Abstracts
Résumé
En Afrique centrale, soixante ans près leur création, la République démocratique du Congo (RDC) et le Congo voisin ne communiquent guère de part et d’autre du grand fleuve. Mais leur appartenance à l’Organisation internationale de la Francophonie stimule nombre de projets éducatifs, universitaires et culturels, favorise les rencontres entre acteurs et les partenariats institutionnels ainsi que des retours d’expérience partagés. Cependant, ce réseau n’empêche guère l’inféodation des élites à des gouvernants pour lesquels les chaires universitaires et les projets mutualisés sont autant des prébendes que des leviers de transformation.
Mots-clés :
- RDC,
- Congo,
- Afrique centrale,
- Afrique,
- rancophonie
Abstract
In Central Africa, sixty years since their creation, the Democratic Republic of Congo (DRC) and the neighboring Congo do not communicate on either side of the great river. But their membership in the International Organization of La Francophonie stimulates many educational, academic and cultural projects, promotes meetings between actors and institutional partnerships as well as shared feedbacks. However, this network does not prevent the subjugation of elites to governors for whom university chairs and shared projects are as much prebends as levers of transformation.
Keywords:
- DRC,
- Congo,
- Central Africa,
- Africa,
- french-speaking countries
Article body
À force de ne pas choisir, cette organisation mastodonte est condamnée à brasser des généralités et à concocter des politiques publiques de portée assez faible. La Francophonie peut être le simple reflet d’une fête perpétuelle autour de la langue française, elle peut être aussi un espace international d’influence certaine si elle élabore des outils politiques réels.
Christophe Prémat, Pour une généalogie critique de la Francophonie (2018, 179)
Dans un monde dominé par les relations économiques, où l’anglais et le chinois sont en expansion partout, à quoi bon s’intéresser à la Francophonie ? Par ses Conférences générales et son Secrétariat auquel fut nommé un ancien Secrétaire général des Nations-Unies (Boutros-Ghali), la Francophonie n’évoque-t-elle pas un système désuet, vestige d’un certain colonialisme et de rapports institutionnels paternalistes sans avenir, couvrant des territoires si vastes et divers qu’ils paraissent un empire disloqué ? L’ouvrage de Christophe Premat, Pour une généalogie critique de la Francophonie montre que la Francophonie est un objet foisonnant qui relève d’une étude institutionnelle à part entière.
Pour une Francophonie désenchantée
La forêt francophone végète-t-elle ? Christophe Premat montre que cela tient à sa situation propre. Plantée par des Pères fondateurs qui rêvaient d’ancrer l’indépendance africaine dans un monde ouvert, et certes irriguée par de multiples sources, elle allait manquer de l’engrais qu’aurait constitué un projet francophone politiquement structuré. Faute d’une telle vision unitaire elle deviendrait un groupe de liaison au mandat et au budget limités, une structure institutionnelle calquée sur le modèle des Nations Unies, une sorte d’ONG centrée sur sa gouvernance davantage que sur sa mission.
Cette organisation est condamnée à rester uniquement symbolique s’il n’y a pas une reterritorialisation de certaines politiques publiques. Cela signifierait un déclenchement de politiques communes au sein des pays francophones et notamment en Afrique. Nous pensons que la Francophonie doit continuer à se recentrer autour de l’espace post-colonial pour pouvoir faire émerger des politiques plus ambitieuses pour les populations locales. Les organisations géoculturelles peuvent être de ce point de vue des laboratoires de fabrication d’utopie transnationale si on les prend plus au sérieux. La repolitisation de la Francophonie supposerait des différends et parfois l’expression d’une mésentente susceptible d’animer des rapports de force pour qu’elle soit un enjeu. Tant que la Francophonie sera indexée sur les simples valeurs, elle ne pourra avoir de portée ni de reconnaissance forte. La repolitisation est un risque à prendre au moment où la mondialisation accentue la concentration des mouvements de capitaux.
