Article body

Dans plusieurs pays à travers le monde, l’éducation s’inscrit dans un mouvement de développement social et économique reposant sur un socle de valeurs individuelles et collectives (PROULX et CHARLAND 2009). Au Québec, l’éducation est souvent vue comme un projet de société porté à la fois par les enseignants et les administrateurs, mais aussi par les parents d’élèves (BERTHELOT 2006). Les parents investissent de plus en plus les modalités de gouverne des écoles, et ce, de plusieurs manières, notamment par leur engagement au sein des associations et des comités de parents (BALLION 1982 ; DURU-BELLAT et HENRIOT-VAN ZANTEN 2012), mais aussi, par le choix de l’école que fréquentera leur enfant (VAN ZANTEN 2009). En effet, pouvoir choisir une école permet aux parents de se tenir informés des activités dans les écoles du quartier, mais aussi d’exercer leur influence sur le suivi scolaire de leur enfant.

Parallèlement, les politiques éducatives relatives à l’enseignement général et obligatoire, de par le monde, tendent à se déployer de plus en plus en suivant une logique de marché (VAN ZANTEN 2014). Plusieurs auteurs décrient par ailleurs la montée d’un certain « consumérisme scolaire » dans le monde de l’éducation (DESJARDINS, LESSARD, et BLAIS 2010 ; TURMEL 2014) se reflétant par les pratiques de choix scolaires que favorise la concurrence entre les écoles (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013). Ce constat, partagé par des auteurs canadiens et européens (DAVIES et GUPPY 2010 ; LAVAL 2003), met en évidence des mécanismes de nature « marchande », modifiant les références et les objectifs de l’école. Les choix scolaires ne seraient plus uniquement considérés comme faisant partie des valeurs individuelles et constituant un droit acquis comme c’est le cas au Québec, suite à l’adoption de lois (Loi sur le ministère de l’Éducation et Loi sur le Conseil supérieur de l’éducation au Québec), mais aussi comme faisant partie des mécanismes d’organisation du système scolaire ou, selon Felouzis et ses collègues (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013), des « marchés scolaires ». Par ailleurs, la littérature internationale montre que les parents représentent, par la possibilité de choisir l’école de leur enfant, les principaux usagers de ces marchés scolaires (LAUEN 2009). C’est sur cet aspect que nous souhaitons nous pencher dans cet article.

Il faut d’emblée préciser que ce texte s’inscrit dans un projet doctoral au cours duquel nous souhaitons étudier la pratique du choix de l’école secondaire francophone lors de la transition primaire-secondaire par les parents non-migrants[1] résidant dans la région de Montréal. Ce projet s’ancre dans un contexte de marché scolaire où nos sujets d’études agissent en tant « qu’acteurs sociaux », c’est-à-dire en membres actifs de la société dans laquelle ils évoluent (SINGLY 2010). Pour commencer, nous décrirons brièvement la trajectoire politique et législative que la pratique du choix de l’école a empruntée au Québec. Nous mettrons ensuite de l’avant plusieurs éléments d’une problématique de recherche sur la pratique du choix de l’école secondaire. Pour terminer ce texte, nous proposerons quelques théories et concepts sociologiques pouvant nous aider à comprendre notre objet.

I. Éléments de problématiques

D’abord, il importe de situer le contexte dans lequel évolue notre étude. Pour ce faire, nous retracerons brièvement la construction de la trajectoire du choix de l’école secondaire au Québec.

Trajectoire politique et cadre légal

La possibilité de pouvoir choisir son école secondaire remonte à la Révolution tranquille des années 60 (BRASSARD, LESSARD, et LUSIGNAN 2004). Avant l’essor du plus vaste chantier au Québec les écoles secondaires strictement privées et réservées à une élite étaient tenues par le clergé (PROULX et CHARLAND 2009). Seules les familles les plus nanties pouvaient offrir une éducation secondaire à leur enfant. À partir de la publication du Rapport Parent vers 1963-1964, le Québec assiste à la naissance du réseau d’enseignement public (primaire et secondaire) comme on le connait aujourd’hui : gratuit et accessible à tous. Les Québécois avaient dès lors le choix entre un réseau d’enseignement public et privé. La cohabitation de ces deux modalités d’enseignement promettait ainsi une sorte de compromis entre l’Église, porteuse du réseau privé, et l’État, principal promoteur du réseau public.

