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La modernisation des institutions de services sociosanitaires publics et ses impacts sur les pratiques professionnelles

Les nombreuses transformations survenues au cours des trente dernières années dans la société en général, et dans le monde du travail en particulier, ont accentué la nécessité de former des professionnels capables de faire face aux multiples défis et enjeux de l’actualité. À travers diverses restructurations de l’État québécois au cours de la décennie précédente, l’amélioration de la prestation de services et les mécanismes les régulant sont venus s’inscrire au coeur des priorités. Cela s’observe également par l’intérêt croissant de la communauté scientifique envers la Nouvelle gestion publique (NGP) dans le système sociosanitaire (Jalette, Grenier et Hains-Pouliot, 2012), par différentes formes de rationalisation de l’administration publique basée sur un calcul de la performance, par à la fois des outils d’évaluation et des interventions professionnelles, et par une volonté de redéfinir le champ d’exercice de huit professions issues du domaine de la santé et des services sociaux. Ce contexte a en outre motivé l’adoption de nouvelles dispositions législatives dans le Code des professions du Québec, notamment celles relatives au Projet de loi 21  Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines, dans le cadre desquelles une meilleure délimitation des champs de compétence des différentes professions, dont la psychologie et le travail social, est recherchée.

S’inspirant des modes de gestion de l’entreprise privée, une telle orientation obéit au double impératif de perfectionnement de l’efficacité des ressources humaines et de mise en place de pratiques efficientes pouvant répondre aux contingences du marché du travail (Jalette, Grenier et Hains-Pouliot, 2012). Les gestionnaires de la santé et des services sociaux disposent alors d’outils facilitant l’organisation du travail en équipes multidisciplinaires et interdisciplinaires visant l’amélioration continue de la qualité des services destinés aux usagers (Gouvernement du Québec, 2012). L’un des axes privilégiés dans cette organisation consiste en l’évaluation des productions des corps professionnels (Dupuis et Farinas, 2010). Face à cette commande, les agents des professions relationnelles doivent être en mesure de composer avec une réalité professionnelle exigeant de plus en plus polyvalence, efficacité, productivité, adaptabilité. Ces défis sont encore plus complexifiés dans le cas des professions typiquement relationnelles, puisque la logique du pondérable pose problème à ces professions de par la nature des services qu’elles rendent par voie de transaction relationnelle. La prédominance d’une composante relationnelle essentielle à la réalisation de l’action professionnelle mobilise avant tout des technologies discursives et psychoaffectives (Couturier et Chouinard, 2008), nécessitant des savoir-être et des savoir-dire rendant difficile leur appréhension formelle.

Ces enjeux concernent également la formation universitaire, puisque l’une des voies préconisées dans le cadre de la modernisation actuelle des pratiques professionnelles consiste à relier l’intervention professionnelle aux connaissances et compétences acquises dans le cadre de la formation (Gouvernement du Québec, 2012). Les dispositifs de formation doivent en effet répondre à l’ensemble de ces contingences : la multiplicité des défis et enjeux qu’implique la rationalisation des productions pour la pratique professionnelle, ainsi que la difficulté à poser en objet de formation la complexité de la dimension relationnelle. L’adoption d’orientations professionnalisantes dans les dispositifs de formation apparaît comme une solution conséquente, puisqu’elles s’inscrivent tant comme une finalité que comme une demande formulée par le marché. Il apparaît alors justifié d’améliorer la compréhension des processus et des savoirs construits par les futurs professionnels, en favorisant une prise en compte des nouveaux cadres professionnels de référence pouvant appuyer les différents modèles de pratique. Il s’avère également pertinent de favoriser une meilleure adéquation entre les savoirs théoriques et ceux acquis en milieu pratique, en engageant le futur professionnel dans un exercice réflexif sur sa pratique. Cela traduit un souci de fournir des cadres de lecture des finalités, des modes d’organisation et des différents processus régulant les pratiques professionnelles. Qui plus est, la préoccupation d’améliorer la formation initiale et les dispositifs de formation traduit le besoin d’accroître la maîtrise de l’action par les professionnels.

