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On raconte qu’une fois Guy Debord a dit « nous n’avons pas appris comment changer le monde au moyen des livres, nous l’avons appris dans la rue » : qu'il soit vrai ou faux, cet aphorisme prononcé par le fondateur du Situationnisme montre une tension qui a lieu entre la vie réelle et le monde de la littérature et des livres.

L’auteur de La société du spectacle, en opposant la dimension fictive de la littérature et celle beaucoup plus prégnante de la vie réelle, se positionne du côté de cette dernière. Pouvons-nous aujourd’hui soutenir ce point de vue dichotomique ?

L’influence de l’œuvre de Debord a dernièrement connu une résurgence, notamment dans la littérature numérique contemporaine : de nos jours plusieurs écrivains s’inspirent des procédés et des concepts debordiens pour leur poétique. Le cas du projet multimédia Dérives de Victoria Welby et Benoit Bordeleau (entre autres) n’en est qu’un des nombreux exemples : beaucoup d’autres auteurs pratiquent une littérature autour des concepts d’espace, de géolittérature[1] et de dérive. Leurs écritures, souvent, se présentent elles-mêmes comme un voyage et une dérive : leurs pratiques littéraires ouvrent un véritable espace à parcourir. Est-ce qu’imagination et réalité continuent à s’opposer à l’intérieur de cette dynamique ? Nous essayerons de répondre à ces questions au moyen d’une analyse des blogues et des œuvres de ces écrivains, selon une approche qui relève de la théorie – voire philosophie – de la littérature plus que d’une analyse littéraire tout court.

Cadre théorico-critique

Qu’est-ce que nous entendons ici par opposition entre réel et imaginaire ?

Depuis Platon, la littérature a dû faire face à l’accusation de n’être qu’une dégradation de la réalité : dans La République, le philosophe grec accuse la poésie, issue de la mimesis, d’être grosso modo la copie de la copie du vrai monde, celui des idées : « tous les experts en poésie, à commencer par Homère, sont des imitateurs des simulacres de la vertu et de tous les autres simulacres qui inspirent leurs compositions poétiques, et qu’ils n’atteignent pas la vérité » (Platon 2002, 490). N’étant que le produit de l’imitation, la littérature est par conséquent fausse, trompeuse et dangereuse – elle doit donc être repoussée de la cité idéale.

Au-delà du jugement platonicien sur la valeur de la littérature, c’est l’institution de l’opposition entre imitant et imité, réalité et littérature qui va assumer une dimension paradigmatique en conditionnant l’histoire de la littérature. Bien qu’Aristote soit moins critique envers le statut du fait littéraire, il reproduit encore telle distinction : « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu, mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité » (Aristote 1990, 98).

Même les auteurs qui renversent le positionnement critique par rapport à la littérature, en soutenant la suprématie du champ de l’imaginaire, ne s’écartent pas de ce dualisme. Prenons le cas de Valéry, exemple très représentatif de la valorisation du symbolique et de l’imaginaire : le « mysticisme du réel » (Guidone 2003, 129‑49) valéryen établit qu’il n’y a pas de réel qui ne soit pas produit par l’imagination ; cependant, chez Valéry la mise en valeur de l’imaginaire – et donc de la littérature – propose de nouveau le même paradigme platonicien : réel et imaginaire sont deux champs encore pensés comme opposés.

Est-ce que les auteurs de la géolittérature contemporaine s’inscrivent encore dans cette polarité ? Ou bien peut-on trouver dans leurs œuvres une voie permettant d’échapper à cette dualité ? Dans quelles pratiques pouvons-nous identifier une mise en question du rapport entre les champs de la réalité et de l’imaginaire ? Nous essayerons de répondre à ces questions à travers une problématisation de la structure de l’imaginaire spatial dans la littérature numérique. Cet élément, devenu de plus en plus présent et central dans la littérature contemporaine, nous paraît être le plus adéquat pour une interrogation de ces champs, puisqu'il est le milieu où réalité et imaginaire se rencontrent et négocient continuellement leur statut : « La terre ferme est le lieu où [l’homme] vit, se meut, se déplace. Elle est son sol et son milieu. C’est elle qui fonde ses perspectives, détermine ses impressions, façonne le regard qu’il porte sur le monde » (Schmitt 1985, 17).

