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Figure 1

Caricature d’Honoré Daumier. "Ah ! tu veux te frotter à la presse !!"

(BnF, dpt des Estampes et de la photographie, 1833)

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Durant un bref séjour en Chine, voici déjà cinq ans, j’ai résidé à l’Université Fudan de Shanghai, butinant quelques impressions du monde qui vient. La jeunesse chinoise euphorique qui s’adonne aux joies de la consommation dans un nouveau décor urbain, ce n’est pas rien[1] : optimiste sans réserves, stupéfaite de rencontrer notre scepticisme, justifiée par un siècle de labeur pour libérer la Chine de toute dépendance, certaine de l’avenir. Les universités chinoises sont autant d’écloseries patriotiques où se mélangent les étudiants en un formidable brassage : chacun d’eux, la plupart étant sans doute enfant unique, mêle à son projet personnel un statut familial. Leur curiosité et leur spontanéité, en rencontrant des professeurs étrangers, font toucher du doigt la démultiplication immense de talents dotés d’une forte capacité de mémoire et d’appropriation docile et progressive : il n’est pas sujet de recherche qui n’ait déjà ses groupes d’études. Un aspect difficile à saisir pour les Européens, dans cette émergence collective, tient au fait que nous sommes marqués par un modèle individualiste qui conserve quelque chose du style aristocratique – une culture de la distinction, de la singularité et pour tout dire de la « personnalité ». Cette finesse se trouve frappée de caducité en raison de toutes sortes de filtres, qui réservent toujours plus l’espace public à des expressions ayant déjà synthétisé en elles un ensemble complexes de relations et d’expérience. Naïveté et découverte sont des valeurs démonétisées à l’aune des appareils de signification associés à des normes et à des pratiques collectives. Qu’en résulte-il pour ce que nous nommions « espace public », « scène politique », « débat d’idées » ? Ces formes seront-elles encore pensables à l’avenir ?

A cette question cruciale, la réponse sera pour partie culturelle – et en ce sens l’évolution chinoise sera déterminante – mais également numérique. Pour la première fois dans l’histoire, les évolutions mondiales seront gérées pour partie en mode participatif, ce qui introduit une variable nouvelle : les élites de la diplomatie et de la finance travaillent sous le regard de collectifs indépendants dont les travaux et les idées se déploient à travers de multiples réseaux d’échange qui créent une mutualisation synthétique. L’avenir des sociétés contemporaines dépend pour partie de leur capacité à coopérer.

Notre constat initial tient naturellement aux effets du nombre – c’est vrai en Chine plus qu’ailleurs. Cette donnée se combine en outre à la très grande diversification des activités dans toute société fondée sur la dissémination générale de compétences d’organisation et de communication. Les villes contemporaines sont des ensembles extrêmement composites, leur dynamique tient à un ensemble de savoirs partagés (common knowledge). Ceux-ci permettent aux habitants d’anticiper les réactions d’autrui et d’y adapter leur propres marges de jeu. Par-delà les savoirs formels et les compétences techniques, les compétences comportementales sont devenues centrales. Un tel monde se dépolitise graduellement. Il se reconfigure en fonction de réseaux de sociabilité locaux ou à distance. Mais ses orientations globales ne sont pas négociables : plutôt que d’affronter la société après les événements de la place Tien An-men, le parti communiste chinois a choisi d’encourager la croissance économique. Il a atteint l’essentiel de ses objectifs en une vingtaine d’années : les dissidents n’arriveront pas au pouvoir comme ont pu le faire Lech Walesa ou des Vaclav Havel, et la fierté retrouvée plaide pour le régime.

Accompagnant la tertiarisation de l’économie, ces comportements vérifient amplement un diagnostic esquissé voici plus d’un demi-siècle par Daniel Bell. Constatant la considérable réduction du temps de travail aux États-Unis, le sociologue signalait la montée des hobbies en tout genre et des activités qualifiées pratiquées hors temps de travail :

« Le bricolage, la photographie, les ateliers de menuiserie avec tous les outils électriques nécessaires, la poterie, la hifi, l’électronique, les radioamateurs. L’Amérique a vu la multiplication des "amateurs" en tout genre dans des proportions encore inconnues dans les temps anciens. Il n’y a rien à redire à ce phénomène en soi, il faut seulement insister sur son coût : l’absence de satisfaction dans le travail lui-même »[2].

Moins de dix ans après la prise de pouvoir par Mao Tse-toung, l’indépendance de l’Inde, en pleine période des conflits coloniaux de la guerre froide et des émeutes de Budapest, avant le premier spoutnik ou l’essor international du tourisme et une génération avant le premier Macintosh, on pouvait donc se préparer, dans un cadre sociologique « de gauche », à la fin du projet post-hégélien de libération par le travail et la reconnaissance. Dans un monde voué à l’automatisation des processus industriels, Bell voit que les pratiques personnelles s’appliquent au domaine des techniques de communication et d’échange autant qu’aux dimensions personnelles du cadre de vie. Associée à l’émergence des médias et de la pop culture[3], cette nouvelle économie cognitive a substitué la scène médiatique à l’espace public et les interactions à la hiérarchie. Les échanges peer-to-peer accréditent l’idée que le monde est gouverné par les seuls intérêts privés – qu’il s’agisse de réseaux sociaux ou d’entreprises – au détriment des engagements d’ordre général. La fluidité toujours accrue des échanges est-elle devenue l’horizon indépassable de notre temps ? Ne resterait donc de la conscience historique qu’une nostalgie européenne tandis que l’espace public a fait place aux jouissances privées. Cette idée explorée par Tocqueville vers 1835 fut contemporaine de l’essor de la presse. Sa vérité est renforcée par le règne de la consommation culturelle.