Dans l’optique de mieux comprendre la façon dont les organismes de réglementation provinciaux et les institutions de formation articulent, au sein de leur référentiel d’activité professionnelle et de leurs programmes de formation initiale, les exigences du marché du travail et la complexité des apprentissages d’une profession comportant une dimension relationnelle cruciale, une analyse a été réalisée. Cet article vise à faire état des réflexions ayant émergé de cette analyse de la documentation produite par les unités de formation et les organismes de réglementation provinciaux de deux professions relationnelles : la psychologie et le travail social.

L’identité des professions relationnelles ou la difficile articulation entre un axe technique et un axe relationnel

Le projet s’est attardé à analyser spécifiquement deux professions typiquement relationnelles, se situant néanmoins aux deux spectres du continuum relationnel, à savoir la psychologie et le travail social. La psychologie peut être considérée comme l’une des professions relationnelles les plus libérales. Ayant des assises philosophiques, scientifiques et disciplinaires bien implantées et reconnues, la professionnalité de la psychologie n’est pas l’objet de remises en question dans le champ des professions (Castro et Le Rohellec, 2013). En revanche, la problématique identitaire du travail social est source de débats et d’enjeux récurrents au sein de la profession, et ce, depuis toujours. Si des fondements axiologico-religieux ont servi d’appuis à la légitimation du travail social dès ses débuts (Groulx, 1993), le recours à des bases théoriques se voulant plus rigoureuses a caractérisé les tentatives de la profession d’accroître sa reconnaissance et de se positionner dans le champ des professions relationnelles. Le travail social s’est alors tourné vers des cadres théoriques et d’analyse empruntés à des disciplines déjà scientifiquement constituées telles que la psychologie et la sociologie. Or, si ces disciplines mères ont fourni un grand nombre de bases théoriques au travail social, il en ressort cependant un grand éclatement quant aux définitions, aux conceptions de la société, de l’individu, des finalités du travail social et aux modèles d’intervention proposés (Chouinard, 2013). Cette diversité est entre autres repérable par l’affirmation du caractère pragmatiste et éclectique de la profession. La grande diversité théorique et méthodologique typique du travail social fait, pour plusieurs (Dorvil et Mayer, 2001 ; Groulx, 1993 ; Deslauriers et Hurtubise, 2007 ; Molgat, 2007 ; Mayer et al., 2000), office de base épistémologique. Suivant cette logique, le travail social ne se laisse pas définir à partir d’un seul et même point de vue, selon une théorie unique, mais plutôt en fonction d’éléments personnels, organisationnels ou professionnels encadrant le travailleur social qui l’exerce, le chercheur qui y réfléchit. C’est en réalité à l’acteur du travail social que revient la responsabilité de se situer personnellement face aux diverses perspectives offertes.

Afin de saisir de manière plus spécifique le fondement de l’identité des agents des corps de professions relationnelles, le schéma suivant présente l’articulation complexe se réalisant entre deux axes sémantiques qui définissent la professionnalité de ces métiers (Couturier et Chouinard, 2008).

Figure 1

Professionnalité des professions relationnelles

Professionnalité des professions relationnelles

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Tel qu’illustré, l’axe technique se réfère, d’une part, à des protocoles préétablis et des savoirs méthodiques communicables et maîtrisables, structurés sous forme de règles (Soulet, 1997). Il est possible de démontrer à ce propos que le recours à des tests standardisés et des méthodes d’intervention validées par la communauté scientifique dans le cadre de la pratique clinique du psychologue rend possible une énonciation claire de ses réalisations. D’autre part, l’axe relationnel renvoie au fait qu’une composante transactionnelle est inhérente à réalisation de l’action (Couturier et Chouinard, 2008). En tant que professions irréductiblement relationnelles, la pratique du psychologue, tout comme celle du travailleur social, nécessitent l’établissement d’un rapport avec un usager pour l’atteinte des finalités de la profession. La relation se posant comme un objet difficilement appréhendable en termes concrets et impliquant une grande part d’indétermination, cet axe sémantique rend ardue toute explicitation rationnelle (Soulet, 1997).

Pour le psychologue, l’aspect technique étant soutenu par bon nombre de protocoles homologués, l’utilisation des outils développés par la discipline constitue un pilier suffisamment solide pour asseoir l’identité professionnelle de l’agent qui les maîtrise. Étant déterminée par la conduite ou l’application de procédures, la relation apparaît en fait périphérique à la discipline, dans le sens où elle constitue le médium par lequel transite le savoir disciplinaire. Cette forte présence de l’axe technique vient en quelque sorte combler la part d’indétermination (Soulet, 1997) inhérente à la relation ; plus encore, elle situe ce débat hors du champ des préoccupations professionnelles.