À travers le prisme méthodologique et poétique de la dérive[2], en tant que pratique qui se déroule dans l’espace physique et dans l’espace littéraire en même temps, nous irons maintenant analyser de plus près des œuvres et des auteurs contemporains qui s’inscrivent dans une ligne de continuité par rapport à la dérive.

Création des outils pour l’analyse

Dans son blogue, Victoria Welby explicite sa filiation littéraire par rapport à Debord : « fait important à noter : la dérive telle qu'on la pratique dans ce projet n'a rien à voir avec la navigation (maritime ou aérienne), l'artillerie, l'électricité, la biologie ou la politique. Elle emprunte plutôt à la dérive selon Debord[3] ».

Même si la dérive debordienne se présente comme un acte plus sociopolitique que littéraire au sens strict, il faut néanmoins souligner que cette intervention dans le milieu urbain est rendue possible par le constat qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques, mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » (Lauwe 1952, 51). La fondation théorique de la pratique de la dérive demeure donc dans la reconnaissance préalable que des éléments que l’on caractériserait comme réels – les facteurs géographiques et économiques – et imaginaires – les représentations – participent également au façonnage du monde que nous habitons.

Autour de la relecture du concept et de la pratique de la dérive, Welby et Bordeleau ont construit en 2010 Dérives, « chantier littéraire » : un espace collaboratif, consacré à l’exploration et à la mise en récit de la ville de Montréal, où plusieurs auteurs[4] se promènent laissant leur trace à travers l’utilisation de plusieurs supports – ce projet littéraire étant mené aussi sur d’autres plateformes, comme Twitter et Instagram[5].

Focalisons-nous sur le projet de Welby et de Bordeleau afin de saisir les configurations multiples de la figure littéraire de la dérive :

  • un objet littéraire : le chantier lui-même ;

  • un procédé à la fois littéraire et physico-spatial à travers lequel l’objet est construit : l’errance libre et imaginative dans un lieu urbain ; cette errance donne lieu à :

  • un deuxième objet littéraire : chaque dérive particulière, c’est-à-dire le billet de blogue qui présente le résultat, final ou partiel, d’une dérive-procédé qui a eu lieu tel ou tel autre jour ; l’ensemble de ces billets est ce qui constitue Dérives, soit le site-chantier ;

  • une méthodologie de travail mise en place par les auteurs : chaque billet de blogue dérive d’un billet écrit par d’autres auteurs. « Les billets dérive doivent être produits de façon alternative. À chacun son tour, en réponse au billet de l'autre. Chaque contribution sert à orienter la série en cours » (Bordeleau, s. d.) ;

  • un style, une attitude : par exemple, les règles qui régissent la démarche poétique peuvent elles-mêmes être l’objet d’une dérive ultérieure, parce qu’elles « peuvent être modifiées à tout moment, sans préavis »(Bordeleau, s. d.) ;

  • un effet : l’éparpillement des billets entre plusieurs blogues, plateformes, sites internet, supports, etc. produit à son tour une dérive de la lecture ; le lecteur est obligé de naviguer à travers d’innombrables onglets et fenêtres, se confrontant avec une multitude de pseudonymes, projets parallèles, identités, collaborations jusqu’au point de ne plus pouvoir se repérer dans l’espace de la lecture, égaré.

Ces points de repère nous permettront de développer une grille de lecture basée sur des homologies formelles. Dans notre analyse littéraire, il s’agira donc de chercher à travers les œuvres les éléments que nous avons indiqués avant, même s’ils ne sont pas explicitement présents dans les œuvres mêmes. Selon notre interprétation, chaque élément peut être abordé comme une fonction de structuration du réel ainsi que de la littérature. Les jeux, les concordances et les différences entre les éléments de l’un et de l’autre nous permettront de mettre en évidence les dynamiques particulières à travers lesquelles les auteurs envisagent la thématique de l’espace.

