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Pour Benjamin Kilborne

Formulons une hypothèse : les règles internes des réseaux sociaux sont une forme de raison pratique contemporaine. Cela requiert une cohérence suffisante pour encadrer les pratiques, et comme celles-ci varient beaucoup, ces règles doivent être pragmatiques, mais se référer à des principes généraux crédibles. Même à travers les éléments du langage codé de l’entreprise, cela nous explique pourquoi Fidji Simo, dans son interview au Monde, faisait simplement écho à des phrases du manifeste de février 2017. Voici la formulation telle qu’elle est parue sous la signature de Mark Zuckerberg dans Building Global Community :

Notre communauté évolue, à l’origine elle nous connectait à notre famille et à nos amis, maintenant elle sera aussi une source d’informations et de propos publics. Avec ce tournant culturel, nos règles communautaires doivent s’adapter pour autoriser davantage de contenus informatifs et historiques, même si certains font débat. Par exemple, une vidéo très violente d’une personne en train de mourir aurait été notée comme dérangeante et supprimée. Cependant, maintenant que nous avons Live pour capter des infos et que nous publions des vidéos contre la violence, nos règles doivent évoluer. De même, toute photo présentant des enfants nus aurait été supprimée – et à raison – mais nous avons maintenant modifié nos règles pour libérer des contenus historiquement importants comme la photo de la Terreur de la Guerre. Ces questions indiquent la nécessité d’actualiser nos règles pour nous rapprocher des attentes évolutives de notre communauté[1].

Ainsi Facebook comptait lever nombre de filtres pour privilégier le contrôle par les utilisateurs de ce qu’ils peuvent recevoir ou poster. Pouvait-on imaginer un début de prise de contrôle par les usagers sur le service ? On pourrait rêver de voir une grande plateforme de contenus soutenir non pas seulement de ce qu’une majorité pourrait accepter, mais bien ce que des minorités engagées pour un avenir plus juste tentent d’obtenir. Mais les liens promus ou supprimés par les algorithmes et les standards actuels de la community governance sont si aléatoires que le système entier semble incapable de s’adapter, sauf à segmenter les normes en fonction de la géolocalisation des usagers et de choix optionnels laissés à leur initiative pour ouvrir le spectre documentaire. Ce sera toujours une bulle de filtrage, mais elle pourrait se complexifier. Cette réponse de Facebook est structurellement insatisfaisante.

Ne voir que ce qu’on veut voir

Entre l’aléatoire complet dans la distribution des liens et la constitution d’une bulle de filtrage forte par chacun des usagers, Facebook choisit le second terme. La censure d’œuvres d’art parfois choquantes qui participent de la culture mondiale devait être allégée, mais l’accès se fera surtout par des liens liés à ses contacts et non à travers un fil d’actu propulsé par les moteurs de contenu. Ce faisant Facebook n’assume aucun rôle éditorial et ne dérange aucun publicitaire : on ne verra que ce qu’on veut voir et les images au fort symbolisme historique, mais indéniablement violentes seront quasi invisibles de ceux qui n’en n’ont pas connaissance par ailleurs et qui les recherchent. Comment sortir d’une pudibonderie excessive alors que les pires horreurs se produisent dans le monde ? Tel est le paradoxe de Facebook. WYSIWYWTS : « what you see is what you want to see ».

La réalité des médias actuels est de recouvrir la violence du monde d’un voile fait d’actualités sportives ou people qui sont en elles-mêmes des manipulations du public. Ces diversions font partout le jeu des groupes les plus conservateurs. Une entreprise mondiale de communication basée en Californie au temps de Donald Trump peut-elle éviter ces débats ? La part de risque de la lettre de mission était de transformer en promesses pour demain divers échecs actuels. Mais Facebook exhibe l’inconsistance de ses discours de circonstance… face aux circonstances. Les récents billets de Zuckerberg vantent tout à la fois le retour aux valeurs familiales et l’ouverture d’un service de rencontres – rien de ce qui contribue à une communauté mondiale. Ce thème était au fond des plus dangereux. S’il devait être assumé, il conduirait à renforcer l’activité éditoriale de Facebook. Les orientations décidées pour 2018 vont à l’opposé, avouant une contradiction organique. Les propos de Zuckerberg en 2014 montrent que cette fluctuation n’est pas récente. Fidji Simo et Adam Mosseri peuvent bien s’adresser aux médias : ayant absorbé leur lectorat et ponctionné leur publicité, Facebook laisse tomber ceux qui ne lui servent pas de caution pour améliorer la fiabilité des informations qui circulent sur la plateforme et éliminer les supercheries les plus voyantes. L’abandon des orientations « culturelles » de Facebook est un aveu d’impuissance éditoriale et de désintérêt marqué pour les questions socio-politiques. Cela donne raison à McNamee : les réseaux sociaux sont perméables à tout annonceur et non responsables face au public.

Pour parer au risque de laisser ses concurrents le déloger d’une place chèrement conquise, Facebook devra continuer de flatter les médias. Peu d’entre eux le critiquent aujourd’hui vu l’audience que la plateforme leur accorde. C’est le sens des déclarations de Adam Mosseri pour rassurer les éditeurs quant au nouvel algorithme en cours d’expérimentation. Il s’agit, dit-il, de qualifier les interactions en ligne, et plus vous serez actifs autour des thèmes qui vous importent, plus les liens consultés seront validés. On demandera d’ailleurs aux usagers d’évaluer eux-mêmes la qualité des liens et des sites. Facebook évitera ainsi de prendre des responsabilités éditoriales : la logique collaborative a bon dos. Selon Facebook, la consultation passive de longues séquences sera pénalisée, mais pas les articles d’opinion. La « communicante » Shannon Prager note immédiatement que

l’accent est maintenant placé sur les conversations dans le fil d’info. Les interactions entre amis provoquées par les vidéos en direct, les billets des célébrités, les groupes privés et autres billets hautement stimulants brilleront sur le nouveau fil d’info. Tel sera le nouveau défi pour les annonceurs et gérants d’espaces sur Facebook : comment publier des billets qui maximiseront les réactions ? Autant les J’aime, Je partage, Je commente ont toujours servi à mesurer l’engagement, le nouvel algorithme favorisera avant tout les commentaires – et surtout ceux qui en susciteront d’autres de la part des utilisateurs déjà connus des premiers. En d’autres termes, les billets qui démarrent des conversations entre amis[2].

