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À l’occasion de la semaine mondiale de l’accès libre, en 2018, le Centre de recherche interuniversitaire sur les humanités numériques (CRIHN) soulignait son cinquième anniversaire avec son premier colloque international bilingue sur le thème « Repenser les humanités numériques / Thinking Digital Humanities Anew », organisé sous la direction d’Enrico Agostini-Marchese (doctorant en littératures de langue française à l’Université de Montréal), Emmanuel Château-Dutier (professeur en muséologie numérique à l’Université de Montréal), Cecily Raynor (professeure en études hispaniques à l’Université McGill) et Michael Sinatra (professeur en littérature anglaise à l’Université de Montréal et directeur fondateur du CRIHN). L’objectif général de la conférence consistait à réunir des chercheurs établis ou émergents pour faire le point sur le paysage actuel des humanités numériques afin d’envisager ses orientations futures dans le contexte d’un tournant critique. Il s’agissait également : (1) de favoriser les échanges de connaissances et les liens entre les chercheurs et les étudiants des cycles supérieurs, ainsi que les membres de la communauté, à l’échelle internationale (dans un endroit déterminant pour le Canada comme espace francophone à la frontière américaine) ; (2) de mettre en évidence les expériences de pointe à l’intérieur et à l’extérieur du champ ; et, enfin, (3) de démontrer la pertinence des humanités numériques pour l’érudition publique.

La restructuration fondamentale de la recherche représente une vaste opportunité de modernisation qui constitue un pas en avant nécessaire compte tenu de la domination croissante du numérique dans toutes les disciplines des sciences humaines. Pourtant, les humanités numériques peuvent paraître très intimidantes pour les nouveaux arrivants : elles sont exceptionnellement hétérogènes, en ce qu’elles englobent le travail effectué dans chaque discipline humaniste tout en ajoutant une couche de préoccupations techniques et de compétences allant de l’information à l’informatique. De plus, il s’y est développée une culture de collaboration qui est moins familière à de nombreux chercheurs ayant des antécédents plus traditionnels en sciences humaines. Les technologies pertinentes évoluent rapidement, mais il existe également des traditions d’informatique dans les sciences humaines qui remontent à près de sept décennies. Par leur nature, les humanités numériques étendent et perturbent les conventions de l’érudition, de la publication des pratiques à l’évaluation des ressources numériques. À bien des égards, les sciences humaines sont en transition alors que les réalités de notre société numérique continuent d’exercer des pressions sur les universités en général et les sciences humaines en particulier.

En ce qui concerne plus largement les humanités numériques, il convient de souligner qu’au Canada, où notre conférence a eu lieu, elles se sont constituées comme un domaine d’envergure internationale apte à s’attaquer aux difficiles problèmes de recherche humaine qui se posent. Les humanités numériques ont été engagées depuis les années 1980 dans le développement de modèles pour la représentation et l’interprétation des preuves numériques, des archives historiques à la culture populaire. Ce domaine est un espace commun interdisciplinaire qui rassemble aussi bien des humanistes ayant recours à des méthodes numériques dans leur recherche que des humanistes intéressés par une réflexion sur l’informatique et sa culture. C’est cette capacité à la fois de construire des ressources intelligentes pour les nouveaux médias et de réfléchir sur l’informatique du point de vue des humanités qui fait des sciences humaines une intersection qui a permis (et permettra) une recherche de classe mondiale sur les problèmes vitaux de l’informatique. Si les spécialistes des humanités numériques travaillent avec les ordinateurs, ils y pensent profondément aussi. Dans le monde francophone, les possibilités du domaine se reflètent dans les décennies d’activités découlant des conférences, du développement des centres numériques et de l’évolution de sociétés savantes (la Société canadienne des humanités numériques au Canada et Humanistica dans l’ensemble de l’espace francophone). Nous avons ainsi une communauté de recherche et d’apprentissage mature, en plus d’une force académique favorisant la recherche en sciences humaines avec des méthodes et des ressources informatiques et assurant la formation de la prochaine génération d’étudiants à l’utilisation appropriée des méthodes numériques.

Le présent dossier propose une sélection d’articles basés sur des communications qui reflètent les thématiques de notre colloque et celles de notre centre de recherche, lesquelles proviennent de domaines tels que l’analyse textuelle, la publication électronique, l’encodage de documents, les études et la théorie textuelles, les études sur les nouveaux médias et le multimédia, et les bibliothèques numériques. Ce dossier regroupe en particulier des articles s’intéressant aux questions de l’archivage des photos et de l’interaction entre amateur et professionnel, aux nouveaux modes de production des contenus, tant au niveau académique dans les chaînes de production et de dissémination de l’édition que dans des démarches de recherche-création, ainsi qu’à l’aspect pédagogique de la matérialité des objets en dialogue avec le numérique.

Le sujet de notre conférence et de notre dossier, « Repenser les humanités numériques », est motivé par une conscience aiguë de la façon dont notre société de la connaissance est submergée par l’information, mais aussi par le tournant critique du numérique, qui peut être défini comme « une vaste gamme d’instruments et d’usages sociaux en interaction avec une informatique toujours plus diverse depuis qu’elle est devenue une force motrice de notre histoire » (Berra et al. 2020). Les sciences humaines ont toujours été les disciplines qui tentent de comprendre la variété des histoires et des expressions humaines. Les humanistes contribuent aujourd’hui à la capacité de l’espace francophone de se représenter sur Internet et de donner un sens à l’excès d’information. Le problème de l’information n’est pas de trouver des choses – c’est un problème qui consiste à savoir quelles questions poser et comment rendre notre information assez intelligente pour aider les autres à répondre à des questions pertinentes. Il ne s’agit plus de faire fonctionner les choses, il s’agit maintenant d’articuler un excès d’informations multilingues et multimédia. De la culture numérique à l’écoute électronique, de la réforme des droits d’auteur aux nouvelles formes de publication, des outils de visualisation à la question du modèle économique évolutif assurant la diffusion de l’information par voie électronique : il est devenu plus urgent que jamais de fournir à la communauté scientifique des étudiants diplômés et des chercheurs en début de carrière, avec des outils conceptuels et des exemples concrets pour trouver leur chemin dans la mer de données (communément appelées « big data » de nos jours). Ce dossier poursuit aussi la réflexion commencée localement quelques années auparavant dans un autre colloque du CRIHN sur les « nouvelles formes d’environnements de recherche » (Sinatra et Sinclair 2015), qui a fait l’objet d’un dossier dans Sens public l’année suivante, ainsi que l’approche adoptée par le premier numéro en français de Digital Humanities Quarterly, dont le comité éditorial soulignait vouloir « ouvrir un dialogue, et non pas […] dresser un état des lieux » (Berra et al. 2018). Nous souhaitons ainsi continuer d’explorer ces questions lors du colloque international d’Humanistica qui aura lieu à Montréal au printemps 2022.