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Introduction

L’enseignement de l’organisation communautaire occupe au Québec une place spécifique dans les programmes de formation en travail social. Son importance a varié au cours des ans et selon les écoles. À l’École de travail social de l’UQAM, l’organisation communautaire, appelée également « intervention auprès des communautés », continue à faire l’objet d’une concentration particulière. Se distinguant de l’intervention auprès des individus, des petits groupes ou des familles, l’organisation communautaire est une forme d’intervention qui vise à permettre à un ensemble de personnes d’agir collectivement de façon planifiée en vue de changer une situation sociale commune. Dès lors, les futurs organisateurs communautaires ont besoin de connaître et de comprendre les fondements de l’action collective, pour être en mesure d’intervenir de manière à en favoriser l’exercice. Par ailleurs, il leur est aussi nécessaire de réfléchir au sens de cette intervention.

Les concepts développés par Hannah Arendt pour définir l’exercice politique sont à cet égard d’une grande richesse. Selon cette philosophe, il y a exercice du politique dès que des personnes se rassemblent pour parler d’une situation commune et décider d’agir ensemble afin de changer cette situation, donc de se mobiliser pour mener une action collective. Il est possible de reprendre ces concepts pour comprendre la façon dont l’agir ensemble s’exerce lors des mobilisations et cerner les conditions d’un tel exercice, ce qui permet d’intervenir pour favoriser la mise en place de ces conditions. Comprendre l’agir ensemble pour le soutenir, tel est le sens de la démarche que j’ai entreprise dans le cadre des cours en organisation communautaire.

Reprenant les concepts développés par Arendt, j’ai élaboré un cadre cernant les fondements de l’action collective et identifiant les conditions de l’exercice politique; je commencerai par présenter ce cadre[2]. Particulièrement intéressée à analyser les façons de favoriser un tel exercice, dans une perspective d’intervention, je m’attarderai ensuite au rôle joué par les personnes visant à encourager cet exercice, qu’il s’agisse de leaders naturels ou d’intervenants professionnels.

L’exercice du politique selon Arendt

Quelques mots tout d’abord sur Hannah Arendt, cette philosophe politique majeure du XXe siècle. Juive allemande née en 1906, elle fuit le nazisme en 1933 et s’exile en France où elle vit jusqu’en 1941, avant d’émigrer aux États-Unis. Elle obtient la citoyenneté américaine en 1951 et meurt à New York en 1975. L’année 2006 marquait le 100e anniversaire de sa naissance. Divers événements : colloques, expositions, symposiums, furent organisés un peu partout dans le monde pour souligner l’apport exceptionnel de cette philosophe, qui a consacré sa vie à « penser » le monde, à tenter de comprendre les événements tragiques qui ont marqué son époque (antisémitisme, impérialisme, totalitarisme), à réfléchir sur les conditions de la liberté et de l’action politique.

En conclusion aux Origines du totalitarisme, reconnaissant que « les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires » (Arendt, 1972b : 201-202) et que nous sommes sans cesse menacés par leur résurgence, Arendt se demande : à quelles conditions un monde non totalitaire est-il possible ? Considérant l’humain[3] comme un être d’action, c’est dans cette faculté d’agir politiquement qu’Arendt cherchera la réponse. Selon elle, « c’est la possibilité d’action qui fait de l’homme un être politique » (1972a : 192-193); c’est sa capacité d’initier quelque chose de neuf plutôt que d’exécuter ou de répéter des gestes. Et c’est dans cette faculté de l’humain d’agir politiquement que repose la possibilité qu’advienne un monde nouveau.

Arendt s’attache alors à connaître les conditions qui déterminent l’action politique. Cette tâche gigantesque, à laquelle elle s’attelle durant les années 1950, aboutit, sept ans après la parution des Origines du totalitarisme, à la publication de la Condition de l’homme moderne. Elle y reprend et développe les concepts qui définissent, selon elle, l’exercice du politique.

Toute l’analyse politique de Arendt repose sur une compréhension des individus. Le fait que tous vivent sur terre en tant qu’humains implique des conditions communes d’existence. C’est ce qu’Arendt appelle la condition humaine, qui engendre des « facultés humaines générales […] qui sont permanentes, c’est-à-dire ne peuvent se perdre sans retour tant que la condition humaine ne change pas elle-même » (1983 : 13). Cette condition humaine est beaucoup plus durable que le monde lui-même, qui est sujet à changements.

