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Introduction

La fonction du placement, à savoir la mise en contact entre demandeur d’emploi et employeur, a été construite pour aider les populations touchées par l’exclusion et le chômage à (re)trouver un emploi sur le marché du travail, les obstacles étant multiples particulièrement pour les personnes atteintes dans leur santé (OCDE, 2006). Cette fonction a été traitée par la littérature scientifique essentiellement au niveau des organismes publics et privés qui s’en occupent (par exemple, De Larquier, 2000). Quelques travaux l’ont investiguée au niveau de sa pratique professionnelle, mais davantage comme une tâche d’insertion parmi d’autres (éligibilité aux prestations, contrôle, formation, etc.), et ceci dans le domaine de l’assurance-chômage et, pour certains, dans celui de l’assurance-invalidité (AI) en Suisse qui nous intéresse (Staples et Sowa, 2017 ; Bonvin et Moachon, 2010 ; Guggisberg, Egger et Künzi, 2008 ; Baumgartner, Greiwe et Schwarb, 2004). Récemment, des écrits dans le contexte helvétique se sont centrés sur un aspect du placement qui concerne les contacts entre les organismes cantonaux de l’AI et les employeurs (Gonon et Rotzetter, 2017 ; Geisen et Baumgartner, 2016). Pour finir, vu le peu de travaux s’intéressant à la pratique professionnelle du placement en elle-même, notre propre étude (issue d’une thèse en sociologie et financée par un fonds de recherche suisse des hautes écoles spécialisées en travail social) l’a analysée au sein d’organismes cantonaux chargés de l’AI.

Le présent article, qui s’inscrit donc dans notre étude plus vaste sur la pratique professionnelle du placement dans l’AI, traite de la mobilisation par les professionnels d’éléments non prescrits par le dispositif légal de l’AI, c’est-à-dire qui dépassent le seul soutien à l’emploi prévu par la mesure de placement de ce régime, comme nous le verrons. Dans les situations de travail observées, ces éléments se font voir, d’un côté, lors de l’établissement d’un bilan avec les assurés en vue de leurs démarches d’emploi en les questionnant sur leur vie privée et, de l’autre, par l’offre d’un accompagnement social qui les aide à surmonter les divers problèmes qu’ils peuvent rencontrer dans leur vie à côté de l’emploi. Les premiers éléments seront examinés à l’aune de l’intrusion par l’AI dans la vie privée des assurés et des cadres légaux destinés à les protéger et les seconds, à l’aune d’une formation souhaitable en travail social pour les professionnels du placement issus d’autres métiers. Auparavant, nous présenterons notre approche théorique et méthodologique qui se base sur une démarche en analyse de l’activité pour saisir la pratique concrète du placement, ainsi que le contenu de la mesure de placement dans la base légale de l’AI qui est la tâche prescrite.

L’entrée par l’activité

S’interroger sur la pratique du placement dans le domaine de l’emploi depuis l’activité concrètement réalisée par les professionnels permet de rendre compte de la mise en oeuvre de l’action publique par le bas et d’avoir une vision fine et complète du travail qui s’effectue en contexte (Lipsky, 1980). Pour ce faire, nous avons adopté une approche de sensibilités pragmatiques (Cantelli et al., 2009). Une telle démarche vise à capter l’activité de travail dans les situations où elle est mise en oeuvre, sans présupposer à priori de quoi elle sera faite. Dans cette veine, pour nous focaliser sur l’agir et ses divers éléments constitutifs et pas uniquement sur ses acteurs (Quéré, 2006), nous avons privilégié des travaux du courant de l’action située relatifs à la sociologie de l’action d’Ogien et de Quéré (2005). Le courant de l’action située fait partie de l’analyse de l’activité (avec notamment la psychodynamique du travail de Christophe Dejours, la clinique de l’activité d’Yves Clot, le cours d’action de Jacques Theureau) qui s’est développée à partir d’une distinction ou, autrement dit, d’un écart entre le travail prescrit (ce qui est à faire) et le travail réel. Il en ressort que le travail réel ne se résume pas à mettre en oeuvre des prescriptions de l’organisation du travail (bases légales, mission, cahier des charges, etc.) qui sont, par nature, insuffisantes de par leur caractère général et hors de l’action. Le travail réel, c’est quelque chose en plus qu’il faut rajouter (Davezies, 1993, p. 34). Par ailleurs, le courant de l’action située promeut une conception non déterministe et non rationaliste pour comprendre l’activité : « il faut examiner la manière dont elle se réalise – dans une situation – sans faire de cette réalisation le produit nécessaire d’un déterminisme ou d’une rationalité » (Ogien et Quéré, 2005).

Ainsi, lorsque le professionnel agit en situation de travail, il fait face au réel constitué de nombreux éléments en interaction et relevant non seulement des prescriptions et de la façon dont il fait avec (application stricte, interprétation, résistance, innovation, etc.), mais du moment et du contexte, des expériences antérieures du professionnel et du collectif, des bénéficiaires, des émotions, des objets, etc., comme le relèvent Mezzena et al. (2013) reprenant les travaux précités. Le professionnel est ainsi impliqué dans le cours de l’activité comme un élément d’influence parmi d’autres et non pas comme l’unique source. De plus, pour le courant de l’action située retenu, ces éléments sont à prendre en compte à l’intérieur même du déroulement de l’activité (perspective immanente) et non pas en dehors d’elle (Quéré, 2006). Par ailleurs, ces éléments non seulement constituent l’activité, mais sont en retour transformés par elle et ses effets (Mezzena et al., 2013, p. 204). En conséquence de cette démarche, notre propre étude a examiné l’activité du placement en prêtant attention à ce que fait le professionnel pris dans d’autres éléments dont l’existence et les effets sur l’action ne sont pas prédéfinis en amont.

Pour accéder à cette connaissance, la présente contribution se base sur une étude de cas approfondie portant sur un organisme chargé de la mise en oeuvre de l’AI dans un canton helvétique. Pour ce faire, notre matériau empirique a été constitué (2014-2015) d’entretiens d’explicitation (Vermersch, 2006), d’une durée moyenne d’une heure et demie pour chacun, avec les huit professionnels responsables du placement dans l’organisme en question au moment de notre enquête[1]. Ces professionnels sont en grande majorité des hommes, ont des qualifications en ressources humaines ou en assurances sociales (nous y reviendrons). Ils possèdent également des expériences professionnelles antérieures dans le domaine du placement, soit dans des offices de placement public pour le chômage ou des agences commerciales. Parmi ces professionnels, nous avons effectué des observations directes (Arborio et Fournier, 2010) de quatre d’entre eux sur leur lieu de travail en les suivant pendant deux jours chacun. Ces observations nous ont permis d’assister à une vingtaine d’entretiens individuels entre ces professionnels du placement et des assurés se déroulant dans les bureaux de l’organisme enquêté, ainsi qu’à quelques entretiens avec des employeurs lors de l’embauche d’assurés ou notamment lors de suivis de stages en entreprise. De plus, nous avons réalisé cinq entretiens semi-directifs avec des responsables de la réadaptation, soit dans d’autres organismes cantonaux de l’AI, soit dans des institutions privées prestataires, afin qu’ils nous fournissent des informations sur la fonction du placement et son organisation en général. L’ensemble de ces sources a été complété par la consultation de documents variés dans le domaine de l’AI et de l’organisme enquêté (bases légales, rapports d’activité, cahier des charges, procédures, etc.) pour analyser notamment les prescriptions issues de l’organisation du travail. Pour finir, nous avons enregistré et retranscrit les entretiens et la majorité des observations (les autres étant notifiées dans un carnet), ainsi que procédé à une analyse de contenu thématique de l’ensemble (Campenhoudt et Quivy, 2011). Pour quelques observations enregistrées, nous avons fait usage d’une analyse plus fine du langage que celle de contenu en nous basant sur des travaux de la pragmatique intégrée qui entrent par le déroulement de l’activité langagière et ses enchaînements (guidés par les instructions de la langue et la situation de discours) (Stroumza, 2013 qui reprend notamment Anscombre et Ducrot, 1983).