À rebours, comme il est impossible pour cette entreprise mondiale de voir sa réputation ternie pour servir d’abri aux pires opinions, vidéos et contre-vérités les plus accablantes, il y a aura bien minoration des publications moins grand public, des plus exigeantes aux plus engagées. Quand l’exemple donné par Facebook est le plateau télévisé d’Oprah Winfrey, nul ne doute que les liens privilégiés seront très liés aux médias grand public accueillant le plus de publicité ciblant les consommateurs les plus actifs. Il s’agit clairement d’un mixte de communication de crise et de messages aux marchés financiers, qui ne s’y trompent pas.

Communautés de pairs

Le mythe du sans-frontiérisme peut servir les intérêts de Zuckerberg, et la firme assume qu’elle ne peut faire que du bien, et qu’elle en fera de plus en plus, qu’elle doit garantir que le temps passé sur Facebook soit plaisant, utile et agréable. Ce propos établit que l’impact global de Facebook ne peut être que bénéfique. Là où ce serait douteux, il appartiendrait aux communautés Facebook d’agir. Bien qu’aucune représentation des usagers ne soit prévue, l’observation des échanges devrait permettre de valoriser ce qui est le plus couru, en supposant que, de la santé à la sécurité et aux médias, ce qui ne sera pas possible à travers Facebook le serait encore moins en dehors. Ainsi du désormais célèbre Safety Check, une invention fulgurante qui associe Facebook, du côté du Bien, à chaque événement traumatique fortement médiatisé. Le pluralisme de l’information est-il un problème pour Facebook ? Honnêtement, répond candidement Zuckerberg, connaissez-vous un média plus pluraliste que nous ? Nous ferons d’ailleurs en sorte de vous présenter quelques thèmes alternatifs en marge de vos requêtes, tout comme nous vous orienterons vers des communautés aux caractéristiques proches des vôtres. Opérateur global des contacts structurés de contenus et gigantesque annuaire de liens qualifiés, c’est une entreprise jamais vue que de tirer le meilleur de tout ce que les autres font localement ou ont pu mettre en place techniquement.

Facebook invoque donc la vision d’un monde où coexistent différents contextes culturels, mais sans rien retenir du scepticisme qui pourrait jaillir de la conscience des frontières et des contradictions. Toute communauté est vue plus ou moins comme une église ou un club, auxquels on adhère, mais avec lesquels on ne débat pas. La culture californienne est ici pleinement à l’œuvre, qui cultive de longue date une coexistence formellement non conflictuelle entre groupes sociaux, ethniques ou linguistiques qui s’ignorent autant qu’il est permis (la réalité est autre). La bulle de filtrage n’est nullement une invention de Facebook, elle existe depuis des décennies dans un pays d’automobilistes où tous pratiquent le chacun pour soi : en Californie, la voiture indique aussi précisément le statut social que le lieu de résidence. Un réseau social, c’est une forme clanique, une caste où chacun reste sur son quant à soi sans mélange. Les débats oppositionnels binaires sont nommés « polarisation » et, comme le dit Steven Spielberg, jamais la capacité à débattre n’a été si faible aux États-Unis. Les oppositions simplistes se donnent libre cours (créationnisme, posthumanisme, évangélisme, climatosceptiques…), réagissant de manière forcenée contre les faits scientifiques. Bruno Latour a résumé ainsi la capacité rhétorique de ces idéologues : 

Les faits, comme on dit, sont supposés têtus, c’est leur façon à eux de prescrire. On ne peut pas négocier avec eux, ni les ajuster à notre convenance. Les climatosceptiques ont donc eu l’astuce de retourner contre leurs adversaires l’épistémologie ordinaire ; il se sont limités aux seuls faits en affirmant tranquillement : « Les faits ne sont pas là, que vous le vouliez ou non. » Et ils se sont mis à taper lourdement sur la table. Le piège est bien monté : alors que les puissants jouent sur les deux tableaux, discernant bien la charge prescriptive des faits, et, en même temps, limitant le débat à la seule discussion des découvertes dont ils nient l’existence, les autres sentent bien que les faits entraînent une action, mais s’interdisent de les suivre de l’autre côté de la barrière que leurs adversaires traversent pourtant allègrement dans les deux sens.

(Latour 2015, 39‑40)

Dire des « cultures » qu’elles sont toutes également respectables, c’est se refuser à tout engagement envers les opprimés ou exploités – encore davantage si cette discrimination est le fait de minorités privilégiées. C’est tenir le laisser-faire qui prévaut dans l’économie pour la règle des rapports interpersonnels ! La communauté globale selon Facebook serait un monde sans médiations ni institutions où chacun tente d’organiser ses intérêts et de promouvoir sa vision, en pouvant à loisir nier les faits qui contraindraient à agir. Malheur aux pauvres ! Zuckerberg épouse donc le poncif inévitable du discours « intégrateur » américain : voyez la multitude des familles dont Facebook sert le quotidien en partageant information et solutions : ce sont de microcommunautés. Et voyez les communautés dont Facebook appuiera l’existence – il donne l’exemple de familles de militaires de San Diego qui se rencontrent sur Facebook et organisent des sorties. Certains clubs centrés sur des personnalités dynamiques recevront du soutien par leur présence sur Facebook. Mais, à proportion de ce que les engagements sont plus « clivants », les appariements possibles seront plus rares, le buzz plus réduit, l’activité publicitaire infime. Toute parole périphérique s’éloigne du cœur de cible de Facebook et de toute visibilité algorithmique : malgré la rhétorique intégratrice, la communication mainstream redouble par conséquent l’effet des discriminations tout en affichant les services rendus à la société. Malgré l’utopie régulatrice d’une Communauté Facebook à laquelle s’adresse Zuckerberg en parlant de segmenter finement les groupes significatifs, les cultures minoritaires resteront des ghettos.

L’humanité est une, et, sortie des luttes tribales, elle entre dans l’ère Facebook des bons sentiments étayés par la bien-pensance majoritaire. Toute norme culturelle est bonne si elle est localement majoritaire : ce présupposé élimine radicalement toute position conflictuelle et rejette toute conception politique de la culture pour lui substituer une vision instrumentale. Elle décore la vie et donne des motifs d’espérance – rien là qui donne prise au conflit. Les différences de sensibilité dont les algorithmes tiendront compte laisseront peu d’espace à la contestation des normes dominantes.