Amateurisme

Tocqueville anticipait le développement d’un paisible anonymat et la promotion de plaisirs célébrant ses formes – ce que surent faire le cinéma ou la télévision. Pouvait-il imaginer que les industries culturelles deviendraient bientôt des éléments de souveraineté au cœur de la mondialisation, puis le moteur même des sociétés post-industrielles, jusque dans leur capacité éventuelle d’orienter le devenir commun ? Les « amateurs » de Bell sont devenus les millions de bloggeurs, de contributeurs aux sites participatifs, de membres des réseaux sociaux. Après avoir produit un entertainment souvent très convenu, l’industrie de la communication est aujourd’hui au cœur d’une révolution : la moitié de l’humanité peut picorer les masses d’informations prélevées de serveurs en serveurs jusqu’à un écran de téléphone et d’ordinateur. Tocqueville y trouverait-il une parenté avec les clubs éclairés où il avait puisé ses certitudes sur la démocratie américaine ? De son temps, la bourse aux idées et l’intérêt communautaire se mêlaient pour faire progresser une nation. A présent, l’usage de ces données est strictement fonction du temps disponible et des réseaux humains auxquels nous appartenons, modulo nos capacités personnelles d’organisation et de compréhension. Chacun est renvoyé à ses apprentissages et aux initiations dont il a bénéficié. Malgré l’utopie d’un accès généralisé de tous aux meilleures connaissances et à une information validée, l’inégalité à la naissance ne redoublera-t-elle pas entre les humains ? Ce radical changement d’échelle restera-t-il binaire, creusant l’écart entre les experts et le tout-venant, ou bien déploiera-t-il de façon dialectique des réseaux de médiation aux dimensions indistinctement sociales, pédagogiques et politiques ?

A tout le moins, cette époque stochastique – plutôt que scolastique – nourrit un relativisme qui s’alimente au renforcement des convictions de chacun par ses sources d’analyse. Cette situation pourrait dévaluer la valeur « expérientielle » de la confrontation à la viscosité épaisse du réel. Les rapports humains directs, les apprentissages requérant une application durable (une technique ou un art, par exemple), ou encore la mise à l’épreuve dans une activité requérant des coordinations gestuelles et des efforts spécifiques (ainsi d’activités sportives) resteront sans doute extérieurs à cet univers de données, de même que les opérations qui exigent une réflexivité renforcée (celles qu’occasionnent des voyages, des lectures, une introspection quelque peu poussée). L’unification potentielle des vécus personnels, cette utopie métaphysique devient matériellement contradictoire. On pensera peut-être que l’équilibre entre ces différentes dimensions, délicat par lui-même, sera plus aisément accessible à la petite proportion de l’humanité à laquelle une éducation critique aura été offerte. Mais les conditions d’une telle éducation sont-elles incluses dans les protocoles de développement des réseaux numériques[4] ?

Le mythe contemporain d’une levée des barrières d’accès aux ressources immatérielles accumulées par l’humanité, concrétise, au-delà de ses espoirs, l’idée d’un « musée imaginaire » chère à André Malraux. Cependant, même en négligeant les barrières de langues et de styles culturels, l’unification du monde par l’information émiette toute personnalisation. Elle favorise la circulation en boucle, la reprise de stéréotypes et d’analyses partielles. Renvoyant la plupart des phénomènes à un spectacle, à une mise en scène, elle rend difficile la fixation minimale d’une opinion argumentée qui donnerait prise à une critique. En dépit de l’accessibilité apparente, elle laisse, comme depuis toujours, la très grande majorité des humains sans recours face aux décisions prises dans les lieux de pouvoir dont ils dépendent. En conséquence de quoi, la responsabilité des organismes indépendants qui déploient une activité civique au milieu de ces torrents informationnels est immense. Leur vigilance est un fragile contre-pouvoir face aux communicants institutionnels, habiles à noyer les intérêts les plus spécifiques dans une rhétorique que démultiplient de multiples canaux. L’aventure du siècle est bien celle de savoir si des agencements nouveaux assoupliront les formes de pouvoir, ou bien si, comme au siècle précédent, seules des crises extrêmes (guerres, révolutions, massacres) pourront modifier les règles d’attribution des pouvoirs, le recrutement de leurs agents, et (parfois) l’orientation de leur action. Pour l’heure, la constitution d’empires financiers et commerciaux capables de négocier directement avec les États nous a ramenés, sous d’autres formes, au temps des Morgan et autres Rockefeller, conseillers des gouvernements et disposant de leur sort[5].

Les entreprises qui symbolisent ce pouvoir sont celles qui sont parvenues, en quelques décennies, à créer des « chaînes de valeur » autour de moteurs de recherche, de fichiers de clients, de publicité virale ou contextuelle, de jeux ou de paris en ligne, de mises à jour de logiciels ou de matériels... Ce pouvoir tutélaire, dont Tocqueville avait conçu l’idée, se sera moins structuré en raison du désintérêt de l’opinion pour les affaires publiques, comme il l’imaginait, qu’en raison de la puissance des circuits de l’information à redistribuer les actions de millions d’anonymes au sein des sphères marchandes qui les environnent : « think global, act local », ce slogan des années soixante-dix fut méthodiquement mis en œuvre au point d’absorber toute contestation dans une médiatisation spécifique. Tel était le thème du livre célèbre de Neil Postman, S’amuser à en mourir [6], dans lequel il fit de l’indifférence au réel la conséquence de la généralisation des médias. En France, Dominique Wolton repartit de là pour critiquer le Web qui particularise toute information au lieu d’en structurer l’expression publique. Mais face au déferlement connectif ces réserves semblent vouées aux archives. Il reste à nous demander, avec Postman lui-même, comment renouer, par-delà les expressions utilitaristes de la maximisation des plaisirs et de la minoration des peines, les fils d’une tradition des Lumières faisant des individus le siège d’une réelle autodétermination. En effet, malgré les différences d’échelle, comment faire l’impasse sur l’engagement personnel pour assumer un destin ouvert en lieu et place d’un déterminisme ou d’une résignation fataliste ?

A défaut d’une telle possibilité, le devenir-commun serait celui d’une vie sous influence. Nous en trouverions une image chez l’un des inventeurs de l’enregistrement sonore. Poète et inventeur passablement oublié, Charles Cros (1842-1888) n’a-t-il pas simultanément conçu, en même temps que des procédés techniques d’enregistrement du son et de l’image, le devenir d’insignifiance des médias comme destin collectif ? A-t-il anticipé les thèses de Jean Baudrillard ? Son bref monologue L’Obsession montre qu’il percevait le devenir-stéréotype des cultures contemporaines. Le personnage, après avoir tenté en vain et par tous les moyens de se libérer d’un air d’opérette, dont rien ne peut le distraire, se jette dans la Seine. Sauvé de la noyade, il rapporte : « J’ai eu quelque chose qui me remontait ; j’ai rendu l’eau, mais j’ai gardé l’air ! lère, lère, lère, lère »[7]. Le scénario, burlesque et minimaliste, est caractéristique de la modernité.