Une limite de notre matériau empirique est que nous n’avons pas mené d’entretiens avec les assurés et les employeurs qui, de sus, n’ont été observés qu’indirectement, puisque notre attention était focalisée sur les professionnels du placement de l’AI. Nous n’avons donc pas obtenu leur discours sur leur propre expérience de l’activité du placement réalisée par les professionnels. Par ailleurs, la limite d’une seule étude de cas pour documenter notre analyse nous a néanmoins permis de ne pas nous disperser en décrivant les différences qui existent entre les organismes cantonaux dans leur application de l’AI (y compris du placement). En effet, l’autonomie dont disposent les 26 offices cantonaux dans l’exécution de l’AI produit, malgré la supervision de l’instance fédérale (Office fédéral des assurances sociales), des différences entre eux qui se situent sur le plan de l’organisation interne (allocation des ressources, organisation interne du personnel, etc.), de l’octroi de prestations ou encore des stratégies de réadaptation (Piecek et al., 2017). Enfin, il découle de notre démarche avant tout inductive et portant sur l’ensemble de l’activité professionnelle de placement que les suivis quotidiens des placeurs observés touchent diverses étapes du placement et situations de travail sans que nous sachions, par exemple, ce qu’est advenu le suivi de tel ou tel assuré.

La mesure de placement

L’AI définit l’invalidité comme une atteinte à la santé d’un assuré qui n’est prise en compte que si elle provoque une diminution importante de la capacité de gain par l’emploi (salaire) ou de la capacité à accomplir les tâches habituelles (travaux ménagers, etc.) (Piecek et al., 2017). Ainsi, une atteinte à la santé à elle seule ne suffit pas pour la reconnaissance d’une invalidité et l’accès à une rente. Toutefois, avant l’octroi d’une rente d’invalidité, prime le principe de réadaptation des personnes à l’AI afin qu’elles retrouvent leur capacité de gain notamment par l’emploi sur le marché du travail (la normalité attendue) (Ferreira, 2015)[2]. Un tel principe, où les frontières sont brouillées entre la personne « handicapée » et le « chômeur », rend possible cet évènement particulier que constitue l’embauche d’une personne présentant des déficiences en réparant ses capacités (Ebersold, 2009).

Pour répondre à ce principe de réadaptation, dès la création de l’AI en 1959, un service de placement interne à ce régime a été considéré comme plus compétent (connaissances du handicap, encadrement renforcé, etc.) pour s’occuper des assurés que d’autres organismes comme les services publics de l’emploi (OCDE, 2006). Le placement fait partie des fonctions que chaque organisme cantonal (26 au total) responsable de l’AI doit mettre en oeuvre, ceci par exemple à côté de l’évaluation du degré d’invalidité de l’assuré et de l’octroi de formations. Le développement des services de placement, pour tout demandeur d’emploi ou spécialisés pour les personnes en situation de handicap, est du reste un mouvement qui se développe dans divers pays pour répondre à l’objectif d’emploi sur le marché du travail (Murray et Heron, 2007).

À la lecture de la loi fédérale sur l’AI, on constate que le placement est une mesure faisant partie de la réadaptation professionnelle au même titre que l’orientation, la formation initiale et le reclassement (LAI du 29 juin 1959). La mesure de placement consiste légalement en un soutien actif à la recherche et au maintien d’un emploi adapté pour un assuré (al. 1, art. 18, LAI du 19 juin 1959), comprenant, selon la circulaire fédérale sur la réadaptation, des démarches par exemple pour établir des dossiers de candidature, rédiger des lettres d’accompagnement, préparer des entretiens d’embauche et procurer un accompagnement au moment de l’embauche (lettre 5002, OFAS, 2018). Pour avoir droit à la mesure de placement, l’assuré doit être réadaptable à l’emploi, qu’il ait ou non bénéficié au préalable d’autres mesures de réadaptation (lettre 5005, OFAS, 2018). De plus, il doit participer à sa réadaptation tout au long du processus de l’AI. Ainsi, en contrepartie de la mesure de placement, il doit soutenir activement les démarches de l’office cantonal AI et suivre ses instructions (lettre 5008, OFAS, 2018). Il est également tenu de chercher du travail et de prouver qu’il a fait des démarches (ibid.).

À côté du soutien à l’emploi de l’assuré, pour augmenter le succès de la mesure de placement de l’AI, les employeurs sont de plus en plus incités, avec les dernières révisions législatives et à défaut d’obligations légales, à engager ces publics. Pour ce faire, de nouveaux instruments faisant partie de la mesure de placement ont été introduits en direction des employeurs (stage, placement à l’essai, prise en charge salariale partielle, etc.), ainsi qu’une stratégie active (conseils, création d’un réseau, etc.) et proactive envers eux (prospection et marketing) demandée par l’instance fédérale aux organismes cantonaux de l’AI (lettre 5005, OFAS 2018).

Des données sur la vie privée de l’assuré

Pour mettre en oeuvre ce que prescrit légalement la mesure de placement de l’AI, l’organisme cantonal sous la loupe a opérationnalisé cette prestation en diverses étapes d’intervention et procédures, avec indicateurs de résultats (notamment, un taux d’emploi et la création d’un réseau d’employeurs pour répondre à des indicateurs plus globaux demandés par l’instance fédérale). Dans une première étape du placement qui nous intéresse ici, dès l’admission de l’assuré, il est demandé au professionnel d’effectuer un bilan de celui-ci par le biais d’un entretien individuel, tout en le complétant au fur et à mesure des autres étapes du placement avec l’assuré (notamment le soutien aux techniques de recherche d’emploi, la vérification des recherches d’emploi, la mise en stages ou autres en entreprise et leur suivi). Le bilan a pour but de saisir le profil de l’assuré afin de construire avec lui un projet d’insertion en emploi. Comme souligné par la circulaire fédérale sur la réadaptation reprise par l’organisme cantonal, la mesure de placement implique la saisie du profil de l’assuré : aptitudes, goûts, handicap et motivation (lettre 5003, OFAS, 2018). À partir de ces critères plutôt larges, le professionnel du placement détient une marge d’action quant aux données personnelles de l’assuré qu’il récoltera et traitera pour réaliser le profil de ce dernier et ainsi son bilan, puisque rien d’autre n’est prescrit dans son cahier des charges ou encore les procédures internes. Comme l’a argumenté Dubois (2012), les catégories juridico-administratives de l’État actif sont souvent larges et floues. Le contenu précis de ces catégories est par conséquent fréquemment défini en pratique dans le cours de l’interaction entre professionnels et usagers avec des conséquences sur les prestations sociales octroyées (Lacourt, 2007). Dans cette ligne, voici ce qu’explique un professionnel du placement de notre étude à un assuré par rapport à ses attentes pour le bilan :

Moi, plus j’ai des informations de vous, en plus de celles du rapport médical, plus la cible professionnelle qu’on va vous donner, enfin qu’on va trouver ensemble, sera précise et juste et pourra durer dans le long terme. Par contre, s’il me manque des informations, peut-être qu’on va vous orienter vers un travail qui va pas correspondre à long terme. D’accord ? (observation 2).

