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La chose la plus belle de l’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc. Marcel Proust, « À propos du style de Flaubert »

Le contexte médiatique contemporain est riche en expériences sérielles : pensons au roman-feuilleton, aux franchises cinématographiques, au cinéma conçu dans son histoire intermédiale et sérielle, à la BD, aux séries télévisées qui se déclinent sur tous les médias, aux jeux vidéo et, surtout, à l’engagement multiforme et interminable des publics qui suivent ces récits pluriels[1]. Ce dossier est né de la volonté de traiter de manière approfondie un aspect précis, mais incontournable, de l’essence des séries : les intervalles[2].

L’intervalle, qu’il soit distance spatiale ou période de temps, est un écart existant entre deux valeurs : appréhendé en tant que phénomène dépassant les frontières médiatiques et disciplinaires, il est un concept qui intéresse à la fois notre relation aux contenus et la façon de construire notre connaissance du réel. Ces interruptions, interstices, pauses, blancs et temps d’arrêt nous demandent de faire attention aux frontières, au rythme et donc à l’identité propre d’une expérience sérielle[3]. Nous les subissons (la pause publicitaire imposée, la fin d’une saison, la livraison discontinue des tomes d’une saga de romans ou de jeu vidéo) ou nous décidons de les impartir au contenu (arrêter la lecture à un moment plutôt qu’un autre). Ces « vides » qui nous alertent de la fin, ces vides que la fin (toujours provisoire ?) d’un récit produit en nous et avec nous, sont à penser comme des moments nécessaires aux séries et même des espaces productifs.

Dans la course à pied, l’athlète qui s’entraîne par intervalles ajoute de pauses utiles entre les efforts, ce qui lui permet de récupérer de l’effort précédent, mais de façon incomplète. L’intervalle est donc à concevoir comme une méthode pour améliorer sa performance. Pour l’étude des médias, l’intervalle possède un rôle heuristique : il est une interruption qui se révèle utile à l’analyse car il brise une continuité, nous permettant de faire ressortir des œuvres là où autrement il y aurait un flot ininterrompu ; il permet de trouver de la discrétion dans la continuité des flux[4].

Les intervalles sont une composante essentielle du récit, mais aussi, au sens plus large, du média, les médias étant conçus comme des assemblages de textes, dispositifs et infrastructures de production dans leur histoire complexe, englobant les usages par les publics. La saturation médiatique des marchés contemporains permet d’abonder dans le sens d’une horror vacui qui consisterait à (trop) combler ces espaces creux, en y ajoutant sans arrêt du matériel. Les études sur la culture participative des fans nous renseignent par ailleurs sur la richesse de l’activité discursive qui opère dans les pauses et qui, entre les plis du tissu sériel, produit d’innombrables variantes et relectures. Intervalle, pause, écart, entracte : autant de façons de dire la dimension provisoire de la fin – suivie par une reprise, une résurrection, relancée par un reboot, par un remake, rattrapée au détour d’un spinoff.

Penser les intervalles veut dire analyser la sérialité à travers les lentilles de la périodicité, de la discontinuité, de la différance derridienne[5], de la durée et de l’attente, des intermittences, de la tension et de la densité, de la ritualité, du vide. Comprendre et appréhender l’intervalle signifie donc trouver une porte d’entrée vers l’expérience de la sérialité : saisir, avec les textes, les modalités de création et de réception qui façonnent des formes de savoir toujours plus élargies, étendues. Penser l’intervalle correspond finalement à remplacer l’absence par un rythme, à découvrir des battements ou pulsations capables d’animer, d’instiller du sens à un continuum autrement inintelligible.

Ces questions sont abordées par les contributeurs et contributrices de ce dossier à partir de domaines aussi différents, mais connexes, que la littérature, le cinéma, la télévision, le jeu vidéo, l’histoire de l’art. Ce projet est donc aussi l’occasion de construire des passerelles interdisciplinaires qui nous aident à penser les intervalles entre des champs d’études, de trouver des réponses en construisant un savoir partagé.

Le dossier s’ouvre par le champ des études littéraires, avec l’article « L’intervalle de la terreur : Suspense et angoisse intercalaire dans le roman français des années 1730 », dans lequel Ugo Dionne s’intéresse au développement d’une forme spécifique de suspense ruptural et de techniques suspensives dans les romans français des années 1730, afin de négocier l’intervalle menaçant que représente la publication irrégulière des récits. Toujours dans le domaine de la littérature française, l’article « Périodicité, cadences et fiction en régime sériel (1900-1970) » de Matthieu Letourneux nous plonge dans la situation des romans populaires au XXe siècle et dans l’articulation de l’intervalle, sa formation médiatique dans les collections populaires et les transformations qui affectent à la fois la façon de concevoir les textes et celle de les appréhender.