Si la professionnalité du psychologue met à profit les deux axes sémantiques, celle du travailleur social va essentiellement se définir autour de l’axe relationnel. Étant un travail à composante hautement symbolique (Autès, 1998) et avec peu de formes concrètes (Soulet, 1997), la profession relève avant tout d’un travail sur l’humain ne possédant donc pas de nosologie précise (Villate, Teiger et Caroly-Flageul, 2006). Le rôle de la relation est primordial pour structurer l’intervention du travailleur social, car c’est dans et par la relation que s’inscrit le travail social (Autès, 1998). C’est par l’établissement d’une relation professionnelle avec un usager que s’opérationnalise son activité fondamentale de production de sens. C’est en effet la dimension relationnelle qui permet au travailleur social de relier symboliquement les individus à la société, de donner du sens au rapport qui s’établit entre leurs difficultés, toujours singulières, et les problèmes sociaux et leurs réponses sociale sous-jacents. L’action du travail social est, en ce sens, une action essentiellement médiatrice (Chouinard, Couturier et Lenoir, 2009). Puisque le travailleur social se situe structurellement à la jonction des différents systèmes entourant l’individu, la médiation permet ainsi d’opérer sur les deux registres constitutifs de l’intervention en travail social, identitaire et normatif (Autès, 1998), et de rencontrer en même temps le projet transformationniste de la profession. L’action de médiation constitue en réalité la dimension fonctionnelle de la relation, puisqu’elle autorise à l’individu une conception libre de toute entrave de son rapport au monde et une action sur ce dernier (Couturier et Chouinard, 2008). Comme ce travail de production de sens implique le recours à un registre discursif, il apparaît que la professionnalité du travail social ne peut se légitimer uniquement sous l’angle technique.

En considérant l’aspect fondamental que la relation revêt dans la professionnalité des métiers relationnels comme la psychologie et le travail social, il appert que l’exercice professionnel peut difficilement être soumis à une évaluation comptable de ses productions. C’est donc dans la perspective de comprendre la façon dont s’articulent ces deux axes sémantiques dans le cadre de l’appel à la modernisation des pratiques que les observations découlant d’une analyse des composantes de ces deux professions seront présentées. En premier lieu, le cadre méthodologique ayant guidé l’analyse sera posé. En second lieu, les aspects distinctifs de ces deux professions seront illustrés. En troisième lieu, les principaux constats dégagés de l’analyse seront exposés.

Une analyse visant à élucider les caractéristiques de deux professions relationnelles : la psychologie et le travail social

La réalisation d’une analyse des programmes de formation de premier cycle universitaire en psychologie et en travail social ainsi que des référentiels d’activité professionnelle construits par les organismes de réglementation provinciaux a été guidée par trois principaux objectifs. Dans un premier temps, une volonté de dégager les savoirs mis à contribution dans le façonnement de l’identité professionnelle des futurs bacheliers en psychologie et en travail social du Québec a été déployée. Dans un second temps, cette analyse s’est intéressée aux approches pédagogiques adoptées par les programmes de formation pour favoriser les apprentissages de ces savoirs spécifiques. Enfin, la compréhension de la dimension relationnelle et de la place qu’elle occupe dans les formations universitaires et les organismes de réglementation des professions relationnelles était poursuivie.

Plus précisément, le corpus des données documentaires étudié a été constitué des programmes de formation universitaire francophone de premier cycle en psychologie et en travail social au Québec. Ce sont alors les descriptions officielles et les objectifs généraux des programmes, ainsi que les objectifs et contenus de cours des baccalauréats respectifs qui ont été soumis à l’analyse. Les énoncés généraux émis par les organismes de réglementation québécois, ainsi que le référentiel d’activité professionnelle de l’Ordre des psychologues et de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux ont également composé le corpus. Le traitement et l’analyse des données se sont appuyés sur la méthode d’analyse de contenu (Bardin, 1998) et les données ont été codées et catégorisées par le recours au logiciel de traitement des données qualitatives QSR N’Vivo.

