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Dans cette longue campagne présidentielle qui s’achève bientôt, les journalistes et analystes américains de droite comme de gauche ont été d’accord sur au moins un point : l’élection de 2008 favorisait les démocrates depuis le début. Rien n’est encore joué, évidemment : Al Gore était ainsi en tête dans les sondages à deux semaines de l’élection de 2000, pour le résultat que l’on sait. Mais ce consensus entre observateurs a reposé sur plusieurs arguments : l’impopularité notoire de George W. Bush et son incapacité à gouverner de manière crédible - qui a mené à une victoire des démocrates dès les élections de mi-mandat de 2006 et qui handicaperait rapidement le candidat républicain par association ; la crise économique dans laquelle se sont enfoncés Main Street puis Wall Street - qui allait canaliser l’angoisse du plus grand nombre, au détriment des conservateurs ; l’enlisement en Irak et la mauvaise gestion des ravages causés par l’ouragan Katrina ; ou encore, la fatigue idéologique de la droite.

Mais pas seulement. A quelques semaines du verdict final, mettons de côté les forces et les faiblesses de Barack Obama et de John McCain ; si la carte électorale de l’Amérique semble virer au bleu[1], c’est aussi et avant tout parce que la société elle-même a commencé à se détourner des valeurs de la droite et à porter son attention sur d’autres enjeux très tôt. Dès le printemps 2007, le Pew Research Center for the People and the Press a publié une longue enquête réalisée à partir de vingt ans de sondages confirmant ce profond mouvement de balancier, indiquant que des mutations profondes ont bouleversé les souterrains de la société américaine, affectant ses valeurs politiques ou sociales, et qu’elle s’affirme désormais davantage démocrate ou tend plus vers le parti de l’âne (à 50%) qu’elle ne se voit républicaine (35%).

Cette nouvelle perception de l’identité politique des Américains se nourrit du déclin des valeurs de la droite, qui avaient pourtant concouru à son succès dans les années 1990 ou à l’élection de George W. Bush en 2000 et 2004, et d’une désaffection pour leur parti de ceux qui s’identifiaient à droite. Mais, plus surprenant chez des Américains qui ont souvent affiché leur hostilité à l’égard de l’Etat fédéral au cours de ces 28 dernières années, ceux-ci sont désormais plus favorables à ce que le gouvernement intervienne davantage en faveur des plus défavorisés. Selon l’enquête, « de plus en plus d’Américains estiment que le gouvernement a la responsabilité de prendre soin de ceux qui ne peuvent le faire par eux-mêmes, et qu’il devrait aider les nécessiteux même si cela signifie qu’il doit s’endetter » à cette fin. A y regarder de plus près, on s’aperçoit même que deux tiers estiment, en 2007, que le gouvernement devrait garantir à tous de pouvoir se nourrir et se loger, contre 59% en 1994, quand Bill Clinton était au pouvoir mais que les républicains s’emparaient du Congrès. Élément concourant à ce désir de social, près de la moitié des Américains affirment d’ailleurs ne pas avoir assez pour boucler les fins de mois, et si ceux qui se disaient plutôt satisfaits de leur situation financière constituaient encore une majorité (61%) en 2007, c’est là encore un chiffre qui décline. En revanche, la question de la taille du gouvernement divise les Américains : 68% des républicains veulent un gouvernement plus petit et offrant moins de services, contre 60% de démocrates désirant un gouvernement plus important et proposant davantage de services. Chez les indépendants, 48% rejoignent l’avis de la majorité des républicains contre 40% ayant la même opinion que ces démocrates en faveur d’un gouvernement plus interventionniste.

Point crucial de l’enquête du Pew, les Américains sont de plus en plus favorables à ce que le gouvernement garantisse une couverture maladie pour tous, même si cela implique d’augmenter les impôts. Ce plébiscite va jusqu’à transcender les rudes clivages politiques découlant de la taille du gouvernement. Autant dire qu’il y a là un enjeu politique clé à exploiter, et les démocrates s’en font l’écho dès 2007, avec des propositions toutes plus ambitieuses les unes que les autres. Il est oublié, le temps où Hillary Clinton, en 1993-94, essuyait un échec cuisant avec un projet de réforme qui devait entraîner son mari au plus bas et unifier les républicains contre lui.