(Premat 2018, 178)
Seule son éventuelle repolitisation permettrait à cet ensemble multiculturel de rompre sa récurrente célébration d’une colonne absente. Dessiner la généalogie critique de la Francophonie, c’est montrer la nécessité interne de ces paradoxes, observer le jeu de forces qui les soutinrent au long des années. C’est indiquer quels chablis demeurent après que la sève se soit retirée de troncs pointant jadis vers le haut, et se demander quelle coupe claire permettrait de relancer la pousse. Et ce faisant, impossible d’ignorer les enjeux de sécurité et de développement.
Autant dire que la Francophonie a un horizon limité car des moyens ambitieux supposeraient de créer une structure plus en phase avec les gouvernements. Elle pourrait être une organisation jetant un pont entre l’Unité Africaine et l’Union européenne et affirmerait dans ce sens un rôle médiateur. In fine, la Francophonie est bel et bien le lieu d’une diplomatie francophone qui prend acte d’une mondialisation impossible autour de la langue française. Si des zones économiques sont constituées et des échanges migratoires ont lieu au sein des pays francophones, alors l’existence de la Francophonie pourrait plus facilement être justifiée. La Francophonie pourrait à ce moment-là évoluer d’une Organisation internationale vers une Union des pays francophones. Ce destin utopique serait de nature à stimuler ses actions pour qu’elle se projette au-delà des simples relations entre États-membres au moment des sommets.
(Premat 2018, 179)
Passant de la forêt au désert, voyons déjà ce que la Francophonie n’est pas. La Francophonie marque les centres urbains, et non pas les campagnes. En ville, elle peut se prévaloir d’accroître les ressources en matière d’équipements culturels et pédagogiques, mais que peut-elle face aux massacres de paysans et contre l’enchaînement de représailles ? En de nombreux Etats, si les troupes sécurisent les villes et les axes de circulation, elles ne peuvent contrôler le territoire. Les guerres ne sont pas fongibles dans une francophonie de salon. L’Algérie ne n’est pas membre de l’OIF, mais ses militaires sont engagés contre les groupes tentés d’imposer la charia au Nord du Mali et de s’en prendre aux intérêts français dans la région. L’horreur marque tous les survivants, on a créé des camps de réfugiés au Sahel pour les populations déplacées, on assiste à une militarisation croissante du Mali et du Burkina Faso qui marque les limites des constructions étatiques sur ces vastes étendues. Tandis qu’une vague de terreur s’abat sur la région, Yvan Guichaoua écrit que les djihadistes
arment, littéralement, les clivages locaux existants, préalablement exprimés de manière non violente ou restés silencieux du fait d’un rapport de forces défavorable, puis les relabellisent en tant que djihad armé. […] Ils font de la politique au plus près des acteurs. Les djihadistes apparaissent, pour l’heure, comme de meilleurs sociologues et politiciens que les représentants de l’État. Ne pas tirer les conséquences de ce constat, c’est gravement compromettre les chances de l’État de construire localement sa légitimité.