La dérive à l’œuvre

Il nous faut maintenant nous positionner par rapport à une problématique majeure : l’éparpillement sur plusieurs plateformes et le caractère extrêmement mobile des différentes pratiques nous empêchant d’entamer une démarche unitaire et exhaustive. Nous adopterons à notre tour une posture de dérive : il s’agira de parcourir l’ensemble des projets en nous appuyant sur nos points cardinaux pour faire ressortir des questions critiques et des pistes de travail possibles, pour ensuite en tirer des conclusions.

Quelles sont donc les structures de la dérive ? Nous pouvons commencer en abordant la figure spatiale et littéraire de la ligne, telle que décrite par Bertrand Gervais :

Ces lignes [des constellations, de guidage, de latitude et longitude], évidemment, ce sont des lignes imaginaires, des lignes intériorisées, lignes que nous projetons nous-mêmes et qui dessinent des espaces. Ces lignes nous servent d’interface dans notre expérience du monde. Elles nous permettent d’organiser ce lieu qu’est notre monde. Ces lignes sont innombrables et leurs champs d’application sont variés, liés tout autant à l’espace et au langage qu’au temps, déterminant des lignées, des discours et des lieux.[6]

(Gervais 2014)

Les lignes structurent une forme du monde où les cordonnées physiques et symboliques se croisent, s’entrelacent et se superposent : l’espace qui en découle est façonné à la fois par le langage et le temps, par le discours et les lieux. Les dériveurs qui s’y promènent envisagent un espace déjà compliqué et médié par ces deux champs, par le biais de ces lignes : question de les suivre, en les parcourant avec son corps et son discours en même temps.

Kenneth White utilise le concept de géopoétique pour définir ce type de littérature, à laquelle Gervais se rallie ; pour marquer la spécificité de cette littérature, White parle d’une « théorie-pratique » (White, s. d.) qui vise à franchir la distance qui sépare réel et imaginaire. Cependant, l’approche de Gervais nous semble réintroduire, en quelque manière, le même dualisme qu’il essaye de repousser, notamment quand il affirme, plus loin dans cet article, que « les formes narratives se sont complexifiées, multipliant les strates, les jeux métafictionnels et métaleptiques, les brouillages entre fiction et réel » (Gervais 2014) : pour brouiller une frontière entre deux éléments, il faut bien en avoir une et qu’elle déclare sinon l’opposition, au moins la diversité fondamentale des éléments dont elle est la frontière. Néanmoins, il ne faut pas rejeter la potentialité heuristique et créatrice de la figure de la ligne en tant que procédé pour la dérive : la poétique de la dérive, basée sur ces lignes, donne lieu à une pratique où il faut « poursuivre l’idée soweit er führt, aussi loin qu’elle mène, de désirer le soweit, l’espace même où file l’idée en tant que cet espace ne cesse de s’ouvrir, le fil de l’idée […] déployant au-devant d’elle de nouvelles surfaces de pensée » (Lyotard 1977, 26).

Alice Van der Klei, écrivaine participant à Dérives, nous permet de développer davantage les caractéristiques de la ligne. Elle soutient que la dérive doit « chercher à faire des liens. Trouver des hyperliens pour créer un récit, là où il n'y en a pas forcément. À force de relier des fragments recomposés, un fil pourra peut-être se tisser » (Van der Klei, s. d.). Le fil dont Van der Klei parle est une ligne de construction : prendre des fragments décomposés de la réalité, les remanier, les tisser, en faire un fil ou un récit, tout cela n’est qu’une définition possible de littérature ; mais tout cela est aussi bien une forme d’orientation dans l’espace. La perspective de Van der Klei nous permet d’élargir notre discours : la ligne non seulement est un moyen de production d’espace, mais elle est aussi une poétique et une méthodologie littéraire.