Le choix de l’école secondaire a également été rendu possible suivant l’adoption de la loi créant le ministère de l’Éducation[2] et la Loi sur le Conseil supérieur de l’éducation(Québec 2016c). Ces lois assuraient aux parents de pouvoir « choisir l’institution qui, selon leurs convictions, assure le mieux le respect des droits de leurs enfants » (Québec 2016b). Vers 1977, la Charte de la langue française (Québec 2016a), ou la loi 101, a été adoptée afin de réglementer des principes linguistiques fondamentaux comme la fréquentation des écoles anglophones au Québec. D’après la Charte, le français est la langue officielle d'enseignement dans les écoles publiques et les écoles privées subventionnées par l'État québécois. Le choix de l’école devient, dans ce cas-ci, régulé en fonction de critères linguistiques. La Charte canadienne des droits et libertés (Canada 2016) garantit notamment les droits et libertés qui y sont inscrits, et ce, pour toutes les provinces y compris les territoires du Yukon et du Nord-Ouest. Elle promet aux provinces canadiennes la scolarisation selon les valeurs confessionnelles et l’instruction dans la langue de la minorité. À l’égard de la Loi sur l’instruction publique et des possibilités de dérogations des commissions scolaires du Québec, d’autres amendements ont accentué la possibilité de choisir l’école : une pratique particulièrement courante lors de la transition primaire-secondaire dans l’ensemble des pays occidentaux (VAN ZANTEN 2009).

Tendances globales, effets locaux ?

Au Québec, le choix de l’école secondaire s’est répandu grâce à plusieurs réformes ayant façonné le monde scolaire depuis le Rapport Parent. Aujourd’hui, il continue de prendre de l’ampleur au rythme de tendances globales. Une vaste littérature aborde les effets des courants politiques globaux (les traductions néolibéraliste et néostatiste de la Nouvelle gestion publique, les marchés scolaires, etc.) sur les services publics principalement en Europe et aux États-Unis (BALL 2003 ; FABRE et GOHIER 2015). Non pas sans effet sur les systèmes scolaires nationaux, ces courants se déploient également sur l’ensemble des services publics (soins de santé, services sociaux, etc.). Néanmoins, nous n’entrerons pas dans une description détaillée de ces courants et de leurs effets sur nos politiques éducatives locales ; or nous retiendrons néanmoins que l’ouverture au choix de l’école secondaire s’inscrit dans un mouvement complexe de grande ampleur touchant les systèmes scolaires, non seulement du Québec, mais aussi de la plupart des pays occidentaux.

Certains auteurs soutiennent que le choix de l’école secondaire est favorisé par « les marchés scolaires », fruits de l’intervention de l’État par le biais des politiques publiques (BALL 2003 ; FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013). Pour que l’on puisse parler de marché scolaire, trois principes fondamentaux doivent être observés au plan local : 1) l’accroissement de la concurrence ; 2) la diversification de l’offre et les demandes des parents ; 3) la pratiques de choix scolaires (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013). En effet, la pratique du choix et la présence de concurrence favorisent l’émergence d’un plus grand nombre d’options pour répondre aux différents types de besoins des élèves en difficulté, en situation de handicap, etc. (Collectif 2009). Ces marchés scolaires locaux réagissent donc aux influences globales modifiant les façons de concevoir l’école ainsi que ses buts, ses devoirs et ses obligations.

Choix de l’école et marché scolaire. Quelles tendances ?