Pour dresser un bref portrait des caractéristiques des professions relationnelles ciblées, il est à noter que, bien qu’elles en incarnent deux figures types, les programmes de ces deux formations ne visent pas les mêmes finalités. La formation de premier cycle en psychologie est une formation préparatoire aux études supérieures et n’a pas d’ascendant professionnalisant. En ce sens, elle n’offre pas d’accès à l’Ordre des psychologues du Québec, puisque l’accréditation professionnelle nécessite l’obtention d’un diplôme de deuxième ou de troisième cycle universitaires en psychologie clinique. Quant au programme de baccalauréat en travail social, ce dernier adopte une orientation professionnalisante, puisque l’obtention du grade de bachelier est une porte d’accès direct à l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec ainsi qu’au marché de l’emploi.

Entre l’acquisition d’un savoir disciplinaire et l’apprentissage d’un savoir-être pour l’intervention

Tel que souligné précédemment, la psychologie et le travail social représentent deux formes extrêmes de professions relationnelles. Si les membres de ces groupes professionnels peuvent énoncer leurs apports professionnels distinctifs et spécifiques, il n’en demeure pas moins qu’en dehors de leur corps disciplinaire, une certaine difficulté se pose quant à la reconnaissance, par la population en général, de leurs contributions respectives, particulièrement pour les travailleurs sociaux. L’analyse des programmes de formation universitaire de premier cycle de ces deux champs a permis d’en dégager les éléments de distinction sur les plans des savoirs structurant la construction de l’identité professionnelle, des approches éducatives et de la place accordée à la dimension relationnelle.

La formation en psychologie se veut avant tout générale et scientifique et s’ancre dans l’acquisition des connaissances fondamentales de la discipline. L’analyse des contenus de cours de la formation initiale permet toutefois de soulever l’apport secondaire de la philosophie, de la psychanalyse, des sciences biomédicales et des neurosciences dans le développement scientifique des connaissances disciplinaires. Le corpus théorique de la formation en travail social est, pour sa part, beaucoup plus éclectique, puisqu’il emprunte à plusieurs champs les théories explicatives des objets de la profession. Les principaux contenus relatifs aux modèles d’intervention découlent de la psychologie et de la sociologie tandis que les contenus empruntés au droit et aux sciences politiques révèlent les multiples cadres socio-légaux entourant la pratique du travail social. Outre les nombreux éléments puisés à ces champs disciplinaires, l’analyse traduit toutefois une absence de savoirs théorisés résultants de l’analyse de la pratique empirique, tel qu’il est possible de le constater du côté de la psychologie. Contrairement à cette dernière, où les fondements sont essentiellement théoriques, le travail social s’est édifié à partir de contenus théoriques des disciplines précédemment mentionnées, de pratiques caritatives institutionnalisées, ainsi que d’un ensemble de valeurs morales guidant la pratique.

Les formations initiales se distinguent également de par leur objet d’intervention respectif. Faisant des processus mentaux et des comportements humains les cibles principales de son étude, la psychologie pose son angle d’analyse sur l’individu, tandis que le travail social oriente le sien vers les dynamiques interactionnelles de l’individu, des groupes et des collectivités dans leur rapport au social. Ces objets spécifiques d’intervention appellent conséquemment des approches pédagogiques distinctes dans les deux professions, car, si l’une cherche à favoriser le développement, chez les futurs praticiens, d’une perspective analytique portant sur un objet considéré en lui-même, c’est-à-dire envisagé sans égards aux composantes qui l’entourent et à leurs influences sur celui-ci, l’autre vise l’acquisition d’une vision hélicoïdale sur un objet s’inscrivant toujours dans des contextes familiaux, environnementaux, culturels, sociaux, politiques, etc.

