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Présentation

C’est devenu un poncif de le souligner : le numérique a envahi toutes les sphères de la production et de la diffusion des connaissances, tout comme il a envahi toute la structure de la société. L’ensemble des expertises et des activités autour des usages, des documents et des cultures numériques qui ont été développées au cours des vingt dernières années ne cesse de prendre de l’ampleur dans toutes les disciplines du savoir. Cependant, la plupart des projets (bases de données, nouvelles plateformes de publication, outils de recherche et d’analyse, etc.) demeurent le plus souvent isolés les uns des autres, et ce, tout particulièrement dans les humanités. Notre dossier « Repenser le numérique au 21ème siècle » contient plusieurs articles qui se positionnent au centre des travaux de réflexion sur ces nouvelles formes d’environnements de recherche. Le numérique provoque un réagencement des dispositifs de production et de diffusion de la connaissance et des contenus en littérature, en communication, en histoire de l’art, et ce, en s’appuyant sur une expertise de haut niveau dans les sciences de l’information et l’informatique. Historiquement, la tradition documentaire a privilégié la stabilité, insistant sur la fixité, la permanence et l’intégrité des contenus, mais le Web remet l’accent sur le flux, la dynamique des échanges et la mutabilité des contenus. (Birkerts 1994, Fitzpatrick 2009, Compagnon 2000). Ainsi, entre les deux pôles classiques de la stabilité et du mouvement, une redistribution s’opère. Selon les différentes phases, les processus documentaires s’accélèrent. Le document était une mise à distance d’un événement, pour la preuve et la mémoire, rendue en partie possible par la durée des étapes de sa construction et de sa mise en accès (Salaün 2012). Aujourd’hui, la vitesse des productions, ainsi que de la distribution et de la recommandation documentaires automatisées est telle que l’humain n’a souvent plus le temps de construire l’événement en « document » et ne peut plus qu’en visualiser une représentation partielle (Stiegler 1994, McAfee et Brynjolfsson 2012). La médiation de la documentarisation, nécessitant un temps de réflexion et de mise en œuvre, est annulée par l’immédiateté de l’opération numérique proposant à la perception un document qui n’a pas nécessairement été conçu comme tel (Besser 1995).

De surcroît, on note que le développement plus récent des terminaux conviviaux et mobiles alliés à l’informatique nuagique (« cloud computing ») n’a pas que des conséquences géographiques car la plateforme choisie est une contrainte pour le code. Là encore, notre temps documentaire est lui-même modifié. Par exemple, les temps de travail et de loisir avaient auparavant leurs propres moments, séparés, qui se traduisaient par la manipulation de documents de genres différents, ce qui n’est plus le cas, car le fait de porter sur soi un point d’accès à une mémoire externe sinon unique, du moins apparemment identique, rend caduque cette distinction (Ferraris 2014). Nous disposons, au travail comme à la maison, de tous les outils documentaires qui accompagnent chacune de nos activités. Dès lors, notre espace néodocumentaire a tendance à se configurer par rapport à nos attentes individuelles, dans le cadre offert par les stratégies commerciales des fournisseurs de services documentaires, intéressés à suivre nos comportements d’achat afin de les influencer à leur profit (Liu 2004), avec notre complicité bien entendu. Il faut noter que deux temps sociaux autrefois séparés se superposent désormais : le temps de la lecture, long et éloigné de la production documentaire, temps de la médiation et de la réflexion, et celui de la conversation, immédiat, réactif et contraint, temps de l’échange et du dialogue (Casilli 2010, Merzeau 2013), temporalités qui se recoupent et se confondent parfois dans les nouveaux environnements de recherche.

Alors que nous nous sommes vite habitués à un accès immédiat à certains types de données grâce aux bases de données et aux moteurs de recherche conviviaux, hyper-performants et d’apparence exhaustive (bien qu’il n’en soit rien), l’accès aux connaissances dans les sciences humaines demeure irrégulier et encore relativement artisanal. Seule une faible proportion des publications savantes dans les sciences humaines est numérisée et indexée (surtout par rapport aux sciences). Pour le peu de contenu qui est accessible, le mode d’opération est généralement limité à la recherche simple dans les métadonnées (auteur, titre, collection, date, etc.) ou, dans certains cas, par mots-clés dans le texte intégral. Les bases de données actuelles ne sont conçues que pour la découverte de documents, pas pour leur analyse : pour cela, il faut faire appel à d’autres outils plus sophistiqués (qui sont rarement conçus pour les chercheurs non experts en analyse de texte informatisée). L’intégration de fonctionnalités interactives dans une plateforme de dissémination du savoir évoque par la même occasion la possibilité que les auteurs puissent incorporer dès le départ des éléments multimédias supplémentaires dans leurs publications, tels que des graphiques interactifs ou même l’accès aux données brutes. Il s’ensuit toute une série de questions importantes sur la pérennité et la stabilité du contenu, les droits d’auteur, l’accès ouvert, les formes d’expression dans différents domaines et bien d’autres enjeux esthétiques, épistémiques et même éthiques, des thématiques explorées par les contributeurs à notre dossier.

Comment ce positionnement théorique plus large vis-à-vis du web s’articule-t-il dans la spécificité du document numérique au cœur des travaux des chercheurs en sciences humaines de plus en plus nombreux à combiner des approches computationelles avec leurs approches disciplinaires plus « traditionnelles » ? Il faut tout d’abord s’entendre sur l’ubiquité du numérique (le numérique touchant l’ensemble des sphères de notre vie) et sur le fait qu’une réflexion sur son impact continue d’être une priorité. Avec le changement des supports, des modalités de publication (Sinatra et Vitali-Rosati 2014), des mécanismes de visibilité, d’accessibilité à l’information et de circulation des contenus, c’est l’ensemble de notre rapport au savoir qui se trouve remis en question. Notre hypothèse première est qu’il est tout aussi nécessaire – et même urgent – de jeter les bases d’une théorie et d’une pensée du numérique, que de poursuivre et de favoriser l’implémentation de nouveaux outils de recherche conçus par et pour les humanités, en lien direct avec les questions d’édition, de diffusion, d’encodage, de fouille, de curation, ou encore de visualisation et de représentations de données textuelles, sonores et visuelles. On doit en effet développer des humanités en résonance avec le numérique (Doueihi 2008). Il ne sera plus possible, dans un avenir très rapproché, d’isoler les réflexions, pensées et productions des humanités du poids du numérique, en préconisant non seulement des approches empruntées aux sciences de la communication et à la sociologie mais aussi à la philosophie et aux théories littéraires, comme l’indiquent les articles constituant notre dossier. Le faire serait les condamner à la disparition. Mais comment, alors, repenser, recréer, réinventer une discipline focalisée sur l’« humain » en acceptant que son objet principal d’étude soit en train de se modifier lui-même radicalement par la présence du numérique? Le numérique est intégré comme un objet d’étude par de nombreux chercheurs avec des approches hétérogènes et différentes, mais complémentaires. On peut donc se poser ultimement la question des enjeux de la société numérique et de la communication numérique, de l’impact sur les comportements, des changements dans les méthodes de composition artistique et littéraire, des nouveaux environnements d’apprentissage à l’école, des effets des jeux vidéo, ou des possibilités muséales et patrimoniales du numérique.