellent d’ailleurs précisément que philosopher, …