L’élargissement des critères de visibilité et de lisibilité ouvre par conséquent sur quelques dilemmes complexes[3]. Si la dimension historique doit être mieux prise en compte, les œuvres qui firent scandale doivent l’être, mais comment poser des limites ? Le cas de la photo reste exemplaire. Comment justifier que l’historicité de certains documents, même tenue pour un trait d’exception, ou le fait qu’ils disposent d’une notoriété constituée hors de la Toile, voire simplement appartiennent à une collection créée intentionnellement (publique ou privée) ne leur ouvre pas un droit de cité sur Facebook ? Mais, bien sûr, si Facebook admet cela, ses règles de censure seront inapplicables, tant les documents les plus terribles sont effectivement rassemblés par les nombreuses archives des drames et des créations. Facebook doit choisir entre une levée de ses limitations ou un iconoclasme affirmé. Selon ses règles, même si les œuvres d’art sont un domaine de large tolérance, il ne suffit pas qu’un document provienne d’une galerie d’art ou d’une agence de presse pour être admis en diffusion ou citation. Cette situation rend la vie sur Facebook impossible à toute minorité qui assume une parole critique et provocante (hors de toute désinformation démagogique). Celles-ci n’auront qu’une présence édulcorée sur le réseau social et devront s’organiser autrement, surtout hors d’Europe, ce continent faisant l’objet d’attentions spéciales compte-tenu de sa moindre inhibition vis à vis des images et de sa vigilance en matière de données personnelles. Pour trouver des groupes ouverts à la discussion politique ou à l’exposition à d’images de violences ou de corps dénudés, mieux vaudra fréquenter des réseaux sans cotation financière comme Tumblr. Le lisse restera la norme de Facebook en dépit de quelques exceptions aux marges des groupes d’intérêt liés aux familles et à la vie ordinaire.

Communauté, collectifs et entre-soi

Par delà le plaidoyer de Facebook pour indiquer sa capacité à évoluer, il nous faut donc bien revenir au topos central de Building Global Community et vers ce mot américain magique : « community ». Il revient de manière incessante sans faire l’objet d’une interrogation quelconque. Building Global Community parle de community building comme on parle de body building. Nous sommes ici au centre des pensées californiennes sur le monde. Il y a tout de même de quoi être surpris par l’apologie initiale des églises et autres communautés de base. Citons les phrases qui suivent l’introduction générale du texte :

Qu’il s’agisse d’églises, d’équipes sportives, de syndicats ou de groupes locaux, toutes ces organisations assurent un rôle important d’infrastructure collective de nos communautés. Ils gratifient chacun de nous du sentiment d’un but ou d’une espérance, de la garantie morale que nous sommes requis et participons de quelque chose de plus grand que nous, nous assurent que nous ne sommes pas seuls et qu’une communauté vient à notre rencontre ; encadrement, orientation et développement personnel ; un filet de sécurité ; des valeurs, des normes culturelles et une responsabilité, des rencontres collectives (social), des rituels et des moyens pour rencontrer d’autres personnes et un moyen de passer son temps.[4]

La croyance de base de Facebook consiste ici à tenir le tissu social pour naturellement orienté sur des valeurs d’intégration qui rendent les services publics en partie inutiles. Ces communautés de base sont un encadrement collectif (social infrastructure) et dotent chacun d’un capital moral. Selon Zuckerberg, elles garantissent la permanence d’une espérance existentielle, la vocation à nous intégrer à un ordre supérieur et la confiance dans le sentiment de n’être pas seuls et qu’« une communauté humaine vient à notre rencontre ». Elles nous donnent des motivations pour notre développement personnel, nous offrent un filet de sécurité ainsi que de responsabilités sociales et de normes culturelles. Pour Zuckerberg, cette vision va de soi même au moment de constater l’effritement constant de cette intégration communautaire depuis deux générations. Citant un pasteur qui se désole de ce que les cadres d’intégration d’alors ne fonctionnent plus[5], il affirme aussitôt que Facebook peut être la solution. Facebook serait le nouveau cadre commun de la société entière ! N’est-il pas étonnant de voir Zuckerberg proposer sa vision de l’avenir discussion sur un lieu commun nostalgique ? L’individualisation des parcours personnels intervenue depuis que l’urbanisation et l’éducation supérieure caractérisent les sociétés développée s’est d’ailleurs nourrie de la mise à disposition de réseaux de communication personnelle. Ceux-ci ont émancipé les jeunes générations – avec la radio, la voiture et le téléphone - en leur permettant de sortir des cadres idéologiques et des conformismes. Faut-il rappeler à Zuckerberg la figure de James Dean ? Ou celle de Jack Kerouac, tant admiré en Californie ? Le Prix Nobel couronnant Bob Dylan n’est-il pas une reconnaissance de ces parcours singuliers et si américains ? En quoi Facebook a-t-il besoin de cette édification réactionnaire pour fonder ses évolutions futures ? Comment une « entreprise de technologie » peut-elle se couler dans un moule idéologique qui tiendrait pour politiquement incorrect le scepticisme à l’égard de cette vision passéiste ? Quand bien même certaines formes de communion se révèlent dans l’euphorie des célébrations musicales ou sportives de masse, ne faudrait-il pas partir du constat que les sociétés continuent de se différencier sous l’influence digitale californienne ?

Ce type de proclamation surprend d’autant plus que toutes les pratiques de l’entreprise tendent à segmenter toujours plus finement des publics au profit des annonceurs. Curieuse dénégation qui prend effet au moment d’affirmer que Facebook soutiendra les leaders communautaires dans leurs missions locales. Ce propos semble vraiment contradictoire : malgré son soutien affiché aux communautés de base, Zuckerberg parle des écoles non pas pour apporter le soutien de Facebook à l’éducation pour tous, à une socialisation responsable et aux enseignants dans leur ensemble, mais pour affirmer qu’une école est faite de microcommunautés que Facebook doit pouvoir atteindre de manière différenciée ! Nouvelle surprise, donc. Au moment où il parle de renforcer le tissu social, Zuckerberg évoque sans ambages la manière de repérer ses divisions les plus fines pour cibler chacun individuellement et lui apporter une offre spécifique ! Loin de soutenir la « communauté scolaire », Facebook reprend le discours des médias de masse pour qui il s’est toujours agi de regarder la télé, de lire le journal, et de se réunir entre personnes qui se ressemblent (« a shared experience and opportunity to bring together people who care about the same things »). Au vrai, cette présentation prend donc totalement acte de la disparition rapide des communautés de base, remplacées par une individualisation qui ne signifie pas que chacun est tout seul, mais que les appariements sélectifs jouent à plein.