On voit ainsi que pour réaliser un bilan, l’assuré est incité à procéder à une activité narrative sur lui, à un récit de soi – incitation que Duvoux (2009) décrit même comme une injonction biographique –, pour mieux construire son projet d’insertion. À travers cette activité narrative, le professionnel rencontrera des individus qui peuvent livrer, d’une façon ou d’une autre, des données sur leurs problèmes, parfois intimes, parfois sous forme de souffrances psychiques, qui dépassent le cadre de la seule insertion professionnelle (Astier, 1996). Cette expression des difficultés ou encore d’une souffrance qui ne correspond pas toujours aux cas prévus par la prescription est d’autant plus facilitée que la situation d’un entretien face à face possède tous les ingrédients d’un suivi de type psychothérapeutique : référent unique, individualisation des politiques sociales, cadre intime (Divay, 2008).

Lors de la réalisation du bilan d’un assuré, nous voyons ainsi un professionnel du placement mobiliser un critère, à savoir sa consommation d’alcool passée, qui n’entre pas dans les informations prescrites pour constituer le profil des assurés. Ce critère touche à la vie privée, même intime, de l’assuré, et est défini comme un problème d’employabilité par le professionnel. Il oriente plusieurs tours de paroles pendant un entretien entre eux et a des conséquences sur la suite des démarches d’emploi. Cet exemple, la façon dont ce critère est utilisé dans le cours de l’action, est, à notre avis, d’intérêt pour discuter de l’intrusion dans la vie privée des assurés que représente le traitement de telles données personnelles, ainsi que des bases légales prévues pour les protéger. À notre connaissance, les travaux sur la mise en oeuvre de l’action publique et l’effet de l’imprécision de catégories juridico-administratives sur la pratique (par exemple, Dubois, 2009, 2012 ; Badan, Bonvin et Moachon, 2007) n’ont pas abordé de telles questions concernant la protection des données personnelles en prenant appui sur les critères prévus et non prévus par les dispositifs légaux d’un régime. Nous sommes conscientes de ne dessiner, dans le sous-chapitre qui suit, qu’une esquisse d’analyse et de discussion en nous basant quasi exclusivement sur une seule situation, mais nous pensons que cela ne manquera toutefois pas d’interpeller le lecteur par rapport à des cas similaires qu’il peut rencontrer[3].

L’exemple d’un problème d’alcool passé

Lors d’un entretien individuel, un professionnel du placement revient sur la consommation excessive d’alcool passée d’un assuré – remontant à environ deux ans au moment où il a fait sa demande d’invalidité –, que ce dernier lui avait confiée lors d’une précédente rencontre centrée sur l’établissement de son bilan. Cet assuré a effectué un reclassement professionnel d’aide-concierge financé par l’AI suite à son atteinte à la santé engendrée par un problème musculo-squelettique qui a été reconnu par ce régime. Voici quelques enchaînements de paroles enregistrées lors de cet entretien avec l’assuré sur sa consommation d’alcool passée :

  • Professionnel : « Où vous avez travaillé avant, vous savez, par rapport à votre passé, mmmh, par rapport à l’alcool, vous pensez qu’ils ont un bon souvenir l’employeur ? » (observation 1)

  • Assuré : « Mmmh, où j’étais chez [anonymisé] à [anonymisé] ? »

  • Professionnel : « Oui […]. Parce que j’imagine qu’indéniablement, si vous allez travailler dans cette région, vous allez tomber sur quelqu’un qui vous connaît. Il va dire ouh ! Vous savez tout le monde se connaît là-bas, aussi les employeurs […] Dès fois, ce serait mieux d’expliquer à un employeur qu’à un moment donné vous aviez un souci. Moi, je ne peux pas, je suis tenu à confidentialité avec vous. Mmmh. Donc si vous pensez que c’est bien d’en parler… »

  • Assuré : « Mmmh. Si vous voulez que j’en parle, voilà, alors il n’y a pas de souci. Moi, ce qui m’intéresse c’est de pouvoir travailler[4]. »

Un trouble d’employabilité

Par rapport à cette situation, relevons tout d’abord que dans l’AI, les dépendances comme celle à l’alcool ne sont pas considérées comme des atteintes invalidantes au sens des assurances sociales (Pro Infirmis, 2018). À moins que la dépendance soit la conséquence d’une autre atteinte à la santé (par exemple, un trouble de la personnalité) ou qu’elle ait entraîné une atteinte à la santé irréversible (par exemple, trouble neuropsychologique) (ibid.). Ainsi, une invalidité existe uniquement lorsque l’incapacité de gain d’une personne est réellement en premier lieu la conséquence de son atteinte à la santé et qu’elle ne résulte pas d’autres facteurs (ibid.)[5]. La dépendance à l’alcool est considérée à elle seule comme un facteur étranger à l’atteinte à la santé et, par conséquent, à la reconnaissance de l’invalidité, au même titre que d’autres facteurs personnels et socio-économiques (problèmes de langue, âge, manque d’emploi, etc.) qui peuvent pourtant être des obstacles dans divers domaines de vie créant une situation de handicap (Ferreira, 2015), ceci en ligne avec ce qu’argumente le modèle interactif du handicap. Ces facteurs externes ignorés par la loi dans la détermination de l’invalidité peuvent pourtant ressurgir et se rajouter à l’atteinte à la santé de l’assuré dans la pratique du placement qui nous intéresse et agir comme autant de freins à son retour ou au maintien dans l’emploi. Selon les mots d’un autre placeur qui aborde de tels facteurs qui freinent ou empêchent l’activité de placement d’un assuré sur le marché du travail :

C’est pas simple de devoir dire à un assuré que c’est pas possible de trouver un tel poste, par exemple si la personne ne parle pas bien le français, que c’est mission impossible et qu’il faut faire l’annonce à la personne. Et donc qu’il faut revoir les objectifs d’emploi (observation 3).