(Guichaoua 2019)
Dans un tel contexte, les questions linguistiques sont subalternes. Ces constats ne diminuent pas l’intérêt de cet ouvrage. En raison de la croissance attendue de la population francophone, surtout en Afrique, si le français compte actuellement moins de 300 millions de locuteurs (Mathieu 2018), cette langue devrait être l’une des plus parlées au monde d’ici 2050 et atteindre grâce à l’Afrique, potentiellement les 700 millions de locuteurs, voire plus. Aujourd’hui, sur les vingt premières plus grandes villes francophones dans le monde, seulement trois (Paris, Lyon, Marseille) se trouvent en France.[1] Pour preuve de cet intérêt, l’engouement des élites averties tout autour de la planète pour inscrire leurs enfants dans les établissements scolaires français à l’étranger, 500 établissements répartis dans 135 pays.[2] Enfin, la Francophonie revêt une valeur diplomatique – l’attribution de son Secrétariat Général en 2018 à une politicienne rwandaise expérimentée contribue à l’amélioration des rapports de la France avec le Rwanda. A l’origine, cependant, la Francophonie s’est inspirée du Commonwealth sans se référer à une initiative française. La France disposait déjà d’agences financières ou diplomatiques centrées sur les rapports avec ses anciennes colonies lorsque les initiatives qui allaient déboucher sur la création de l’OIF furent prises, et cette dernière limite ses interventions en matière de gouvernance pour se concentrer sur les coopérations culturelles, linguistiques et éducatives, qui forment le cœur de la Francophonie. Les critères démographiques et scolaires sont traditionnellement mis en avant par les responsables institutionnels francophones. Le premier mérite de l’auteur est de rompre avec cette doxa lénifiante dans un ouvrage indispensable à quiconque souhaite approcher ce système complexe d’institutions qui se sont structurées en quelques décennies. Ancien député des Français établis hors de France, maître de conférences en études culturelles au Département d’études romanes et classiques de l’Université de Stockholm, Christophe Premat mobilise le prisme des études postcoloniales pour observer la Francophonie dans son évolution interne. Inspiré par la nigériane Chimanda Ngozi Adichie, il observe le développement des situations contemporaines à partir des indépendances, ce qui suspend tout regard déterministe et fataliste pour nous ouvrir au potentiel de ce projet et à ses avatars.
La difficulté demeure d’avoir un supplément d’existence dans un monde politique où la France a déjà un appareil public puissant de la Francophonie à travers l’action extérieure de l’État et où elle entretient des relations bilatérales régulières en Afrique depuis 1973. La Françafrique est la poursuite de la colonisation par d’autres moyens, la politique africaine de la France étant toujours une forme d’excroissance de sa politique intérieure. La Francophonie est parfois parasitée par l’évolution des relations bilatérales entre la France et l’Afrique.
(Premat 2018, 179)
L’auteur décrit la progressive institutionnalisation d’un forum d’abord issu de la volonté d’assortir les indépendances d’instances de dialogue tournées vers une possible intégration africaine. Si ce concept connaît diverses formulations – depuis l’idée de bon sens de parer au risque d’isolement de nouveaux États africains dont chacun devait relever de nombreux de défis, jusqu’aux utopies d’une unité africaine. Éviter le repli sur des groupes culturels et linguistiques entre en tension avec un panafricanisme qu’aucune expérience commune des populations ne vient appuyer. Christophe Premat observe la structuration progressive de la Francophonie comme espace dialogique centré sur des États-nations inchoatifs qu’une coopération francophone associe superficiellement. L’ouvrage reprend les phases de ce mouvement et indique les limites de ses évolutions dans un monde où les stratégies étatiques ne tiennent pas prioritairement au partage d’une langue dominée au plan mondial et dont les représentants ne s’accordent pas sur un projet politique d’envergure.
En fin de compte, la Francophonie, lancée en 1970 à Niamey par la fusion des associations internationales de journalistes, d’universitaires et de parlementaires francophones existantes, n’a que peu de prise sur le monde vécu des populations qui pratiquent le français. A la différence de l’Union monétaire Ouest-Africaine (UMOA) et la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), constituées avec l’appui français, la Francophonie s’inspirait de Pères fondateurs pour stimuler un concert des nations d’un genre nouveau. L’auteur distingue Hamai Diori, Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba et Norodom Sihanouk parmi les voix qui comptèrent. Cependant, les événements allaient rapidement décevoir leurs attentes si bien que le projet francophone allait se transformer en une institution internationale sans réelle capacité transformatrice. Christophe Premat esquisse ce que pourraient être les voies d’un renouveau passant par une repolitisation de la Francophonie. Mais quand la France organise une année africaine en France, elle embrasse tout le continent et non ses régions francophones et ne s’appuie pas sur l’OIF, mais bien sur l’Institut français.