Afin de cerner l’essence du politique et dépasser les caractéristiques particulières d’un exercice politique spécifique, Hannah Arendt cherchera alors à identifier les traits les plus durables de la condition humaine, à savoir la vie en elle-même, la natalité et la mortalité, la pluralité, l’appartenance au monde et la terre. Arendt considère que trois de ces traits sont davantage significatifs sur le plan politique; ce sont la natalité, la pluralité et l’appartenance au monde. Voyons d’abord comment elle les définit, pour examiner ensuite la façon dont, selon elle, ces traits s’actualisent.

La condition humaine de natalité : des individus doués de spontanéité

La spontanéité, selon Hannah Arendt, c’est « le pouvoir qu’a l’homme de commencer quelque chose de neuf à partir de ses propres ressources, quelque chose qui ne peut s’expliquer à partir de réactions à l’environnement et aux événements » (1972b : 195). Cette spontanéité vient de la condition humaine de natalité. « Les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover » (1983 : 277); la faculté d’agir des humains « s’enracine ontologiquement » (1983 : 278) dans le fait de la natalité. En effet, avec chaque naissance, c’est un être nouveau qui vient au monde, un être doué de possibilités multiples, un être susceptible d’amener un nouveau commencement dans le monde : « Avec chaque naissance nouvelle, c’est un nouveau venu qui est advenu dans le monde, c’est un nouveau monde qui est virtuellement venu à être » (1972b : 211).

Cette capacité d’innover de chaque personne, liée à sa condition de natalité, est l’essence même de la liberté. La source de la liberté réside dans la capacité qu’a chaque personne d’être un nouveau commencement, de commencer « un monde à nouveau » (1972b : 212). Source de liberté pour chaque personne, ce commencement garantit la possibilité d’un avenir et fonde l’espérance pour l’humanité : « […] ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance : il est, en vérité, chaque homme » (1972b : 232). L’avenir de l’humanité n’est possible que parce que des hommes nouveaux et des femmes nouvelles naissent, et qu’avec eux et elles naît « la possibilité qu’advienne quelque chose d’entièrement nouveau et d’imprévisible » (1972b : 211).

La spontanéité humaine, source de nouveauté et, par le fait même, d’imprévisibilité, confère aux affaires humaines leur fragilité. Mais c’est ce même caractère d’imprévisibilité amené par la spontanéité humaine qui empêche l’exercice d’une domination totale sur l’humain. Ceux qui aspirent à une telle domination doivent non seulement restreindre la liberté, mais liquider toute spontanéité liée à la simple individualité et rendre les humains superflus : « Le totalitarisme ne tend pas vers un régime despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas le moindre soupçon de spontanéité » (1972b : 197).

La condition humaine de pluralité : des individus égaux et différents

La condition humaine de pluralité, Hannah Arendt la définit par le fait que « ce sont les hommes et non pas l’homme qui vivent sur terre et habitent le monde » (1983 : 16). Ces individus sont tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que « jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » (1983 : 17).

La pluralité a donc un double caractère d’égalité et de distinction. C’est ce qui en fait la condition fondamentale de l’action et de la parole. Si les humains n’étaient pas égaux, ils « ne pourraient pas se comprendre les uns les autres » (1983 : 198) et s’ils n’étaient pas distincts, s’ils étaient « des répétitions reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle » (1983 : 16), ils n’auraient besoin « ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre » (1983 : 198). La pluralité humaine, c’est « la paradoxale pluralité d’êtres uniques » (ibid.).

Condition de l’action et de la parole, la pluralité humaine, selon Arendt, est « spécifiquement la condition - non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam - de toute vie politique » (1983 : 16). En ce sens, la réduction à l’unité produite par la massification est « foncièrement antipolitique » (1983 : 241).