Pour revenir à la situation rapportée plus haut, la consommation excessive d’alcool passée de l’assuré, n’étant pas dans son cas reconnue comme une atteinte invalidante, est traduite par le professionnel du placement comme un indice d’un trouble d’employabilité (sur ce terme, voir par exemple Schultheis, 2001) qui freinera son retour à l’emploi et non, par exemple, comme un souci qui pourrait concerner d’autres domaines de sa vie comme sa santé ou ses relations familiales. En effet, le professionnel entend qu’en raison de la petitesse de la région concernée, tout le monde se connaît et que, tôt ou tard, par ouï-dire, quelqu’un parlera négativement de la problématique d’alcool passée de l’usager à un employeur potentiel qui alors hésitera à l’embaucher. Ce jugement sur l’employabilité de l’assuré ne porte pas, comme c’est le cas dans d’autres situations de placement que nous avons observées, sur ses productions matérielles en matière de recherche d’emploi (par exemple, un curriculum vitae) ou sur des critères plus objectivables tels que son âge ou sa formation. Ce jugement a trait à la façon dont l’assuré s’est comporté dans sa vie et à son usage d’alcool dit excessif. À cet égard, comme le relève Dubois (2012), dans les efforts de précision des catégories juridico-administratives des politiques d’activation, les professionnels émettent des jugements sur une base hétérogène (déroulement de l’entretien, critères codifiés, perception de la situation, etc.) à partir d’un faisceau d’indices parfois peu objectivables et dont l’évaluation est laissée à leur appréciation. Dans notre situation, le jugement du professionnel sur la consommation d’alcool passée de l’assuré fait appel à des préjugés populaires qui existeraient en la matière, de type : « avoir bu ce n’est pas bien et ça préfigure des problèmes pour l’emploi ». Selon cette considération, ces préjugés enverraient en eux-mêmes un signal négatif concernant l’assuré – selon la figure du mauvais demandeur d’emploi – à un employeur potentiel (SECO, 2018)[6]. De plus, ces préjugés sont fondés ici sur une rhétorique de l’évidence dont la valeur et la validité se comprennent naturellement, en se passant de tout effort de preuve ou de justification (Tabin et Enescu, 2012). Le professionnel véhicule dans sa pratique cette évidence qu’il pense reprise par les employeurs (dont il se fait le porte-parole), employeurs qui, par ailleurs, sont en position de force dans l’engagement de publics atteints dans leur santé, à défaut d’obligations légales (Gonon et Rotzetter, 2017). En conséquence, cette évidence entraîne le professionnel à demander implicitement à l’assuré de s’adapter à ces préjugés négatifs qui seraient partagés par les employeurs en divulguant son problème d’alcool passé, peu importe le caractère stigmatisant ou discriminant d’une telle proposition produite au cours de l’action.

Toutefois, dans cette même situation, l’assuré n’est pas tenu comme (seul) responsable des causes qui l’ont mené à boire de l’alcool, selon nos discussions avec le professionnel. Comme il est aussi argumenté par une littérature, les causes de la consommation d’alcool peuvent être non seulement individuelles, mais liées à la substance et au contexte social (Depecker, 2012). Par exemple, à propos de la substance, des débats sur la dernière révision de la loi fédérale sur l’alcool en Suisse ont dénoncé un laxisme réglementaire qui serait responsable de favoriser la consommation d’alcool : prix modique de l’alcool, accès partout et à presque tout moment, publicité attractive, etc. (Schmidt, 2012, p. 58). Pour prendre un autre exemple, la consommation d’alcool peut être un symptôme d’un mal-être personnel face à des problèmes d’emploi ou de santé (Depecker, 2012). Même si l’assuré n’est pas responsable de ce qui lui est arrivé, des causes qui l’ont mené à boire, il l’est par contre souvent de sa prise en charge avec l’aide des institutions. Comme l’avancent Bonvin, Dif-Pradalier et Rosenstein (2013, p. 14), dans les politiques d’activation, bien que les troubles de l’employabilité soient en principe inférés à partir d’une compréhension globale de la situation du demandeur d’emploi, les solutions se centrent sur ce dernier qui devra les mettre en oeuvre de façon active et (souvent) autonome. Dans notre situation, l’assuré est ainsi incité à assumer les conséquences de ses propres actes passés, à savoir sa consommation d’alcool à laquelle il doit faire face pour augmenter ses chances d’emploi en divulguant son problème d’alors à un employeur potentiel. Le placeur argumente ne pas être autorisé à renseigner lui-même un employeur à propos de telles données personnelles en raison de la clause de confidentialité à laquelle il est soumis, sans toutefois en donner les fondements légaux à l’assuré. À cet égard, en entretien, le professionnel nous dit que ce qui compte avant tout n’est pas tant de justifier légalement cette clause à l’assuré, mais que celui-ci fasse des efforts pour rechercher un emploi, le dévoilement de son problème d’alcool passé étant dans cette perspective compris comme un indicateur de sa volonté de travailler et d’être un acteur du processus. Le professionnel tente par conséquent de reporter la responsabilité de cette annonce sur le bénéficiaire qui est tenu de s’activer dans ses démarches d’emploi (nous y reviendrons).

En définitive, on peut avancer que dans une telle situation d’incitation à divulguer un problème d’alcool passé à un employeur se font voir envers l’assuré des indices de normalisation de son comportement, de gestion de sa vie, voire d’intrusion, actualisant en quelque sorte ce qui est décrit par la littérature comme l’emprise du biopouvoir, la part la moins visible du politique (Fassin, 2010, p. 114). Néanmoins, dans le modèle actuel des politiques d’activation, les références normatives sont plus « allégées », plus diffuses, moins substantielles qu’auparavant (Genard, 2007). Les institutions et les professionnels aident la personne à se prendre en charge, à réaliser un travail sur soi ; c’est plus l’épreuve des capacités et moins la moralisation qui émerge dans l’appel à se conformer (ibid.).

Un bénéficiaire consentant

Pour que l’assuré dévoile son problème d’alcool passé à un futur employeur, il ne suffit pas que le professionnel relaie des préjugés en matière de consommation d’alcool à travers lesquels il fait exister l’employeur ou qu’il argumente ne pas être en mesure de le communiquer lui-même en raison de la clause de confidentialité. Il est aussi nécessaire qu’une telle incitation puisse compter sur le bénéficiaire pour qu’elle ne reste pas « lettre morte » dans le processus de placement.

Dans cette situation, le bénéficiaire consent à divulguer son problème d’alcool passé, considéré comme un trouble d’employabilité, à un employeur potentiel. Comme il l’énonce, ce qui compte avant tout pour lui c’est de « pouvoir travailler ». Il ressort que cette phrase est en ligne avec, comme susmentionné, les exigences légales du dispositif de l’AI où l’assuré doit se mobiliser pour retrouver un emploi, soit s’activer tout au long de son processus de placement pour atteindre cet objectif. L’assuré reprend ainsi à son compte la norme d’activation pour augmenter ses chances d’emploi en acceptant de dévoiler même l’intime, sans que nous sachions finalement, comme le souligne Vrancken (2007), s’il fait mine de se ranger à l’incitation du professionnel, puisqu’il demeure in fine libre d’y adhérer ou non lors d’un tel consentement de circonstance. Pourtant, malgré son consentement, l’assuré essaie, au début de sa prise de parole, de faire prendre une autre direction à l’incitation (qui n’est pas explicite) du professionnel en utilisant sa mince liberté de choix pour faire valoir sa voix dans le processus décisionnel. Il semble énoncer sa position asymétrique, son agir faible, dans son rapport institutionnel avec un tel professionnel, représentant du pouvoir étatique (Vrancken, 2007, p. 84), sans que ce dernier rebondisse sur ses propos, ne laissant pas de place à une discussion sur le réel consentement de l’assuré et à une co-construction de l’agir.

Ce peu de choix de l’assuré quant aux décisions le concernant est aussi ressorti dans d’autres situations observées, concernant par exemple les offres d’emploi proposées par tel ou tel placeur à un assuré. Ainsi, dans l’une de ces situations, un assuré sans emploi depuis quelque temps consent à prendre le seul emploi qui lui soit présenté par le professionnel bien qu’il soit déclassé du point de vue salarial. « Ouais, je ne peux pas faire la fine bouche », répond l’assuré, suite à la remarque suivante du placeur :

Trouver un employeur qui vous donne ce que vous demandez au niveau salarial, sans qualification, c’est mission impossible. Vous êtes libre, mais pensez bien que vous aimez ce job [le bénéficiaire y a fait un stage préalable]. Réfléchissez. Mais il n’y a pas grand-chose à débattre (observation 8).