Nous pouvons aussi retrouver cette idée chez des auteurs qui, même si ne faisant pas partie du projet Dérives, travaillent sur les mêmes objets littéraires, et notamment chez Pierre Ménard : pour lui aussi la littérature est le récit de l’espace et l’espace est le récit de la littérature : « marcher dans les rues comme entre les pages d’un livre, en garder une trace, avec cet étonnement de voir, au fil du temps, se dessiner un chemin qui n’existait pas au moment de notre trajet. Ce dialogue n’est pas celui d’un voyage mais d’un cheminement, dans le bruissement, la rumeur de la ville, son quotidien et la juxtaposition ou l’entrelacement de nos lignes de désir » (Ménard, s. d.).

Considérons encore un dernier exemple, le site Traces (Seppoloni, s. d.) de Lionel Seppoloni : la section « Sorties de route » « rend compte des allers et retours que j’effectue presque quotidiennement en voiture entre le hameau du Villard et le bourg d'Allevard. Je propose ici de considérer le trajet lui-même comme une sorte d’œuvre d’art dont ces lignes ne sont que les traces... » (Seppoloni, s. d.)[7]. Dans chaque sous-section nous sommes invités à parcourir les lignes créées par Seppoloni : le site, en cliquant sur le bouton « suivant », et la même route sur laquelle l’auteur conduit chaque jour. Or, il s’agit exactement de la même route : les réflexions, les poésies et les photographies façonnent cet espace de manière telle que l’on peut dire être , plongés dans un espace où l’élément réel de la route se mêle indissolublement avec sa narration, empêchant ainsi la possibilité de tracer une différence qualitative entre réalité et imaginaire.

L’espace physico-littéraire de la dérive

Comme les fils pour le tissu, ces lignes structurent un espace qui reprend leurs caractéristiques : il s’agit d’un espace en même temps physique et littéraire. Comment l’habiter ?

Le premier stade de l’amour urbain est celui de la carte : il se produit quand tu sens que la cartographie de la ville aimée se superpose à n’importe quelle autre. Tomber amoureux d’une ville, c’est sentir, quand on la parcourt, s’estomper les limites matérielles entre ton corps et ses rues, lorsque la carte devient anatomie. Le deuxième stade est celui de l’écriture. La ville prolifère sous toutes les formes possibles du signe, elle se fait d’abord prose, puis poésie et devient, finalement, évangile.

(Preciado 2015)

Preciado nous dit que nous habitons cet espace en (l’)écrivant, c’est-à-dire que notre écriture permet d’habiter l’espace physique jusqu’au point où l’espace physique de la ville se matérialise et prolifère dans l’écriture elle-même. Alors que la première phase dont Preciado parle est un passage qui permet de rapprocher réalité et imaginaire, la deuxième décrit un moment – et une pratique : l’écriture – où la différence entre les deux s’évanouit ; l’espace physique de la ville et l’espace symbolique de la littérature ne sont plus séparés et l’écriture n’est pas non plus le médium qui permettrait leur rencontre : elle devient le milieu primordial de leur entrelacement – pour le dire avec Ménard : « Chaque pas en ville est une écriture » (Ménard, s. d.).

Or, cet espace, avec ses caractéristiques, n’est pas le simple résultat d’une poétique de la ville, d’une littérature qui entretiendrait un rapport exclusif et privilégié avec le milieu urbain : la dérive et la géopoétique sont des processus beaucoup plus complexes.

À l’aube de la contemporanéité littéraire, Baudelaire a été probablement le poète qui a le plus contribué à refaçonner notre imaginaire littéraire urbain : ses Tableaux parisiens sont un des premiers exemples littéraires de la pratique de la flânerie – ancêtre de la dérive debordienne. Prenons le poème Le Cygne, contenu dans le recueil Les fleurs du mal. Dans cette poésie nous pouvons retrouver en nuce les thématiques géolittéraires contemporaines que nous avons analysées : la promenade citadine produit des rencontres avec des gens, des lieux, des situations qui ont le caractère d’une épiphanie, d’une ouverture à une dimension symbolique et imaginaire.

Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L'immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit. A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel.