Les effets de l’intervalle se font aussi sentir dans la structure des séries télévisées, comme nous le voyons dans l’article « Tension et densité de l’intervalle sériel » de Guillaume Soulez, où l’auteur s’intéresse à la notion de double intervalle, déterminé par la répétition structurelle et matricielle ainsi que par le travail spectatoriel qui mène lui-même à la création d’intervalles plus ou moins virtuelle. Pour Hélène Machinal, les séries télévisées sont elles-mêmes fondées sur la notion d’intervalle. Dans son article « Le rapport paradoxal au temps en fiction sérielle : Intervalle et série télévisée », elle souligne la présence de tensions dans la structure et le processus narratif télévisuel, notamment dans le genre de la science-fiction puisqu’il est fondé sur des rapports paradoxaux à la temporalité et sur un rapport à l’espace qui relèverait de l’intervalle comme manifestation de la suspension de la crédulité. La structure narrative télévisuelle intéresse également Claire Cornillon dans son article « Le statut de l’ellipse dans quelques séries semi-feuilletonnantes formulaires ». Plus précisément, elle s’intéresse à l’interstice entre les épisodes des séries télévisées The Pretender (NBC, 1996-2000) et Angel (The WB, 1999-2004) afin de voir comment la présence d’une ellipse contribue à mettre en avant un certain rapport à l’autre à travers la mise en avant d’un quotidien formulaire. Poursuivant avec cette idée d’entre-deux, l’article de Joëlle Rouleau, « Ruptures : Créations et possibilités queer du vide », se concentre sur le moment précis entre la répétition et l’intervalle (l’entre-intervalle) dans la série télévisée Random Acts of Flyness (HBO, 2018-présent) afin de voir si le vide et la rupture entre les plans, les scènes, les dialogues et les épisodes arrivent à produire une création des possibilités d’interprétation et de lectures queer. Tout comme Hélène Machinal, Lynn Kozak fait un lien entre la littérature et la télévision dans son article « Re-considering Epic and TV » puisqu’elle se questionne sur la manière dont certaines caractéristiques de l’épopée orale antique peuvent être utiles pour envisager les stratégies narratives de la télévision. Notamment, elle suggère de considérer l’épisode comme unité narrative principale au détriment de la saison puisque les épisodes épiques ne sont pas clairement délimités.

Les auteurs et autrices abordent également la problématique des intervalles sériels depuis la question de la réception. C’est le cas de l’article « La durée et l’attente : Les intermittences du Trône de fer, série romanesque et série télévisée », dans lequel Anne Besson étudie les différences entre les consommations sérielles, littéraires et télévisuelles en notre ère du transmédia en comparant le roman A song of Ice and Fire de George Martin et la série télévisée Game of Thrones (HBO, 2011-2019). En poursuivant avec la notion de consommation, l’article « Jouer avec les intervalles et avec le récit : Usages et significations de l’intervalle en contexte de visionnement connecté » de Christine Thoër, Vincent Fabre et Sophie Le Berre aborde la gestion des intervalles entre les saisons et les séries télévisées de la part de jeunes adultes québécois ne s’identifiant pas comme fan dans un contexte de visionnement connecté. Dans une autre optique, soit celle de la consommation médiatique des fans, l’article de Simon Laperrière « Le parc de Westworld a été localisé : Fan theories et fictions contemporaines » se penche sur la série de science-fiction Westworld (HBO, 2016-présent) et les théories des fans sur le web à l’égard de la série. Plus précisément, il étudie l’interprétation qu’en fait le vlogger « The Film Theorist » afin d’exposer la compréhension et le plaisir que les fans tirent des canons narratifs contemporains. De son côté, Megan Bédard travaille sur le rapport entre les intervalles aménagés par la réception variable des séries télévisées et la construction des identités fan par l’entremise du divulgâcheur dans son article « Ce que les spoilers font aux fandoms : l’expérience collective de l’intervalle télévisuel ». Elle analyse la manière dont la valorisation ou dévalorisation de différents régimes de lecture est révélatrice d’un certain rapport à l’objet populaire et à sa communauté. Pour conclure avec la question des fans, mais cette fois dans le domaine des jeux vidéo, l’article « Les fans qui modifient leurs jeux vidéo : Études des communautés de moddings dans les intervalles des séries vidéoludiques de Bethesda » de Christopher Ravenelle s’intéresse à la modification vidéoludique au niveau historiographique et culturel de la part des communautés de moddeurs dans l’une des plus grandes communautés de modding actuelle; la franchise The Elder Scrolls (Bethesda Softworks, 1994).

À partir d’une approche qui vise à repenser la notion de sérialité, Baptiste Creps, dans son article « De Star Trek à Star Wars, Réflexions sémantiques de la sérialité autour de Star Trek de J.J. Abrams », s’intéresse au caractère singulier du film Star Trek (J.J. Abrams, 2009) du point de vue de l’étude sérielle puisque ce dernier peut s’interpréter à la fois comme reboot, prequel, suite en plus de comporter en son sein des éléments de remake. La suite de ce film, Star Trek Into Darkness (J.J. Abrams, 2013), est également abordée dans ce texte. Avec « Un chapiteau représentant les Béatitudes du cloître de Moissac (v. 1100) : images et textes en série et représentation rituelle », la spécialiste de l’histoire de l’art du Moyen Âge Kristine Tanton poursuit cette approche en étudiant les bas-reliefs dans un cloître roman pour démontrer que le sens peut être construit non seulement à travers une série d’images, mais aussi à travers les mouvements rituels qui ont eu lieu au fil du temps. Enfin, dans leur article « Les intervalles sériels à l’aune des “séries culturelles” », André Gaudreault et Philippe Marion proposent de mettre en perspective le concept d’intervalle avec celui de série culturelle afin de comprendre les manières multiples et changeantes dont le cinéma se situe dans son environnement médiatique. Les auteurs défendent l’idée d’une lecture sérielle appelant à transcender le côté figé des intervalles institutionnalisés qui séparent les médias, et à revoir et à réorganiser la cartographie des intervalles médiatiques.

De la littérature aux médias en streaming, à travers les outils de l’analyse historique, esthétique et de l’étude de la réception, ce dossier fait le pari de la diversité et de la complémentarité, afin d’examiner ce qui s’annonce de plus en plus comme un enjeu central des sciences humaines dans un contexte numérique.