La plus puissante des actions de masse, « celle qui oblitérerait les différences individuelles à un point maximum » (1972b : 54), se retrouve dans les régimes totalitaires où la pluralité « s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques » (1972b : 211). La domination totale s’efforce en effet « d’organiser la pluralité et la différenciation infinie des êtres humains comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu » (1972b : 173). Pour parvenir à une telle uniformisation, les deux régimes totalitaires étudiés par Arendt, celui de l’Allemagne hitlérienne et celui de la Russie stalinienne, ont tous les deux eu recours, d’une part, à « l’endoctrinement idéologique des formations d’élite », d’autre part, à « la terreur absolue dans les camps » (ibid.). L’objectif est d’en finir avec le caractère unique de la personne humaine parce que, selon Arendt : « […] l’individualité, comme tout ce qui, bien sûr, distingue un homme d’un autre, est intolérable. Aussi longtemps que l’on n’a pas rendu tous les hommes également superflus - et c’est là ce qui ne s’est fait que dans les camps de concentration - l’idéal de la domination totalitaire n’a pas été pleinement réalisé » (1972b : 197).

La condition humaine d’appartenance au monde : des individus vivant dans un monde commun

Le monde commun, c’est ce monde dans lequel tous les humains vivent. Et ce monde commun n’existe que parce que des personnes, douées de spontanéité, y vivent égales et différentes. Le monde commun est un monde aux multiples facettes, qui naît des différences de perception et de point de vue liées à la condition humaine de pluralité. Ce monde commun est donc détruit lorsque la pluralité humaine est anéantie : « Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective » (1983 : 69).

Le monde commun, produit par la diversité liée à la condition humaine de pluralité, n’existe par ailleurs que si les hommes et les femmes s’y insèrent par la parole et l’action. Cette insertion dans le monde commun, libre et spontanée, est « comme une seconde naissance » (1983 : 199). Nés en tant que membres de l’espèce animale, nous ne devenons humains, c’est-à-dire des êtres politiques, que lorsque nous nous insérons dans le monde commun par la parole et l’action.

Dans les sociétés de masse, le monde commun ne peut se développer en raison de l’isolement et du manque de rapports sociaux : « Il n’existe pas d’échange entre les gens en place. Ils n’ont entre eux aucun lien » (1972b : 137). Cette destruction totale de tous les liens sociaux et familiaux, cette absence de contacts personnels, c’est ce qu’Arendt appelle l’« atomisation » (1972b : 47). Complètement isolés, n’ayant aucun groupe auquel se référer, les individus de masse ne peuvent développer de sentiment d’appartenance, ils ne poursuivent pas d’objectifs communs, ils n’ont pas de lieu commun fondé sur l’intérêt commun. N’appartenant à aucun corps social ou politique, les masses ne sont qu’un « véritable chaos d’intérêts individuels » (1972b : 74).

N’ayant aucune conscience d’un intérêt commun et ne poursuivant aucun objectif commun, les individus atomisés, dépourvus de la solidarité de groupe, sont privés de sentiment d’utilité lié à l’appartenance au groupe et à la poursuite d’objectifs communs. « Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde » (1972b : 227). Ces individus isolés dans une société atomisée sont des proies faciles pour les idéologies totalitaires, qui leur offrent un sentiment d’importance et de sécurité.

Parler ensemble : actualisation de la condition humaine de pluralité

Dans ce monde commun où ils vivent, se meuvent et agissent, il n’y a d’expérience de l’intelligible pour les « hommes au pluriel (…) que parce qu’ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes » (1983 : 11). C’est donc le langage qui « fait de l’homme un animal politique » (1983 : 10), puisque c’est lui qui permet aux personnes humaines de vivre ensemble et de rendre le monde commun intelligible.

Par la parole, chaque personne, unique et différente des autres, peut communiquer cette individualité aux autres personnes. La parole, selon Arendt, est « l’actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux » (1983 : 200). Dans ces échanges où sont respectées les pluralités, se forgera une compréhension commune des événements : « Que l’on accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions, une opinion forgée rationnellement pourra se dégager » (1972a : 254).

Comprendre ensemble les événements signifie « accepter les réalités telles qu’elles se présentent et prendre la peine de réfléchir à leur propos », plutôt que de «refuser de voir les choses comme elles sont, refuser de les analyser, en espérant ainsi les classer» (1972a : 231). C’est d’ailleurs cette dernière attitude qui crée, selon Arendt, le « vide théorique »[4].

Pour Arendt, seule la compréhension forgée dans les échanges peut donner un sens à l’action politique; pour agir ensemble, à plusieurs, « de concert » (1972a : 193), il faut se baser sur une compréhension commune des événements et du monde commun.