Pour autant, les deux tiers estiment également, selon le Pew, que les indigents sont trop dépendants de l’aide du gouvernement (contre un pic à 85% en 1994), preuve s’il en est du rejet de ce que l’on nomme « l’assistanat » par les Américains. D’ailleurs, il vaut de relever qu’une majorité d’Américains (62%) ne sont pas d’accord avec l’idée que l’ascension sociale (success in life) est principalement déterminée par des forces échappant au contrôle de l’individu. Ce succès, tant à gauche qu’à droite, reste lié à l’idée qu’il faut travailler dur. Sur ce point, les Américains continuent à croire en une société méritocratique. Mais ils sont également dépités par le sentiment que les inégalités se creusent de plus en plus. Au vrai, 73% d’entre eux estiment aujourd’hui que les riches ne font que s’enrichir et les pauvres s’appauvrir, un pic, depuis la crise économique de 1991 (80% à l’époque), qui avait contribué à l’élection du démocrate Bill Clinton. Ce sentiment se fait plus fort surtout chez les plus aisés - les plus pauvres, nous explique le Pew, tenant depuis longtemps cette idée pour vraie.

Sans surprise, les Américains continuent à se montrer religieux tant au travers de leur foi que de leur pratique : Près de huit Américains sur dix affirment ainsi ne pas avoir de doute quant à l’existence de Dieu, que prier est un aspect important dans leur vie et que « nous serons appelés devant Dieu lors du Jugement dernier pour répondre de nos péchés ». Mais il faut noter qu’ils n’en expriment pas moins une ferveur moins intense sur ces mêmes questions qu’au cours des années 1990. Alors que les républicains sont plus religieux qu’il y a vingt ans, les démocrates le sont à l’inverse moins. En sus, quoique minoritaires, on compte de plus en plus d’athées aux Etats-Unis (12% en 2007 contre 8% en 1987), un athéisme de plus en plus prononcé chez les moins de 30 ans, puisque il touche 19% des Américains nés après 1976. Des nouvelles qui n’auront certainement pas de quoi réjouir les républicains, dont le pilier le plus solide à l’issue de la présidence Bush demeure les intégristes.

Les choses se corsent davantage encore pour les conservateurs au plan des valeurs sociales, puisque l’Amérique se montre plus libérale vis-à-vis des enjeux comme l’homosexualité, l’avortement ou le rôle des femmes dans la société. C’est l’arrivée de nouvelles cohortes à l’âge adulte qui entraîne un déclin des valeurs traditionnelles. Les jeunes sont plus modernes, plus ouverts sur les grands enjeux de société, n’ont pas été marqués autant que leurs parents par les profondes déchirures des années 1960. Enfin, selon le Pew, « seulement » (les guillemets sont ici de l’auteur) 23% des Américains pensent que le sida est une « punition de Dieu à l’encontre d’un comportement sexuel immoral » en 2007, contre 43% en 1987.

L’Amérique contemporaine est devenue également beaucoup moins raciste que jadis, une mauvaise nouvelle pour les Blancs du sud des Etats-Unis, autre base de soutien des républicains, qui continuent à manifester des sentiments peu sympathiques à l’égard des personnes de couleur - comme a pu le rappeler l’affaire des « six de Jena »[2]. En 2007, 83% des Américains sont d’accord avec l’idée que « ce n’est pas un problème que les Blancs et les Noirs sortent ensemble », contre seulement 48% en 1987. Et ce changement touche surtout les générations les plus âgées, signe incontestable de l’évolution des mentalités. Les Américains sont de plus en plus nombreux (70%) à soutenir l’affirmative action en faveur des Noirs, des femmes et des minorités, pour qu’ils aient accès à l’emploi et à une meilleure éducation. La nomination du métis Barack Obama à la tête du Parti démocrate et le fait qu’il caracole depuis en tête des sondages semblent d’ailleurs confirmer ces résultats. La campagne d’Obama avait d’ailleurs fait le pari dès le départ que les éléments les plus racistes de l’électorat n’étaient de toute façon pas prédisposés à voter à gauche, peu importe la couleur de peau du candidat démocrate. Elle semble avoir gagné son pari, la question de la compétence et de la capacité à relever l’économie semblant l’emporter sur toute considération raciale à quelques semaines du scrutin du 4 novembre.

