VariaEssai

De l’arbre au cristal en passant par le labyrinthe. Topographies de Sebald[Record]

  • Emmanuel Ruben

Si Stendhal avait eu recours au daguerréotype, La Vie de Henry Brulard – écrite en 1835, l’année même de l’invention du procédé – serait probablement parsemée de clichés photographiques. Si W.G. Sebald avait vécu à l’époque de Stendhal, s’il avait eu comme Stendhal, une passion pour le dessin, et s’il avait écrit, comme Stendhal, pour être lu en 1880 ou en 1935, il aurait sans doute parsemé ses romans de dessins à la plume – parmi ces dessins, j’imagine que la plupart auraient, comme chez Stendhal, une dimension géographique évidente. J’ignore pour quelle époque Sebald a écrit ses quatre grands romans (ses fictions réalistes, comme il les appelait) – publiés en Allemagne de 1992 à 2001 – mais leur réception a coïncidé avec la fin d’un siècle et le début d’un nouveau, avec la fin d’une ère, même, si l’on se soustrait un instant aux bornes chronologiques admises et si l’on considère que les événements du 11 septembre 2001 (année de la mort de Sebald, survenue le 14 décembre sur une route du Norfolk) ouvrent l’époque dans laquelle il nous est donné de vivre. Je pense aux clichés parfois radieux, souvent sinistres, jamais anodins sinon en apparence, qui scandent, jalonnent, servent de preuves et de balises aux narrateurs avatars de l’auteur dans leur quête dédaléenne de traces, d’indices, d’empreintes à travers l’Europe d’après 1945, d’après l’année zéro, qui est l’an I de l’auteur, né en mai 1944 dans le village de Wertach – résumé dans ses récits, de même que son prénom Winfried, à son W initial et énigmatique. Pêle-mêle parmi ces clichés, comme dans un puzzle bizarre, on trouve des reproductions de gravures ou de peintures, des fac-similés de manuscrits, des fragments d’archives historiques, des feuilles d’agenda ou de passeport, une déclaration de police, des billets de train, des extraits de prospectus touristiques, des plans de villes, des cartes d’état-major. L’image ainsi constituée, sans source ni légende apparente, ne vient jamais illustrer le texte, et le texte ne commente pas en retour l’image, l’image participe du texte, elle redouble souvent le texte, elle le suscite et le nourrit, le relaie et le continue, elle comble ses lacunes, elle supplée l’impuissance à dire, elle situe le non-dit, elle fait texte. Toute l’Europe de Manchester à Istanbul et de Paris à Riga est passée en revue dans les romans de Sebald ; le narrateur sillonne à plusieurs reprises – à pied, en voiture, en bus, en train, en bateau – le cœur de cette Europe, l’Europe allemande, l’Europe rhénane qui va du bassin de Londres au nord de l’Italie, et qui s’articule de part et d’autre de la Mer du Nord – l’Oceanus germanicus des vieilles cartes de géographie – au bord de laquelle se promène le narrateur des Anneaux de Saturne, parti de Norwich (ville où se situe l’université d’East-Anglia où Sebald lui-même enseignait) pour un voyage à pied à travers le comté de Suffolk. Peu importe le degré de réalisme des sites et des lieux traversés ; comme le W du Ritorno in patria (c’est ainsi, en italien, ce qui déjà dit beaucoup de son rapport à la langue maternelle, que Sebald a intitulé le chapitre de Vertiges relatant son retour au pays natal), comme ce W qui pourrait être, en fin de compte, n’importe quel village de Bavière, d’Allemagne ou même d’Autriche, les lieux ne sont choisis qu’en fonction de leur valeur allégorique ; la Lombardie et la Vénétie de Vertiges, c’est l’Italie de Stendhal, de Casanova, de Verdi, de Kafka ; Austerlitz qui donne son titre au dernier livre de Sebald, c’est à …

Appendices