Dans un tel cas de figure, l’assuré possède uniquement le choix entre, d’une part, ce qui est présenté par le professionnel comme un emploi de la dernière chance (l’idée étant qu’il vaut mieux avoir un emploi que rien), et, d’autre part, l’exit, à savoir recommencer toutes les démarches d’emploi dans ce régime ou un autre, voire être sanctionné par un arrêt du placement à l’AI parce que l’assuré n’a pas (assez) collaboré. En définitive, à travers ces situations de choix restreints pour l’assuré, on s’éloigne de la perspective de développement des capabilités promue par Amartya Sen (1999), c’est-à-dire de la liberté réelle de choisir les options de vie que l’on souhaite tout en participant au processus décisionnel pour défendre ses préférences (Bonvin et al., 2013). Cette approche des capabilités s’apparente à ce qui est défendu par les Disability Studies, à savoir l’autodétermination des personnes en situation de handicap et la défense de leurs droits.

La protection légale des données personnelles

En raison du manque d’explication apporté par le professionnel concerné sur les bases légales qui fondent la clause de confidentialité à laquelle il se dit soumis, pour en savoir plus sur ces prescriptions externes à l’activité, nous avons fait un détour par les principes juridiques qui régissent la protection des données de l’assuré et condamnent les intrusions illicites dans sa sphère privée. Ce détour par une norme exogène à l’action permet de montrer qu’elle reste un guide nécessaire en situation d’aide au placement (nous y reviendrons).

La clause de confidentialité du professionnel

L’objectif de la protection des données, dont les règles sont complexes, est la protection de la personnalité et des droits fondamentaux garantie par le droit international et les Constitutions suisse et cantonales (Mösch Payot et Pärli, 2014).

À partir de là, la loi fédérale suisse sur la protection des données (LPD du 19 juin 1992) admet en principe que le traitement des données personnelles, c’est-à-dire de toutes les informations – en particulier celles sensibles comme la sphère intime et la santé – qui se rapportent à une personne identifiée ou identifiable (art. 3), constitue une atteinte à la personnalité (art. 12) (Gasser, 2008). Leur divulgation n’est possible que sous certaines conditions. Cette loi ainsi que les 26 actes législatifs cantonaux relatifs à la protection des données définissent les principes à respecter en toutes circonstances, comme la proportionnalité, la légalité, la transparence, la finalité ou la sécurité des données (Pärli, 2013, p. 310).

Ensuite, à la lecture du code pénal, il ressort que les agents publics sont tenus à la confidentialité des données personnelles qui leur ont été confiées en vertu du secret de fonction, sous peine de sanctions pénales (art. 320 du 21 décembre 1937). Par ailleurs, l’art. 35 de la LPD précitée – à l’instar des dispositifs cantonaux relatifs à la protection des données – sanctionne la violation par les professionnels de leur devoir de discrétion (repris dans le code de déontologie du travail social en Suisse) (art. 12.4., Avenir Social, 2010). Ce devoir de discrétion est valable pour tout professionnel, qui doit traiter les données personnelles avec précaution en accordant une priorité à leur protection sous peine de sanctions pénales (ibid.). De plus, les personnes qui appliquent les assurances sociales (comme un agent AI) ont l’obligation de garder le secret selon la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (art. 33, LPGA du 6 octobre 2000). Néanmoins, l’obligation de garder le secret peut être levée, notamment dans le cadre de la collaboration interinstitutionnelle entre l’assurance-invalidité et l’assurance-chômage (Pärli, 2013, p. 310), ainsi que de la collaboration administrative avec certains organes publics (art. 32, LPGA).

En conséquence, les articles légaux précités imposent au gestionnaire de l’AI de maintenir la clause de confidentialité (terme générique) à l’égard des données personnelles de l’assuré. C’est d’ailleurs ce que le professionnel avance lui-même dans la situation examinée ci-dessus. Il n’existe pas, dans les dispositifs applicables au domaine, de base légale qui autorise expressément le professionnel à communiquer à un employeur ou futur employeur des données sensibles d’un assuré telles qu’une consommation d’alcool passée.

Le consentement et le devoir de renseigner de l’assuré

Le consentement explicite de l’assuré peut néanmoins autoriser le professionnel à communiquer des données personnelles sensibles à l’employeur (art. 4, LPD). À cet égard, le formulaire de demande de prestations de l’AI prévoit que le requérant permette à l’office AI, par sa signature, d’informer les instances entrant en ligne de compte pour la réadaptation (médecins traitants, employeurs, institutions). Selon la doctrine et la jurisprudence, même lorsque l’assuré a préalablement consenti par procuration à une telle communication, elle doit demeurer conforme aux principes de proportionnalité et de finalité : seules des données utiles et nécessaires au but indiqué – la réadaptation – devront faire l’objet d’une information, par exemple à l’employeur (art. 4, LPD) (Mösch Payot et Pärli, 2014, p. 14). Dans un arrêt du 4 septembre 2018, le Tribunal fédéral a rappelé qu’une procuration est à même de remplacer une autorisation légale pour l’acquisition d’informations, mais non pas l’intérêt public et la proportionnalité. C’est pour cette raison-là que la procuration – même si elle a été accordée de manière très étendue – ne peut être utilisée par les autorités que dans la mesure où elle est nécessaire au traitement de la demande (ATF 8C_949/2011). En l’absence de précision sur le contenu de l’information consentie, on doit considérer que cette dernière porte sur des éléments strictement nécessaires pour l’accomplissement des tâches liées à la réadaptation, plus particulièrement au placement : les informations devront en l’espèce porter sur l’état de santé actuel de l’assuré lui permettant d’exercer un emploi adapté, c’est-à-dire les limitations fonctionnelles engendrées par son atteinte à la santé. Précisément, les limitations communicables ont trait à la capacité de travail restante pour un assuré dans une activité professionnelle adaptée : horaire adapté, poste de travail aménagé, port de charge adéquat, position corporelle, etc. (Swiss Insurance Medicine, 2013).

Par ailleurs, en vertu du droit du travail, l’employé (futur) est tenu de communiquer des données personnelles à un employeur potentiel en fonction de l’obligation de renseigner et de satisfaire au principe de bonne foi (art. 2, Code civil du 10 décembre 1907 et art. 328b, Code des obligations du 30 mars 1911). Ces dispositions incluent l’obligation pour l’employé (futur) de communiquer spontanément à l’employeur (futur) toute information relative à des faits qui pourraient le rendre inapte à accomplir l’emploi envisagé (état de santé, absence de formation, etc.) ou, autrement dit, entraveraient la bonne exécution d’un emploi. Ces informations peuvent varier en fonction de la nature de l’emploi envisagé (Gasser, 2008). S’agissant d’une atteinte à la santé d’une personne, une communication spontanée est nécessaire lorsque la possibilité d’accomplir les tâches attendues est remise en question à un haut degré de vraisemblance (Geiser et Müller, 2015). Une information à l’employeur n’est en revanche pas attendue lorsqu’il s’agit d’une maladie antérieure, en particulier quand l’employé estime qu’il a entre-temps complètement guéri (Geiser et Müller, 2015).

En vertu de ce qui précède, une consommation d’alcool passée ne fait pas partie des informations à communiquer par l’assuré, puisqu’elle n’est pas une donnée nécessaire ni pour l’organisme de l’AI, ni pour l’employeur. En revanche, même s’il n’y est pas obligé légalement, l’assuré reste libre de décider s’il désire divulguer lui-même la chose en question à un employeur, ou ce qu’il veut comme données personnelles en fonction de son droit à être maître des informations (autodétermination informationnelle) qui le concernent (découlant de l’al. 2, art. 13 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse) (Mösch Payot et Pärli, 2014, p. 6).