Pour s’engager dans une étude approfondie des marchés scolaires, il importe nécessairement de reconnaître la forme de marché au sein duquel un système scolaire évolue sur le plan local (quasi[3], privé ou officieux)(FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013), et de demeurer sensible aux fluctuations des trois principes de fonctionnement précédemment évoqués. Ces marchés scolaires nous invitent à les considérer comme des phénomènes sociaux auxquels participent plusieurs acteurs dans la sphère sociale (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013). Pour tout dire, les marchés scolaires évoluent, changent et se réorganisent suivant les dynamiques locales (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013).

Les tenants du choix de l’école en milieu québécois ont invoqué le fait que choisir son école peut favoriser des économies substantielles par la concurrence qu’il incite (MARCEAU et al. 1996), et que la concurrence a lieu d’être afin d’améliorer la qualité des écoles et pour contrer le « monopole public de l’éducation », à savoir un système scolaire jugé inefficace par Migué et Marceau (MIGUÉ et MARCEAU 1989). Cet argument rationnel, favorisant la généralisation de la concurrence comme mécanisme d’amélioration de l’efficacité des écoles, est partagé par Bélisle et ses collègues (BÉLISLE, BELZILE, et GAGNÉ 2005). D’un autre côté, il nous faut ajouter qu’une grande offre éducative irrégulièrement distribuée en fonction des quartiers peut mener à une hausse de la ségrégation dont l’offre et la concurrence contribueraient à augmenter les effets (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013). Dans ces conditions, s’il n’y est consacré aucun éclairage scientifique portant sur les contraintes, les principes, ou encore les ressources facilitant les choix scolaires, il sera difficile d’en comprendre les effets.

Si nous nous attardons à la répartition des effectifs dans les différentes commissions scolaires de la province, nous constatons que la proportion d’élèves inscrits à la formation générale des jeunes a diminué de 17 % entre les années 1998-1999 et 2012-2013 (MINISTERE DE L’ÉDUCATION 2014). Dans la même veine, la répartition des élèves dans les établissements privés a augmenté de 15 % durant la même période (MINISTERE DE L’ÉDUCATION 2014). En 2013-2014, environ 123 004 élèves ont rejoint le réseau scolaire privé de la province ; cela représentait « 12,6 % des effectifs scolaires totaux du Québec, alors qu’ils ne représentaient que 9,8 % en 2001-2002 » (TREMBLAY 2014, 11). Ces jours-ci, alors qu’au Québec, un enfant sur cinq fréquente une école privée, près de 30 %[4] des enfants montréalais se seraient détournés de l’enseignement public[5]. Cela peut s’expliquer du fait que plusieurs parents se prévalent de la possibilité de choisir entre les deux réseaux scolaires québécois, public et privé, et que cette tendance soit en hausse. La pertinence d’étudier le choix de l’école lors de la transition primaire-secondaire se justifie donc aussi du fait que cette possibilité de choisir semble, depuis au moins les dix dernières années, de plus en plus répandue. Malgré cette popularité croissante, la littérature scientifique québécoise ne permet pas de faire l’état de la question. C’est à cette fin que peut contribuer notre recherche doctorale.

Nous en arrivons maintenant au questionnement principal qui guidera notre projet de recherche : Dans un contexte scolaire montréalais évoluant dans un quasi-marché, pourquoi et comment les parents nés au Canada choisissent-ils (ou non) l’école secondaire francophone de leur enfant lors de la transition primaire-secondaire ?

Pour répondre à la précédente question, il est nécessaire d’interroger les sujets d’études sur les contraintes de ce choix (le rapport à l’école, les ambitions scolaires projetées sur l’enfant, etc.) et de faire émerger les déterminants agissant sur les possibilités qui s’offrent à eux (programmes scolaires, filières, etc.). Nous voulons ultimement savoir comment les parents de famille élaborent leurs choix (stratégies, négociations, médiations, etc.). Pour ce faire, il faudra nous intéresser à ce qui les oriente, les conditionne et les détermine. Pour porter un regard sur le fait de « choisir » une école, nous optons pour une recherche visant à comprendre le choix – ou le non-choix lorsque le parent n’est pas en mesure de mettre en œuvre ses préférences pour des raisons diverses – en tant que pratique sociale exprimée de façon différente en fonction du contexte local dans lequel il s’élabore.