Une histoire critique des médias devrait poser ses jalons dès le temps où Honoré Daumier (1808-1879) donna à voir crûment les népotismes qui font la vie publique. Avec ses caricatures de parlementaires, la scène démocratique use impitoyablement de la répétition, qui est un archétype de la pédagogie. La protestation du public s’appuie sur des pratiques d’ « amateurs », face à des institutions portées à leur dénier l’accès à l’expression. Charles Cros rédigeait ses monologues alors que la Troisième République établissait la liberté d’expression. Pilier initial de la création des Jeux Olympiques, l’amateurisme est un thème qui pourrait s’élargir à une grande partie des activités littéraires et intellectuelles, voire scientifiques, de l’époque. Un siècle plus tard, cette question retrouve toute son actualité avec la possibilité donnée à tout un chacun de faire circuler son opinion et une diversité de documents par Internet et les réseaux sociaux.

Nouveau règne des amateurs[8] ? L’intérêt supérieur de la nation ne saurait se déléguer à une corporation, disait-on avec Clemenceau. Ce retour de la démocratie dans la communication au travers de groupes qui s’appuient sur des réseaux ouverts ne laisse personne indifférent. Les promoteurs de la désintermédiation financière condamnent la désintermédiation informationnelle. Ils la taxent de désinformation : seule la presse accréditée ou embarquée (« embedded ») devrait pouvoir s’adresser au grand public. Est-on allé trop loin dans le déballage, ou bien certains pouvoirs redoutent-ils d’apparaître publiquement ? Pour réduire la dimension alternative, les « grands corps » se sont jusqu’ici entourés de communicants en mesure de diffuser des messages donnant au public des satisfactions de façade. Comment rivaliser avec les logiques internes des professionnels organisés ?

« Quand le bâtiment va, tout va... »

Est-ce à dire que l’establishment préférerait compter sur la fiabilité fondée sur la connivence bien établie entre les journalistes et les pouvoirs ? De toute manière, dans l’information de masse, les barrières à l’entrée restent considérables. Pour capter l’audience, les sommes mises en jeu dans la cession des droits de retransmission du sport professionnel engagent des moyens tels qu’ils éloignent automatiquement les grands médias d’une réelle préoccupation pour l’espace public et politique, au bénéfice de la publicité commerciale. L’information générale, comme on nomme aussi l’espace public des citoyens, n’est maintenue que par des journaux comparativement pauvres, menacés de fermeture faute de disposer d’un modèle économique encore efficace. Portée au scoop autant par nécessité économique que par choix rédactionnel, la presse peine à conquérir et conserver un public déjà désabusé par l’indifférence des pouvoirs publics à l’opinion. D’ailleurs, la sanction électorale est-elle seulement une menace pour des professionnels de la politique ? La grande majorité se répartit les postes et mène sa carrière en toute sécurité. Seuls les ténors de la vie publique sont réellement soumis à la concurrence pour de rares fonctions exécutives et de représentation qu’ils ambitionnent d’occuper. Le discours qui en résulte est aisé à synthétiser. Il se résume à quelques propositions du genre : « tout changer pour que rien ne change », « mettre un terme à des pratiques qui n’ont que trop duré », « ne jamais tolérer le retour de certaines pratiques ». Intrinsèquement conservateur, l’espace public s’est converti en une scène strictement répétitive.

N’y a-t-il pas un air de famille entre le Paris des frères Pereire sous le Second Empire et le Shanghai actuel ? Certes, tandis que les premiers investissaient les capitaux issus de leurs gains antérieurs et subirent la faillite au même titre que leurs co-investisseurs, les fonds actuels disposent des avoirs de millions de salariés anonymes et garantissent de forts bonus à leurs employés. Engagé aux États-Unis dès les années quatre-vingt, avec la croissance des encours boursiers et les programmes informatiques d’allocations d’actifs (qui connurent une alerte aussi violente que brève en 1987), ce processus a permis aux salariés américains de saisir, grâce aux fonds de pension, nombre des opportunités de placements qui allaient s’ouvrir à cette époque. L’Amérique latine est-elle engluée dans une longue crise de solvabilité des États, il suffira d’ouvrir le front des investissements en Europe centrale après la chute du communisme ! Le Japon connait-il la déflation et le vieillissement de sa structure économique, les émergents prendront le relais, Chine et Russie en tête !... Dans la foulée des financiers et des avocats instillant le capitalisme et les privatisations aux quatre-vents, des milliers de diplômés avides et carriéristes embrassèrent alors les métiers de la finance, ceux de la com’, de la pub’ et de la télé. Les années quatre-vingt-dix ont vu s’esquisser les premières figures européennes de modèles spéculatifs. Celles-ci avaient leur pendant avec les business plans des « dot com » américaines, bientôt relayés par la croissance immobilière et les profits des joint-ventures avec la Chine. Malgré le 11 septembre, le capitalisme des années 2000 restait sans adversaire à sa mesure. Ainsi pour éviter de couper les ponts avec le Pakistan et l’Arabie pourrait-on bientôt supposer que l’Irak possède la troisième force armée du monde, et mettre l’entreprise Halliburton en situation de coiffer les programmes militaires et « humanitaires » de l’armée d’occupation...

Si elles ont nourri une classe affaire mondiale, les reculs démocratiques auxquels ces pratiques ont abouti sont bien visibles. La Chine monnaye le contrôle qui lui est abandonné sur ses masses en rémunérant créanciers et clients. Les politiciens sont plus discrédités que jamais depuis que George W. Bush ou Tony Blair ont tout misé sur la désintermédiation financière et son ingénierie de court-terme étendue aux actions militaires. Dans les classes dirigeantes, la rupture d’équilibre est consommée au profit de la spéculation assistée par ordinateur. Le « partage de la valeur » ainsi établi, journalistes, politiques et intellectuels devaient s’incliner devant les lobbies. Le sponsoring valable pour le sport et les actions humanitaires est devenu le mode naturel de financement de la vie culturelle et, malgré la FAO ou l’ONU qui indiquent les voies d’une agriculture paysanne ou les objectifs du millénaire, ce sont l’OCDE, l’OTAN, le FMI et l’OMC qui disent la gouvernance applicable par le G-20. Les pleins pouvoirs sont délégués aux banquiers centraux, qui ont à présent la gestion des affaires. Il est vrai que l’intérêt général semble être de soutenir des entreprises et des institutions auxquelles nous avons confié nos biens, le soin de financer les systèmes sociaux, l’éducation et la culture. Le coût potentiel d’une crise systémique serait si élevé que toute contestation frontale en devient impensable : sachons que nous sommes dans le meilleur des mondes.