Agir ensemble : actualisation de la condition humaine de natalité

Agir signifie « prendre une initiative, entreprendre, mettre en mouvement » (1983 : 199). L’action se distingue nettement du travail - qui recouvre les activités liées à l’entretien et à la survie biologique - ainsi que de l’oeuvre - qui consiste à fabriquer des objets d’usage. L’action est la faculté centrale de l’être humain; par l’action, celui-ci possède la capacité d’initier quelque chose dont le surgissement est imprévu. « L’action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, elle est l’actualisation de la condition humaine de natalité » (1983 : 200).

Cette capacité d’action des humains, qui leur permet d’accomplir l’inattendu, l’improbable, n’est possible que parce que « chaque homme est unique, de sorte qu’à chaque naissance quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde » (1972a : 200). Selon Arendt, « aucune autre faculté, si l’on excepte le langage, ne nous différencie plus radicalement de toutes les autres espèces animales » (1972a : 193). L’action caractérise l’homme et la femme non seulement comme être humain, mais comme être politique : « c’est la possibilité d’action qui fait de l’homme un être politique; elle lui permet d’entrer en contact avec ses semblables, d’agir de concert, de poursuivre des buts et de forger des entreprises » (ibid.).

Le pouvoir d’agir que possède l’humain correspond à la relative liberté dont il dispose par rapport à ce qui est. C’est sur la capacité d’agir que repose la liberté humaine : « Nous sommes libres de changer le monde et d’y introduire de la nouveauté. Sans cette liberté mentale […] de dire ‘oui’ ou ‘non’ - en exprimant notre approbation ou notre désaccord […] aux réalités telles qu’elles nous sont données, […] - il n’y aurait aucune possibilité d’action » (1972a : 11).

Cette possibilité qu’ont les gens d’agir, Hannah Arendt en parle comme d’une responsabilité. Et elle la définit comme le contraire de la résignation « si caractéristique de l’Europe durant la dernière guerre » (1980 : 68). Dire non, refuser, être capable de s’indigner…[5].

Parler et agir ensemble : actualisation de la condition humaine d’appartenance au monde

L’action et la parole sont étroitement liées. Selon Arendt, l’action est l’activité humaine qui a le plus besoin de la parole : « L’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire » (1983 : 201).

La parole et l’action, contrairement à l’oeuvre et au travail, ne sont jamais possibles dans l’isolement; l’être isolé est privé de la faculté d’agir. La parole et l’acte n’existent que si elles s’insèrent dans le réseau des relations humaines, si elles s’actualisent dans le monde commun, si elles interviennent dans ce monde commun. Ces gens qui se rassemblent pour parler, c’est de sujets concernant leur existence commune dont ils discutent. Et par ces actions qu’ils décident de mener ensemble, c’est leur monde commun qu’ils tentent de transformer. D’où le caractère politique d’un rassemblement.

Du rassemblement des gens naît la puissance. La puissance « jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble, et retombe dès qu’ils se dispersent » (1983 : 225). La puissance est bien différente de la force, « qui est la qualité naturelle de l’individu isolé » (ibid.). Elle est indépendante des facteurs matériels comme le nombre ou les ressources; le seul facteur matériel indispensable à son existence, c’est le rassemblement des personnes. Dès que des individus sont rassemblés, ils sont puissants politiquement, quel que soit leur nombre, ou les ressources matérielles dont ils disposent. Et quiconque « s’isole au lieu de prendre part à cette cohésion renonce à la puissance et devient impuissant, quelles que soient ses forces » (1983 : 226). La tentation de l’individu de masse de se retirer du monde est donc particulièrement dangereuse; y céder serait renoncer à ce pouvoir sur le monde commun qui ne vient que de l’agir ensemble, et se condamner à ce qu’Arendt appelle l’isolement, qui est le contraire de l’existence politique : « L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leur vie, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite » (1972b : 225).