Une fois considéré ce que n’est pas la Francophonie, cette étude dissipe toute confusion entre des partages culturels ouverts et une organisation internationale de type postcolonial. Dépassant les ambiguïtés d’une célébration mémorielle ou d’un messianisme pour le moins artificieux, Christophe Premat se concentre sur les oscillations du projet francophone dans son évolution institutionnelle. Selon lui, les coopérations culturelles restent de statut inférieur à celles qui structurent des échanges politiques et économiques, surtout si elles sont animées de sentiments nostalgiques vis à vis d’un état du monde révolu. L’intérêt d’une alternative à la domination de l’anglais et de l’économie sur la scène internationale ne saurait suffire à justifier les voies d’une organisation faible mimant des organisations internationales sans se donner une mission structurante.
La Francophonie se cherche encore
La Francophonie dit cependant quelque chose de l’état de ce monde. Nombre des acteurs des indépendances fondaient leurs espoirs dans un tiers-mondisme qui succéderait au marxisme dogmatique. Mandela symboliserait cette orientation dans une autre lieu d’Afrique, tout comme Franz Fanon en portait la dynamique dès avant l’indépendance algérienne. Convenons toutefois qu’il est essentiel d’éviter les propos déterministes rétrospectifs autant que messianiques et de se fonder plutôt sur des marqueurs précis. Ainsi, l’agence de coopération culturelle et technique (ACCT), née en 1970, enterre-t-elle le rêve senghorien d’une Francophonie politique et spirituelle au profit d’une convergence de réseaux universitaires, journalistiques et politiques activant les rapports géoculturels francophones. Mais, note l’auteur,
le projet francophone et le panafricanisme (…) répondent à des exigences qui peuvent être considérées comme antagonistes puisque la Francophonie vise une forme de nouvelle intégration régionale tandis que le panafricanisme tente d’élaborer une véritable décolonisation passant par la rupture avec les anciennes puissances coloniales.
(Premat 2018, 12)
Christophe Premat entend donc mesurer dans la Francophonie ce qui relève d’une mystique postcoloniale, cette dernière s’adossant à un récit qui maintiendrait une certaine dévalorisation des populations anciennement colonisées, et ce qui ouvre par contraste au pluralisme francophone vivant (Premat 2018, 14). Par son extension géographique, l’OIF cultive une forme de rêve d’empire que l’affirmation de valeurs solidaires universelles ne parvient pas à conjurer faute d’un cadre international qui imposerait aux Etats-membres des normes contraignantes. Un ensemble de représentations présupposant un contexte et un imaginaire colonial peut-il s’affranchir des identités nationales et « se muer en identité post-nationale et se muer en conscience des peuples ? » (Premat 2018, 18). Sur un registre comparable, l’auteur dénoue la liaison dangereuse entre la francophonie et la « francodoxie » (Premat 2018, 22) qui serait constituée par ceux qui associent la langue à un supposé corpus de valeurs qui lui seraient propres ou qui lui viendraient du génie français. Il nous propose d’appréhender ce mixte dans le cadre d’une théorie des organisations où les acteur et le système qu’ils constituent sont en interaction. Ce travail fouillé et agréablement didactique expose sans ambages son enjeu :
L’hypothèse principale de cet ouvrage est que la Francophonie est une mondialisation manquée, les institutions devenant en elles-mêmes le lieu de mémoire de cet échec. La preuve en est que la plupart des membres n’ont pas la langue française comme langue officielle ni langue administrative. Cette organisation géoculturelle est par conséquent limitée dans sa portée et dans son influence.