II. Propositions théoriques

Les pages qui suivent offrent un aperçu des propositions théoriques que nous retenons pour la compréhension de notre objet d’étude. Pour les besoins de cet article, nous nous limiterons aux perspectives permettant un examen de l’acte de choisir sous une perspective sociologique. Nous mettrons ainsi de côté les ancrages entourant le rôle des établissements dans la mise en œuvre du choix, qui feront l’objet d’une publication subséquente.

Choisir son école : un acte social

Le choix de l’école est propulsé par l’exercice d’une certaine liberté d’action des individus dans le monde social et est contraint par l’action publique. Cela explique l’intérêt pour l’acte de choisir en tant qu’action sociale résultant du fait qu’arrêter sa réflexion sur une école plutôt qu’une autre s’inscrit dans un processus à la fois individuel, mais aussi collectif (VAN ZANTEN 2009). Le présent objet de recherche peut s’observer à partir de nombreux courants de pensée sociologique. Le caractère social dans l’acte de choisir une école invite à tenir compte de deux perspectives sociologiques. D’une part, la perspective objective de Durkheim permet d’étudier une action au regard des contraintes extérieures qui s’exercent sur l’individu (DURKHEIM 2010). Par exemple, Durkheim (DURKHEIM 2010) s’intéresse à ce qu’il appelle la « conscience collective » et le poids qu’elle exerce sur les individus et sur leur « conscience individuelle ». En d’autres mots, le sociologue souhaite comprendre comment les manières collectives de penser et d’agir influencent les individus et leurs actions. D'autre part, la perspective de Weber (WEBER 2009) définit l’action sociale suivant des critères intérieurs aux sujets de l’étude ; elle est en ce sens « subjective » (WEBER 2009). Afin de la rendre observable, cette perspective oblige à étudier l’action sociale en l’objectivant, c’est-à-dire, en en externalisant le sens. Dans cette perspective, il est essentiel de s’intéresser au sens que les sujets donnent aux actions et aux autres individus qui composent le cercle social entourant l’action.

Ces théories font ressortir essentiellement que le choix dépend du contexte dans lequel il s’élabore, mais aussi des individus concernés. Il est tributaire de ce qui est considéré socialement comme une bonne école, du sens que les gens accordent au fait de choisir, des visées des familles, du rapport à l’école, des ambitions parentales, etc. (VAN ZANTEN 2009).

Entre individualisme et déterminisme

Deux grandes approches – individualiste et déterministe – permettent une lecture compréhensive des choix scolaires. Toutefois, elles ne font pas consensus dans la littérature (BLANCHARD et CAYOUETTE-REMBLIÈRE 2011 ; DURU-BELLAT et HENRIOT-VAN ZANTEN 2012). Les vifs débats, que suscite l’étude des stratégies subjectives et contraintes objectives dans les processus de choix, demeurent dans l’opposition entre la théorie du choix rationnel et individualisme méthodologique (BOUDON 1979), entretenant une conception utilitariste de l’école (DURU-BELLAT et HENRIOT-VAN ZANTEN 2012) et un déterminisme soutenu par la confrontation des habitus (BOURDIEU et PASSERON 2011). Du point de vue de Bourdieu (BOURDIEU 1966), le choix de l’école et les possibilités de réussite sont reliés à l’appartenance sociale et sont le fruit des luttes que les groupes sociaux engagent en vue de maintenir leur position et leurs privilèges. D’autant plus, ces luttes s’exerceraient par l’intermédiaire de stratégies sociales (stratégies de reproduction, d’évitement, etc.) et la mobilisation de capitaux (social, économique, culturel) (BOURDIEU 1972 ; BOURDIEU 1994). Nous verrons plus loin en quoi les capitaux, inégalement répartis chez les individus, peuvent intervenir dans l’élaboration des choix scolaires.