Initiée par des êtres uniques et capables de nouveauté, l’action est imprévisible parce qu’infinie. On ne saisit le sens d’une action qu’une fois celle-ci achevée. Cette imprévisibilité de l’action correspond bien à la condition humaine de natalité. Imprévisible, l’action est également irréversible. Parce que l’action commence quelque chose d’entièrement nouveau et qu’elle s’inscrit dans le domaine des affaires humaines, parmi d’autres actions imprévisibles initiées par des êtres uniques, « les hommes ne pourront jamais contrôler sûrement le moindre des processus que l’action aura déclenchés » (1983 : 263). En agissant, les individus déclenchent des processus qu’ils pourront modifier en agissant à nouveau, mais qu’ils ne pourront jamais reprendre; chaque action, une fois posée, ne peut être défaite, et ses résultats sont irréversibles.

Selon Hannah Arendt, ce double caractère d’imprévisibilité et d’irréversibilité de l’action est cela même qui la rend si difficile, si frustrante : « Ce sont des raisons suffisantes pour se détourner avec désespoir du domaine des affaires humaines et pour dédaigner la faculté de liberté » (1983 : 263). Se retirer dans le non-agir, s’abstenir totalement du domaine des affaires humaines, peut alors être tentant; c’est ce qui arrive quand on se réfugie dans des activités où un individu, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes du début à la fin. Cet individu pense alors qu’il est souverain; il peut, de façon autonome, diriger et prévoir ses gestes. Mais il n’est pas libre parce que la liberté, c’est le pouvoir d’entreprendre et d’agir avec d’autres personnes. Or, rappelle Arendt, « aucun homme ne peut être souverain, car la terre n’est pas habitée par un homme, mais par les hommes » (ibid.). Vouloir épargner au domaine des affaires humaines « le hasard et l’irresponsabilité morale qui sont inhérents à la pluralité d’agents » (1983 : 247), c’est attaquer l’essentiel du politique : « Les calamités de l’action viennent toutes de la condition humaine de pluralité, qui est la condition sine qua non de cet espace d’apparence qu’est le domaine public. C’est pourquoi, vouloir se débarrasser de cette pluralité équivaut toujours à vouloir supprimer le domaine public » (1983 : 248).

Plutôt que de chercher des substituts à l’action pour échapper à ses « calamités », c’est dans la capacité d’agir elle-même qu’il faut chercher des remèdes aux frustrations de l’action. Hannah Arendt considère que la capacité d’agir « recèle elle-même certaines possibilités qui lui permettent d’échapper aux conséquences de la non-souveraineté et de son impuissance » (1983 : 265). Pour contrer l’irréversibilité, il y a le pardon : « La rédemption possible de la situation d’irréversibilité - dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors qu’on ne savait pas, qu’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait - c’est la faculté de pardonner » (1983 : 266). Et pour contrer l’irréversibilité, contre « la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses » (ibid.). Pour Hannah Arendt, ces deux facultés vont de pair : le pardon servant à supprimer les actes du passé, la promesse permettant de disposer « des îlots de sécurité » dans « cet océan d’incertitude qu’est l’avenir ». Ces facultés s’exercent toutes deux dans le champ des relations humaines : pardonner à quelqu’un, faire des promesses à quelqu’un. Elles dépendent de la pluralité, de la présence et de l’action d’autrui; elles permettent des solutions politiques à des problèmes posés par l’action.

Accepter d’intervenir dans le domaine public et ainsi se révéler aux autres exige un certain courage : « Il y a déjà du courage, de la hardiesse à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer » (1983 : 210). Et, ajoute Arendt, « sans ce courage originel, l’action, la parole et la liberté ne seraient pas possibles » (ibid.). Il faut également du courage pour accepter les risques énormes de l’action, étant donné son caractère imprévisible et irréversible. Il faut encore plus de courage pour contrecarrer ces risques énormes en acceptant de pardonner et de se faire pardonner, de faire des promesses et de les tenir. Ce qui alimente ce courage, c’est « la volonté de vivre avec autrui dans la modalité du parler et de l’agir » (1983 : 276).

Ce n’est que par l’action et la parole que nous pouvons être parmi nos semblables. Nous sommes obligés de parler et d’agir avec d’autres pour exister politiquement. Cette contrainte que représentent l’action et la parole, c’est une de leurs faces. L’autre face, c’est le salut : « l’action est en fait la seule faculté miraculeuse, thaumaturgique » (1983 : 277). La faculté d’agir, qui correspond au fait de la natalité, est « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, ‘naturelle’ » (1983 : 278). Pour Hannah Arendt, « seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’Antiquité grecque a complètement méconnues » (ibid.). Espérance et foi dans le monde, qui seules peuvent donner aux hommes et aux femmes le courage nécessaire à l’exercice du politique.