La représentation naïve du goûter d’anniversaire comme modèle de l’intégration sociale s’accompagne d’un aveuglement radical à l’égard des forces de dissociation partout à l’œuvre et dont Facebook est au mieux un agent neutre. Autant il serait stupide d’attribuer au numérique la responsabilité d’une individualisation aux multiples causes, autant il est clair que les réseaux sociaux accompagnent cette segmentation visible et la structurent d’une manière qui ne ressemblera jamais aux formes communautaires anciennes – paroisse, syndicat, etc. La sécurité dont parle Zuckerberg est celle de l’entre-soi. Il faut bien sûr accompagner les efforts de santé publique et nous soucier d’une information honnête, mais c’est surtout pour rester tranquille que des standards de publication restrictifs sont à l’œuvre. C’est d’une société de proximité qu’on se soucie chez Facebook. Le Safety Check peut bien rendre des services aux autorités lors d’une catastrophe ou d’un attentat, mais c’est d’abord la fonction de proximité qui compte – les amis sauront que tout va bien. Cette fonction rassurante est bien sûr plébiscitée par les familles, car l’inquiétude subjective est sans rapport avec le risque objectif. Facebook se donne à peu de frais une image d’ange gardien et renforce au passage l’injonction de rester connecté : intensifier la vie en réseau est bon pour Facebook.

Il est facile de vérifier cela en revenant au propos de Mark Zuckerberg sur le développement de la globalisation et son approche des normes culturelles. Facebook est à nouveau dans l’ambiguïté puisque le texte fait explicitement allégeance à la vision spiritualiste d’une existence où chacun devrait pouvoir éprouver qu’il ou elle participe à quelque chose de plus grand que soi. Récusant ici les solutions du passé et revenant sur un topos des temps révolutionnaires, Zuckerberg indique en quelque sorte qu’il nous faut des pensées nouvelles pour penser un monde nouveau. Une citation de Lincoln succède à l’évocation du pasteur :

Nous ne réussirons que de concert. Ce n’est pas « l’un d’entre nous imaginera-t-il une meilleure solution ? », mais « pouvons-nous tous faire mieux ? »

Le propos de Zuckerberg assume ainsi un évolutionnisme patriotique qui va à l’encontre d’autres traditions du nouveau. Par exemple, Mary Wollestonecraft et son époux Robert Godwin avaient déjà tenté de penser une transformation morale de l’humanité depuis l’Écosse de la première moitié du XIXe siècle : leur fille Mary Shelley donnera pour sous-titre à Frankenstein « Le Prométhée moderne ». Mais il pensaient à des ruptures et non à de fausses nostalgies. Pour ces intellectuels éclairés qui figurent parmi les premiers penseurs d’un transhumanisme à l’époque industrielle, la famille et la religion sont autant de freins à l’humanité nouvelle[6]. Tout indique que Mark Zuckerberg et Facebook demeurent bien éloignés de prendre en compte les défis auxquels font face quotidiennement la plupart des humains, et se contenteront de surfer sur les usages les plus conformes à l’ordre dominant. Avec Facebook, Instagram, YouTube, etc., nous sommes spectateurs de l’école des fans, et la puissance de ces plateformes pactise avec le constat fait par tant de jeunes : on ne peut rien changer. Il faudra en tous cas d’autres leviers d’organisation pour que Facebook puisse être un vecteur de transformation étayé par des orientations sociales.

Monétiser le temps : un détour par Simmel

La vision évolutionniste et prophétique de Zuckerberg, (« des tribus à Facebook ») voit malgré tout dans la communauté Facebook les pionniers d’une nouvelle d’infrastructure sociale[7] qui est à la veille de résoudre certains des problèmes de l’humanité. Selon sa métaphore, il s’agit d’un voyage au long cours. Facebook fédère ainsi des groupes de pairs qui pratiquent entre eux des rapports consensuels qui favorisent la porosité des liens et des renvois en tout genre, dans le souci de paisible coexistence et de la mise en circulation de documents destinés à attirer l’attention. Les pages sont bien évidemment poreuses à diverses publicités. Il s’agit donc d’un environnement éditorial ramifié et autorégulé dont la maintenance pérenne donne accès à bien des documents à nombre de personnes qui n’en décodent pas nécessairement tous les traits pertinents : la visibilité en ligne n’est pas synonyme de transparence. Facebook se représente cependant un monde sans contradictions – d’ailleurs nous n’avons que des amis sur Facebook. Le meilleur des mondes sera créé à travers l’empowerment de groupes « highly meaningful » capables de transformer des situations délicates en actions responsables. Dans ce cadre pacifié, les oppositions structurées par des motifs politiques ou économiques n’ont pas de légitimité chez Facebook, sauf à créer volontairement des groupes organisant le débat en leur sein et adoptant des régulations argumentatives discrètes…

Nous revenons ici à une question troublante pour notre réflexion. En effet, si des critiques comme Tristan Harris et Sean Parker stigmatisent l’addiction aux plateformes de communication, force est de constater que leur succès capitalise des comportements humains tournés vers autrui et des besoins fondamentaux de reliance, comme dit Edgar Morin. Communiquer nous fait du bien, intensifie notre plaisir d’exister et de partager des émotions ou des opinions. Tel est le point de départ de Georg Simmel, auteur de l’ouvrage magistral Philosophie de l’argent (1999). Simmel tient la conversation pour un élément anthropologique fondamental, par opposition à l’échange économique. Échanger des paroles ne vise pas tant le profit ou l’utilité que le sentiment d’existence :

quand, dans l’échange de paroles, nous transmettons nos propres contenus spirituels, ceux-ci n’en diminuent pas pour autant […] dans tous ces échanges, l’augmentation de la valeur ne résulte pas d’un calcul de profits et pertes […] L’échange économique, au contraire, représente toujours le sacrifice d’un bien qui aurait été utilisable ailleurs, même si dans le résultat final, c’est l’augmentation du bonheur qui importe.