(Baudelaire 1975)

Cependant, la flânerie de Baudelaire n’est pas la dérive, comme nous le montrerons dans ce paragraphe. Si le poète français poursuit une démarche poétique tout à fait semblable – l’arpentage rêveur de la ville –, les écrivains de la dérive se différencient au moyen d’un regard qui cherche un ancrage plus consistant dans la réalité. Quand Baudelaire dit : « Je ne vois qu'en esprit, tout ce camp de baraques » (Baudelaire 1975)[8], le fait que le poète ne voie le camp de baraques qu’en esprit, nous fait retomber soudainement dans une perspective où la littérature – et l’imaginaire, de façon plus générale – ne font que recouvrir symboliquement un monde préexistant et bien plus concret et pertinent que celui de la simple description. Voici donc l’esprit sous-entendu à la flânerie, qui se présente comme une pratique de déambulation urbaine qui ne touche presque à rien de ce qu’elle parcourt. On serait aisément tenté d’appliquer une grille de lecture sociale, voire politique, à cet esprit : la flânerie serait alors une forme de désengagement solipsiste vis-à-vis de la réalité et la dérive son évolution engagée. Rien de moins inexact. Il y a bien sûr un côté socio-politique dans cette différence, mais il n’en est pas le cœur de l’argumentation. On dirait plutôt que la ligne de démarcation plus pertinente entre les deux approches, flânerie et dérive, demeure dans une dynamique d’appropriation/incarnation/imbrication des espaces au moyen de l’écriture. Alors que Baudelaire ne participe pas à la réécriture de ce lieu dont il parle, la poétique de Dérives fait de cette réécriture une pratique fondamentale.

Dans le cadre de la huitième série de Dérives, Victoria Welby, en parlant d’un lieu d’enfance chéri, nous montre la différence entre son approche et celle de Baudelaire :

J'ai fini par opter pour un lieu qui n'en était pas un, ou si petit, ou si peu habitable. Du cordage à bateau recouvrait un poteau de soutènement dans le sous-sol chez mes parents. Une année, je l'ai décoré de boules, de guirlandes et de lumières, ça nous a tenu lieu de sapin de Noël. C'est le seul espace qui m'a vraiment appartenu gamine et adolescente, qu'on m'a laissé m'approprier. […] Cette incarnation, il me semble […] est nécessaire à la dérive.

(Welby, s. d.)[9]

À l’instar de Baudelaire, Welby prend comme point du départ une situation épuisée, presque anéantie, par l’indifférence ; par contre, elle crée une nouvelle spatialité grâce à l’invention d’un lien entre l’espace physique et l’imagination féconde d’une gamine ; une fois l’acte accompli, il n’y a plus de différence entre réel et imaginaire dans ce nouvel espace : il est incarnation et appropriation, mélange indissoluble de deux espaces autrefois séparés. Il s’agit moins d’une {'e}criture issue d’un espace – le cas de Baudelaire – que d’une {'e}criture qui se tisse avec un espace. Or, cet entrelacement rapproche non seulement les espaces littéraire et réel, mais contribue aussi à rapprocher de plus en plus l’écriture elle-même de la ville, à tel point qu’entre les deux entités il y ait un échange continu et un processus de signification réciproque.

Nous pouvons voir le côté spatial de cette dynamique d’incarnation/production dans la section « flâneur » à l’intérieur du Tumblr de Benoit Bordeleau notes de terrain / lignes de fuite[10], série de contributions des ateliers de dérive organisés par La traversée – Atelier québécois de géopoétique[11]. Cette section, s’inspirant de l’aménagement d’un quartier, avec ses parcs, ses squares, etc., projette le lecteur dans un monde hybride, constitué d’écriture et espace en même temps : l’œuvre littéraire se spatialise, se fait véritable quartier elle-même, selon un principe d’homéomorphisme[12].

