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Introduction au dossier

Le tournant spatial des sciences humaines amorcé dans les années 1980 marque toujours le paysage de la recherche universitaire par l’attention portée à l’espace et ses représentations. L’intérêt croissant suscité par les dispositifs[1], à la suite des travaux de Michel Foucault, et leur manière d’organiser l’espace souligne le souci récent de penser l’humain dans son rapport à son environnement. Par ailleurs, la réflexion écologique sur le lieu vécu, inscrite dans les travaux de Michel de Certeau sur l’habiter (2010, 139‑91) et autour de laquelle se sont constituées notamment l’écopoétique (Schoentjes 2015), la géopoétique (Bouvet 2015 ; Collot 2011 ; 2014) et la géocritique (Westphal 2007), n’est pas sans liens avec la place importante accordée au corps dans les études actuelles. Le corps, considéré comme terreau de la conscience depuis Merleau-Ponty ou encore comme trait d’union fondamental entre soi et l’autre (du « moi-peau » de Didier Anzieu (1985) au « corps parlant » de Jacques-Alain Miller (2016)), y est interrogé sous toutes ses formes, gestes, déplacements, dans des registres variés — symbole, image, objet — et selon des points de vue propres à chaque discipline, dont l’anthropologie avec les travaux fondateurs de David Le Breton (2013). Ces interrogations soulignent à nouveaux frais la portée des pratiques corporelles, dont Marcel Mauss inaugurait l’étude ethnologique avec son analyse des techniques du corps (Mauss 1936), et, indirectement, des manières d’être au monde spécifiques à chacun.

Du corps comme vêtement charnel de l’esprit au moi-peau, en passant par les sphères de Peter Sloterdijk (2002; 2010; 2013), la contenance a longtemps dominé les réflexions sur le corps. Il convient toujours, à l’ère du numérique, de s’attarder à la réalité humaine de construire des lieux psychiques en fonction de l’environnement, servant d’intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur[2]. Entremêlés avec le corps, ceux-ci peuvent être le lieu d’expériences fortes de résonance avec un endroit, mais aussi d’inadéquation. Pour interroger les représentations et mises en scène du corps contemporain et comprendre comment celui-ci se construit en interaction avec l’espace, nous tiendrons compte de certains phénomènes significatifs de l’époque contemporaine. C’est le cas, notamment, de l’appareillage entourant l’individu occidental, qui ne fait pas un pas sans ses prolongements technologiques et élabore nécessairement un rapport différent à l’espace. De plus, l’aménagement croissant des lieux, autant naturels qu’urbains, dénote aussi une manière d’accommoder le monde aux corps qui s’y déplacent. Par ailleurs, il sera aussi question de l’état suspendu des corps d’aujourd’hui qui, pour certains[3], seraient désormais privés de liens aux autres, en manque de symbolisation, et flotteraient librement dans l’espace, offrant une liberté à la fois inédite et effrayante au sujet qui doit redéployer son rapport au monde.

La question autour de laquelle se déploient les textes de ce dossier est donc la suivante : comment s’articulent les rapports entre le corps et l’espace aujourd’hui, et que peut-on dire des interactions qui découlent de leurs agencements ? Il s’agit d’interroger les formes et phénomènes constitutifs de l’imaginaire corporel, dans l’expérience que fait le sujet des lieux qu’il occupe, qu’il s’approprie ou qu’il subit, et qui lui servent à aménager son monde. Les réflexions proposées dans ce dossier font suite au colloque multidisciplinaire « Le corps contemporain et l’espace vécu : entre imaginaire et expérience » qui a eu lieu les 25, 26 et 27 novembre 2016 au Musée d’art contemporain des Laurentides. Inscrit dans le programme du centre de recherche Figura de l’UQAM, cet événement visait à questionner le jeu qui s’articule dans le corps entre l’espace physique et le lieu tel qu’il est vécu, à l’expérience à la fois concrète et culturellement construite de l’environnement par le sujet. La pertinence des communications des chercheurs en arts, littératures et sciences humaines nous amène aujourd’hui à poursuivre ces réflexions en proposant ce dossier, qui comprend des textes issus des présentations. Ces textes s’intéressent donc aux relations qu’entretient le corps avec son environnement à l’époque contemporaine. En quoi celles-ci sont-elles constituantes ou déstructurantes pour le sujet ? Comment s’élaborent-elles et se manifestent-elles ? Quels imaginaires du corps et de son rapport à l’espace sont véhiculés par les représentations artistiques et littéraires ?