(Simmel 1999, 54)

L’opposition de biens rivaux et non rivaux est centrale pour notre réflexion car Facebook monétise la conversation en profitant de ce fait noté par Simmel (1999, 54) :

le simple fait de pouvoir apporter sa contribution est déjà un gain en soi, de sorte que le don en retour est ressenti par nous comme un cadeau immérité, en dépit de notre propre don.

Comment mieux décrire la logique contributive ? Celle-ci préside à l’engagement numérique naïf et permet aux entreprises les plus puissantes d’extraire de la valeur du sentiment de satisfaction de tous ceux qui jouissent de pouvoir manifester leur subjectivité, en ressentent de la gratitude et tiennent pour un juste retour le fait que les réseaux sociaux qui le leur permettent en obtiennent une rétribution. Le financement publicitaire de Facebook ou Google dérive de la gratification des usagers qui satisfont leurs pulsions et leurs demandes personnelles. De là qu’il soit si difficile de les sensibiliser au fait que leur activité en ligne constitue un digital labor qui mériterait au minimum un partage de la rétribution avec les fournisseurs d’accès et les bases de données. La dimension des échanges est irréductiblement plurielle, synthétique et psychique. Même devenu dominants, les aspects économiques restent dérivés et non premiers :

Besoin d’un côté, jouissance de l’autre ne contiennent pas encore à eux seuls ni la valeur ni l’économie en soi. les choses ont été marquées au coin de la valeur quand elles entrent dans l’échange .

(Simmel 1999, 65‑67)

La valeur économique naît de la désirabilité des échanges et Facebook s’est logé au cœur de cette relation. À un objet désirable, peut-être même utile, doit correspondre un autre objet contre lequel je suis disposé à l’échanger, de quelque nature qu’il soit. Simmel montre qu’à la limite, le sentiment d’un bénéfice va jusqu’au bonheur de rester en vie en remettant ses objets précieux à un bandit menaçant (1999, 73) ! A fortiori si la navigation gratuite de site en site se paie « simplement » de la fourniture de métadonnées aux serveurs de Facebook. Simmel insiste sur la prégnance anthropologique des échanges et montre que la convention moderne de fixer des prix est une commodité conquise sur des siècles de marchandages où prédomine la relation interindividuelle. D’ailleurs, ajoute-t-il, « on ne croit pas quelque chose, mais quelqu’un » (1999, 80). La confiance passe par la subjectivité. Mais déjà, en 1927, Siegfried Kracauer avait suggéré à sa suite que le flux de l’échange peut devenir sa propre fin en détruisant toute valorisation extérieure.

L’institution des journaux illustrés est, aux mains de la société régnante, l’un des plus puissants moyens de grève contre la connaissance. Pour mener à bien cette grève, on se sert en premier lieu du pittoresque arrangement des images. Leur juxtaposition exclut systématiquement les corrélations qui se révèlent à la conscience. L’ « idée-image » chasse l’idée, la tempête des photographies trahit l’indifférence envers ce que les choses veulent dire.

(Kracauer 2008, 46)

Simmel parle longuement de l’objectivation, non de l’objectivité. C’est que la stylisation de l’existence est au centre de tout système de valeurs, ainsi dans les phénomènes de mode. La sociabilité prime tout calcul et Simmel envisage que l’humanité puisse côtoyer le vertige de la post-vérité en raison de « la dissolution de l’objectivité absolue des contenus cognitifs en modes de représentation valables uniquement pour le sujet humain. » (Simmel 1999, 86)

Simmel interprète alors le phénoménalisme kantien comme un relativisme qui fait de toute norme humaine une hypothèse dont il est loisible de discuter la réalité, a fortiori quand il s’agit de faits sociaux et normatifs. Simmel assume que

la connaissance est donc un processus flottant librement, dont les éléments déterminent mutuellement leur position mutuelle […]. La validité simultanée de principes contraires se trouve permise […]. Tout individu en face de nous est, au regard de l’expérience immédiate, un automate sonore et gesticulant. La présence d’une âme derrière une pareille perception, les processus qui s’y déroulent, ne peuvent que se déduire par analogie avec notre propre intériorité, seul être psychique dont nous ayons l’appréhension directe .

(Simmel 1999, 90‑97)

Le solipsisme psychique fonde un relativisme général que les sociétés humaines déploient toujours davantage à mesure qu’elles se libèrent des dogmes pour se rapprocher d’un individualisme généralisé. « La vérité s’engendre tout comme la valeur économique » (1999, 100) dans une transaction entre diverses possibilités dont on peut discuter l’utilité. Nos pensées tendent moins à se conformer à des dogmes qu’à esquisser des méthodes d’évaluation. A cette fin, il conviendrait de se placer au-delà de soi afin d’embrasser des points de vues diversifiés[8], mais telle n’est pas la voie prise par nos sociétés. Simmel aperçoit une tension entre deux normes pour penser la valeur. D’un côté, nous souhaitons soustraire aux comparaisons et aux échanges ce à quoi nous associons très subjectivement un caractère sacré ou absolu, irremplaçable. Mais d’un autre côté, la plupart des biens – et parfois les mêmes – entrent dans des séries où leur valeur tient aux échanges dont ils peuvent être l’objet : l’argent est l’instrument universel de mise en équivalence de ce qui est relatif (1999, 122) – mais l’ambiguïté est permanente puisque la valeur de l’argent tient au bout du compte à celle qui est attribuée à ce qui entre dans l’échange. Ce double caractère permet de déterminer la valeur d’une idée en fonction des paris publicitaires et financiers qu’elle suscite, comme le font les algorithmes de Facebook ou de Google pour fixer la valeur d’un terme entrant dans un message ciblé. L’anticipation des flux de consultation et des retours financiers associés à des mots-clés parlant de tourisme établit des prix pour des services de ciblage qui supposent, en fin de compte, que les valeurs recherchées intègrent la part d’absolu subjectif attribuée par les internautes aux plages ensoleillées et aux transports aériens. Kracauer commente ces pensées en écrivant dès les années 1920 sur le conflit des valeurs et la prime émotionnelle obtenue par le relativisme sur les pensées rationalistes. Le siècle écoulé a pleinement confirmé cette intuition, devenue un modèle économique pour la consommation de masse par opposition à une réflexion personnelle transcendant les usages immédiats.