En conclusion, en l’absence d’un fondement juridique autorisant le gestionnaire de l’AI à divulguer un problème d’alcool passé ou contraignant l’assuré à le faire, la raison de cette incitation du professionnel par rapport à ce problème est peut-être à chercher du côté d’un souci de récidive de l’assuré – ce dernier pouvant être perçu par le professionnel comme un alcoolique abstinent « temporaire » qui peut se remettre à boire à tout moment, ce qui pourrait entraver son retour à l’emploi (Libion, 2015). C’est du moins ce que nous pensons avoir compris lors d’un aparté avec le professionnel.

Un accompagnement social non prescrit

Dans cette partie, nous montrons que la pratique du placement observée outrepasse le soutien à l’emploi prescrit légalement par la mesure de placement de l’AI. En effet, les professionnels offrent, en situation d’interaction avec les assurés, des bribes d’accompagnement qui s’apparentent au domaine social qui n’est pas prévu dans leur tâche. Ces bribes d’accompagnement social intervenant en situation de travail comprennent des appuis et conseils au sens large – que nous qualifions à postériori d’accompagnement social (voir Bonvin et Moachon, 2010) – procurés par les professionnels pour aider les assurés dans divers domaines de vie (santé, logement, etc.) en dehors du seul soutien à l’emploi prescrit.

Les situations de travail abordées ci-dessous, concernant diverses étapes du placement, permettent de discuter la place – en un sens « inévitable » – et le contenu de cet accompagnement social offert par les professionnels du placement lors des entretiens qu’ils conduisent avec des assurés. Par ailleurs, étant donné que ces professionnels ne sont pas diplômés en travail social, nous abordons la question, qui a émergé en entretien avec eux, de la pertinence d’offrir une formation pour les habiliter à effectuer un accompagnement de type social.

Le seul soutien à l’emploi insuffisant

Précisément, le but de l’intervention du professionnel du placement n’est pas, en conformité avec le dispositif de l’AI, d’offrir un accompagnement social de type réparation psychologique (écoute, soutien moral, etc.) relativement aux divers problèmes vécus par l’assuré. Ou encore, cela ne fait pas partie des attributions professionnelles de procurer un soutien de type matériel (par exemple, trouver un logement) ou de type relationnel (par exemple, améliorer les relations sociales). Toutefois, le placeur peut orienter un assuré vers le réseau extérieur à son organisme, à même d’offrir tel ou tel accompagnement social. Par exemple, comme l’avance un professionnel lors du bilan d’un assuré à propos de ses problèmes financiers :

Mais si, à un moment donné, vous avez des problèmes financiers, vous m’en parlez et moi je vais vous orienter vers des personnes qui peuvent vous aider par rapport à ça. Hein ! Vous n’hésitez pas à m’en parler (observation 4).

À titre comparatif, l’accompagnement social des demandeurs d’emploi n’est pas non plus dans le rôle du dispositif de l’assurance-chômage en Suisse, contrairement à l’aide sociale qui offre une telle prestation. L’assurance-chômage ainsi que la plupart des études commanditées par ses autorités fédérales déconseillent même cette interprétation de l’activation focalisée sur l’accompagnement (Bonvin et Moachon, 2010). Pour elles, les chômeurs n’ont pas besoin de conseils ou d’appui particulier en dehors de la recherche d’emploi. Leurs éventuelles autres difficultés ne sont pas de la compétence de l’assurance-chômage. Au contraire :

Davantage de fermeté au niveau des conseillers en personnel et de concentration des efforts sur une rapide réinsertion dans le marché du travail, même s’il ne s’agit que d’un emploi temporaire, ainsi que davantage de contacts avec le marché du travail semblent plus productifs que les approches douces et coopératives ou que les stratégies de qualification (Bonvin et Moachon, 2010, p. 6).

Pourtant, d’après Bonvin et Moachon (2010), même si l’accompagnement social dans l’assurance-chômage n’est pas une orientation officielle, il représente une réinterprétation pragmatique par les agents chargés de la mise en oeuvre, confrontés à un marché du travail sélectif. En effet, lorsque le lien avec le marché du travail représente une gageure, les conseillers, soucieux de donner du sens à leur activité, choisissent de mettre l’accent sur un travail d’accompagnement individuel centré sur l’intégration sociale et moins, immédiatement du moins, sur l’intégration professionnelle (ibid.).

Dans le cas de l’organisme de l’AI que nous avons étudié, l’application de la règle de centration sur le soutien à l’emploi est difficile puisqu’il est avancé par les professionnels du placement qu’ils sont actifs dans un métier relationnel où l’humain, sa singularité, est au centre de leur intervention (observation 5). Autrement dit, selon le sens des termes utilisés par eux, ils ont affaire à des humains avec une fragilité propre à tout un chacun appelant un besoin d’aide qui va au-delà de l’emploi. Ce besoin d’aide est défini par plusieurs comme un soutien ou un accompagnement social en quelque sorte inévitable (observation 10). Comme ils le disent, ceci est d’autant plus le cas pour les assurés de l’AI qui doivent faire face à un problème de santé et dont le deuil de leur situation n’est pas toujours facile, selon leur identité professionnelle passée (observation 5). Comme le relève notre cadre conceptuel, l’on voit que les professionnels du placement sont pris entre le contexte réglementaire de leur organisme appliquant l’AI, qui leur demande de se limiter au soutien à l’emploi prescrit par la mesure de placement, et l’interaction avec les assurés qu’ils rencontrent, dont les demandes dépassent la prescription.

Les stratégies relevant du social

Pris dans de telles situations d’expression de tel ou tel assuré débordant le cadre prescrit du soutien à l’emploi, les professionnels utilisent diverses stratégies d’ajustement dans le cours même de leur activité pour y répondre qui relèvent d’un accompagnement dit social. Notre analyse montre que ces stratégies pour mener à bien leur activité se logent néanmoins dans les interstices institutionnels de la mission principale qui reste la centration sur le soutien à l’emploi et l’activation de l’assuré tout au long de son processus de placement.

Pour en venir aux stratégies d’accompagnement social mobilisées, il ressort, tout d’abord, que tel ou tel professionnel peut accorder, lors de la vérification des recherches d’emploi d’un assuré, un mot de réconfort ou un soutien moral lorsque ce dernier parle de ses souffrances physiques ou psychiques pouvant découler d’un problème de santé qui l’a amené à l’AI ou qui s’accentue avec le temps : « Mais ça va aller » ; « Ne vous en faites pas trop » (observation 6). Ou encore : « Faites attention à votre santé, prenez soin de vous », ceci tout en reprenant le déroulement de l’entretien avec l’assuré où le sujet reste l’emploi (observation 7). Pour prendre un autre exemple, une écoute attentive peut être offerte à un assuré qui aborde son souci de santé : « Ben, à vrai dire, je ne suis toujours pas en forme, depuis janvier. Et puis les douleurs s’accentuent. Je ne sais pas à quoi c’est dû […]. Des maux de tête » (observation 8). Le professionnel va dans ce dernier cas lui conseiller d’aller voir son médecin, donc de prendre en charge sa propre santé (voir, par exemple, Ducournau, 2009), avant de décider avec lui de la suite des démarches d’emploi. Dans le même sens, lors d’un entretien téléphonique avec un assuré, un professionnel lui conseille de gérer au préalable sa santé avant d’aller de « se vendre » chez un employeur :

Il y a beaucoup de concurrence dans la vente. Ça prend du temps. Mais si un patron ne vous voit pas en forme, évitez d’aller vous présenter. Sinon, le patron ne va pas vous prendre. Mais vous avez le droit de prendre du temps et d’avoir des hauts et des bas. Faut qu’un patron soit prêt à vous donner une chance. Mais réglez vos problèmes de santé avant (observation 13).