Enfin, au plan de la politique extérieure et de la sécurité nationale, c’est l’enjeu irakien qui semble influencer le plus le sentiment de l’opinion. Si une large majorité d’Américains continuent à penser que les Etats-Unis devraient être actifs dans l’arène des relations internationales, depuis 2003 et le déclenchement de la guerre en Irak, la tentation de l’isolationnisme n’en est pas moins grande chez certains groupes clairement identifiés, comme les jeunes ou les démocrates. Et les Américains qui sont disposés à penser que la puissance militaire est le meilleur moyen de préserver la paix (49%) sont tout juste plus nombreux en 2007 que ceux qui pensent le contraire (47%). Surtout, ces résultats ne doivent pas cacher le fait que les Américains s’intéressent davantage à la politique locale ou nationale qu’aux horizons lointains. La Chine, l’Iran, l’Irak, tous ces pays qui hantent les conversations dans les salons de Washington sont des problèmes bien moindres à l’intérieur du pays. Les journaux évoqueraient dans leurs articles l’Empire du milieu, la Perse ou la Mésopotamie qu’on n’y prêterait peut-être pas plus attention. D’ailleurs, les journaux américains ne parlent pas du reste du monde ; il y a un vide gênant pour tout ce qui concerne ce qu’il y a au-delà des océans qui bordent le pays. Après un creux observé dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001, une majorité (82%) d’Américains s’intéresse plus que jamais en vingt ans à la politique locale. De même, 89% des Américains s’intéressent aux affaires nationales.

L’enquête du Pew, qui reprend vingt ans de travaux périodiques effectués auprès de l’opinion américaine, est publiée en mars 2007, c’est-à-dire à plus d’un an et demi de l’élection présidentielle. Elle démontre clairement que la gauche américaine a alors une opportunité forte à saisir pour reconquérir le cœur des Américains.

D’autres enquêtes viennent confirmer, dès l’automne 2007, la désaffection de l’opinion pour les républicains, dont les démocrates bénéficient. Le Pew publie ainsi une nouvelle enquête confortant l’idée que les républicains ne sont pas au mieux de leur forme. Les nouveaux sondages du Pew indiquent qu’en termes d’affiliation à un parti, la préférence des Américains va désormais largement aux démocrates. Au travers de près de 20.000 entretiens conduits de janvier à octobre 2007, il apparaît que 50% des sondés se disent démocrates ou indépendants tendant vers la gauche, quand 36% affirment être républicains ou balançant à droite. Fait notable, cet avantage de 14 points est le plus élevé jamais enregistré en vingt ans. Selon les résultats dévoilés par l’institut, le Parti démocrate est jugé mieux à même de faire souffler le vent du changement que son concurrent, affirmation que l’on aurait du mal à remettre en cause au regard de l’impopularité croissante de George W. Bush.

Au-delà, les enjeux qui retiennent l’attention des Américains jouent également en faveur des démocrates puisque avec la question de l’Irak, ce sont l’économie, la couverture maladie et l’éducation qui restent, comme en 2004, les thèmes prioritaires aux yeux de l’électorat. Et certains des enjeux qui avaient pesé lors de la campagne de 2004, à l’instar de l’avortement, du mariage entre homosexuels, des valeurs morales, du terrorisme ou des recherches sur les cellules souches, deviennent désormais minoritaires. Enfin, la question de l’énergie fait un bond dans les préoccupations des Américains.

Autant les démocrates apparaissent motivés par la perspective d’une victoire des leurs en 2008, autant les républicains vivent dans la désillusion et se désengagent tôt de la campagne. A l’automne 2007, les démocrates avaient amassé 70% de financements de plus que leurs adversaires. Au vrai, le choix de John McCain comme candidat a même refroidi la base conservatrice, jusqu’à ce que celui-ci sélectionne Sarah Palin pour colistière en août 2008. Et à quelques temps des primaires de janvier 2008, les candidats républicains ne cessent d’apparaître divisés dans les débats quand les démocrates parviennent à faire bloc autour d’enjeux clés. Au-delà, s’annonçait la campagne la plus longue de l’histoire, mais aussi la plus coûteuse (près d’1.3 milliard de dollars jusqu’ici). A eux seuls, Hillary Clinton et Barack Obama ont engrangé près de 215 millions de dollars en 2007. Seul George W. Bush, candidat à sa réélection en 2003 et donc sans concurrent dans son camp, avait su faire mieux, avec près de 130 millions de dollars récoltés à lui seul cette année-là.