La foule ne ment pas, mais elle est dépourvue de conscience de la responsabilité ; elle s‘abandonne sans examen à l’impression immédiate, toute inhibition morale est exclue »

(Kracauer 2008, 213)

Le groupe pénétré de la force de la réalité (modéré) de son côté a, en un sens, la tâche plus difficile pour défendre son point de vue face aux radicaux. Il se place facilement sur la défensive et doit en appeler à la saine raison humaine…

(Kracauer 2008, 141)

Simmel décrit avec acuité un monde relativiste (1999, 100‑115) dans lequel l’argent, équivalent général, permet d’accéder à tout ce qui peut être échangé : de là le prix élevé accordé aux biens désirables et rares (1999, 162). Son brillant chapitre sur les séries téléologiques établit une genèse de la psychologie des consommateurs, pris entre le désir avare de conserver les signes abstraits de leur richesse et une prodigalité qui les fait beaucoup dépenser en futilités tandis même qu’ils épargnent sur le nécessaire. Ces postures contrastées font saisir qu’en matière de « temps bien dépensé » également, le sentiment de puissance s’exalte davantage à parcourir frénétiquement des pages de ragots qu’à se cultiver avec lenteur (1999, 233‑344). Simmel établit comment des tendances à plus de liberté sont au principe de la création monétaire et de l’intensification des échanges. Ces derniers ont donc une valeur intrinsèque car les deux acteurs d’une transaction sont heureux et bénéficiaires (1999, 355) ! Simmel jette ainsi les bases d’une axiologie nouvelle qui déploie les conséquences de la rupture culturelle qui marque l’Occident depuis la fin des éthiques fondées sur des principes prescriptifs (qu’il s’agisse de normes religieuses ou de principes formels) auxquelles se sont substituées des normes articulées au bonheur et à la réussite. Sur ce plan, l’argent et la communication ont partie liée. Ouvrant des voies qui seront bientôt empruntées par Gilbert Simondon, il montre que le foyer de cette pensée est la moralisation par la culture et la création d’objets transindividuels. Un monde sans conflits ne pourrait être qu’un monde de l’échange. Au cours de ce processus se produit une dépersonnalisation. L’argent comme équivalent général ne permet plus aux singularités de s’exprimer autant que par le passé. L’abstraction et l’anonymat des échanges monétaires seraient par contraste un puissant motif pour le déploiement de la culture de singularités éphémères dans la mode et la création culturelle. Simmel aperçoit que, faute de pouvoir réguler le sort des individus (l’argent va à l’argent…), nos sociétés se satisfont de voir

que des contenus de vie de plus en plus nombreux se trouvent objectivés dans une forme transindividuelle : livres, arts, idéaux comme la patrie, la culture universelle, la traduction de la vie en concepts ou en images esthétiques, la connaissance de mille choses intéressantes et signifiantes, tout cela peut être goûté par les uns sans qu’ils enlèvent aux autres. Plus les valeurs prennent cette forme objective, plus il y a de place en elles, comme dans la maison de Dieu, pour toutes les âmes. Peut-être le sauvage acharnement de la concurrence moderne ne serait-il pas supportable s’il ne s’accompagnait de cette objectivation croissante des contenus existentiels, hors de toute atteinte d‘un ôte toi de là que je m’y mette (355). Élever, par un simple changement de porteurs, le quantum donné de valeur objective en un quantum supérieur de valeur subjective. Telle est, manifestement, à côté de la création originelle des valeurs, la tâche par excellence de la finalité sociale.

(Simmel 1999, 358)

Ces pages permettent à Simmel de montrer que la multiplication d’échanges qu’accompagne la disponibilité commune d’une infinité de contenus définit la modernité : il semble définir les réseaux sociaux avec un siècle d’avance.

Nous sommes dédommagés de la multiplicité de nos dépendances par l’indifférence envers les personnes qui en sont les instruments et par la liberté d’en changer. Il faut bien d’abord que ces autres existent et soient ressentis par nous pour pouvoir nous devenir indifférents. La liberté individuelle n’est pas la pure disposition interne d’un sujet isolé, mais un phénomène de corrélation qui perd son sens s’il n’y a pas de partenaire. Or cette indépendance est donnée, semble-t-il, lorsque les interrelations humaines sont, certes, très étendues, mais que tous les éléments proprement individuels en sont écartés : influences réciproques s’exerçant de façon totalement anonyme, décisions prises sans égard à la personne concernée. Sans diminuer le quantum de dépendance, nous pouvons nous-mêmes choisir les instances concrètes, idéelles ou personnelles, qui entourent sa réalisation.

(Simmel 1999, 365‑68)

Simmel semble définir ici les rapports des individus à ceux dont ils sont les suiveurs sur les réseaux, prenant ce qui leur convient, faisant circuler ce que bon leur semble et rompant sans problème ce lien cognitif et affectif quand il leur plaît. La fusion des rapports objectifs avec les séries psychiques conduit l’auteur à noter l’expansion du moi qui se réalise parallèlement à l’intensification de l’objectivation du monde.

Plus il y a d’humains en interrelations, plus leur moyen d’échange doit être abstrait et universellement valable ; et inversement, un tel moyen, une fois créé, permet la compréhension à des distances jusqu’alors inaccessibles, l’intégration des personnalités les plus diverses dans la même action et par là l’unification d’individus à qui l’éloignement spatial, social, personnel, etc. n’aurait jamais permis d’entrer dans aucun autre type de groupement.

(Simmel 1999, 433)

Simmel engage une réflexion pionnière sur le travail intellectuel et son intégration dans une économie différenciée et ses idées sont amplement vérifiées par le déploiement des réseaux numériques qui recherchent

l’éviction de toutes les contingences et une organisation des éléments vitaux qui rendent chacun d’eux prévisible. Cette maîtrise absolue de la production totale par l’intelligence et la volonté n’est certes possible, techniquement, qu’avec une centralisation absolue des moyens de production . Le renouvellement de l’énergie de même que la stimulation nerveuse imposés par le travail intellectuel exigent normalement une concentration […] il s’entoure d’une périphérie autrement vaste de rapports indirects. […] tout le système complexe des humeurs, impressions et stimulations physico-intellectuelles se trouve organisé, coloré, proportionné d’une certaine manière relativement à la stabilité et au mouvement. […] le développement de ses forces spécifiques, de sa productivité intrinsèque, de son originalité personnelle requerra des conditions de vie particulièrement favorables, et adaptées à son individu.