La différence de ces objets d’intervention fait que les formations initiales soumises à l’analyse se distinguent également par les outils pédagogiques qu’elles utilisent, puisqu’elles conduisent à des finalités foncièrement opposées. Considérant que la formation en psychologie vise l’acquisition des contenus disciplinaires, les dispositifs de formation ont conséquemment favorisé le développement d’une analyse méthodologique et théorique du processus d’intervention propre à la psychologie. Effectivement, dans cette discipline, l’acquisition des différents contenus relatifs à la méthodologie de l’intervention et la maîtrise des différents protocoles standardisés sont les principaux éléments venant asseoir l’analyse du processus de l’intervention clinique. Bien que l’apprentissage de contenus caractérise également la formation en travail social, les dispositifs de formation s’ancrent plutôt dans une logique de développement de la capacité d’analyse critique des étudiants au regard des différentes composantes reliées au champ de la pratique de l’intervention en travail social. Celles-ci sont multiples et renvoient principalement aux problématiques et thématiques sociales, aux valeurs et finalités de la profession, aux codes déontologiques et éthiques ainsi qu’aux cadres législatifs, politiques, institutionnels et organisationnels à l’interface de la pratique professionnelle. Ainsi, l’analyse critique implique la connaissance d’une pluralité d’approches, de techniques et de méthodes d’intervention et leur application conséquente selon les différents contextes de pratique, tout en dressant leurs potentialités et limites d’application sur le plan clinique. De surcroît, il s’agit également de saisir l’influence des dimensions sociopolitique et économique sur la pratique du travail social contemporain, afin d’en faire ressortir les enjeux pour la profession.

Si le souci d’un arrimage entre les connaissances théoriques et les habiletés pratiques est ressorti comme un élément commun aux programmes des deux professions, c’est sur le plan des méthodes pédagogiques privilégiées pour parvenir à cette articulation qu’ils se distinguent. Dans les programmes en psychologie, des ateliers d’observation où l’étudiant est amené à analyser les différents éléments théoriques paramétrant le processus d’intervention clinique sont proposés. En travail social, ce sont les stages en milieu pratique qui constituent l’outil principal permettant l’intégration des savoirs théoriques à la pratique de l’intervention.

Au regard de l’analyse, les formations initiales diffèrent également par leurs finalités respectives. Tel que souligné précédemment, la formation initiale en psychologie se veut avant tout générale et scientifique et vise le développement des connaissances fondamentales de la discipline comme principale finalité. Bien que l’acquisition de contenus théoriques qualifie également la formation en travail social, il n’est toutefois pas possible de soutenir qu’elle se pose comme une finalité. En effet, son débouché sur une pratique professionnelle, plutôt que strictement scientifique, pose la maîtrise du processus d’intervention comme l’une de ses principales finalités, les autres étant le développement du savoir-être et du savoir-faire. Cependant, force est de constater que le développement du savoir-faire et du savoir-être s’inscrivent comme une finalité couplée.

Constituant un ensemble d’attitudes personnelles, d’habiletés interpersonnelles et de valeurs propres au travail social, le savoir-être apparaît comme l’un des aspects centraux de la formation en travail social, puisqu’il s’insère à la fois comme une finalité de la formation et un savoir indissociable de la méthodologie de l’intervention, au même titre que le savoir disciplinaire en psychologie. Si la maîtrise du processus d’intervention demeure l’une des principales finalités du programme, il n’en reste pas moins que l’acquisition des savoirs méthodologiques pour bien mener une intervention reste inopérante sans le développement intégré du savoir-être. Il se dégage de l’analyse que la formation initiale en travail social circonscrit les attitudes relationnelles, les habiletés interpersonnelles et l’adhésion aux valeurs de la profession comme un objet de théorisation. Bien qu’un tel savoir semble échapper à toute possibilité de conceptualisation de par sa nature subjective et non consensuelle, les dispositifs de formation en travail social le consacrent comme un savoir théorique et en font un objet d’apprentissage professionnel. Effectivement, les dispositifs de formation en travail social accordent une importance marquée à la subjectivité de l’acteur dans la structuration de l’intervention, notamment avec les croyances reliées à la singularité caractérisant chaque intervenant. Ainsi, l’étudiant est amené à développer une analyse sur ce que la pratique du travail social lui suscite sur les plans de son vécu personnel, de ses valeurs et de ses affects. En définitive, le savoir-être et le savoir-faire se posent comme des objets mutuellement inclusifs de l’intervention en travail social.

