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En août 2019, mettant un terme à un mandat de quatre ans comme Conseiller de coopération et d’Action Culturelle auprès de l’Ambassade de France au Brésil, je concluais mon rapport de fin de mission par ces mots : « Crise économique, politique, morale, avènement d’un gouvernement populiste imprévisible, montée des peurs et des crispations : c’est sous un jour passablement sombre que j’aurai exercé ma mission au Brésil. Pendant ces quatre années, j’aurai pourtant croisé, dans le milieu scientifique, universitaire, culturel ou associatif brésilien, des dizaines de personnalités hors du commun par leur intelligence, leur ouverture d’esprit, l’authenticité de leurs convictions, leur élégance intellectuelle et morale… Ma plus grande et plus profonde satisfaction au cours de ma mission, je l’aurai tirée de mes rencontres avec ces êtres étincelants. C’est donc à eux que je veux rendre hommage en conclusion, car, loin des lumières où paradent aujourd’hui d’éphémères et pitoyables fantoches, dans l’indifférence, voire le mépris, ils continuent à transmettre des savoirs ; dans la précarité et sous le coup de sourdes menaces, ils poursuivent leur engagement culturel ou social ; dans le silence, ils continuent à penser, chercher, créer : ce sont eux finalement qui incarnent le mieux la grandeur du Brésil et qui maintiennent intact l’espoir, pour ce pays, d’un avenir plus radieux ». On me pardonnera cette auto-citation mais, tous ces derniers mois au cours desquels le Brésil s’est enfoncé dans un effroyable cauchemar, je n’ai cessé de penser, avec tristesse, compassion et colère, à mes amis brésiliens, en particulier à tous ceux-là, chercheurs, universitaires, artistes, intellectuels, à qui, dans ce texte d’adieu, j’avais voulu dire toute mon admiration et ma reconnaissance.

Presque deux ans ont passé. Les fantoches sont toujours là et assument, visiblement sans remords ni regrets, le bilan terrifiant de plus de 500 000 morts dues, en grande partie, à leur gestion calamiteuse et criminelle de la crise sanitaire : négationnisme avéré, aveuglement cynique, mensonges éhontés, falsification des données, tentatives de subornation, telles sont les conclusions accablantes que ne manquera pas de tirer la Commission Parlementaire, créée pour faire la lumière sur les graves défaillances des autorités fédérales pendant la pandémie, un dossier à charge extrêmement lourd qui, je le crains, a toutes les chances de finir, une fois de plus, au fond d’un tiroir, du moins dans l’immédiat. « Engavetado », comme on dit joliment en portugais. Oui, les fantoches sont toujours là. Plus impudents que jamais et profitant de ce que la pandémie mobilisait l’esprit et l’énergie de tous, ils ont même su tirer parti de la crise sanitaire comme d’un utile paravent pour, en toute impunité, asseoir et intensifier une politique fondamentalement basée sur la violence, l’intimidation, la haine de la démocratie, les préjugés raciaux, l’ordre moral, le néo-libéralisme à outrance. En témoignent clairement la répression aveugle dans les favelas, le harcèlement constant des peuples indigènes, la déforestation sans contrôle des espaces amazoniens, la libéralisation des ventes d’armes, la réhabilitation, au prix de distorsions historiques grossières, de la dictature militaire…

Dans les domaines, la culture et le monde académique, sur lesquels je souhaiterais ici m’attarder davantage, la crise sanitaire récente n’a certes rien arrangé mais le mal vient de plus loin : dès sa prise de fonction, Bolsonaro a entrepris un véritable travail de sape systématique de ces deux secteurs, coupables, selon lui et son lamentable mentor intellectuel, Olavo de Carvalho, d’être les foyers privilégiés, les « clusters », dirait-on aujourd’hui, du « marxisme culturel ». Voilà bien un virus que le président et ses sbires n’auront pas cherché à minimiser.

En matière culturelle, l’une des premières mesures de Bolsonaro a été la suppression du Ministère de la Culture en tant que tel. Il est intéressant de rappeler qu’en 2016, le président Temer avait, lui aussi, tenté d’intégrer la culture au sein du Ministère de l’Education mais qu’il s’était vite rétracté devant la virulente levée de boucliers du monde artistique. En janvier 2019, le président élu a annoncé l’intégration de la culture, au même titre que le sport, au sein d’un ministère de la Citoyenneté aux contours un peu flous, sans que cette décision n’entraîne de véritable protestation : ici et là dans la presse nationale, on a pu lire quelques commentaires désabusés (dont celui du musicien Gilberto Gil, charismatique ministre de la culture sous Lula) ou des remarques acides sur le titulaire du Ministère de tutelle de l’époque, qui, il est vrai, en déclarant, dès sa nomination, ne rien connaître à la culture, n’avait rien fait pour s’attirer les bonnes grâces du milieu artistique.