Bien qu’elles prennent en considération des positions sociales, ces deux théories s’opposent quant au rôle des acteurs dans l’exercice du choix (BLANCHARD et CAYOUETTE-REMBLIÈRE 2011). Ce contraste amène tout de même à appréhender plus finement les interactions entre agents scolaires et membres de la famille en réponse à l’offre éducative (BLANCHARD et CAYOUETTE-REMBLIÈRE 2011). De plus, nous pensons qu’il est possible que l’acteur fasse preuve d’une combinaison de ces approches dans son raisonnement relatif au choix d’une école secondaire. Nous reprendrons, néanmoins, une critique que Bernard Lahire adresse aux travaux de Bourdieu, préférant mettre à l’avant l’uniformité et l’homogénéité du système de disposition partagé par un ensemble d’individus, à savoir peu sensible à la pluralité des acteurs et de leurs schémas d’expériences (LAHIRE 2005). Une hybridité entre les modes de pensée de Bourdieu (pour la théorie de l’habitus et des capitaux) ainsi que de Lahire (pour les multiples dimensions et la différenciation de l’acteur issues des situations historiques qui l’on engendré) sauront probablement stimuler la présente recherche. Nous jugeons toutefois que la perception de Bourdieu est plus près de la réalité qui nous intéresse, puisqu’elle tient compte de l’ensemble de l’expérience de vie d’une personne, incluant son rapport à la vie sociale et ses valeurs éducatives. Pour notre part, cette perspective pèse davantage qu’une approche individualiste parce que l’apport du « social » dans l’élaboration du choix de l’école exige une prise en considération du processus de cette décision complexe. La théorie des classes sociales peut ainsi contribuer à une compréhension plus fine des choix scolaires.

III. Propositions conceptuelles

Nous venons de poser sur la table quelques pistes théoriques que nous jugeons avantageuses à explorer. Il est maintenant à propos d’expliciter les fondations conceptuelles sur lesquelles la présente étude s’érige. Nous approcherons d’abord notre objet en circonscrivant ce que nous entendons par « parent ». Comme celui-ci est l’auteur de l’« acte social » que constitue le choix de l’école (VAN ZANTEN 2009), nous jugeons essentiel de le décrire en premier lieu.

Concept principal : le rôle social du « parent »

La compréhension du concept de parent mobilise de nombreux écrits. Il est difficile de se représenter ce qu’on entend par « parent » quand on le détache de son entité, c’est-à-dire la famille à laquelle il est relié. Il faut donc se garder de considérer le « parent » comme une simple unité, car son rôle s'inscrit au sein de la famille qu’il a engendrée (SINGLY 2010). Par ailleurs, la mère étant très souvent au centre de l’éducation des enfants, il est essentiel d’en tenir compte (CLAIR 2012).

Pour tenter d’en dessiner le pourtour, il est utile de se référer à la sociologie de la famille. Le concept de « parent » peut être entrevu suivant l’évolution de son rôle et des manières dont il se constitue par l’ethos, une composante de l’habitus, dont il est porteur. Ce « système implicite de valeurs », partagées entre individus de même groupe, appelé ainsi par Bourdieu (BOURDIEU 1984), serait en bonne partie responsable de la reproduction des classes sociales (BOURDIEU et PASSERON 2011). La représentation de l’école par la mère, par exemple, influence l’accompagnement à la scolarité des enfants exerçant une influence sur l’ensemble des décisions scolaires de la famille (SINGLY 2010 ; CLAIR 2012).