L’intérêt pour les approches expérientielles se manifeste également dans le cadre de la formation initiale en psychologie, mais il n’y joue qu’un rôle secondaire, puisque cette formation conserve comme principale finalité l’acquisition des savoirs disciplinaires et méthodologiques. La formation en psychologie offre quelques contenus visant le développement d’habiletés et d’attitudes personnelles inhérentes à la pratique de la profession, mais ceux-ci sont plutôt marginaux comparativement aux contenus disciplinaires. Ainsi, le savoir-être ne constitue pas une finalité de la formation, comme c’est le cas en travail social. La principale différence à noter est que, dans la formation en psychologie, ces attitudes ont un caractère facilitant dans l’opérationnalisation des savoirs disciplinaires dans le cadre de la relation professionnelle, tandis qu’en travail social, l’intervention ne peut s’instituer sans le savoir-être.

Qu’en est-il plus exactement de la dimension relationnelle au sein des formations initiales ? Il apparaît que celle-ci n’est pas présente de manière explicite dans la description des programmes. Cette dernière peut en réalité être décelée à travers l’utilisation des notions d’intervention et de pratique mais, ces mêmes notions ne se retrouvent pas définies de manière précise, à l’exception des processus d’intervention clinique et sociale qui sont décrits dans leurs grandes lignes, en termes d’étapes à réaliser. Pour ce qui est du travail social plus spécifiquement, bien qu’il soit question d’intervention auprès de clientèles particulières, ou encore de pratiques relatives à des problématiques sociales diverses, celles-ci ne sont pas énoncées. L’accent est surtout mis sur le développement d’une pratique réflexive chez les futurs travailleurs sociaux et sur les stages comme moment ultime d’accès à la pratique professionnelle.

Des savoirs distincts, convergence vers l’intervention

Si des différences significatives sont apparues entre les deux professions sur le plan de la formation, celles-ci s’atténuent lorsqu’il s’agit des référentiels d’activité professionnelle. Même si, à l’instar des programmes de formation, les référentiels d’activité professionnelle exposent leur objet distinctif d’intervention, à savoir pour la psychologie l’individu, et pour le travail social les interactions de l’individu, des groupes et des collectivités avec l’environnement, les finalités de ces professions convergent vers le champ de l’intervention. Si toutes deux s’inscrivent dans un registre fonctionnaliste et humaniste, les finalités de l’intervention du travail social peuvent aussi s’ancrer dans des registres sociocritiques, néomarxistes et structurels. Peu importe ces distinctions, il demeure que les finalités des deux professions se déploient en termes d’intervention.

Parmi les similitudes, les référentiels des professions ciblées présentent une liste d’attitudes personnelles souhaitables pour les praticiens dans leurs pratiques professionnelles respectives. Bien que la mobilisation de compétences narratives soient utiles à la pratique, celles-ci ne sont pas consacrées par le corps professionnel des psychologues comme un outil servant proprement l’intervention au même degré que la maîtrise de tests scientifiques, de protocoles standardisés et d’outils d’évaluation validés scientifiquement. Dans le cas du travail social, il s’agit d’un rappel à l’une des finalités de la formation initiale, soit le développement du savoir-être, contrairement à la psychologie, où il s’agit plutôt d’une attente formulée à l’égard des professionnels face aux habiletés à développer dans le cadre de leur exercice professionnel. Tel que mentionné précédemment, la formation en travail social est axée sur le développement de compétences auto-évaluatives, venant poser la subjectivité du professionnel comme indispensable à l’opérationnalisation des différentes techniques et méthodes d’intervention. Ainsi, le soi, dans son acception existentielle, se constitue comme un outil d’intervention pour les travailleurs sociaux dans le cadre de leur exercice professionnel au même titre que les habiletés pratiques relatives à l’intervention. En ce sens, les compétences relationnelles et narratives représentent une assise fondamentale de leur pratique professionnelle. Plus encore, il apparaît même que la dimension relationnelle de la profession s’insère dans ces compétences. Sans cependant être énoncé de la sorte, il demeure que le fait de favoriser la connaissance de soi chez les praticiens et de les encourager à s’interroger sur les divers éléments de la pratique accroît la capacité du professionnel à établir une relation avec les usagers.