Les humains ont donc la capacité de changer le monde si, égaux et différents, ils parlent ensemble pour comprendre leur monde commun et si, doués de spontanéité, ils agissent ensemble pour transformer ce monde commun. Voilà comment les concepts développés par Arendt permettent de comprendre l’exercice du politique et peuvent ainsi servir de repères pour analyser des expériences d’action collective. Voyons maintenant de quelle façon il est possible d’intervenir pour favoriser ce parler et cet agir ensemble.

Intervenir pour favoriser l’exercice du politique

Connaissant les fondements de l’action politique et les conditions de son exercice, il est possible d’intervenir pour favoriser la mise en place et le respect de ces conditions. Ce rôle peut être assumé autant par des leaders naturels ou des militants que par des intervenants professionnels. Au Québec, il correspond tout à fait aux attributions de l’organisateur communautaire. De quelle façon intervenir lors des expériences d’action collective afin que le politique s’exerce au sens où l’entend Arendt ?

La première intervention visera à favoriser le rassemblement. L’agir politique, rappelons-nous, est un agir à plusieurs. Il faut donc tout d’abord que des gens soient rassemblés. L’intervenant ou l’intervenante sera à l’affût des occasions de rassemblement, allant même jusqu’à les susciter, si nécessaire. Il est toutefois capital que l’adhésion à une action collective soit volontaire, libre de toute contrainte.

Le rassemblement se fera à partir d’une situation commune sur laquelle on veut agir. Cette situation commune peut avoir une base identitaire (par exemple, les femmes), une assise territoriale (par exemple, les habitants de telle région), ou encore provenir d’intérêts spécifiques (par exemple, les sans emploi). Les personnes ainsi rassemblées devront développer une compréhension commune des situations qu’elles veulent changer. C’est en disant aux autres ce qu’il vit que chacun constatera que sa situation, loin d’être individuelle, est partagée par d’autres et revêt un caractère commun. C’est aussi en parlant ensemble que les personnes rassemblées développeront une analyse commune de leur situation : caractéristiques, causes et conséquences. Des interventions veilleront à ce que le parler ensemble prenne cette direction. Les démarches d’éducation populaire et de conscientisation s’inscrivent dans cette lignée[6]. La compréhension commune des situations viendra consolider le sentiment d’appartenance à un monde commun, lequel devra s’accompagner d’un sentiment d’utilité : sentir qu’on compte pour le groupe, qu’on y a sa place et un rôle à jouer. Intervenir également pour que des liens se développent entre les gens, favoriser la convivialité, entretenir le sens de la fête.

Le parler ensemble devra s’appuyer sur le fait que les personnes rassemblées sont douées de spontanéité. En raison de la condition humaine de natalité, les gens ont la capacité de faire émerger du neuf à partir de leurs propres ressources. Une telle capacité demande toutefois à être stimulée. Les interventions devront donc favoriser l’apparition du neuf. Les techniques encourageant la créativité pourront être mises à profit. Encore faudra-t-il s’assurer de l’ouverture et de la réceptivité aux idées nouvelles. Les personnes doivent également être libres de dire oui ou non aux situations; il faut alors aviver leur capacité à s’indigner, contrant ainsi le conditionnement à la résignation.

Les personnes qui parlent ensemble sont égales et différentes. Il est capital d’assurer le respect des pluralités lors des échanges. Il faut donc lutter contre la pensée unique, tout autant que le dogmatisme ou le « politiquement correct ». On doit être particulièrement attentif à déjouer les tentatives de manipulation. Il importe également de s’assurer que la différence ne soit pas source de hiérarchisation. Égalité dans la prise de parole, importance donnée à l’expression de chaque point de vue; égalité dans la prise de décision, participation de chacun à la décision.