(Premat 2018, 28)
Les questionnements et débats sur la Francophonie se situent dans un contexte postcolonial qui fait de la compétition entre les langues et les projets sociopolitiques l’une des composantes de la mondialisation. D’ailleurs, la France n’a pas créé la Francophonie comme une structure secrètement néocoloniale. Le terme lui-même est un néologisme assumé par le géographe Onésime Reclus (1837-1916) « au moment de la cartographie des populations de langue française » (14) et de leur dénombrement, qui s’entend comme la disjonction entre la puissance française et les régions du monde qui revendiquent une langue et une culture tout en désirant affirmer leur autonomie constitutive à l’aube des indépendances. L’auteur y voit le fruit d’une forme de convergence, à partir des années 1960, de réseaux qui n’étaient pas uniquement politiques, mais également associatifs, journalistiques et universitaires, visant alors à construire une plateforme politique commune. Elle est également pétrie d’une
vision spirituelle post-coloniale essentiellement africaine pour structurer une coopération entre des nations nouvellement indépendantes.
(Premat 2018, 173)
Ce n’est qu’à partir des années 1980 que la France se rapproche des institutions francophones, « à partir d’une politisation de l’organisation » (Premat 2018, 176), pour se repositionner en son centre, la Francophonie devenant en retour « un passage obligé pour orienter l’influence » de l’Hexagone dans le monde (ibid.). Cependant, là où elle aurait pu peser pour façonner une mondialisation alternative, « la Francophonie est devenue une mondialisation fictive sans monde » (Premat 2018, 174), conclut Premat, un « gadget institutionnel incapable d’élaborer un projet commun substantiel » (ibid.). Des décennies après sa naissance, la Francophonie se cherche encore ! Selon l’auteur, la Francophonie gagnerait à « privilégier des relations aux niveaux local et régional pour que des projets concrets puissent voir le jour » (Premat 2018, 177).
L’ouvrage revient en détail sur la figure tutélaire de Léopold Sédar Senghor, le principal sans doute des Pères fondateurs qui ont initié le mythe d’un commencement ouvrant effectivement sur une tradition qui inspire ses successeurs. Senghor conçoit l’émancipation africaine comme indissociable d’une dynamique de l’universel qui requiert le français pour transcender les perspectives identitaires. Après avoir revendiqué la négritude dans les années 1940, et tout en approfondissant les dimensions de la culture africaine, Senghor évoque en 1962 le français comme « langue de culture », légitimant une francodoxie qui lui survit jusqu’à présent. Celle-ci rencontre l’opposition d’intellectuels pour qui la langue française colporte des normes qui freinent tout élan de pensée affranchi du colonialisme. Après Kateb Yacine ou Abdelatif Laâbi,
Fidèle Nze-Nguema percevait les institutions francophones et l’ACCT comme des relais des élites françaises et africaines. En vendant l’idée d’une langue de communication, les élites françaises s’assuraient de la loyauté des élites africaines pour appuyer et faire circuler un discours francophone promouvant solidarité et développement. La Francophonie joue ainsi les intérêts de la classe dominante qui méconnaît l’étendue et les contacts des différentes langues. La francophonie en tant qu’idéologie, contient la construction d’une image de la société et la délimitation du sens global de la vie collective des peuples qui parlent français. Elle se donne pour mission d’assurer les fonctions de légitimation, de moralisation et de systématisation des représentations collectives, de ces entités socio-anthropologiques, par-delà leurs diversités collectives.
