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La vulnérabilité sociale de l’individu fragilisé et son pouvoir d’agir

Sous la direction d’universitaires de Fribourg, les collaborateurs de ce livre sont tous professeurs ou directeurs de recherche en milieu francophone à Bruxelles, Genève, Liège, Montréal, Namur, Paris, Québec, sauf un, qui est de l’Université de Milan. Cette dernière contribution ressort en partie grâce à sa perspective européenne globale qui complète les autres, nord-américaines ou nationales. Cette oeuvre collective montre une courtepointe de points de vue qui se veulent surtout théoriques, allant des sciences sociales à la philosophie, en passant par le droit et la sociologie. Ces points de vue illustrent les divers processus d’exclusion en avançant la thèse partagée qu’il s’agit de processus substantiels et propres à la société actuelle. La plupart des auteurs prennent fermement position pour étayer la thèse que l’exclusion est ici un phénomène central et nouveau en tant qu’inhérent au système social ambiant. Cependant, les auteurs ne se positionnent pas nécessairement par rapport aux tendances historiques de la pensée sociopolitique ou socioéconomique sur cette question, pourtant très politique et, donc, ne se situent généralement pas par rapport aux forces de pouvoir qui règlent la société de globalisation qui est la nôtre. Il en va autrement du chercheur du Québec, dont nous commentons plus bas la contribution, retenue comme un pivot de l’oeuvre. Deux contributeurs, Mercure et Soulet, pallient l’absence de professionnels du travail social parmi les collaborateurs par des références substantielles aux problèmes pratiques liés à la vulnérabilité des citoyens qui vivent une situation d’exclusion sociale et qui se retrouvent devant le défi d’agir pour leur survie en tant qu’acteurs sociaux, dans un filet de cohésion et de sécurité sociale de plus en plus mince. La professeure T. Jennissen (Ph. D.) de l’école Social Work/Social Policies de l’Université Carleton d’Ottawa a bien voulu relire ce texte. Elle souligne l’intérêt que ce chapitre et ce livre présentent pour sa discipline au Canada anglais et remarque que le chapitre de Mercure rejoint la préoccupation de ceux qui, comme elle, s’opposent à l’approche postmoderniste sur le sujet.

L’exclusion de l’individu est donc comprise comme étant au coeur du paradoxe suivant : une société (occidentale et nord-américaine) qui, historiquement, était par définition un système moteur de cohésion des agents sociaux manifeste au contraire une logique centrifuge qui entraîne intrinsèquement l’exclusion d’une proportion significative de ses membres. Plusieurs auteurs notent en passant que cette force centrifuge n’exerce plus le rôle traditionnel d’exclusion en tant que protection contre les agents « divisifs » internes ou contre des membres dont le rôle serait menaçant. Mais les individus exclus sont décrits comme des pions que le jeu arbitraire des rouages sociaux aurait écartés aveuglément en raison de l’imperfection de ces rouages mêmes. La logique de l’exclusion est décrite comme une mécanique neutre par la force des choses, et ce positionnement semble donc concerté dans la direction même donnée à l’ouvrage.

Ce texte est très intéressant en ce qu’il précise les processus d’exclusion et présente une concentration de questionnements contemporains selon deux perspectives sociologiques : d’une part, les façons de survivre pour les individus dans un univers de « démunition » et, d’autre part, les processus d’effort vers l’inclusion à partir d’une situation de vulnérabilité vers l’exclusion sociale, si ce n’est d’une exclusion déjà accomplie. La plupart des auteurs s’attardent à décoder la structure des liens entre la fragilisation de l’individu en processus d’exclusion et les conditions de son action. Les auteurs ne remettent généralement pas en question le postulat que la vulnérabilité exprime une logique centrale des sociétés contemporaines. Pourtant, il eût été intéressant qu’un texte porte sur l’évaluation du processus inverse dans d’autres sociétés actuelles moins « occidentalisées » pour saisir en quoi une situation de vulnérabilité sociologique influe sur les modalités culturelles ou socioéconomiques de l’agir.

