VariaCréation

Retour de Kiev[Record]

  • Emmanuel Ruben

Vendredi 21 février 2014 À l’heure où j’écris ces lignes, un pays qui m’est cher est au bord du chaos. Au bord de la guerre civile. Un peuple qui m’est cher – aussi cher que le peuple turc, son voisin de la mer Noire – est sur le point de s’entretuer. Je voudrais dire ici pourquoi l’Ukraine est un pays, comme la Turquie, qui a tant compté pour moi – pourquoi je suis chaque jour les événements de Maïdan, pourquoi il m’est impossible de m’arracher à l’écran où, tant bien que mal, grâce aux réseaux sociaux, j’essaie d’écouter le bruit du temps. De déchiffrer les signes – et de subir intérieurement les premières blessures – de ce siècle inquiet qui est le nôtre. Aujourd’hui, les pires scenarii sont envisageables pour l’Ukraine et même ceux que je n’osais pas imaginer, il y a quatre ans (dans une première version, Halte à Yaltadevait déboucher sur une bataille navale dans le port de Sébastopol et sur l’embrasement de toute l’Ukraine) sont à craindre. En 2014, les vieilles frontières rejouent, comme elles avaient rejoué en 1914, et le risque d’une balkanisation du conflit n’est pas à écarter. J’ai découvert l’Ukraine en 2006, à l’époque où, de retour d’un séjour d’un an dans les Pays baltes, je reprenais mes études. Ce jour-là, je sortais de l’Institut de géographie, rue Saint-Jacques. Toute la journée, j’avais cherché un sujet de thèse qui me permettrait de concilier la géographie, ma vieille passion, et la langue russe, qui était ma nouvelle tocade. Je n’avais pas encore pensé à l’Ukraine, à ce pays nouveau, à ce peuple inattendu qui venait de vivre une révolution inachevée. Ce jour-là, rue Saint-Jacques, attiré par l’affiche rouge écarlate d’un film où l’on voyait des chevaux se cabrer dans des flammes, je me suis engouffré au hasard dans une de ces salles sombres qui, dans le quartier latin, font la joie des âmes en peine. La séance avait commencé depuis un quart d’heure, mais j’ai insisté au guichet, et on m’a laissé entrer. C’était un film haut en couleurs. La langue ressemblait au russe mais avec des sons plus âpres, des accents plus rauques. Les femmes étaient belles, d’une beauté brutale et espiègle. Les hommes portaient tous des moustaches de Cosaques ou de Tatars. Il y avait de la neige, beaucoup de neige, des stalactites de glace, et puis venait le dégel, le printemps flamboyant, les hommes soufflaient dans des olifants géants, la verdure était intense, le soleil cruel. Dans les montagnes, il y avait à l’infini des forêts de hêtres et de bouleaux. Je ne savais pas si j’étais en Pologne ou en Slovaquie, en Hongrie ou en Roumanie, en Ukraine ou en Russie. J’étais peut-être aussi quelque part dans le Caucase – en Géorgie ou en Arménie car une seule chose était certaine : vu le nombre de croix et d’églises, c’était un pays chrétien, encore un peu païen, mais parfois des Juifs en habits noirs traversaient l’écran comme des ombres. Être ainsi plongé dans un pays dont on ne sait rien, dont on devine à peine la langue est un des plus beaux sentiments que je connaisse, tant j’ai horreur des nationalismes de tout poil et de toutes les revendications identitaires. Je suis resté jusqu’au bout du film en me persuadant qu’il s’agissait là d’un pays imaginaire. Ce n’est qu’en sortant de la salle que j’ai compris : je venais de voir un film culte du cinéma dissident de l'époque soviétique, inspiré d'un livre culte de la littérature ukrainienne : Les chevaux de feu(Тіні забутих предків, en ukrainien Les …