En bref, l’analyse de l’ensemble du corpus documentaire révèle que le fondement de l’identité professionnelle des psychologues repose avant tout sur l’acquisition des savoirs disciplinaires et méthodologiques, testés, validés et approuvés par la communauté scientifique. En ce qui a trait aux fondements de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux, celle-ci repose plutôt sur deux éléments constitutifs, soit la maîtrise de divers modèles d’intervention et l’adhésion aux valeurs et finalités partagées par le corps professionnel. Si cette identité se construit à partir de la capacité du professionnel, et du futur professionnel, à adhérer à l’ethos de la profession, celle du psychologue ne répond pas à cette logique. Il s’avère en effet que pour ce groupe professionnel, l’intégration de principes axiologico-humanistes s’impose d’elle-même, de par les considérations faites à l’égard de la nature du travail effectué, soit un travail avec l’humain, et le contexte inévitablement relationnel dans lequel l’acte professionnel se déploie.

Les savoirs en psychologie sont par ailleurs réinvestis dans une intelligibilité de la pratique du psychologue, tandis que les savoirs que le travail social emprunte principalement à la sociologie et à la psychologie sont utilisés pour comprendre des phénomènes sociaux ou comportementaux se trouvant en périphérie de la pratique.

Processus de construction identitaire : deux approches préconisées

Afin de bien illustrer les processus de construction de l’identité professionnelle chez les psychologues et les travailleurs sociaux du Québec, le schéma suivant présente de façon synthétisée les approches privilégiées par les deux professions.

Cette figure permet de mettre en lumière le fait qu’en psychologie, la question de l’identité professionnelle ne se situe pas au coeur des préoccupations. L’emprunt aux sciences exactes, les méthodes et tests validés et l’acquisition des connaissances disciplinaires partagées par le groupe permettent l’accès au statut de la profession. Il appert ainsi que le noeud identitaire au sein de cette discipline est considéré de facto comme solide, puisqu’il repose sur un corpus disciplinaire entériné par la communauté scientifique. L’identité professionnelle se traduit surtout par le fait d’acquérir les connaissances et la rigueur des méthodes propres à la discipline. Les approches en psychologie visent à développer une réflexion critique au regard de la pratique en engageant les praticiens dans un processus d’objectivation de ses composantes, de manière à en faire ressortir ses savoirs scientifiques.

Malgré tout, un constat ayant émergé de l’analyse des données documentaires, démontre une montée de l’expérientiel dans les dispositifs professionnalisants en psychologie. Toutefois, cet aspect tendanciel ne saurait en ébranler les assises scientifiques. En ce sens, il n’agit pas de façon à reconfigurer l’identité professionnelle de ce corps, mais répond plutôt à une logique d’humanisation des pratiques.

Du côté du travail social, la construction identitaire semble plutôt tributaire de la capacité individuelle de chacun à articuler les diverses composantes de la profession : ses normes de pratique, ses valeurs ainsi que ses finalités selon ses propres choix, contextes de pratique, habiletés, etc. Le recours aux approches réflexives se veut alors un outil de développement de l’identité professionnelle, dans la mesure où il vise à infléchir une réflexion sur la pratique en fonction de ses caractéristiques personnelles. Les savoirs obéissent ainsi à une logique de subjectivation, dans la mesure où la réflexivité en travail social agit de façon à susciter l’engagement du praticien dans un exercice introspectif sur son rapport à la pratique. En ce sens, une partie de la professionnalité des travailleurs sociaux repose sur le développement de compétences à caractère relationnel donc, par définition, propres au fait d’être humain, plutôt que strictement associées à un processus d’apprentissage professionnel. L’identité professionnelle conjugue simultanément référents personnels et professionnels.

Cette sollicitation du soi permet d’élucider la propension du travail social à susciter l’engagement de ses agents dans un rapport de subjectivation de la pratique à partir d’éléments autoréférentiels issus du vécu personnel. Effectivement, les dispositifs professionnels accordent une importance marquée à la subjectivité de l’acteur dans la structuration de l’intervention, en insistant notamment sur le développement d’une analyse sur ce que la pratique du travail social lui suscite sur le plan de sa subjectivité. Suivant cette logique, toute tentative d’objectiver les composantes méthodologiques de l’intervention en travail social ne peuvent conduire qu’à une « théorisation partielle », puisque les savoirs subjectifs construits, constituant le savoir-être, fluctuent d’un étudiant à l’autre. Ceci permet de comprendre l’importance sans équivoque accordée aux processus par lesquels les dispositifs de formation engagent les étudiants dans un exercice de réflexion afin d’accroître leur connaissance d’eux-mêmes. Il se crée des espaces de réflexion à l’intérieur même de la formation où l’étudiant en travail social dresse ses limites et potentialités psychoaffectives par le biais d’un examen introspectif. Le soi se constitue à la fois comme un objet d’intervention et de transformation perpétuelle. En psychologie, l’attention portée à l’expérientiel agit plutôt à titre de complément aux connaissances disciplinaires dont l’acquisition demeure la principale finalité du programme tandis qu’en travail social, il s’inscrit au coeur de sa professionnalité.