Le rôle du parent ainsi que de la famille, également appelée « parenté », a pris plusieurs formes au cours de l’histoire. Qu’elle soit moderne ou primitive, la sociologie de la famille, portée par Murdock (MURDOCK 1949), considérait la famille comme un groupe d’adultes des deux sexes résidant à la même adresse et faisant preuve de coopération dans l’éducation des enfants (MURDOCK 1949). Sous cette définition, la diversité des modèles familiaux était laissée pour compte ; or on peut définir les familles en fonction de leur composition (conjoints non mariés et leur(s) enfant(s)), leur mode de constitution (la manière dont les unions s’organisent), ainsi que leur système de filiation (transmission de la parenté) (BOUDON et al. 2003). Toutes ces dimensions, et plus encore, ont contribué à forger les rôles parentaux, les façons dont ils se définissent, les orientations de même que les objectifs des familles. Ces différentes manières d’appréhender les unions, les activités économiques, les visées des familles, peuvent contribuer à définir le rapport à la vie sociale des enfants, leur rapport à l’école et la place qu’ils occuperont éventuellement dans leur société (KELLERHALS et MONTANDON 1991).

Quel que soit le type de famille, l’accompagnement des parents, dans lequel peuvent s’inscrire les objectifs familiaux comme celui de la reproduction de la hiérarchie sociale (FELOUZIS et PERROTON 2010), peut déborder sur l’école par le biais de l’implication de la famille. Cet engagement parental envers l’école peut prendre plusieurs formes, comme le fait de s’annexer à la vie associative, entretenir des rencontres avec le personnel enseignant, mais aussi, par le biais du choix d’une école se rapprochant des valeurs familiales (FELOUZIS et PERROTON 2010).

D’autres aspects interviennent dans la conjugaison du rôle de parents à celui d’élèves (KANOUTÉ 2006). Nous les nommons, sans entrer dans les détails, en commençant par le rapport à l’école des parents de même que leurs expériences scolaires et leur implication dans le suivi scolaire de l’enfant (CHARLOT 1999). Cette relation entre parents et enfants s’élabore également d’après un ensemble de valeurs que les parents ont transmis à leur progéniture, et ce, dès leur plus tendre enfance (BOURDIEU 1984). Or, le parent, dans l’exercice de ses responsabilités familiales, inculque à son enfant un ensemble de valeurs et s’attend à ce que l’école perpétue cette transmission (DURU-BELLAT 2003). L’école poursuivrait ainsi le transfert d’un « bagage » d’une génération à la suivante, entamé avant même l’entrée de l’enfant à l’école. Ce bagage, que Bourdieu appelle « capital », serait d’une influence considérable dans la reproduction des valeurs et l’expression de préférences familiales dans la trajectoire scolaire de l’enfant (BOURDIEU 1966). La représentation sociale de la famille, c’est-à-dire la manière dont elle est appréciée ou reconnue socialement, peut intervenir dans l’élaboration du choix de l’école.

Peu importe le pays dans lequel elle évolue, la famille est soumise à des pressions normatives sur lesquelles s’érige la définition de soi en tant que parent (LE PAPE 2009). Nourries par des expériences quotidiennes, certaines tâches liées à l’éducation des enfants s’avèrent prises en charge par les parents (soutien affectif, tâches domestiques, etc.), alors que d’autres par les pères (autorité, filiation, etc.) (KELLERHALS et MONTANDON 1991 ; SINGLY 2010).

Deuxième concept : le choix ou la liberté de choix ?

Nous avons brièvement abordé le fait que le choix de l’école est considéré comme une pratique sociale s’inscrivant dans des milieux sociaux ayant des caractéristiques spécifiques qui leur sont propres (ROCHER 1992). Dans le cas qui nous intéresse, il faudrait considérer les parents comme des acteurs compétents dans la mesure où ils sont capables d’expliciter leur rôle parental et la manière dont ils procèdent pour effectuer un choix aussi important que celui d’une école (GIDDENS 1987). Cette approche de « l’acteur compétent » est par ailleurs peu employée dans les recherches portant sur le choix de l’école secondaire, car les études font davantage référence à « l’acteur-social (COTNAM-KAPPEL 2014) » ou « l’acteur du monde scolaire » (DURU-BELLAT 2003). Des liens pourront possiblement être éventuellement tissés entre cette compétence, l’habitus et la mobilisation de capitaux. Cette orientation contribue au caractère novateur de notre recherche.