L’enthousiasme se confirme à gauche dès les premiers scrutins. Lors du Super Mardi du 5 février 2008, où des primaires sont organisées dans une vingtaine d’États, 14.6 millions de démocrates vont voter pour le candidat qu’ils souhaitent voir représenter leur parti dans la course à la présidentielle. Les républicains ne sont que 9 millions à se déplacer aux urnes. Du caucus de l’Iowa, le 3 janvier, au même Super Mardi, ce sont 25 millions de démocrates qui se sont mobilisés en faveur de leurs trois candidats principaux, contre tout juste la moitié côté républicain, pour six candidats. Là encore, le Pew nous aura prévenus : 74% des démocrates se montrent enthousiastes à l’idée d’aller aux primaires, contre 49% à droite. Même courant mars, alors que John McCain s’affirme comme le candidat de son parti pendant que Clinton et Obama continuent de se chamailler par médias interposés, laissant entrevoir des divisions dans leur camp, 50% des Américains affirment vouloir un président démocrate, contre seulement 37% un leader républicain[3]. Le constat [4] reste le même fin avril, bien que les deux candidats du parti de l’âne s’entredéchirent alors franchement : 52% des adultes ont une opinion favorable des démocrates, contre 33% du parti de l’éléphant. Les Américains considèrent les démocrates mieux à même de partager leurs valeurs morales, d’améliorer le système de santé et de prendre les bonnes décisions vis-à-vis de l’Irak. Alors que les primaires démocrates s’achèvent enfin, le 12 juin, un sondage publié par Gallup indique que 37% des États-uniens se disent démocrates, 34% affirment être indépendants, autres, ou ne pas savoir ce qu’ils sont, et 28% se déclarent républicains. Une autre enquête publiée le même jour par Gallup révèle que 46% des indépendants soutiennent Obama, contre 39% pour McCain.

On pourrait continuer encore jusqu’à mi-octobre, en faisant exception du rebond qui a favorisé les républicains une dizaine de jours à la sortie de la Convention républicaine, et alors que John McCain venait de prononcer deux mots magiques pour la base conservatrice : « Sarah Palin ». Au reste, pour ce qui est des candidats eux-mêmes, et à en croire la moyenne des sondages réalisée par RealClearPolitics, Barack Obama a toujours été en tête, McCain n’ayant pris que trois fois l’avantage - et très brièvement - dans le cœur des Américains depuis le 1er septembre 2007 : A la mi-janvier, quand la bataille des primaires faisait rage et qu’Hillary Clinton reprenait la main sur Obama après sa victoire dans le New Hampshire ; à la mi-mars, quand le sénateur de l’Illinois devait faire face au scandale du révérend Wright ; et en août, grâce à la soudaine popularité de la colistière républicaine.

Pour le lecteur pénitent qui a survécu à cette profusion de chiffres, d’enquêtes et de statistiques, une conclusion semble s’imposer : Une brume bleutée commence à recouvrir le pays. Le rouge s’estompe.

Et pourtant, maîtres du Congrès depuis l’automne 2006, les démocrates ne passent aucune réforme majeure en dehors de l’augmentation du salaire minimum, mesure populaire mais sans éclat. Le retrait des troupes américaines basées en Irak n’a pas pris effet. Les Américains sans couverture maladie sont restés dans leur misère, et l’extension du populaire State Children Health Insurance Program (SCHIP), une assurance pour les enfants, a été refusée par George W. Bush d’un trait de plume. De fait, le président américain entreprend de profiter de son veto au maximum. L’éducation ne voit pas non plus de progrès significatif opéré en sa faveur. Mais dans leur majorité, les Américains continuent de préférer un Congrès démocrate plutôt que républicain. C’est que ces derniers ont désormais bien mauvaise presse.

Une victoire des républicains à la présidentielle de 2008 ? Certains n’osent pas tenter le pari. Et pas des moindres : dès 2007, nombreux sont les lobbies à tenter de faire passer en masse des mesures leur étant favorables [5], de crainte de ne pas pouvoir le faire avec une administration démocrate. Certains vont jusqu’à recruter des lobbyistes à gauche. D’autres soutiennent des candidats démocrates. Le monde des affaires, soutien traditionnel des républicains depuis le règne de Ronald Reagan, se prémunit contre une victoire du parti de l’âne, voire, lui ouvre déjà les bras. Les rats quittent le navire.

Paradoxalement, c’est George W. Bush, le président le plus impopulaire de l’histoire moderne du pays, qui repeint l’Amérique en bleu. Long de près de trois décennies, le moment républicain semble s’achever avec la fin d’un règne discrédité par la guerre en Irak et la crise financière. Mais gagner n’est pas le tout ; il y a un logiciel progressiste à régénérer, épuisé par le règne tyrannique sur la vie politique américaine d’une droite devenue toujours plus réactionnaire depuis Ronald Reagan.

Mais pour la première fois en quatorze ans, à la veille de l’élection, et alors que les sièges des 435 membres de la Chambre des Représentants et du tiers du Sénat sont en jeu, les démocrates ont bien un espoir réel de s’emparer tout à la fois de la Maison Blanche et du Congrès. De nombreuses Assemblées locales des 50 États devraient passer à gauche. Les gouverneurs en bénéficieront sans doute également.

Il y a donc là un potentiel fort pour initier et consolider un nouveau cycle démocrate dans l’histoire de la nation. Reste à voir si une Amérique fondamentalement bleue est prête à élire son premier président noir.