(Premat 2018, 162)
Cette approche contemporaine désavoue les propos de Léopold Sédar Senghor évoquant un horizon de convergence dans l’universel des cultures. Christophe Premat rapproche cependant Senghor de Fanon : les deux intellectuels s’accordent pour dire que les pensées colonisées échappent au colon au moment où sa langue est appropriée par ces indigènes qu’il ne reconnaissait pas. « La richesse naît de la diversité des patries et des personnes, de leur complémentarité (Senghor, 1959 : 22) » (Premat 2018, 60). Chez Senghor, une pensée humaniste sert le projet francophone en affirmant une symbiose qui ne rejette aucun apport et les transcende tous, selon un schème inspiré de Teilhard de Chardin, célèbre paléontologue et penseur jésuite qui évoque une convergence ascensionnelle et un dynamisme humain orienté vers une Unité créatrice. Censurées par le Vatican, ses oeuvres paraissent au lendemain de sa mort en 1955. Après avoir également évoqué les conceptions de Bourguiba, davantage ancrées dans une dialectique historique et affichant moins directement l’universalisme, Premat rapproche leurs variations des thèses de celles de Cornelius Castoriadis pour qui le social-historique est
position de figures et relation de et à ces figures. Il comporte sa propre temporalité comme création ; (…) temporalité spécifique qui est chaque fois telle société dans son mode d’être temporel qu’elle fait être en étant (Castoriadis, 1975 : 305).
(Premat 2018, 74)
Si une constellation d’États forme la Francophonie après les indépendances, c’est aussi que
la plupart des leaders révolutionnaires panafricains ont été assassinés souvent avec la complicité du pouvoir politique français, comme ce fut le cas avec Ruben Um Nyobè (Um Nyobè, 1984) en 1958 au Cameroun ou Thomas Sankara au Burkina Faso .
(Premat 2018, 31)
En ce sens, toute l’œuvre littéraire de Mongo Béti s’est évertuée à dénoncer l’évolution politique du Cameroun qui, après l’indépendance, a reproduit des schémas coloniaux avec la constitution d’oligarchies qui se sont partagées le pouvoir même au moment de la prétendue ouverture au multipartisme au début des années 1990.
(Premat 2018, 32)
En réalité, le colonialisme n’a pas cessé d’exister en s’exprimant de manière absolue par la mise à mort de celles et ceux qui désiraient un avenir sans colons (Mbembe 2007, 42).
(Premat 2018, 85)
Même si Bourguiba avait accueilli le jeune Nelson Mandela alors à la recherche de fonds pour financer la lutte contre l’apartheid, le panafricanisme n’a pas vu le jour. D’ailleurs, les multiples institutions multilatérales créées en Afrique et leur évolution, à commencer par L’Organisation de l’Unité africaine en 1963, avaient avaient préparé le terrain d’une Francophonie encore en germe. L’auteur pose à juste titre la question de savoir quand et comment la Francophonie intensifiera ses ambitions économiques, car une organisation purement culturelle sera toujours déphasée par rapport aux principaux engagements des États. Après avoir été surtout une agence technique intergouvernementale, la Francophonie s’est constituée en organisation internationale :
réalisant la promotion des élites politiques et administratives ayant eu un lien et un rôle liés à la promotion de la langue et de la culture française par le passé. Dans cette optique, les rôles politiques (Secrétaire général) fonctionnent comme des récompenses symboliques attribuées à des responsables politiques de premier plan. En réalité, la Francophonie est une organisation internationale, c’est-à-dire un « être juridique » mandaté par des « personnes morales » que sont les États membres.
(Premat 2018, 14)
La combinaison d’une institution politique avec une agence technique centrée sur la langue fait saisir l’importance des Alliances françaises et des Instituts français dont le succès justifie le fonctionnement devenu archi-bureaucratique d’une institution qui voulait, pour devenir grande, ressembler aux grandes organisations internationales : Premat note que « le choix du Secrétaire général s’effectue en coulisses avec un goût pour la dramaturgie semblable au conclave catholique » (2018, 160) ! La repolitisation de l’institution s’est manifestée par son statut bureaucratique que caractérise la coupure entre dirigeants et exécutants au sens où l’entend Cornelius Castoriadis (1979 : 127–128) (Premat 2018, 123).