Cette disparition du ministère de la culture à part entière n’a donc pas soulevé de tollé : même si elle était considérée comme un recul et un mauvais signal envoyé au monde culturel, cette mesure était attendue. A en croire Eduardo Saron, directeur de la Fondation Itaú Cultural, le fait même que la culture ait été intégrée à un ministère moyen comme celui de la Citoyenneté et non au mastodonte de l’Education, devait atténuer la portée de cette décision : la voix de la culture aurait ainsi plus de chance d’être écoutée. Vœu pieux puisqu’en novembre de la même année, nous devions assister à une nouvelle forme de rétrogradation, la culture étant confiée à un secrétariat spécial dépendant du Ministère du Tourisme, ce qui en dit long sur la conception mercantiliste et réductrice que les élites en place à Brasilia se font de la culture. En un an et demi, ce ne sont pas moins de cinq titulaires qui se sont succédé à la tête de ce secrétariat : chacun d’entre eux ou presque a été poussé vers la sortie en raison de comportements notoirement incompétents ou de propos clairement indéfendables, même à l’aune bolsonariste, la palme revenant à cet égard à Roberto Alvim, qui, dans une intervention prononcée à l’occasion de la remise du Prix National des Arts, a sans vergogne plagié un discours de Joseph Goebbels !

Eu égard à la déliquescence progressive du Ministère de la Culture dès 2016, sa disparition en tant qu’entité autonome n’aura finalement été qu’anecdotique : ceci explique peut-être en grande partie la résignation d’un milieu qui, depuis longtemps, avait fait son deuil d’une véritable politique publique culturelle au Brésil.

Avec la victoire d’un candidat soutenant lui-même des thèses ultra-conservatrices et bénéficiant de l’appui des lobbies évangélistes, la communauté culturelle a été, en revanche, beaucoup plus inquiète d’un retour à un ordre moral qui limiterait la liberté d’expression des artistes. Cette crainte était d’autant plus fondée que ce reflux rigoriste n’avait pas attendu la victoire de Jair Bolsonaro pour se manifester : dès 2018 déjà, plusieurs événements artistiques avaient été interdits à l’initiative de groupes de pression ultra-conservateurs. Portés par la victoire de leur héraut, ces lobbies ont effectivement eu tendance à intervenir de manière encore plus décomplexée : les exemples se sont multipliés de spectacles annulés à la dernière minute, soit parce qu’ils traitaient de sujet politique (ainsi d’une pièce de théâtre sur l’impeachment de Dilma Roussef), soit qu’ils avaient pour protagonistes des personnages gay ou travestis. Le propre président est intervenu auprès de l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE) pour faire supprimer un appel à projets portant sur une série LGBT destinée à la télévision publique. Mais, plus grave encore que ces cas, somme toute isolés, de censure directe, ce que tous les artistes déplorent, c’est l’installation d’un climat diffus de peur qui pousse désormais programmateurs et mécènes à se montrer extrêmement circonspects au moment d’accueillir ou de soutenir toute création dont le propos toucherait de près ou de loin à des sujets potentiellement sulfureux : le corps, le genre, le sexe, la religion ou la politique. J’en avais moi-même fait l’amère expérience, début 2019, quand, en quête de financements pour présenter à Rio et São Paulo l’exposition « Tatoueurs, Tatoués », prêtée par le Musée du Quai Branly, – exposition fort sage, au demeurant–, je m’étais déjà heurté à des refus polis mais catégoriques de la plupart de mes interlocuteurs, à l’exception notable du SESC de São Paulo qui, une fois de plus, affirmait ainsi sa totale indépendance. C’est avec le même SESC qu’un an et demi auparavant, juste après la scandaleuse éviction de Dilma Roussef, nous avions présenté l’exposition « Soulèvements », conçue par Georges Didi-Huberman pour la Galerie du Jeu de Paume autour de la thématique de la révolte et de l’insurrection : un événement qui connut un large succès public, en dépit d’une couverture de presse étrangement discrète.

Mais la manière de loin la plus efficace d’asphyxier la création culturelle, c’est évidemment d’assécher ses sources de financement. Le gouvernement Bolsonaro n’a pas manqué de s’y atteler.