De nombreux angles épistémologiques et méthodologiques (BLANCHARD et CAYOUETTE-REMBLIÈRE 2011 ; VAN HAECHT 2006) permettent d’appréhender l’étude des choix scolaires. Ceux-là font ressurgir des problèmes quant à l’interprétation de certaines notions. Par exemple, la notion de choix suppose que l’individu dispose, en théorie, de plusieurs possibilités pour exercer ses préférences et d’absence de contraintes pouvant limiter la quête de son bien (VAN ZANTEN 2009). En effet, le concept de « libre choix » ou de « choix » suppose qu’une certaine liberté soit accordée aux individus dans l’expression de leurs préférences (VAN ZANTEN 2009). En éducation, la liberté de choix suggère que « les familles sont libres de choisir un établissement scolaire en fonction de leurs convictions philosophiques et religieuses » (DELVAUX et MAROY 2009). Or, nous devons rappeler que cette « liberté de choisir » au Québec est bien souvent contrainte, régulée et encadrée par des politiques de natures diverses (MONS 2007). Le choix de l’école n’est donc pas, mises à part certaines exceptions, complètement libre.

Par conséquent, il est difficile de circonscrire la marge de manœuvre réelle de tous les parents en matière de choix. Il n’existe pas non plus de définition simple de ce qu’est la « liberté de choix », sans entrer dans d’éternels débats de ce qu’est la « liberté ». Nous allons principalement retenir, à l’instar de Rawls (RAWLS 2009), que la liberté correspond à une marge de manœuvre avec les restrictions constitutionnelles et légales structurées par des institutions, à savoir un système de règles publiques définissant des droits et des devoirs. Autrement dit, il ne peut y avoir de libre choix absolu dans toute chose et la liberté de choix est en bonne partie régulée par des contraintes variées (FELOUZIS, MAROY, et HENRIOT-VAN ZANTEN 2013).

On se souvient que la liberté de choisir une école est souvent réglementée par un cadrage institutionnel et législatif. Le choix s’élabore et se définit par des politiques publiques nationales et locales permettant ou non son exercice. Il peut être réglementé dans le cas où les inscriptions sont prises en charge par les autorités locales responsables de l’admission et de l’inscription (DUMAY et DUPRIEZ 2014 ; MONS 2007). Il faut également insister sur le caractère diachronique de la construction des choix scolaires (BLANCHARD et CAYOUETTE-REMBLIÈRE 2011). Penser le processus du choix dans sa dimension temporelle signifie qu’il est non seulement construit par des acteurs multiples, mais qu’il s’élabore sur une période indéterminée de temps. La trajectoire que peut prendre la construction du choix de l’école nous invite donc à considérer celui-ci en tant que processus élaboré dans la durée et impliquant plusieurs acteurs.

Le choix : résultat de la mobilisation de capitaux et de l’habitus ?

Les choix scolaires, bien qu’ils s’avèrent très souvent contraints, sont également orientés en fonction du capital culturel et économique dont peut disposer la famille. Ce capital, bien que présent chez les groupes sociaux, quel que soit le contexte, rend observable à quel point il permet à quel point il permet d'intérioriser les valeurs scolaires nécessaires afin d’entrer dans les programmes ou filières les plus estimés (DURU-BELLAT et MEURET 2001). Puisque les familles sont inégalement dotées en capital culturel (Ball, BOWE, et GEWIRTZ 1995), leur choix serait largement tributaire des « conditions culturelles et matérielles » dans lesquelles elles vivent (MAROY 2006, 132), quel que soit le pays ou la région.