C’est en ce sens que nous pourrions évoquer l’idée d’une « hégémonie brisée » (Schürmann, 1996), d’une tentative de mondialisation culturelle avortée. L’idée d’un monde commun ne correspond pas à la réalité des pays francophones, il manque le sens d’une orientation au sens où l’entend Jean-Luc Nancy (Nancy, 1993). La Francophonie est devenue une mondialisation fictive sans monde. Le bien commun reste l’héritage d’une langue qui perd de l’influence puisque la vision fraternelle initiale se trouve de moins en moins lisible. Au fond, la Francophonie est littéralement devenue un gadget institutionnel incapable d’élaborer un projet commun substantiel, que ce soit par des structures politiques fortes ou que ce soit par l’idée d’un marché ou d’une monnaie communs. Le recul de la langue française est une réalité datant du XVIIIe siècle au moment du traité de Paris de 1759 où la colonisation anglaise gagne des batailles décisives (Rey, 2007 : 206). C’est pourquoi l’approche postcoloniale reste la plus pertinente pour comprendre les logiques présidant à cette diffusion qui s’est manifestée parfois par une forme de créolisation. La dimension institutionnelle de la Francophonie révèle cette prise de conscience. Le rôle de Léopold Sédar Senghor est essentiel dans ce projet puisque c’est même lui qui utilise à plusieurs reprises ce concept pour évoquer une nouvelle logique civilisationnelle à l’œuvre. Il y a bien un rêve senghorien qui s’est traduit récemment par la constitution d’une organisation internationale capable d’affronter des questions globales. Ce rêve est cependant dépassé.
(Premat 2018, 174)
Vers une francophonie-monde ?
L’auteur insiste sur l’aspect linguistique et littéraire et sur le rêve senghorien d’unité africaine. L’un des impensés de la Francophonie voulue par les Africains serait ce possible dépassement non seulement des ethnies, mais des nations. Et c’est là aussi une mesure de l’échec de cette OIF qui sacralise les nations dont le Fondateur tentait de s’affranchir – ce qui ne convenait pas à la France (Premat 2018, 69) . De fait, pour Christophe Premat, il reste à construire des lieux interculturels communs francophones pour faire vivre les valeurs humanistes auxquelles certains ont aspiré. C’était ce type de « projet concret » que nous saluions d’ailleurs il y a plus de 10 ans, à travers l’émergence amorcée par des auteurs francophones de la « littérature-monde » :
Ne leur en déplaise, depuis longtemps, les Français de métropole ne sont plus les seuls passeurs, les seuls gardiens de la langue française. Trésor immense, cette langue, qui compte parmi les cinq ou six grandes du monde, continue de rayonner et se déploie librement, comme toute langue vivante au sens propre du terme, pour énoncer des réalités qui ne sont plus le seul fait du microcosme parisien.
(Le Bris, Rouaud, et Almassy 2007)
L’écrivain Alain Mabanckou souhaitait lui-même inverser les termes de l’équation :
Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais d’analyse. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents.
(Le Bris, Rouaud, et Almassy 2007)
Au fond, il fallait déjà « reconnaître qu’il est suicidaire d’opposer d’une part la littérature française, de l’autre la littérature francophone » (Le Bris, Rouaud, et Almassy 2007). Pour l’ancien député, repolitiser la Francophonie « signifierait l’organisation d’une véritable diplomatie multilatérale au sein des grandes instances internationales » (Premat 2018, 177), pour qu’elle devienne ainsi peu à peu un « acteur politique international ». Aujourd’hui, à ses yeux, la France maintient plus ou moins subtilement le récit d’une communauté de destin. Plutôt que de vouloir un élargissement, il faudrait, conclut Christophe Premat, un approfondissement d’une Organisation internationale de la Francophonie qui se recentrerait sur le soutien à un développement culturel possible dans les zones francophones.
La Francophonie peut-elle être autre chose qu’une mondialisation manquée quand une France atlantiste s’aligne sur une mondialisation hégémonique, plutôt que de lui apporter un contrepoids intellectuel et de lui faire entendre une voix indépendante ? C’est dire que cet ouvrage montre aussi que la Francophonie interroge en creux, dans un beau jeu de miroirs, la vision du monde de la France au 21e siècle.