Il s’est d’abord attaqué à la loi Rouanet, la loi d’incitation fiscale au mécénat culturel qui, depuis près de 30 ans, a assuré, de manière quasi exclusive, le financement de la culture au Brésil : au cours des dix années précédentes, cette mesure avait permis de lever entre 1 et 1,5 milliard de reais par an pour soutenir des activités culturelles dans toutes les disciplines. Faute de solution alternative viable et sans doute soumis à la pression, non des milieux culturels avec lesquels il n’a pas de lien mais des milieux d’affaires qui, pour leur majorité, soutenaient une législation qui avait fait ses preuves et qui, à moindre coût, servait l’image des entreprises, le président a renoncé à supprimer purement et simplement cet instrument, comme il l’avait annoncé durant sa campagne. Mais en réduisant de manière drastique la limite des fonds pouvant être levés par projet, en durcissant les mesures de contrôle, en alourdissant les procédures bureaucratiques, il a réussi à gravement enrayer le dynamisme de cet outil : en avril 2021, plus de 400 projets approuvés dans le cadre de cette loi, n’avaient toujours pas reçu leur financement. Bien mieux, dans son délire négationniste, Bolsonaro a récemment décidé que serait inéligible à la loi Rouanet tout projet émanant de territoires imposant des mesures de confinement. Quand on sait que la plupart des dossiers sont déposés pour des événements qui auront lieu d’ici un an voire deux, on mesure la totale ineptie d’une décision dictée par la seule vindicte politique.

Une des illustrations les plus parlantes de cette rage dévastatrice auront peut-être été les attaques incessantes dont a fait l’objet, au cours des deux dernières années, l’Agence Nationale du Cinéma (ANCINE). Baisse drastique du budget, absence de directeur depuis 2019, contrôle ubuesque des subventions accordées, tout a été mis en œuvre pour saboter cet instrument chargé de réguler et de promouvoir l’industrie cinématographique brésilienne. Alors que précédemment, il traitait en moyenne 25 demandes par mois, l’ANCINE, entre août 2019 et mai 2020, n’aura approuvé qu’un seul projet ! Quel effroyable gâchis quand on sait que, depuis quelques années, le cinéma brésilien connaissait un nouvel essor extrêmement prometteur !

Je terminerai ce bien triste panorama par les menaces qui, depuis 2019, pèsent sur le financement des Serviços Sociais do Comércio (SESC) dont celui de São Paulo qui, par sa puissance et la qualité de sa programmation culturelle (mais aussi de ses services sociaux, éducatifs et sportifs), fait figure de Ministère de la Culture bis. Le financement des SESC est assuré depuis leur création, en 1946, par une taxe obligatoire versée par les employeurs du commerce correspondant à 1,5% des salaires. Dans l’objectif affiché de réduire le coût des salaires, en espérant ainsi créer des emplois, l’ultra-libéral ministre de l’économie, Paulo Guedes, a, dès son entrée en fonction, annoncé vouloir mettre fin à cette taxe obligatoire : les entreprises seraient libres, sur la base du volontariat, de continuer à subventionner le fonctionnement de ces structures socio-culturelles. Les SESC qui, du moins les mieux dotés, ceux notamment de São Paulo et de Belo Horizonte, constituent un modèle unique d’une politique culturelle, pensée sur le long terme et ayant su allier exigence artistique et volonté de démocratisation, ont su jusque-là résister. Mais, à temps réguliers, revient cette idée d’en finir avec ce mode de financement ou, du moins, de le réduire sévèrement Ce serait là mettre à bas l’une de plus belles réussites culturelles du Brésil contemporain, un des rares lieux de vraie mixité sociale et d’élitisme pour tous.

Je passerai plus vite sur le saccage systématique dont a été victime le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, me contentant de souligner que c’est la même virulence, le même aveuglement, le même acharnement idéologique qui ont prévalu dans la manière dont l’actuel gouvernement s’en est pris au milieu académique, en usant des mêmes recettes : intimidations, épurations, asséchements des crédits. Ces nouveaux croisés ont d’emblée déclaré une guerre sans merci contre les universités et centres de recherche, antres honnis du dit « marxisme culturel ».