Conclusion : l’homéomorphisme entre espace numérique et espace physico-littéraire

Le blogue de Bordeleau nous amène à prendre en compte un dernier aspect de notre analyse : l’espace numérique où cette littérature se déroule. C’est l’écrivaine Cécile Portier qui a le plus explicitement relié la thématique de l’espace littéraire numérique :

En écrivant ainsi, je vois ce que le numérique change à mes propres pratiques, comment il fait déborder mon écriture vers d’autres formes que celles que j’imaginais initialement (j’ai ainsi de plus en plus souvent recours à l’image et au son dans mes projets de création, non pas comme illustration de mon travail, mais comme point de départ, instance de dialogue). Je vois aussi que le numérique n’est pas qu’un support ou un outil, mais un champ nouveau dans lequel nous sommes tous plongés, qui – pour autant – est encore à investir, à questionner.

(Portier, s. d.)

Cécile Portier relie la prolifération de l’écriture et de ses supports à une prise de conscience spatiale du champ du numérique. Chez elle, le numérique n’est plus un moyen, mais un milieu dans lequel nous sommes tous plongés – donc un espace – et c’est précisément cette caractéristique qui permet au numérique de jouer la dérive sur les pratiques d’écriture.

Quand Portier, dans Étant donnée, soutient que « le monde n’est plus lisible, il est navigable » (Portier, s. d.), elle est en train de dire que notre vision de l’espace a profondément changé depuis l’avènement du web, d’Internet et du numérique[13]. Cette transformation entraîne des modifications générales comparables à celles introduites par d’autres transformations de l’espace au cours de l’histoire humaine : « toute transformation historique implique le plus souvent une nouvelle perception de l’espace. Là se trouve le véritable noyau de la mutation globale, politique, économique et culturelle qui s’effectue alors  » (Schmitt 1985, 52).

Or, quel est l’élément autour duquel ce nouvel espace s’organise ? Nous croyons pouvoir répondre qu’il s’agit de l’écriture : les pages web sont des textes, tout fichier peut être réduit à de l’écriture, le code est écriture. Le numérique est donc façonné par l’écriture : nous pouvons détourner la phrase de Pierre Ménard « chaque pas en ville est une écriture » en disant « chaque pas dans le numérique est une écriture ».

Comment situer la dérive physico-littéraire à l’intérieur de cet espace ? Reprenons la citation de Van der Klei : « Trouver des hyperliens pour créer un récit, là où il n'y en a pas forcément. À force de relier des fragments recomposés, un fil pourra peut-être se tisser » (Van der Klei, s. d.). L’utilisation du terme hyperlien pour décrire la forme d’écriture propre à la dérive est indicative d’un deuxième homéomorphisme : celui qui a lieu entre l’espace physico-littéraire incarné et l’environnement numérique. Le principe du fonctionnement de l’hyperlien – l’inscription sur un élément d’un passage vers autre chose – est le même que celui de l’incarnation au cœur de la dérive, selon Welby. De plus, la manière de parcourir les hyperliens dans l’espace numérique rappelle le cheminement de la dérive, tel que proposé par Pierre Ménard : le chemin que nous parcourons en choisissant les hyperliens à suivre n’existe pas avant que nous le créions nous-mêmes. Cette concomitance de forme, structure et écriture donne lieu à l’homéomorphisme entre les deux espaces dont nous avons parlé.

Au cours de notre réflexion, nous avons montré les dynamiques qui font que finalement les espaces numérique, imaginaire et physique ne sont plus discernables à l’intérieur du champ de la géolittérature. Le concept d’homéomorphisme nous permet de rapprocher les dynamiques internes de chaque configuration de sens pour montrer leur fonctionnement similaire. Depuis toujours, la réalité accueille des instances symboliques qui façonnent ses objets ; à son tour, la réalité participe à la production de la littérature. Dans cette perspective, l’espace numérique fonctionne comme catalyseur : sa structure scripturale nous permet de mieux mettre en évidence cet échange continu entre les deux et de faire émerger une spatialité complexe, où écriture, réalité et imaginaire sont sur le même plan ontologique.

Dérive = réalité augmentée sans technologie. Faut ouvrir les yeux, les oreilles, les narines, la bouche, tendre les mains. Marcher dans la ville. Ou ailleurs. Ralentir. Flâner. Observer. Se laisser imprégner. Errer. Et, surtout, avoir du plaisir à le faire. Et puis écrire si le cœur nous en dit.

(Parka, s. d.)