(1999, 442; Simmel 1999, 533‑34)

Les nécessités à satisfaire pour produire quoi que ce soit ne sont pas directement quantifiables tant s’y incorporent de variables attachées aux personnes – y compris des sentiments et du plaisir investis dans le travail. Cette anthropologie économique débouche sur un véritable traité du travail intellectuel. Simmel note (1999, 543) que les mises en équivalences monétaires se feront toujours au détriment de prestations intellectuelles, très gourmandes en temps, et dont le coût sera mis en concurrence avec des productions standardisées : on justifiera plus aisément la production d’une locomotive que celle d’un virtuose du piano, écrit-il… A contrario, la différenciation interne de l’économie démultiplie les emplois de techniciens intellectuels asservis à la production : ces postes du secteur tertiaire sont si génériques qu’ils ne sont que des gagne-pains.

Ces existences des grandes villes qui ne veulent gagner de l’argent que d’une manière quelconque et ont d’autant plus besoin pour cela de la fonction générale de l’intellect qu’aucune connaissance spécifique n’entre en ligne de compte pour elles, de telles existences fournissent un important contingent à ce type de personnalités peu sûres, difficiles à saisir et à situer parce que leur mobilité et la multiplicité de leurs talents leur épargne pour ainsi dire de se fixer dans une situation quelconque. L’argent et l’intellect ont en commun ce caractère non-préconçu ou manque de caractère : c’est la condition préalable des phénomènes qui ne pourraient se développer sur aucun autre terrain que le champ limitrophe de ces deux puissances.

(Simmel 1999, 551)

Ce texte génial se poursuit par l’indication du lien entre le caractère générique d’une grande partie des tâches intellectuelles et leur puissance radicale. Les meilleures prestations en chaque domaine s’imposent sur le marché, et font foi universellement, ce qui attise paradoxalement « l’atomisation de la société » (1999, 559) qui se développe dans les sociétés rationalistes et pénétrées de valeurs « communistes »[9].

La force d’une intelligence plus grande repose précisément sur le caractère communiste de ce qui fait sa qualité […] La conception rationaliste du monde (qui, impartiale comme l’argent, a nourri également la conception socialiste de l’existence) est devenue l’école de l’égoïsme des temps modernes et du triomphe brutal de l’individualité.

(Simmel 1999, 558)

L’intensité des apprentissages requis des professions intellectuelles débouche sur un écart grandissant entre les élites intellectuelles et le peuple, d’autant que, tout comme il en va du capital financier,

l’élévation générale du niveau des connaissances ne produit aucun nivellement général, mais tout le contraire de cela » , car « sur les sommets de la culture, tout nouveau pas en avant demande souvent, par rapport au rythme des acquisitions aux niveaux inférieurs, beaucoup moins de peine tout en apportant un bénéfice bien plus élevé de connaissances.

(1999, 561; Simmel 1999, 564)

Ainsi, le caractère universel et commun des connaissances et de l’argent n’empêche nullement, tout au contraire, une répartition totalement déséquilibrée des bénéfices de leur emploi. Ce trait incompréhensible pour la plupart est une forme de trahison des idéaux communs (1999, 565). L’usage de la quantification jusque dans la politique et le bien-être domine au point que ceux qui lui résistent deviennent antiintellectuels à l’instar de Nietzsche ou de Carlyle. Il est vrai, ajoute Simmel, que

chaque jour et de tous côtés s’accroît le trésor de la culture concrète, mais les esprits individuels ne peuvent élargir les formes et les contenus de leur formation qu’en suivant loin derrière à une vitesse peu accélérable.

(1999, 574)

Nos vies sont de plus en plus normées et la division du travail se renforce au point d’empêcher chacun d’unifier ses orientations face à la parcellisation des tâches qui règne jusque dans l’activité scientifique (1999, 583). Simmel observe avec sagacité que la satisfaction des besoins des populations humbles est à présent assurée par le travail des financiers les plus créatifs (par exemple les négociants de produits de consommation courante) tout comme des techniciens de base contribuent à créer des objets de luxe (1999, 587). Cette inversion des phénomènes sociaux jusqu’ici observables est au cœur de notre temps où les algorithmes les plus sophistiqués servent indistinctement à tout un chacun, tandis que les appareils les plus perfectionnés sont assemblés dans des usines délocalisées là où les salaires sont les plus bas. Cela est crucial pour comprendre la crise générale des classes moyennes et des professions intermédiaires. Simmel expose donc clairement l’origine des monopoles du numérique et leur caractère double de service accessible à tous, comme peut l’être la monnaie, et de base de différenciation extrême des rétributions, des compétences et des modes de vie. Conscient de cette situation, Evgueni Morozov indique qu’il faudrait soutenir la diversité des écosystèmes numériques et la confrontation des systèmes marchands avec des accès socialisés et alternatifs bénéficiant d’encouragements publics. Voici ce qu’il écrivait en mars 2018 :

Si Facebook veut offrir des services qui monétisent la surveillance permanente, qu’ils le fassent librement – mais à un coût très élevé, dans un cadre réglementé et avec le consentement explicite des usagers – mais rien ne justifierait l’absence d’autres modèles (par abonnement, subventionnement, accès complètement gratuit en fonction des revenus, etc.) qui puissent traiter les mêmes type de données. […] Nous pouvons nous appuyer sur les récentes controverses concernant les données pour formuler une politique émancipatrice pleinement décentralisée, qui déploierait les institutions publiques (à différents niveaux, du national au local) pour reconnaître, créer et stimuler l’attribution de droits collectifs aux données. Ces institutions organiseront des bases de données en fonction de silos aux conditions d’accès différenciées. Ils garantiraient également que ceux dont les bonnes idées n’ont que peu d’avenir commercial mais sont porteuses de grands effets collectifs puissent accéder à des fonds d’amorçage et puissent les mettre en œuvre en s’appuyant sur ces silos de données. Repenser sur ces bases nombre des institutions auxquelles les citoyens semblent ne plus faire confiance pourrait faire beaucoup pour traiter le sentiment d’éloignement globalement ressenti envers la vie publique et politique. Cela ne sera pas facile, mais peut encore être tenté[10].