« Ne vieillissez pas trop vite »

Dans les pays du Nord, une génération perdue, à laquelle la parole est retirée, se profile. Illustrons notre propos.

Tout effort pour rationaliser écologiquement le « mixte énergétique » au nom des équilibres climatiques revient à renforcer les conglomérats du nucléaire et du pétrole, et à faire fabriquer en Chine les cellules photovoltaïques qui capteront l’énergie solaire. Comment réagiront les alternatifs européens quand la Chine aura le leadership des énergies nouvelles, avec les batteries et les capteurs ? Subventionnerons-nous ces équipements au profit de nouvelles délocalisations ? Une meilleure présentation des arbitrages futurs s’impose. Mais de quels organismes peut venir une vision de prospective civique qui s’imposerait au cœur des institutions dominantes ? Nous risquons d’attendre que les circonstances donnent mandat aux groupes d’intérêts les plus puissants pour justifier de décisions industrielles sous contrainte. Que le meilleur gagne ! D’ailleurs, les choix politiques dépendent pour l’essentiel d’industriels qui surfent sur le succès de leurs actions passées. Total installe des panneaux solaires aux Émirats, le Koweït entre au capital du nucléaire français. Après avoir incarné la rente industrielle la plus mirifique de tous les temps, Bill et Melinda Gates sont devenus des philanthropes hors-pair. Leur fondation incarne mieux que tout une symbolique grandiose : jadis, les rois de France guérissaient des écrouelles. De nos jours, les États sont supplantés par des milliardaires qui, prenant à bras le corps les malheurs des pauvres, donnent des leçons aux gouvernements[9]. Leur vocation n’a pas pour contrepartie la nécessité d’assurer la permanence de services publics universels vers une population un peu nombreuse, ni de tenir compte de réalités diplomatiques. Leurs bienfaits sont évalués selon des critères de gouvernance managériale et « en bon père de famille » : les Gates constatent l’effet positif des politiques de santé publique pour réduire la natalité, ce qui renforce les chances des pauvres.

Avez-vous remarqué cette publicité pour Virgin, « Ne vieillissez pas trop vite »[10] ? Ne dit-elle pas la vérité d’une époque ? Un personnage au corps décati (comme on n’en affiche guère) se présente dans les vêtements de ses vingt ans. Malaise. Qui peut bien s’identifier à lui ? La musique de sa jeunesse est-elle toujours d’actualité ? De fait, un incessant matraquage médiatique nous ressert les gloires d’antan, désituées, qui servent une rente aux producteurs. Janis Joplin ou Jimi Hendrix sont aussi muséifiés que les objets exposés au Quai Branly – mais ils rapportent gros. Ces rythmes, comme les masques du Congo, évoquent les ancêtres. Peuvent-ils perpétuer la jeunesse de leurs premiers fans ? Mais Virgin n’est pas Nostalgie : le message serait plutôt une invitation à rejoindre le présent. Le présupposé est autre : nions les différences entre générations, restons jeunes. Si la World Music transcendait imaginairement l’inégalité entre les hommes pour les fans de Bob Marley, la circulation culturelle présente abolira le temps : Charles Trenet et Lady Gaga, même combat ! C’est sûr, le rap et le slam succèdent à Montehus et Bruant. Changer d’air fait-il changer d’ère ?

N’ironisons pas sur un fait générationnel inévitable : l’équipement mental de nos trente ans a toute chance de rester la référence sous-jacente de nos réflexes ultérieurs. Le citoyen lambda est donc en situation d’infériorité structurelle face aux innovations venues des entreprises innovantes. Sauf à consentir le temps indispensable à d’incessantes mises à jour, nombre de nos attitudes demeurent fixées à un moment passé de nos vécus et de nos groupes d’appartenance. Ceci est certes vrai également dans la vie économique. Le banquier et diplomate Felix Rohatyn publiait en 2006 une réflexion intitulée « menaces sur le capitalisme américain »[11]. Il pointait le risque pour les USA de voir les fonds souverains étrangers, particulièrement chinois, prendre le contrôle de nombreuses sociétés américaines en convertissant en actions leurs bons du trésor. Il en déduisait la nécessité de prendre en compte des facteurs culturels et de souveraineté dans la stratégie des grandes entreprises. A rebours de tout ce qui s’est pratiqué à Harvard depuis deux générations, il citait le patron d’IBM exposant que la « responsabilité sociale » des entreprises fait partie des indicateurs-phares au même titre que la transparence comptable et les bénéfices financiers. Si la pratique des grands patrons prenait en compte ces intérêts supérieurs, « on devrait donc, concluait Rohatyn, leur accorder une plus grande autorité et leur offrir un horizon à plus long terme que les intérêts immédiats des actionnaires spéculateurs actuels ». Cinq ans plus tard, si sa prédiction semble se réaliser pour ce qui est de la Chine, qui s’est introduite en préteur souverain auprès de la Grèce, la situation des entreprises occidentales n’a pas suivi le cours qu’il espérait. Les « cost killers » ont pris l’ascendant sur les stratèges après la récession de 2008. Pouvait-il en aller autrement, à force de célébrer le culte des rapports financiers trimestriels, de pratiquer l’endogamie entre les intérêts étatiques et ceux de la finance, et par-dessus tout, de conditionner les réflexes des jeunes les plus ambitieux en fonction des attentes de dirigeants formés dans un contexte tout différent ?

La lenteur des leaders d’opinion du système institutionnel à rejoindre leur époque tient pour partie au conditionnement du débat public, sa communication interne et la vulgate des commentateurs autorisés. Destinés à rassurer l’opinion et à cantonner les controverses, les médias susurrent à des esprits jeunes un monde mental dépassé : ils dessinent de fausses fenêtres pour nos sociétés-Potemkine. Nous enfermons l’avenir dans nos visions du passé. Qu’est-ce qui empêchait Felix Rohatyn de penser que les CEO (les PDG) relevaient davantage du problème que de la solution, ou d’opposer fermement les risques financiers aux fondements de l’industrie, sinon des habitus culturels contractés durant une carrière pleine d’honneurs, mais finalement étrangers aux évolutions en cours ? Sa vision macroéconomique était découplée du fonctionnement interne des entreprises et de leurs dirigeants. Ou bien son tropisme francophile le faisait-il rêver à de « grand commis de l’État » ? En existe-t-il encore chez nous ? Gageons que sur ce plan aussi, contraints de penser pour un milliard d’hommes, les dirigeants chinois sont également au-dessus du lot[12]. Prenons une image : une ville européenne ne reconstruit qu’environ 1% de son bâti chaque année. Si nous évoluons à ce rythme – celui en quelque sorte de notre croissance économique résiduelle – en de nombreux domaines, craignons les adaptations mal pensées des cinquante prochaines années face à des sociétés évoluant cinq ou six fois plus vite, qui édifient de nouvelles métropoles sans éprouver la nostalgie d’un âge d’or.