Ensuite, un professionnel peut parfois aider un assuré à effectuer des démarches administratives qui ne relèvent pas de la tâche du placement. C’est par exemple le cas d’un assuré qui a téléphoné plusieurs jours de suite à un placeur, ceci parce qu’il n’avait pas reçu ses indemnités financières de l’AI (observation 9). Cette tâche n’est pas du ressort du professionnel du placement, mais de la caisse de compensation cantonale qui a pour fonction le calcul et le versement de prestations financières. Pourtant, le placeur concerné va téléphoner à la caisse de compensation, alors même qu’il avait averti l’assuré auparavant que cela ne relevait pas de ses compétences.

Enfin, tel ou tel placeur peut être peu strict dans le contrôle des démarches d’emploi de l’assuré et les sanctions émises et ainsi, par exemple, se montrer compréhensif à l’égard d’un entretien manqué pour une excuse du type « j’étais pas bien, j’ai pas le moral » (observation 10). Bien que le dispositif AI prévoie de sanctionner l’assuré par un arrêt de la mesure de placement en cas de manque de collaboration de sa part, comme l’explique un professionnel, celui-ci considère détenir davantage un rôle de soutien que de contrôle dans les démarches d’emploi de l’assuré. Comme il nous l’exemplifie : « Dans ce cas, je pourrais fermer le dossier. Mais ici c’est pas comme à l’office de placement du chômage où on fait la police. On fait plus du social » (observation 12). Ou encore, selon un professionnel qui défend lui-même un usage souple du contrôle auprès d’un assuré :

Moi, je suis pas là pour contrôler si vous faites tant d’offres d’emploi ou non comparé au chômage ; eux y vérifient que vous faites tant d’offres. C’est pas mon rôle. Moi, j’ai vraiment un rôle de soutien. C’est-à-dire que je vous accompagne tout le temps (observation 11).

En définitive, l’accompagnement social, qui émerge et se construit dans la rencontre avec l’assuré sous la forme d’une relation d’aide à autrui, répond à ce qui n’est pas prévu par la mesure de placement de l’AI, à savoir l’aider à surmonter ses divers problèmes allant au-delà de l’emploi, qu’il peut exprimer et qui touchent aussi à son intégration professionnelle et plus largement à son intégration sociale. Ainsi, le professionnel du placement articule les deux demandes pour réaliser son activité, celle du contexte réglementaire et celle de l’assuré, plutôt qu’il ne tranche en faveur de l’une ou l’autre, tout en donnant la priorité au soutien à l’emploi qui est sa tâche prescrite. Comme le soulignent aussi Divay et Perez (2010) dans un autre contexte, bien que les conseillers à l’emploi du chômage soient contraints par la priorité du retour à l’emploi de leurs publics, une telle posture est intenable dans l’expérience, puisque la recherche d’emploi déborde toujours sur d’autres aspects de la vie des bénéficiaires. Toutefois, malgré cette similarité entre les professionnels du placement de notre étude quant au « social » offert en situation de travail, on trouve quelques différences entre eux dans l’intensité apportée à cet aspect. Faute d’attribution officielle par le dispositif de l’AI, un professionnel du placement peut principalement en rester à centrer l’échange avec l’assuré sur le soutien à l’emploi, alors qu’un autre peut offrir un accompagnement social autant que le lui permet sa marge d’action. Selon un professionnel se comparant avec ses collègues : « Certes, d’autres conseillers ne proposent pas, ou peu d’outils de recherche d’emploi, ils ont une autre façon de faire, plus sociale » (observation 8). À cet égard, des travaux ont bien montré que certains conseillers à l’emploi du chômage ou d’autres professionnels ont, dans l’interaction avec les bénéficiaires, davantage des styles défenseurs et plus sensibles à eux qu’à l’institution et à ses prescriptions, alors que pour d’autres, c’est l’inverse (voir, par exemple, Benarrosh, 2006).

La place du travail social

L’accompagnement social offert par les professionnels du placement ne relève toutefois pas du travail social comme on l’entend dans le cas d’une personne assistante sociale formée aux techniques d’entretien, à la relation d’aide ou encore à des notions juridiques pour pouvoir orienter le bénéficiaire, selon sa situation, vers les prestations sociales[7]. Cet accompagnement social offert n’est pas non plus un suivi psychothérapeutique relevant d’une formation en la matière (Ion, Laval et Ravon, 2007, p. 159). Il ne renvoie pas non plus à un travail social dit palliatif qui serait une réponse pratique adressée au solde des « inemployables » des mesures actives (Soulet, 2007), puisque le soutien à l’emploi reste présent dans les situations observées. Par contre, on peut admettre que ce type d’accompagnement social se rapproche d’une modalité compassionnelle, d’une thérapie allégée, relevant d’une sorte de travail clinique permettant l’énonciation de la souffrance des bénéficiaires qui doivent faire face aux obligations d’autonomie en regagnant le marché du travail (ibid.).

Toutefois, cet accompagnement social soulève des questions puisque les professionnels de notre enquête n’ont, entre autres, pas de diplôme en travail social, mais en ressources humaines (gestion du personnel, connaissance du marché du travail, recrutement, etc.) ou en assurances sociales avec des brevets fédéraux pour la plupart. Comme dans d’autres organismes cantonaux de l’AI enquêtés par Gonon et Rotzetter (2017) et Guggisberg, Egger et Künzi (2008), les professionnels du placement de l’AI ont été engagés prioritairement pour leurs compétences de « vendeurs » de forces de travail et leurs connaissances économiques et proximité avec l’économie, et non pas pour leurs savoirs en matière d’accompagnement social qui seraient issus d’une formation en travail social notamment. D’ailleurs, les professionnels du placement de notre étude ne se réfèrent pas aux métiers du travail social ni à ses textes de référence (par exemple, code déontologique) lorsqu’ils agissent en offrant un tel accompagnement justifié pourtant au nom de valeurs humanistes. Prime le soutien à l’emploi pour « vendre » au mieux l’assuré, puisque « c’est mon job » (observation 2), comme le soutient un placeur, même si plusieurs ont avancé que des connaissances en matière d’accompagnement social seraient un plus.

Pour conclure

Notre analyse montre ce que peut devenir la mesure de placement inscrite dans la base légale de l’AI au niveau de l’activité professionnelle qui se centre dans les faits sur l’assuré. La mobilisation d’éléments non prescrits par le dispositif légal de l’AI qui outrepassent le contenu de la mesure de placement est favorisée par la généralité de certaines catégories juridico-administratives qui laisse une grande place aux jugements des professionnels, et aussi par la faible visibilité par les collègues et la hiérarchie organisationnelle de ce qui se passe dans l’espace avant tout oral, privé, voire intime de l’entretien individuel avec l’assuré.