Agir dans des situations de vulnérabilité (définie par l’exclusion sociale) pose des problèmes de praxis qui sont souvent éludés pour se centrer sur leurs aspects théoriques. Mais un mérite de ce livre est que les grandes questions de praxis sont quand même posées : quelques auteurs s’interrogent sur les modalités par lesquelles l’action du citoyen pourrait se concrétiser éventuellement quand les conditions d’un agir « ordinaire » sont rompues. Ces analyses auraient toutefois gagné à être illustrées par des études de cas. D’autres soulignent le problème des ressources à mobiliser en état de « déprivation » matérielle et symbolique. Finalement, on rend évident qu’il faut se poser la question de quelles alliances passer et de quels soutiens trouver en condition d’inégalité structurelle. S’ensuit un problème idéologique s’il en est : peut-on parler d’un problème d’alliance en l’absence de possibilité de réciprocité et quand les jeux de pouvoir sont occultés par l’apparence du hasard et de l’arbitraire?

Les anciennes notions de classes et de luttes sociales qui passent pour caduques ressurgissent avec pertinence dans le chapitre sur les logiques du capital et leur impact sur la précarité de l’emploi. Par ailleurs, elles sont traduites dans le contexte de précarité chronique de l’emploi telle que déterminée par les employeurs de masse. Le chapitre de Mercure éclaire cette question sur une plus grande échelle par un texte métathéorique sur les enjeux sociopolitiques qui sous-tendent cette problématique typique de la société postindustrielle sous l’influence de l’idéologie néolibérale.

Ce chapitre est central, car il remet les pendules à l’heure. Il nous rappelle qu’historiquement l’exclusion des membres, faibles ou non, vulnérables ou non ou, encore, non compétitifs, est remarquable et séculaire dans la plupart des sociétés qui nous précèdent. Il rappelle très justement que, dans les pratiques contemporaines de sous-traitance, l’essor du travail à temps partiel, du travail temporaire, du travail à forfait doit être associé à la précarité. « De tels changements au chapitre des formes d’emploi revêtent une grande importance, ne serait-ce que parce que le lien d’emploi dans nos sociétés, et plus particulièrement la forme de ce lien, constitue l’un des éléments clés du lien social, lequel tire toujours en grande partie ses fondements dans le champ du travail et de sa régulation. Examiner une telle question c’est donc s’interroger sur les mutations en cours dans nos sociétés, voire sur le devenir de nos sociétés » (p. 98). De là à passer à l’économie politique, il n’y a qu’un pas, que l’auteur franchit par une analyse pénétrante de l’influence ultralibérale dans l’actuelle mondialisation des marchés et dans l’éloge de la « flexibilité » au nom de laquelle les pouvoirs économiques s’imposent dans le processus multinational de répartition de l’emploi.

L’analyse faite par Mercure des divers mécanismes d’adaptation passe de la flexibilité technique à la flexibilité fonctionnelle, puis financière et salariale, suivie par la flexibilité numérique, dans un engrenage de « flexibilité globale » selon l’expression consacrée, qui ajuste la main-d’oeuvre aux exigences des visées primaires pour le profit. Cette « réingénierie » des trente dernières années illustre la nouvelle régulation dite flexible par des grandes entreprises, des emplois et des salaires. S’ensuivent un marché « duel » puis « multiple » de l’emploi basé sur des salariats à plusieurs vitesses, devenant la cause de nouvelles inégalités sociales, et la dislocation du système de régulation sociale lentement édifiée depuis la Seconde Guerre mondiale, avec l’effritement du tissu social et de la solidarité sociale qui apparaît en débat de fond. En résumé, la thèse de Mercure, quant aux effets de l’impartition flexible sur les formes de cohésion sociale, pourrait valoir à elle seule la lecture de cet ouvrage. Et sa question s’impose comme primordiale : est-il possible d’endiguer les effets de l’impartition flexible avec les moyens timides actuels que sont les lois du travail et les politiques sociales face aux modes puissants globalisants de production de la richesse?

Mercure soulève des enjeux centraux qui rejoignent les crises vécues individuellement par le citoyen : 1) « […] vivons-nous une véritable mutation de société » où le travail et le salariat ne seront plus les pôles d’intégration sociale? 2) Serons-nous témoins d’une mutation remettant en question la construction de l’identité sociale par le travail, de même que tous les avantages rattachés à la condition salariale, tels que les systèmes de protection sociale, les modes d’attribution des statuts et les formes de distribution des revenus? 3) Quels seraient alors les fondements de la nouvelle régulation sociale?