Jia Tong

La donne actuelle modifie en profondeur notre idée du monde, elle nous oblige à reformuler notre conception de la réalité. Les cultures contemporaines ont intériorisé la dimension herméneutique, celle qui associe un style ou un récit à toute réalité, sans transformer toutefois fondamentalement l’idée de la prévalence d’une réalité objective sur nos interprétations. Celles-ci seraient des représentations « de quelque chose ». Cette conception traditionnelle est particulièrement engagée lorsqu’il s’agit de l’identité humaine. Nous sommes enclins à supposer l’extériorité radicale de réalités synthétiques comme celles qui constituent les langues et les cultures, les sentiments et les émotions, les croyances et les motifs d’action : nous leur prêtons une « raison d’être », une « transcendance », une stabilité ou une consistance propre, ce qui nous permet d’y réfléchir, de les isoler ou de les contextualiser. Ces opérations et manipulations abstraites forgent une opposition entre le « réel » et les hypothèses que nous formulons pour l’interroger et le styliser de diverses manières.

Par contraste, la cohérence du monde nous est figurée aujourd’hui bien davantage par les redondances et confirmations que nous livrent nos écrans qu’à travers les ajustements provisoires et partiels que les « réalités » nous proposaient jusqu’ici. La masse des contributions autour d’un récit ou d’une image n’est-elle pas une suffisante attestation de leur portée ? Même reçues comme fausses, certaines opinions ne signifient-elles pas une certaine modalité de conscience collective, une possibilité incarnée ? Les sondages et l’audimat en donnaient déjà des instantanés, mais la nouveauté consiste à vaporiser tous les critères de recevabilité : toute opinion, sur tout sujet, peut être attestée par les forums et les réseaux sociaux qui l’ont accueillie, indépendamment de toute restriction liée à la « représentativité » ou à la « plausibilité » de sa portée effective. Bien plutôt, comme une ancienne tradition critique de la sophistique le faisait valoir dès l’Antiquité, le crédit donné à une quelconque opinion est mesure de sa capacité à entrer dans la discussion. A rebours, un fait qui ne suscite pas le commentaire cesse à peu près d’exister.

Cette évolution est visible sur simple recensement des pratiques numériques dominantes, qui sont essentiellement faites de confirmations réitérées. Au téléphone, on se dit qu’on peut se parler et on actualise les paramètres de sa géolocalisation ; sur écran, on vérifie la présence en ligne de ses pairs, on traque les scoops venus de ses amis, ou ceux dont on souhaite les informer. Ainsi, ce qui fait sens de réalité devient un mixte mêlant des représentations générales (sur les cultures, les comportements, les interprétations...) et les faits singuliers (événement politique ou résultat sportif, petit fait « people » ou fait divers catastrophique...). Ces topoï ont d’autant plus de réalité qu’ils sont le fonds même de la communication médiatique. Mais, a contrario, la pertinence d’une affection particulière devient problématique : il est exclu par la netiquette de commenter ses états intérieurs, ses doutes, ses tracas divers, ou de s’abandonner à exprimer qu’on ne pense pas grand chose de tel ou tel sujet. Le formatage des échanges actualise une présence au monde fondée sur des habitus incorporés. Le message principal consiste en une confirmation perpétuelle de notre aptitude à « contribuer » à nos réseaux de référence : le règne contemporain de l’information est associé à une saturation absolue des échanges. Cela mériterait d’amples développements. Contentons-nous de noter que la mission des services de communication et de marketing les plus divers est, aujourd’hui, de ne jamais se faire oublier. Nous sommes quotidiennement assaillis par d’innombrables messages dont la signification est de nous rappeler l’existence de leurs émetteurs. Promotion commerciale, commentaire politique, controverse médiatique, résultats sportifs, oscars et distinctions, célébrations et commémorations, condamnations et communiqués de presse n’ont guère d’autre finalité – à proportion de ce que leur capacité à infléchir les évolutions du monde demeure limitée. Notre rapport au monde est conditionné en permanence par une médiatisation qui puise à des sources formatées et instrumentales. Nous sommes ainsi dissuadés par avance – je ne dis nullement qu’il y ait là une intention formelle – d’interroger les justifications de ces messages à structurer nos représentations. Nous demander si ces brassages ont une valeur quelconque relève en effet, dans ce contexte, d’une attitude curieuse : ne sont-ils pas le monde lui-même ?

Ainsi, sans être nécessairement suspecte, toute mise en question de l’évidence de cette « couche communicationnelle » court-circuite un ensemble de représentations convenues. La présupposition principale est la suivante : nos pensées se donnent en spectacle sur écran. Si une contradiction est perceptible, probablement le monde est-il en faute, sa défaillance brouillant provisoirement la quiétude des écrans. Le GPS pourrait nous faire prendre une route à contresens sans que nous réagissions. Le Premier ministre français déclare, après une chute de neige hivernale sur Paris, que la paralysie générale des réseaux routiers tient aux insuffisances de la diffusion des informations météorologiques. Nous sommes entrés dans une société où, pour savoir s’il pleut, on n’ouvre plus la fenêtre : on regarde la vidéo en webcam qui provient d’une station voisine. Notre réel est devenu ce qui était nommé voici peu de temps encore « virtuel ». L’extériorité est juste ce qui contrevient parfois aux confirmations que nous donnent nos systèmes d’informations. Le style de nos pensées est alors en passe de se figer : le croyable et l’incroyable relèvent de critères de « citabilité » plus que d’ « épreuves de réalité ».

Ceci se lie directement à l’impossible résignation à quitter l’ère de la jeunesse. Chacun de nous cherche la touche « REPLAY » pour fantasmer un monde disparu, que nous pourrions réactualiser à loisir. En cinquante ans, l’Europe est passée d’une poussée démographique, démocratique-médiatique et économique remarquable à l’invention d’un imaginaire « rétroprospectif ». L’avenir devient un objet freudien « désiré-rejeté ». Cette injonction contradictoire libère la possibilité de fuir le réel pour y substituer une « nostalgie anticipée » de ce qui n’aura jamais lieu. Les débats imposés de l’agenda médiatique sont l’écume qui n’effleure pas les évolutions de fond, les vagues de long terme et les seuils invisibles.