Figure 2

Processus de construction de l'identité professionnelle

Processus de construction de l'identité professionnelle

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Perspectives d’avenir pour le travail social : vers une modélisation des savoirs empiriques

À la lumière des éléments précédents, il apparaît que deux principales composantes s’imposent dans les approches de formation en travail social : les composantes axiologique et normative. Si l’axiologie se pose comme l’un des éléments fondateurs du travail social, c’est que la nécessité d’adhérer symboliquement à des valeurs humanistes et sociales s’inscrit toujours au coeur de la pratique contemporaine. Cela semble plutôt paradoxal considérant que l’affranchissement du caractère religieux-humaniste du travail social est l’un des principaux enjeux lié à sa professionnalisation. En effet, c’est à partir de la maîtrise d’une méthode, se posant en termes de savoir-être et savoir-faire, ainsi que de l’adhésion aux valeurs inhérentes à la pratique que le travail social légitime son existence en tant que profession dans l’espace social. Toutefois, une telle logique argumentative se voit déficitaire lorsqu’il est question de présenter ses contributions spécifiques au regard des autres professions du social, qui, elles aussi, agissent implicitement au nom de principes socio-humanistes. Par ailleurs, plusieurs ont soulevé la difficulté des professionnels du social de légitimer leur spécificité professionnelle, en raison notamment du fait que le travail social ne possède pas de savoir qui lui est propre, mais emprunte plutôt des bribes de savoirs à diverses disciplines (Ion, 2006).

L’analyse révèle également que la profession adopte une approche normative visant à prescrire les bonnes pratiques. Plutôt que de reposer sur un ensemble de connaissances empiriques issues de l’analyse de la pratique professionnelle, les contenus du travail social relèvent de contextes, principes et normes de pratique ainsi que de valeurs humanistes inhérentes à l’exercice de la profession. De par les nombreux emprunts qu’il fait aux champs disciplinaires de la psychologie et de la sociologie, il s’avère que le travail social possède très peu de savoirs conceptualisés qui lui soient propres. Le fait, pour les travailleurs sociaux, de devoir rechercher le sens de leur action professionnelle à partir de ce corpus crée chez eux une tension les conduisant à s’attacher à son caractère éclectique que traduit la multiplicité des approches, des modèles d’intervention, des cadres de pratique et d’analyse, mettant en relief sa spécificité professionnelle. Pourtant, force est de constater que, malgré cette pluralité des savoirs, l’identité professionnelle des travailleurs sociaux est l’objet d’un certain malaise (Franssen, 2000). Le refuge dans le vécu de la pratique empirique, dans l’essence du « vrai » travail social, ne semble pas réussir à évacuer complètement ce malaise, car le vécu, tant qu’il n’est pas traduit et expliqué à partir d’une base théorique, ne renseigne pas sur la signification de l’agir professionnel (Dubet, 2002 ; Zuñiga, 1993). Dans cette optique, il importe que le travail social se soumette à une logique d’objectivation et de modélisation de sa pratique telle qu’elle est réalisée dans les faits pour développer progressivement son propre corpus de savoirs (Dubet, 2002 ; Zuñiga, 1993). Dans le même sens, la réflexivité doit plutôt tendre à dépasser la modulation des divers éléments de la pratique au regard de la subjectivité de l’intervenant, pour chercher à en objectiver les éléments constitutifs. Une telle approche favoriserait la création d’espaces de réflexion collective permettant de mieux saisir les enjeux et processus relatifs à la construction identitaire des travailleurs sociaux. Qui plus est, une analyse de la pratique professionnelle permettrait de mettre en exergue les apports spécifiques du travail social, mais également d’en renforcer la professionnalité et la reconnaissance par les autres corps professionnels.