Ma perspective dans la lecture critique de ce livre est celle de ma discipline, la psychologie. Un psychologue attend d’une telle recherche qu’elle éclaire les déterminants spécifiquement sociaux (en étant donc hors de la psychologie et non psychologisante) – ce qui est fait magistralement par Mercure – et qu’elle ouvre la porte à une application psychosociale. C’est ce que le chapitre de Soulet fait avec une grande pertinence. Dans le chapitre de conclusion, ce dernier soulève le problème des facteurs déterminants des personnes composant cette société fragilisante. Il dérive de l’analyse structurale précédente des lignes directrices qui éclairent les limites et les possibilités de l’agir « faible » dans un contexte du pouvoir d'agir fragilisé. Il présente une théorie des enjeux pratiques pour l’individu en situation de vulnérabilité. Ce dernier chapitre intéressera particulièrement les praticiens, les travailleurs sociaux, les psychologues communautaires et ceux de la psychologie sociale. Le pouvoir d’agir est conçu ici sciemment dans une perspective individualiste du citoyen occidental, en respectant le thème principal des analyses présentées dans l’ouvrage.

En résumé, la plupart des auteurs semblent s’entendre d’emblée pour dire que l’exclusion sociale est devenue à ce point prépondérante qu’elle est sortie de la marginalité pour s’inscrire au coeur même des relations substantielles d’une société donnée. La perspective psychosociale a pourtant souligné dans la dernière décennie les phénomènes « nouveaux » d’épuisement au travail et de pression des rythmes et surcharges d’information au travail qui amènent une proportion significative des travailleurs (employés et cadres) à un essoufflement et à un retrait plus ou moins volontaire et individualisé de leur emploi. Le problème de l’épuisement (ou « burnout ») atteint des strates généralisées de l’emploi et est même devenu médicalisé sous le couvert de diagnostics sociaux moins tabous que ne le serait le diagnostic de sous-performance et qui se reflètent dans l’augmentation significative des statistiques d’absentéisme liées à l’anxiété, à la dépression et les réactions d’ajustements situationnels, tous des diagnostics de plus en plus médicalisés pour échapper au stigmate social de la non-productivité. Ce phénomène lié aussi à l’emploi précarisé décrit dans le chapitre de Soulet est plus longuement étudié en tant que phénomène psychosocial et donc plus près de la « psychologie » de l’individu sans que cela soit psychologisant. À l’échelle où ce problème s’étend, on comprend qu’il émerge comme thème dans les ouvrages sociologiques tels que celui-ci.

Les directeurs de l’ouvrage terminent leur conclusion par une question : comment reconstruire l’expérience sociale lorsque celle-ci a été défaite? Une question bien praxique lancée à la fin d’une réflexion toute théorique. C’est dans cet esprit que les modèles psychosociaux de l’identité de la personne, comme ceux de Moreno, de Reich, s’inscrivent et qu’ils n’apparaissent pas en contradiction avec le postulat idéologique de la cohésion, tant pour les petits groupes que les grands groupes. En fin de lecture, nous espérons un prochain ouvrage qui fasse le lien entre cette analyse sociologique de l’effritement social et les fragmentations du travail, avec les modèles sociopsychologiques de la décentralisation de l’identité sociale (Sampson, Wright Institute, 1985) et de la personnalité qui se manifestent de plus en plus dans les divers systèmes de diagnostics psychiatriques depuis une vingtaine d’années (American Psychiatric Association, DSM-IV, 2004) où l’on assiste à une explosion des taux statistiques sur les troubles de personnalité limite, dits « borderline », sur les troubles d’épuisement, de dépression et d’anxiété liés à la surcharge d’information et aux rythmes de travail, ainsi qu’à l’exclusion sociale. L’ouvrage commenté ici est donc d’une grande portée multidisciplinaire et invite les lecteurs de toutes les disciplines psychosociales à ouvrir cette problématique de l’exclusion, tant du point de vue des grands groupes sociologiques que de celui des modèles psychosociaux qui influent sur la psychologie de l’individu.