En cela, le texte d’Arthur Oldra observe la manière dont les corps appareillés des militaires orientent ceux des passants dans le cadre des opérations de protection et de surveillance françaises Vigipirate et Sentinelle. Son article analyse, dans la perspective des pratiques corporelles et des jeux de distances entre les corps, le rapport qu’entretiennent les militaires équipés et les individus dans l’espace public.

L’espace urbain est au cœur de la réflexion de Bertrand Cochard, qui explore la manière dont ce type d’espace est susceptible de produire des sujets. En s’appuyant sur les théories modernes de l’urbanité et sur les critiques qui leur ont été adressées, il s’interroge sur la possibilité, pour la ville, de constituer un dispositif et, dès lors, sur la forme que doit prendre l’action collective.

Catherine Duchesneau et Magali Uhl abordent, elles, l’influence des appareils sur les gestes du quotidien, menant à une forme d’intégration corporelle de la technique. Leur analyse de l’œuvre chorégraphique de Julien Prévieux, What Shall We Do Next ?, explore ces « écritures technologiques » du corps imaginé par l’artiste sur les gestes et les interactions sociales à venir.

L’art contemporain nous amène parfois à considérer le corps de l’artiste comme œuvre d’art ; en s’inscrivant dans l’espace, il contribue à le définir. En s’attardant à une sélection d’artistes marquants, des années 1970 à nos jours, Lydie Rekow-Fond étudie leur manière respective de mesurer le monde à partir de l’échelle de leur propre corps.

Le rapport du corps à l’espace public est abordé, dans l’article de Léa Barbisan, à partir de l’utopie, d’abord esthétique puis politique, de la maison de verre, telle qu’elle a été décrite notamment dans les textes de Paul Sheerbart, André Breton et Walter Benjamin. L’idéal d’un habitat aux cloisons de verre, entièrement ouvert, interroge les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le commun, jusqu’à incarner, aujourd’hui, un modèle de surveillance totalitaire.

Justine Feyereisen étudie, pour sa part, les corps captifs présentés dans trois récits contemporains qui livrent, chacun à leur manière, les prisons coloniales. Son analyse de La Quarantaine de Le Clézio, de Guyane : Traces-mémoires du bagne et d’Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau révèle que la fréquentation de ces espaces pénitenciers peut s’avérer libératrice d’une conscience de soi et d’un esprit de communauté, soulevant ainsi un questionnement esthétique et éthique de la perception et de la figuration du corps.

Louise Lachapelle s’appuie sur son propre travail de création pour parler de l’habiter, dans un dialogue constant avec la maison de Patricia de Burgh Paré, déplacée de Sainte-Scholastique à Sainte-Lucie-des-Laurentides. Cette maison où elle vit forme son laboratoire, qu’elle débâtit, bâtit, rebâtit, source de méditation anthropologique et de réflexion sur la création, dont l’atelier-maison constitue l’une des matérialisations.

Damien Beyrouthy propose une réflexion sur le rapport contemporain entre corps et espace en s’appuyant sa création Délicat contact #1. Il y analyse les déclinaisons de l’instabilité et les met en parallèle avec le concept du contemporain, tel qu’il est développé par Lionel Ruffel dans son ouvrage Brouhaha. Les mondes du contemporain.

À la lecture des textes qui constituent ce dossier, force est de constater que les sciences humaines, la littérature et les arts n’ont pas épuisé la question du corps et de son espace. Nous pensons que ce dossier présente ainsi une réflexion pertinente sur les rapports contemporains entre corps et espace ; les diverses disciplines mises à contribution dans cette réflexion s’y accordent pour discuter de concepts importants : seuils, limites, entrelacement, habiter, déplacements, etc., et enrichir la compréhension d’une réalité essentielle de l’humain.