Mais le nouveau n’attend pas : l’Université Jia Tong de Shanghai crée « un institut Montagnier » qui accueillera les recherches du Nobel français (le Pr Luc Montagnier). Dira-t-on que c’est un succès de nos universités ? Cela ressemble plus à une captation d’héritage, auquel ne seront pas insensibles de jeunes chercheurs occidentaux en quête de post-docs. C’est d’ailleurs tout l’intérêt des grandes sociétés pharmaceutiques internationales que de financer des séjours longs en Chine pour leurs futurs cadres, et de repérer des talents asiatiques dont la formation ne leur aura rien coûté, d’autant que la Chine saura les employer. Ce modèle d’internationalisation s’approfondira par conséquent, au prix d’une hiérarchisation entre structures universitaires de rang international par opposition aux instituts régionaux. Ceci n’ira pas sans retombées sur le statut de ceux qui y officient, dont les perspectives sont « finalisées », comme dit l’euphémisme qui indique le pilotage de la recherche par l’économie.

Les entreprises règnent sans partage : ne pas les penser est une faute que commettent nombre de chercheurs. François Roussely, ancien président d’EDF, et Christophe de Margerie, actuel président de Total, disaient chacun pour leur compte, lors d’un récent forum de Libération, leur fierté de voir les ingénieurs des grandes entreprises apporter à la France son indépendance énergétique, le financement des politiques publiques et un appui décisif à sa souveraineté. Leur décontraction pédagogique lors de débats contradictoires avec des militants écologistes en dit long sur la puissance qu’ils incarnent. Hommes d’expérience et familiers des cercles politiques, rompus aux anticipations stratégiques, comptables des forces engagées dans le grand jeu de la mondialisation et auréolés de l’atout que représente une success story incontestable, ils sont la France autant et plus que les diplomates et les ministres. Leur présence à un forum public est un geste de communicants qui ne négligent pas les profondeurs de l’opinion publique : ces dirigeants savent jouer avec le quatrième pouvoir autant qu’ils savent animer les road shows de leur direction financière auprès des investisseurs internationaux. La mondialisation serait donc faite de cette capacité de faire correspondre le réel avec les anticipations que l’on peut faire partager au public. Cette prétention est d’ailleurs l’affirmation même du contrôle que l’humanité se voit assumer sur le monde, à coup de solutions technologiques, de baisse des taux d’intérêts, de sommets de chefs d’État et de credit default swaps... « Everything is under control » reste plus que jamais le slogan contemporain, et nous sommes invités à négliger l’inconséquence des institutions publiques.

La pire de celles-ci est malheureusement survenue voici deux mois : plusieurs milliers de décès brutaux ont été provoqués par la contamination massive de tout le cours de la rivière Artibonite et de son delta à Haïti, avec « le déversement en une fois d’une quantité phénoménale d’excréments contaminés »[13] par le virus du choléra provenant des établissement de la force des Nations-Unies en Haïti. L’absence de gestion des latrines par des militaires sous mandat international poursuit donc à notre époque l’œuvre mortifère des épidémies qui ont dévasté les Caraïbes et l’Amérique indienne depuis l’arrivée des Européens ! Tragique retour au réel... et quel symbole du malheur de ces populations, dont la présence sur l’île d’Hispaniola s’explique précisément par la destruction des Taïnos et autre Karibs qui la peuplaient voici cinq cents ans. Le rapport établit que nombre des victimes sont mortes en quelques heures sans pouvoir rejoindre l’hôpital qui les aurait soignées[14]. Un tel accident pouvait être aisément évité au moyen d’un suivi régulier et d’un contrôle des routines d’une caserne[15]. La responsabilité humaine a pris définitivement le pas sur toute autre raison d’être des phénomènes collectifs.

WikiLeaks

Notre monde de communication ouverte est donc régi par un rythme où les moments de crise mettent à nu les divergences entre les discours publics et les manques que nous pouvons constater. C’est à ce titre que les polémiques suivant la diffusion des mémos diplomatiques américains par WikiLeaks concernent de près notre espace public. Ne s’agit-il pas d’une sorte de tempête dans un verre d’eau ? Chacun peut imaginer que les diplomates commentent ce que leur suggère l’opinion publique des pays où ils travaillent. Pour une part, en effet, les télégrammes diplomatiques portent sur des sentiments et des événements dont le public a connaissance et les analyses confirment, comme le remarque Timothy Garton Ash[16], la qualité de services américains dont les rapports ne sont ni cyniques, ni délirants. De plus, signale Bernard Guetta[17], la communication en temps réel de toute information, à supposer qu’elle soit l’utopie de WikiLeaks, interdirait nombre de mouvements diplomatiques pour lesquels le secret des négociations est indispensable. Les compromis tacites sont le cœur de nombre d’équilibres mondiaux et leur décryptage comme leur plasticité facilite des évolutions dont une explicitation immédiate stériliserait le cours. Sans plaider la diplomatie secrète, constatons juste que l’approche de WikiLeaks s’accorde de près à ce transfert de réalité au profit de l’écran dont nous parlons. Si chaque acte se produisant dans la réalité doit avoir son analogue sur nos écrans, le scan tient donc lieu d’attestation de réalité. Le journalisme doit-il cesser d’utiliser le « off », rapportant indirectement certains propos, suggérant entre les lignes, codant une information sensible qui circule sans engager ceux qui la délivrent ? Les éditoriaux de presse doivent-ils céder devant l’évidence issue de la documentation ou son absence ? La matérialité des documents, si importante en effet, ne supprime ni les interprétations ni les faits non rapportés.

Invoquée par Julian Assange, la critique du cynisme repose ainsi sur une double assertion[18]. Les journalistes ne feraient pas un travail d’investigation suffisant pour que le public décode les sous-entendus associés aux déclarations diplomatiques. Mieux informé par des sites tels que WikiLeaks, le public interviendrait davantage pour contrôler les gouvernements. L’expérience fait cependant répondre par la négative à ces deux thèses.

L’information ne manque pas sur les menées des gouvernements, et cela ne suffit pas à soustraire les pratiques populaires aux effets lénifiants ou vindicatifs des médias de masse.