Comme l’écrit le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga (Kavwahirehi, 2015 : 316), il importe d’inventer des topiques francophones, des espaces de solidarité qui font sens dans des sociétés habitées par le traumatisme historique du colonialisme. La Francophonie gagnerait en tant qu’institution à investir ce « lieu commun constitué par les événements, par ce qui se passe, par ce que les uns et les autres évaluent, prescrivent, louent ou blâment, proposent ou interdisent, dans le présent » (Eboussi Boulaga, Kisukidi, 2014 : 87). Elle est essentiellement post-coloniale, c’est-à-dire constituée d’anciens fragments coloniaux solides à des époques différentes comme la Nouvelle France et l’Afrique francophone. Elle a su être la recomposition de ces fragments pour proposer une organisation géoculturelle à vocation symbolique et ouverte. Dans le même temps, cette ouverture est un risque d’illusion et de dilution certaine renvoyant à une organisation plus « liquide » que « solide » au sens où l’entendait le sociologue Zygmunt Bauman (Bauman, 2009). La Francophonie s’est dotée d’un paravent pour justifier un projet méticuleux d’influence française, c’est le sens de la repolitisation de cette organisation assurée depuis 1986. Les Sommets marquent ainsi la tentative de recentraliser cette dynamique autour de la diplomatie culturelle française qui tente de gommer l’aspect post-colonial pour insister sur une soi-disant mondialisation heureuse (Provenzano, 2006). Il importait ainsi de restituer l’histoire de ce projet pour en comprendre les contradictions et les motivations. Nous sommes peut-être entrés dans l’ère de la « Post-Francophonie » (Milhaud, 2006) avec la nécessité de ne pas définir uniquement les nations par l’identité linguistique. L’approche postcoloniale permet de montrer que les ambiguïtés du récit francophone ont du mal à éclairer les caractéristiques de cette communauté de destin promise. La France tente plus ou moins subtilement de soutenir un récit et une histoire mythique selon lesquels les pays francophones auraient éprouvé le besoin de maintenir des liens forts alors que ce souhait était surtout formé par des élites politiques socialisées en France.
(Premat 2018, 180)
On mesure ainsi l’importance des voix dissidentes pour promouvoir une pluralité sans laquelle l’universalisme reste un vain mot. Sans doute était-ce ainsi que l’entendait Senghor. L’accent qu’il mettait sur la fécondation des cultures entre elles et leur processus dynamique était sans doute le balbutiement d’un approche interculturelle dont Edouard Glissant allait déployer les virtualités durant les décennies suivantes. En se faisant le chantre des archipels et des langues en mouvement, ce dernier plaidait pour une francophonie-monde encore à venir.
Appendices
Notes
Bibliographie
- « Établissement scolaire français à l’étranger ». 2019. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=%C3%89tablissement_scolaire_fran%C3%A7ais_%C3%A0_l%27%C3%A9tranger&oldid=157478690.
- Guichaoua, Yvan. 2019. « Comment le djihad armé se diffuse au Sahel ». Le Monde, février. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/02/25/comment-le-djihad-arme-se-diffuse-au-sahel_5428139_3212.html.
- Le Bris, Michel, Jean Rouaud, et Eva Almassy. 2007. Pour une littérature-monde. Gallimard.
- « Liste des principales villes francophones ». 2019. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_principales_villes_francophones.
- Mathieu, Thibauld. 2018. « Quelle place dans le monde pour la langue française en 2050 ? » Europe 1. https://www.europe1.fr/societe/quelle-place-dans-le-monde-pour-la-langue-francaise-en-2050-3604640.
- Mbembe, Achille. 2007. « De la scène coloniale chez Frantz Fanon ». Collège international de Philosophie, nᵒ 58:37‑55.