Cela dit, pour comprendre la constitution du placement et ce qui s’y construit, nous n’en sommes pas restées à la seule analyse du rapport entre ce qui est prescrit au niveau légal de la mesure de placement de l’AI (repris par l’organisme cantonal concerné) et ses modalités de mise en oeuvre par chaque professionnel. En effet, il a été nécessaire de prendre en compte divers éléments qui participent à l’actualisation de la mesure de placement, puisque le professionnel n’est pas seul maître à bord dans l’activité. À ce propos, tout d’abord, même si l’assuré est tenu de collaborer activement à son placement et que son agir reste faible dans le processus décisionnel, le professionnel doit pouvoir compter sur celui-ci. D’un côté, il faut que l’assuré accepte ce que le professionnel lui propose, à savoir dévoiler des données intimes sur lui à un employeur et, de l’autre, qu’il soit demandeur ou preneur de l’accompagnement social offert non prescrit. Ensuite, pour que l’activité professionnelle advienne de la sorte, le professionnel fait exister l’employeur potentiel par sa voix. Il se fait le porte-parole de ce qu’il pense être les attentes des employeurs ; par exemple, comme on l’a vu, de leurs préjugés en matière de consommation d’alcool ou encore de leurs perceptions concernant la santé de l’assuré. Pour finir, ce que produit la rencontre entre les parties intervenant dans l’activité du placement n’est pas remis en question, ni débattu, ni argumenté, en dépit des conséquences qui en découlent pour l’assuré.

Par rapport à ces conséquences sur l’assuré, tout d’abord, l’imposition de normes relativement à la façon dont le bénéficiaire doit se comporter face à un employeur, cela en se basant sur des éléments non prescrits, montre les risques d’intrusion dans sa vie privée et de dérapage possible (Bonvin et al., 2013), comme on l’a vu dans la situation présentée, où l’assuré s’était pourtant confié au préalable au professionnel sur son souci d’alcool d’antan. La confiance est pourtant une ressource essentielle dans le travail relationnel. De plus, il nous semble qu’obtenir un consentement en quelque sorte « forcé » de l’assuré pour qu’il dévoile ses données personnelles s’opère au détriment de l’éthique professionnelle et risque, au final, d’engendrer une stigmatisation et une discrimination de l’assuré sur le marché du travail. Ceci alors que ce marché est certainement déjà difficile d’accès en raison du problème de santé de l’assuré qui l’a éloigné de l’emploi depuis un certain temps. Au final, avec la focalisation sur l’assuré, son activation et son adaptabilité aux employeurs (même si ces derniers sont incités à l’embauche par l’usage d’instruments du placement), pour une réintégration dans la société des valides, les facteurs socio-environnementaux et leur adaptation au handicap sont peu considérés dans l’agir du placement de l’AI (Gonon et Rotzetter, 2017).

Pour diminuer ces risques, nous pensons qu’il est nécessaire que tout professionnel informe clairement l’assuré sur ses droits et devoirs et les principes juridiques relatifs à la protection des données personnelles. La référence à de telles prescriptions légales par le professionnel, ne se limitant pas à la seule mesure de placement de l’AI, aide à gérer de façon transparente et fiable le traitement des données personnelles d’un assuré qui interviennent dans la complexité des situations et leur évaluation. Ainsi, même si les prescriptions légales sont insuffisantes par nature pour rendre compte du travail réellement déployé et permettre sa compréhension, selon notre constatation, cette limite ne les condamne pas pour autant (Jobert, 1999) et les situations examinées dans cet article nous rappellent qu’elles demeurent un guide nécessaire pour l’action professionnelle. De plus, comme le souligne l’association suisse des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales (Avenir Social, 2018), avoir du recul sur les préjugés que l’on peut véhiculer en tant que professionnel dans sa pratique, malgré son devoir d’objectivité, est un pas nécessaire pour les déconstruire, ainsi que pour éviter qu’ils ne se reproduisent et se traduisent en discriminations envers les bénéficiaires.

Ensuite, même si l’accompagnement social offert par les professionnels du placement peut avoir des conséquences positives en aidant l’assuré relativement à divers aspects de sa vie, nous sommes d’avis que cet accompagnement gagnerait probablement à être reconnu au niveau des prescriptions de l’AI. Comme le relèvent Bonvin et ses collaborateurs (2013), une stratégie d’activation réussie exige du temps et des démarches compréhensives, qui ne se focalisent pas sur la seule employabilité des personnes, mais englobent d’autres aspects comme la santé, l’état des finances et la situation familiale du bénéficiaire, ainsi qu’une action sur les opportunités économiques et sociales et leur qualité. En d’autres termes, la dimension sociale du placement, et non seulement économique, qui intervient dans la pratique concrète est certainement à reconnaître et à formaliser dans l’organisation et le dispositif de l’AI concernant la mesure de placement, dont la centration sur le soutien à l’emploi n’est pas suffisante. L’avantage d’une telle formalisation serait de pouvoir donner une assise à ce type d’accompagnement social – ne relevant pas d’une formation en travail social ni en psychothérapie, et n’étant pas palliatif comme nous l’avons dit –, qui existe en filigrane à l’heure actuelle dans la rencontre entre le professionnel et l’assuré. De même, la formalisation permettrait de tendre vers une certaine standardisation de cet accompagnement ou, autrement dit, de lui donner la forme d’une protection sociale institutionnalisée, allant au-delà d’un simple élan de protection de la part de tel ou tel professionnel risquant de mener à un traitement différencié des assurés.

Pour terminer, demeure la question de savoir si ce type d’accompagnement reste du ressort du professionnel du placement de l’AI ou s’il est préférable que l’assuré soit accompagné par un professionnel ayant un rôle prévu en la matière, comme dans un service de l’aide sociale qui possède un personnel formé en tant qu’assistant social[8]. Comme le souligne l’association suisse des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales (Avenir Social, 2018), il ne suffit pas de faire preuve de bon sens, d’avoir une fibre sociale et d’être empathique – des qualités souvent considérées comme naturelles chez une personne – pour faire du travail social de qualité avec des bénéficiaires aux prises avec toutes sortes de difficultés et besoins. La plupart des professionnels du placement interrogés déplorent un manque de soutien institutionnel pour les aider à réaliser un véritable accompagnement social, accompagnement qui se fait de toute façon dans leur activité. Ceci d’autant plus que la fonction de placement, comme celle d’insertion, se situe à cheval entre deux mondes : l’économique et le social (Castra et Valls, 2007, p. 122). À défaut d’une formation en travail social, les professionnels du placement pensent que des formations continues ou postgrades axées sur le social pourraient leur donner plus d’aisance pour exploiter la latitude attachée à leur fonction.

En conclusion, notre réflexion sur la pratique du placement et ce qui la constitue, comme la mobilisation d’éléments non prescrits, mériterait d’être poursuivie dans d’autres organismes cantonaux de l’AI, voire dans d’autres régimes sociaux. Malgré la diversité qui existe entre les organismes sur le plan de la mise en oeuvre des législations sociales, susceptible d’influencer différemment la pratique des professionnels, ces derniers – de par leur marge d’action toujours existante, aussi précis et contraignant leur cadre prescrit soit-il – demeurent in fine « libres », d’autant plus dans l’espace privé de l’entretien individuel, d’agir selon leur appréciation. Ainsi, des aspects non prescrits peuvent certainement être convoqués dans l’agir dans d’autres organismes également ; des éléments qui en eux-mêmes vont éclairer d’autres dimensions et de ce fait, d’autres enjeux de l’activité professionnelle – comme ici la protection légale des données et une formation souhaitable en travail social.