De même que les massacres de 1994 au Rwanda étaient une éventualité menaçante dont la presse rendait compte avant l’attentat contre l’avion de Habyarimana, les Accords de Munich en 1938 étaient transparents. Des gouvernements sans illusion sur la suite des événements européens ont donné à Hitler un blanc-seing pour absorber la Tchécoslovaquie, après six mois de chantage de la part des nazis, s’appuyant sur les revendications des Allemands des Sudètes qu’ils encourageaient. Si WikiLeaks avait existé à l’époque, il serait apparu que la raison principale, mais cachée, de ces accords, tenait à l’espoir de reporter la guerre à l’Est, compte-tenu peut-être des propres déclarations de Hitler concernant les Slaves et certainement en raison de la confiance qui lui était accordée une fois de plus. Les diplomates soviétiques – qui, tout comme les américains, ont été tenus à l’écart de ces tractations – mesuraient assez ce qui s’était passé pour signer le pacte Molotov-Ribbentrop. Celui-ci permettait à Hitler d’espérer une reddition britannique avant d’avoir à en découdre avec Staline, à qui cet accord permettait de combler les trous laissés dans l’Armée rouge par les procès de 1936... et de renvoyer la guerre à l’Ouest. Le cynisme des gouvernants n’est pas une nouveauté. Nombre de journalistes et d’observateurs en avaient tiré à l’époque les conséquences qui s’imposaient : observer la France du Front populaire et les résolutions de la SDN enseignait ce que serait les suites de la Guerre d’Espagne. Il n’en fallait pas plus à Nizan, Malraux, Aron. Le premier, avant d’être tué lors de l’offensive allemande du printemps 1940, eut le courage d’écrire une Chronique de Septembre qui démasquait le processus qui s’était déroulé de manière quasiment publique, compte-tenu des déclarations nombreuses parues dans les journaux du moment. Au moment du pacte germano-soviétique de 1939, qui ouvrait la voie au partage de la Pologne, Paul Nizan démissionnerait du Parti communiste français dont il était l’un des journalistes les plus en vue. Les justifications « diplomatiques » n’auraient pas cours, chacun en savait assez pour décider. C’est donc que la réalité des faits politiques n’est pas intrinsèquement dépendante de la publication immédiate de toutes les sources et des termes de négociation. Voilà pour le premier volet.

Quant au second, celui des capacités de réaction du public, le même événement permet d’en juger : tout comme en 1914 malgré les socialistes européens, les opinions publiques furent inopérantes en 1939 et 1940 dans une Europe chauffée à blanc par les propagandes antagonistes, où les modérés étaient battus d’avance sauf à devoir s’en remettre à quelques combattants d’élite. Ce fut le cas de la Grande-Bretagne auprès des ses aviateurs durant l’été 1940. Il importe ici de comprendre que l’engagement et la motivation de groupes numériquement restreints produit parfois des effets notablement plus durables que la conscience diffuse d’une opinion commune mais trop passive.

Nous tiendrions le même raisonnement pour la période actuelle. Les pires nouvelles peuvent être diffusées sans que le public s’en émeuve : l’insurrection des moines birmans a-t-elle été suivie de rétorsions supplémentaires envers la dictature ? Les gouvernements d’Algérie ou de Côte d’Ivoire ont-ils été inquiétés en raison de leurs procédés antidémocratiques ? La société civile américaine a-t-elle soutenu un changement radical après l’élection de Barack Obama ? Ce dernier n’a d’ailleurs même pas vraiment cherché à redresser les mensonges de la précédente administration et de s’en désolidariser : il est donc admis que la désinformation paie. Il n’est malheureusement que de voir la chute des ventes de presse et l’affaiblissement de la conscience politique qui a suivi la fin du mouvement ouvrier ou de contestation de la jeunesse des pays développés durant les années 1960 et 1970 pour en juger. La fin de la rhétorique ouvrière a facilité le retour de l’Est européen à la démocratie. Mais celle-ci s’est accompagnée de la victoire mondiale des monopoles commerciaux post-coloniaux. A la transition politique a succédé le vent des affaires. A coup de partenariats commerciaux, l’Occident a quitté la politique de « containment » en Afrique et en Amérique latine pour des partenariats avec la Chine et l’Arabie saoudite. Cela était dit clairement. Les conséquences en étaient prévisibles. Et nul n’a pu modifier le cours des choses – pas même Oussama ben Laden. Pour répondre aux menées d’Al Qaida, il n’a même pas été possible aux Américains d’obtenir des concessions de la part d’Israël. Mieux : à la suite des crises financières des trois dernières années, la scène publique européenne a vu se renforcer l’emprise des financiers, se réduire la marge des gouvernements. L’Europe politique est en panne et des gouvernements plus nationalistes se sont formés presque partout. L’incidence d’Internet sur la politique et les gouvernements semble donc comparable à celle des socialistes européens pour éviter le conflit en juillet 1914 : des groupes militants et activistes minoritaires, incapables d’entrainer les nations. Des buts à court-terme, consensuels au sein des sociétés organisées autour d’eux sont-ils les seuls qui puissent être atteints à travers des campagnes électroniques, d’essence pétitionnaire et parfois populiste ? Critiquons donc le gouvernement... Si les choses finissent par changer, c’est au rythme accepté par les multinationales qui parviennent à en tirer profit.

La transparence promue par l’Internet présente ainsi un inconvénient de taille : à faire dépendre une cause de l’engagement du public, elle court le risque de focaliser sélectivement ses attentes et de manquer du suivi indispensable aux transformations en profondeur. Croit-on que des révélations sur la gouvernance des banques américaines vont réformer les places financières ? Le constat d’une faillite des instances déontologiques est assez aisé à établir, mais la désintermédiation poussée jusque dans le champ de l’opinion publique participe au mieux du nivellement des informations qui aveugle le grand public sur la hiérarchie des événements. Un scandale de dopage, à cette aune, est aussi sensible que les circuits occultes de financement des partis politiques ou que ceux des commissions liées aux contrats de matières premières. Au pire, ce constat contribue à la dépolitisation générale ; il transforme la scène publique en une arène au sein de laquelle s’affrontent des experts de l’intoxication relevant d’obédiences diverses. Si codage et décodage deviennent le propre du discours politique, cela réserve de fait son usage à une élite plutôt restreinte. Les conflits de normes et de légitimité laissent donc une certaine marge d’action à de petits groupes organisés.