Ce furent des menaces de mort proférées contre des intellectuels qui s’étaient mis en avant par leurs prises de position sur des sujets d’ordre politique ou sociétal. Un harcèlement d’une telle violence qu’il poussa certains à l’exil : Marcia Tiburi, Jesse Souza ont trouvé refuge en France, l’anthropologue Debora Diniz aux Etats-Unis. Ce fut le renvoi brutal et sans aucune justification d’équipes entières : je pense ici notamment, avec affection et tristesse, au magnifique trio – Herculano Lopes, Joelle Rouchou et Charles Gomes – qui dirigeait la Casa Rui Barbosa à Rio, un centre de recherches de rayonnement international qui alliait exigence de qualité et engagement social. Avec eux et grâce à eux, nous avions monté coup sur coup un colloque sur la censure et un autre sur l’hospitalité. Triste ironie du sort : ils ont été chassés du jour au lendemain, victimes d’une ignoble chasse aux sorcières. Mais, « to add insult to injury », dirait-on en anglais, on a nommé à la tête de cette prestigieuse institution une obscure scénariste de télévision, sans aucun bagage académique d’aucune sorte : rien n’illustre de manière plus désolante le profond mépris dans lequel Bolsonaro et ses sbires tiennent la recherche et le débat intellectuel.

Ce fut encore l’hallali sonné contre les sciences humaines et sociales (SHS), au motif de leur manque de rendement immédiat pour le contribuable et de leur endoctrinement gauchiste. Il s’agissait tout bonnement de priver ces disciplines de toute aide publique. J’ai encore le souvenir de cette haute responsable de la CAPES, l’agence de financement de l’enseignement supérieur et de la recherche, nous appelant, au printemps 2019, pleine tout à la fois de honte et de rage contenue, pour nous indiquer que plus un projet de SHS ne serait désormais éligible au CAPES/COFECUB, un programme bilatéral de recherches emblématique dont nous nous apprêtions à célébrer le quarantième anniversaire. Pour elle qui, durant les deux années précédentes, avait ardemment travaillé à l’élaboration d’un ambitieux projet d’internationalisation des universités brésiliennes, j’imagine combien cet oukase a dû être insupportable, et plus encore l’ordre qu’elle avait reçu de devoir en faire part à ses principaux partenaires étrangers. Nous apprîmes, d’ailleurs, que quelques heures seulement après son appel, elle remettait sa démission. Cette mise à l’index générale des SHS ne fut, en l’occurrence, qu’un effet de manche, comme les aime tant le président actuel. La mesure était d’un tel excès, d’une telle absurdité, elle allait mettre à bas de si nombreux et de si prestigieux pans de la recherche brésilienne qu’elle n’était tout simplement pas applicable à la lettre. De toutes façons, cet accès de rage contre les gauchisantes « sciences molles » fit vite place à une hostilité plus globale envers toute la recherche scientifique de quelque nature qu’elle soit, un climat qui n’a fait que se tendre en cette période de pandémie, au cours de laquelle une grande partie de la communauté scientifique brésilienne s’est élevée contre les attitudes négationnistes du président. On ne s’étonnera pas qu’animé par cet esprit de vindicte qui motive la plupart de ses décisions, il ait décidé de couper une fois encore le budget du CNPq, la principale agence publique de financement de la recherche dont le budget en 2020 atteignait l’étiage le plus bas depuis le début de ce siècle.

Le découragement est tel chez les jeunes scientifiques que, même lorsque leur recherche est financée sur fonds privés, beaucoup, inquiets de l’instabilité du pays et de la déconsidération dont ils sont victimes, choisissent aujourd’hui de s’exiler : c’est ainsi, comme le rapportait un article d’A Folha de São Paulo du 29 mai dernier, que le très prestigieux Instituto Serrapilheira de Rio, fondé en 2017 pour soutenir la recherche scientifique de pointe, a aujourd’hui du mal à attirer les plus brillants candidats, qui préfèrent poursuivre leur carrière sous d’autres cieux (Lopes 2021).

Ce fut enfin la montée au pinacle des universités privées, principalement confessionnelles, et le harcèlement systématique des universités publiques, dont les budgets ont été à ce point rognés que beaucoup d’entre elles se demandent si elles pourront poursuivre leurs activités au second semestre 2021. Les 69 universités fédérales ont aujourd’hui le même budget qu’en 2004, avec des effectifs qui ont quasiment doublé.