D’après Bourdieu (BOURDIEU 1985), les capitaux constituent des ressources à la portée (ou non) des individus, ainsi que des atouts pour se positionner dans un champ (politique, religieux, social, culturel, professionnel, etc.). Ils sont entretenus par des groupes sociaux de manière inégale et plus ou moins équilibrée. Ces capitaux peuvent influencer l’action sociale et les phénomènes sociaux auxquels participe un individu (BOURDIEU 1980). D’abord, le capital culturel est constitué de biens culturels (connaissances générales, capacités intellectuelles, intérêt pour les arts, etc.), puis le capital social correspond à l’ensemble des relations sociales que détient une personne. Ensuite, le capital économique englobe la richesse, les revenus, les placements, etc. qu’une personne a constitués au cours de sa vie. Par conséquent, les parents les plus en mesure de s’approprier le système scolaire sont davantage dotés en capital culturel et économique (VAN ZANTEN 2011).

Pour s’intéresser au capital culturel des familles, il faut se tourner vers les habitus qui les sous-tendent et avec lesquels les capitaux se conjuguent. Les individus se distinguent par leur dotation en capital partagé entre classes sociales, mais aussi entre les membres de même classe (BOURDIEU 1985). Chaque personne suit une trajectoire qui lui est propre et qui s’appuie, dans une voie individuelle, sur des préférences personnelles, mais aussi sur un habitus qui peut être institutionnel, ou encore individuel ou familial (KOSUNEN 2016). Le concept d’habitus (BOURDIEU 1972) est un concept fréquemment employé dans les études en lien avec les choix scolaires (AUDET 2013 ; KOSUNEN 2016 ; VAN ZANTEN 2009). Il est l’aboutissement de la production de structures sociales, structurées et structurantes, et organise les activités des individus au quotidien (BOURDIEU 1972). Bourdieu le définit de la façon suivante :

(…) systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.

(BOURDIEU 1980)

Sans entrer dans une interprétation simpliste de ce que Bourdieu entend par habitus, nous résumerons ce passage en disant que c’est l’habitus qui intériorise les modes de fonctionnement implicites d’un individu, et ses contraintes objectives, lui permettant de vivre dans la société à laquelle il appartient. Retenons qu’en fonction de leurs habitus et capitaux, certains parents pourraient davantage choisir que d’autres.

Conclusion

Nous avons pu constater que le choix de l’école, en tant qu’objet de recherche, peut être vu comme un objet sociologique fort complexe. Pour nous y attarder, nous avons proposé une revue des principaux éléments théoriques et conceptuels permettant une meilleure compréhension de notre problématique de recherche. Les concepts de « parent » et de « choix » ont été examinés par le biais de la sociologie de la famille (SINGLY 2010). Nous avons également exploré le concept d’habitus et des classes sociales de Bourdieu (BOURDIEU 1966 ; BOURDIEU 1984 ; BOURDIEU 1985), pouvant servir notre étude. Les écrits traitant du choix scolaire des parents pointent essentiellement le grand rôle que peut jouer leur capital économique et culturel dans ce processus de décision (BOSETTI 2004 ; DAVIES et AURINI 2011 ; FELOUZIS et PERROTON 2007 ; FELOUZIS et PERROTON 2010 ; WALKER et CLARK 2010) pouvant guider le sens que les individus donnent à leurs actions.

Pour l’heure, les théories que nous avons amenées sont celles qui, de notre point de vue, expliquent le mieux les faits et les relations de faits présentés dans la problématique. Ces propositions ont permis une meilleure organisation de nos idées qui, du même coup, nous assure que notre sujet de recherche n’a pas encore été exploré sous ces angles. Nous pensons qu’une telle recherche s’avère pertinente socialement et scientifiquement, et qu’elle peut trouver écho dans la communauté scientifique montréalaise, nord-américaine, mais aussi européenne. Notre étude contribuerait ainsi à une mise en dialogue des recherches dans plusieurs contextes locaux et nationaux, et pourrait trouver sa place dans la composition d’un portrait plus complet de l’étude du choix de l’école dans un contexte de quasi-marché scolaire lors de la transition primaire-secondaire à Montréal.