Comptes rendus

Philippe Despoix, Marie-Hélène Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi et Cécile Quesney (dir.), Chanter, rire et résister à Ravensbrück : autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers, préface d’Esteban Buch, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Le Genre humain », no 59, 2018, 246 p. ISBN 978-2-02-139571-6[Record]

  • Hugo Rodriguez

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  • Hugo Rodriguez
    Assistant scientifique, Bibliothèque royale de Belgique (KBR)

Il n’y a rien d’exagéré à dire que la vie et l’oeuvre de Germaine Tillion (1907-2008) sont aussi exceptionnelles (ce qui est somme toute fréquent) qu’admirables (ce qui l’est moins). Grâce aux nombreuses initiatives qui ont vu le jour ces vingt dernières années, on dispose d’une meilleure compréhension de son engagement scientifique et humaniste. Peut-être ces initiatives nous permettent-elles aussi, par extension, de comprendre un peu mieux en quoi l’exemplarité réjouissante dont sa trajectoire nous a légué un modèle semble, à certains égards, si éloignée de l’idée qu’à notre époque, nous nous faisons spontanément du caractère construit de certaines valeurs a priori (vérité, connaissance, justice, dignité) et de cette nature humaine qui, pour Tillion, était ce qu’il fallait avant tout chercher à comprendre. Cela dit, si la plupart des textes de Tillion sont désormais accessibles et que nous sommes assez bien informés sur ses années d’ethnologue dans l’Aurès algérien, ses travaux d’historienne du camp de Ravensbrück où elle fut déportée, son rôle politique majeur dans certains évènements de la guerre d’Algérie et ses missions ethnographiques dans le Maghreb d’après-guerre, le mérite de l’ouvrage Chanter, rire et résister à Ravensbrück tient à ce qu’il aborde un aspect des années de déportation de Tillion qui restait encore relativement peu exploré : Le Verfügbar aux Enfers. Il s’agit d’une pièce lyrique, qualifiée d’« opérette-revue », que Tillion et ses camarades déportées ont écrite à Ravensbrück durant l’automne 1944 en prenant de gros risques. L’oeuvre met en scène la « conférence » d’un naturaliste à propos d’une soi-disant « nouvelle espèce zoologique », les Verfügbars. Dans le jargon concentrationnaire, ce terme signifie « disponible ». Il désignait les déportés·es ayant refusé de travailler au service des Nazis et, de ce fait, « disponibles » pour exécuter les pires corvées. Tillion et ses camarades faisaient partie de cette catégorie de déportées. La pièce ne contient pas de partitions. Il contient des dialogues parlés entre le naturaliste et les Verfügbars, des passages déclamés en vers, et des paroles de chanson à chanter sur une musique préexistante dont le titre est indiqué, à la manière de ce qui se faisait dans les vaudevilles, les pièces de foire, les mélodrames, les fééries, les revues et les opérettes. Le titre de l’oeuvre fait d’ailleurs allusion à l’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach. Les musiques à chanter « sur l’air de » sont basées sur un vaste éventail de références musicales, allant de l’opéra à la chanson à succès en passant par les chants scouts et les publicités radiophoniques. Tillion et ses compagnes de déportation n’ayant aucune source musicale à leur disposition, écrite ou enregistrée, elles ont puisé l’inspiration dans leur mémoire orale et collective. Ce sont ces conditions de création qui expliquent la diversité tant des références convoquées que des formats de ces références. Les numéros musicaux vont d’une mélodie intégralement transformée (la Chanson triste de Henri Duparc) au seul rythme du thème d’un poème symphonique (la Danse macabre de Camille Saint-Saëns), en passant par la réécriture d’une unité couplet-refrain (la publicité pour la chicorée Villot) ou de quelques vers chantés (la chanson grivoise Vive les étudiants, ma mère), une mélodie fredonnée (le chant populaire russe Les Bateliers de la Volga), ou encore un slogan scandé sur un rythme simple (un procédé dit « sur l’air des lampions »). Une excellente édition critique du Verfügbar aux Enfers a été publiée en 2005 et il existe une captation vidéo de la représentation donnée à Ravensbrück en 2010, à l’occasion du 65e anniversaire de la libération du camp. Cependant, aucun travail scientifique d’envergure n’avait depuis …

Appendices