(Morozov 2018b)

Ces questions nourrissent un intense débat : Jaron Lanier (2018b) milite pour un désabonnement général aux services intégrés, seule manière selon lui de ne pas se voir prescrire innocemment toute notre vie mentale, tandis qu’Edward Snowden (MacAskill et Hern 2018) note que cinq ans après ses révélations sur le NSA, la conscience des abus a nettement progressé, des législations sont en passe de contraindre les monopoles à s’autolimiter et à publier leurs règles d’administration des contenus. Ces espoirs sont-ils trop naïfs ? Les GAFA deviennent les champions de services lucratifs. Le cloud computing leur fait déborder le champ des services rémunérés par la circulation des données personnelles pour les rapprocher des entreprises classiques qui gèrent des services payants. Morozov imagine même que les services gratuits cessent de constituer leur colonne vertébrale et que les acteurs du numérique nous vendront leurs services de qualité une fois l’espace commun saturé de stupidités virales[11].

Les données ne sont pas le nouveau pétrole – leur importance peut rapidement baisser – alors que l’intelligence artificielle en est probablement. Avec sa montée en puissance, le secteur technologique devient l’industrie indispensable et trop grosse pour capoter. C’est une chose pour les entreprises technologiques de s’occuper de notre recherche d’une paire de chaussures de sport, et une autre de détenir des monopoles sur l’accès aux services d’intelligence artificielle requis par chacun de nous. […] Les élites du savoir vont prospérer, pointant sur les équivalents numériques du kale et du quinoa et furetant parmi les contenus artisanaux et sur mesure masqués pour le commun des mortels. Ces derniers seront gavés de memes bas de gamme et triviaux créés par l’Intelligence artificielle jusqu’à ce que nous achetions au moins l’abonnement premium de notre plateforme de référence et retrouvions un peu de qualité. L’argent donné à Facebook sera alors de l’argent bien dépensé.

(Morozov 2018a)

L’avenir sera donc aux services intégrés exploitant les données personnelles, des assistants au domicile aux bases financières de gestion des patrimoines financiers familiaux. A l’utopie des individus connectés est en passe de se substituer un monde d’usagers captifs de services privés monopolistiques et indispensables. Entre les pouvoirs nationalistes soucieux de protéger les firmes de leur pays et les consortiums privés exerçant de facto des prérogatives publiques, les alternatives semblent plus que limitées. En ce sens, les polémiques autour de Facebook auront été un moment déjà dépassé de l’évolution des pratiques de réseau. Concluons sur les mots d’une des premières inscrites sur Facebook à Harvard en 2004, Julie Carrie Wong. Echaudé par l’échec d’un premier site (Facemash) sur lequel les utilisateurs avaient publié des contenus issus de données protégées de l’université, Mark Zuckerberg ne jurait alors que par le contrôle des utilisateurs sur leurs pages, clamait que jamais les données personnelles ne seraient vendues et qu’on n’y trouverait pas de contenus appartenant à l’université, juste des CV permettant aux entreprises de faire du recrutement moyennant finance, ce qui équilibrerait thefacebook.com (Tabak 2004). Julie Carrie Wong fut l’une des premières à ouvrir sa page ;voici ce qu’elle en dit  :

Je suis gênée de me rappeler à présent ma propre décision, née de ma tendance à m’emballer excessivement pour ce qui est trop génial, et de mon idée que je ne ne ferai jamais que répondre à des demandes de contact d’amis de mes amis sans jamais moi-même envoyer la moindre demande, comme si c’était là une manière sensée de me définir. En vérité, la grande force de Facebook a consisté à faire en sorte que chacun d’entre nous perde contrôle. Bien sûr, nous pouvons choisir quelles photos, quelle mise à jour de notre statut et quels détails biographiques nous inscrivons dans la gueule ouverte de Facebook. Mais les aperçus les plus significatifs ont été glanés à partir d’éléments dont nous n’avions pas conscience de les laisser fuiter. Facebook sait ce que je lis sur Internet, où je rêve de partir en vacances, jusqu’à quelle heure je veille la nuit, de qui je parcours rapidement les pages en passant et sur les pages de qui je m’attarde et marque un arrêt. Il sait que j’ai fait des reportages dans le Montana, à Seattle et San Diego même si je n’ai jamais autorisé qu’on le localise par GPS. Il connaît le numéro de téléphone de mon père bien que ce dernier n’ait jamais ouvert aucun compte, parce que j’ai été assez bête, il y a des années de cela, pour avoir une fois partagé mes contacts avec la base. Il sait tout de ces choses qui, à mon sens, n’ont rien à voir avec son putain de programme. Si j’ai appris une chose de Mark Zuckerberg, c’est que ce qu’on apprend de plus sensible sur les autres vient en apprenant des choses sur eux qu’ils ne nous auraient pas confiées eux-mêmes.

(Wong 2018)

Et Jaron Lanier d’ajouter dans son livre de 2018 (2018a) :

rendre les gens tristes, changer les tendances des électeurs et renforcer la fidélisation des clients. Clairement, ce sont les meilleurs exemples connus de recherches qui se sont déployées dans les premiers temps du Capter[12]. L’effort des réseaux numériques pour induire des modifications comportementales rabat ces divers cas, ces différents états de la vie sur un seul état. Dans une perspective algorithmique, les émotions, la joie et la fidélisation aux marques ne sont que des signaux différents, même du même ordre, qu’il faut optimiser. […] Notre problème n’est pas l’Internet, les smartphones, les enceintes connectées ou la science des algorithmes ; le problème, c’est la machine à capter. Et le cœur de cette machine, ce n’est pas exactement de la technologie, mais un style de projet financier qui libère des incitations perverses et corrompt les gens. Ce n’est même pas un projet financier si répandu. La Chine mise à part, les seuls géants qui dépendent pleinement de ce système sont Facebook et Google. Les trois autres des cinq plus grosses entreprises y recourent de temps à autre, parce que c’est dans l’air du temps, mais elles n’en dépendent pas.[13]

Cette réflexion nous reconduit aux pensées d’Etienne de la Boëtie, ce jeune ami de Montaigne dont l’auteur des Essais pleure le précoce décès. La Boëtie rédigea, encore étudiant, le Contre Un ou Discours de la servitude volontaire (s. d.), texte resté célèbre pour avoir pointé que le consentement irréfléchi des peuples serait la source principale du pouvoir des despotes. Ne dirons-nous pas qu’il en va ainsi dans l’époque Facebook, celle où nous consentons malgré nous aux règles d’usage mises en place par nos divers fournisseurs d’accès ? Le génie comportemental une fois devenu une nouvelle science de l’ingénieur, nos sociétés resteront confrontées au défi d’exercer une clairvoyance démocratique à l’ère de la programmation algorithmique des identités numériques.