Un milieu artistique et académique déprimé, en butte à la suspicion permanente, au mépris, aux menaces réitérées, des lieux culturels asphyxiés, des universités à l’abandon : le bilan est consternant mais fidèle, somme toute, à ce qu’avait annoncé Bolsonaro qui, lors d’un dîner à Miami en mars 2019, flanqué, ce soir-là, de son mentor Olavo de Carvalho, avait déclaré : « Nós temos que desconstruir muita coisa, desfazer muita coisa para depois começar a fazer… » (Nous avons à détruire beaucoup, à défaire beaucoup pour ensuite commencer à faire…). Le président a tenu parole : deux ans après, la culture, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique (on pourrait ajouter la santé et bien d’autres domaines) sont, au Brésil, un véritable champ de ruines.

Dans une édition spéciale de juillet 2020, intitulée Em quarentena (En quarantaine), l’excellente revue de l’Institut Moreira Salles, Serrote, a eu la belle initiative de publier un essai de Carlo Ginzburg (2020) dans lequel l’historien italien défend la stimulante idée que notre lien d’appartenance à un pays ne dépend pas, comme le veut l’usage, de l’amour que nous lui portons mais bien de la honte que nous ressentons pour lui. Dans sa présentation du texte, Paulo Roberto Pires, le rédacteur en chef de Serrote précise : « Peut-être n’y a-t-il pas aujourd’hui au Brésil de ciment plus puissant que la honte. C’est autour d’elle que nous avons la chance de faire bloc, pour nous en délivrer le plus vite possible. ».

De fait, tous les amis brésiliens avec lesquels j’ai été en contact, ces derniers mois, me disent à l’envi leur honte d’un Brésil où l’on laisse dépérir l’élan créateur des artistes, où l’on prive les forces vives de la jeunesse d’un enseignement supérieur de qualité, où l’on paralyse une recherche scientifique qui, dans tant de domaines, a fait les preuves de son excellence. Tous s’indignent non seulement des gesticulations, mascarades et rodomontades d’un Bolsonaro qui se conduit davantage en chef de horde qu’en président mais, plus profondément, de l’inexorable travail de sape qu’il opère et qui a pour conséquence de dégrader chaque jour davantage le pays.

La honte aurait-elle le pouvoir de ressouder une société, très durement éprouvée par une effroyable pandémie et mise à mal par tant de vexations, d’avanies, de violences et de vulgarités ? Certains signes peuvent le faire penser. C’est le cas, par exemple, de l’adoption de cette loi Aldir Blanc, du nom d’un célèbre compositeur décédé du COVID en mai 2020. Portée par deux députées de l’opposition, fruit d’un travail intense mené avec la société civile, cette mesure a permis de débloquer des fonds pour des projets artistiques en cette période de crise sanitaire. Le gouvernement fédéral, de mauvais gré, a dû s’incliner (il est vrai qu’il ne lui en coûtait rien, les fonds mis à disposition provenant de reliquats non utilisés du Fonds National de la Culture). Ce sont aussi les cas, nombreux, me dit-on, sur le territoire, d’artistes qui, de leur propre initiative, se sont rassemblés en coopératives, mutualisant leurs ressources, partageant leurs dépenses, tentant ainsi de continuer à créer et à faire vivre des lieux, alors que les ressources publiques et privées se sont taries. Des pratiques solidaires qui, malheureusement, sont difficiles à mettre en œuvre dans le monde académique, où, au contraire, les mesures de confinement imposées par la crise n’ont fait qu’accroître l’isolement des professeurs et des chercheurs. Pour tous, cependant, il reste la rue que le peuple brésilien, en dépit de la peur de la contagion, recommence à réinvestir, comme l’ont montré les manifestations de fin mai dernier.

Signes ténus, fragiles, isolés d’une vitalité, d’une capacité de résilience, d’un désir de résistance qui prouvent que le Brésil n’est pas résigné. Il est juste épuisé : on le serait à moins. Fatigué, à la manière de Tereza Batista, l’héroïne éponyme du roman de Jorge Amado, qui, harassée par toutes les luttes qu’elle a dû soutenir (dont celle, rappelons-le ici, qu’elle mène, à la tête d’une troupe de maquerelles et de prostituées, contre une épidémie de variole !), trouve encore et toujours le courage de se relever, de repartir en guerre. Ainsi, oubliant sa honte et surmontant sa peur, se soulève-t-elle un jour contre la brute immonde qui, depuis sa prime adolescence, l’a humiliée, battue, violée, martyrisée. Nous sommes nombreux à espérer que, comme Tereza ce jour-là, le Brésil pourra bientôt crier : « O medo acabou, capitão ! O medo acabou, capitão! » (« La peur, c’est fini, capitaine ! La peur, c’est fini, capitaine ! ») (Amado 2012).