C’est d’ailleurs sur ce versant que Julian Assange est le plus percutant. Posant que la diplomatie a toujours pratiqué le cynisme (« les nations n’ont pas d’amis, elles n’ont que des intérêts », disait Disraeli), et que la plus ou moins grande sensibilité à la divulgation de leurs secrets serait par elle-même une indication de la position des institutions dans la société civile, Assange, en libertarien revendiqué[19] veut faire exploser les coûts du secret pour les institutions qui veulent le préserver. Les mesures requises pour le protéger devraient, selon lui, devenir de plus en plus coûteuses et réduire ainsi l’efficacité des organisations qui le pratiquent[20]. Il s’agit donc, suggère-t-il, de cantonner ceux qui ont besoin du secret dans les affres de la gestion d’organisations tétanisées par les risques de fuite, les obligeant en quelque sorte à adopter malgré elles la théorie du complot. Mais ne risque-t-on pas ici un amalgame excessif et de renforcer les barrières entre les institutions « fermées » – qu’il s’agisse d’agences publiques ou d’entreprises – et les organismes relevant de la société civile ? Nous applaudirons aux prises de conscience que favorise WikiLeaks. Mais ces informations massivement diffusées pourraient tétaniser des esprits face à la différence d’échelle d’action entres les sociétés civiles et les cercles de gouvernement. Elles disent cependant la réalité des rapports entre institutions : Julian Assange, en mettant à nu les ressorts de la diplomatie, montre le caractère très subjectivement engagé des réseaux publics. Ce sont bien des personnes qui les font agir, il est possible de les inquiéter sur les contradictions entre leurs pratiques et leurs principes, c’est sa portée critique essentielle. WikiLeaks est un projet voltairien pour le monde actuel. C’est en effet ce changement de paradigme, de celui du cercle à celui des réseaux ouverts, qui définit la question de l’espace public contemporain.

« Tu causes, tu causes... »

La dépolitisation actuelle tient en partie aux conditions de la communication de proximité. La plupart des êtres humains vivent en effet dans de petits cercles, familiaux et professionnels (après avoir été des cercles villageois, de genre ou de caste) que structurent les modes d’interaction électroniques des téléphones portables. Si le 19e siècle avait vu l’émergence de formes politiques de rassemblements dont l’intention pédagogique accompagnait la mobilisation sociale[21], notre époque est celle où l’action revendicative se pare des apparences d’une proximité non politique, selon l’enquête fondatrice de Nina Eliasoph[22]. Pour le dire simplement, ce sont les modes mêmes de la transmission culturelle qui sont aujourd’hui altérés[23]: entre le repli vers des formes de sociabilité privée et la structuration en réseau des activistes, l’espace public contemporain peine à trouver un point d’application effectif. De fait, la décennie qui commence sera celle d’une nouvelle presse, celle d’un espace public en reconstruction qui parviendra à lier entre elles les dimensions de vie personnelle dans des cercles restreints, privilégiant les circuits courts, l’entraide et une sociabilité coopérative, et les orientations liées à la prise en charge des enjeux planétaires. Le changement se prépare là où on parvient à « entamer » le réel, comme se plaisait à dire Jean-Toussaint Desanti : un certain tranchant est requis, qui ne se produit qu’au détour d’une confrontation aux difficultés concrètes qui s’opposent à notre action.

En l’occurrence, la question de l’échelle d’action est déterminante. La pensée des Lumières avait prospéré parmi les quelques milliers de lecteurs de L’Encyclopédie, dont les formes d’organisation étaient celles des salons et des cabinets de lecture. Il s’agit actuellement de concevoir des médiations appropriées à des segments d’opinion publique qui font le grand écart entre des lobbies formés de quelques dizaines de personnes fort influentes et des groupes de pression composés de millions de personnes dont l’horizon d’attente est réceptif à des formes nouvelles de motivation[24]. L’écologie des idées est importante pour inciter le public à des projets d’avenir qui pourront orienter nos sociétés vers une consommation socialement plus équitable. Ici, l’abaissement des coûts n’est pas le seul critère à prendre en considération si la recherche d’avantages individuels pour chacun d’entre nous est incompatible avec le développement collectif. Mais comment, à notre échelle individuelle, infléchir le comportement d’autrui ? En renforçant les contraintes associées à des usages par trop éloignés de l’économie soutenable ? Les transports en commun et des réductions de consommation énergétiques peuvent développer simultanément des emplois non délocalisables, un meilleur bilan carbone et une sociabilité plus riche : tout laisse penser que cette évolution est plébiscitée sans qu’il soit besoin de recourir à l’application autoritaire de normes contraignantes. Une meilleure offre contribue à réduire les tensions économiques et sociales, de nouvelles modalités d’administration se mettent progressivement en place, faites moins de sélection pyramidale que d’enchaînements souples.

La question centrale demeure cependant celle des modalités d’organisation du débat public. Concernant les grands équipements et réseaux, les acteurs locaux ne peuvent guère intervenir qu’en disposant d’une masse critique d’information susceptible d’entrer en résonance avec celle des professionnels. Qu’il s’agisse de transport ou d’urbanisme, d’énergie ou d’échanges internationaux, de certification ou d’autorisation de mise sur le marché, et bien évidemment des modes d’intervention sur les marchés financiers, le progrès exige la coopération des institutions. Actuellement détentrices de quasi-monopoles, celles-ci devront bien les partager avec les citoyens (stake-holders) si un dialogue doit se nouer. Les activistes d’aujourd’hui, militants ou bloggeurs, sont indispensables à la vie publique organisée. La liberté d’expression reconquise pour les citoyens de l’ancien bloc soviétique voici vingt ans fut rendue immédiatement inopérante à mesure que les circuits de l’argent prirent le dessus sur les enjeux civiques. Avec le recul, l’ouverture des marchés combinée avec la vitesse que donnent aux transactions les dispositifs numériques est devenue incontrôlable. C’est ce scénario qu’il importe d’éviter au moment où la mondialisation incorpore la Chine à ses dynamiques. Loin de se conformer à des dominations à sens unique, il s’agit d’explorer la mise en relation de collectivités autonomes avec des procédures validées internationalement. Il pourrait en résulter une régionalisation vertueuse qui établirait des règles de relation entre des sociétés soucieuses de maintenir les dynamiques et une cohésion locales au moment même où elles adoptent des règles générales.

Tel est le défi pour la génération qui vient. Les débats de prospective et les mobilisations civiques ou médiatiques orchestrées par de petits groupes sur la toile ne sauraient être réduits à une forme molle de militantisme : ils préparent un socle de gouvernance démocratique pour demain.