La circulation de la parole sera facilitée si les règles de discussion en groupe sont respectées : tours de parole, écoute de l’opinion des autres, respect du point en discussion, etc. Là aussi, le rôle de l’animateur est central. La présence des règles de fonctionnement, qui peut entraîner une certaine formalisation de la prise de parole, est loin de nuire à l’apparition du neuf, au contraire. Elle permet plutôt que tous aient la possibilité de s’exprimer et évite que la parole publique ne soit l’apanage de quelques « ténors ». Encore faut-il que les participants apprivoisent les règles et procédures qu’ils devront avoir définies ensemble. Là encore, le rôle de l’intervenant est capital afin que ces procédures favorisent le débat au lieu de l’entraver, comme c’est, hélas, trop souvent le cas. L’intervenant devra en outre être attentif aux difficultés d’expression orale de certains participants, tout comme aux réticences de certains autres qui, loin d’être à l’aise dans les débats, les redoutent et les fuient.

L’intervenant devra également développer et entretenir la foi des personnes dans leur capacité d’agir. Il devra alors veiller à ce que des succès viennent alimenter une telle foi. Il devra avant tout faire en sorte que les échanges amènent une décision d’agir, que toute décision d’agir naisse des échanges et que les objectifs d’action aient été définis lors de ces échanges. La parole, insiste Arendt, n’a de sens que dans l’action.

Une telle démarche prend du temps. Il faut du temps pour développer une compréhension commune des situations, pour apprivoiser le parler ensemble, pour développer des liens avec les personnes rassemblées et découvrir qu’on appartient au même univers, pour identifier les actions à mener et s’entendre sur les stratégies. Il est primordial que l’intervenant soit conscient de cette dimension temporelle afin de veiller à ce que soit respecté le rythme des personnes engagées dans la démarche.

L’essentiel du rôle de l’intervenant, qu’il soit militant ou professionnel, pourrait se résumer ainsi : veiller à ce que les conditions favorisant l’exercice du politique soient en place. Il est le gardien du processus. Ce qui compte à la limite, dirait Arendt, c’est que le politique s’exerce, ce n’est pas le résultat de l’action. L’intervenant donne aux gens l’occasion de parler et d’agir ensemble; c’est à eux à décider ce qu’ils feront. Selon Arendt, il faut faire confiance aux gens, à leur capacité de trouver ensemble des solutions qui leur conviennent et d’agir ensemble pour les faire advenir : « […] l’action est concrète : elle échappe aux prévisions. C’est un risque. Et j’ajouterais maintenant que ce risque n’est possible que si l’on fait confiance aux hommes, c’est-à-dire si l’on accorde sa confiance - c’est cela qui est précisément difficile mais qui est fondamental - à ce qu’il y a de plus humain en l’homme. Autrement ce ne serait pas possible » (Arendt dans Gaus, 1980 : 38).

C’est là tout le sens de l’intervention visant à favoriser l’exercice du politique. Une telle posture demande beaucoup d’humilité de la part de l’intervenant. Il est là pour soutenir les gens dans leur démarche et non pour leur dicter ce qu’ils doivent faire. Différentes contraintes limitent l’adoption d’une telle posture. L’intervenant professionnel sera confronté aux exigences de son employeur et aux attentes de résultats; une vigilance constante sera nécessaire afin de rester d’abord fidèle aux gens avec qui il travaille. Le militant aura pour sa part plus de difficulté à privilégier le processus alors que son engagement tient au changement espéré. Pourquoi ne pas profiter de sa position de leader pour influencer les décisions et entraîner les gens dans la direction qu’il estime souhaitable ? Il s’agit là d’une question éthique que permettrait de mieux cerner un examen approfondi du rôle des leaders militants dans les actions collectives.

Moins directement concernés par le changement visé, les intervenants professionnels souffrent quant à eux d’un handicap particulier. Ils font partie du monde commun sur lequel les gens rassemblés veulent agir, mais à titre d’intervenants. Tout comme les leaders militants, ils doivent éviter le piège de parler à la place des gens ou de leur dicter leur conduite. Plutôt que d’agir en « experts » de l’action collective, se situant alors à l’extérieur du monde commun, il leur faut bien cerner leur place dans ce monde commun, laquelle correspond justement à leur position d’intervenants.

Tous, autant les intervenants professionnels et les leaders militants que les participants à l’action collective, auraient accès à l’exercice du politique dans le cadre de la démarche collective. Ils occupent toutefois des positions spécifiques qu’il importe de reconnaître; ainsi sera respectée la pluralité. L’exercice du politique n’est pas réservé à une frange de la population plus démunie, aux personnes à faibles ressources, ni davantage à une élite mieux équipée pour mener des actions collectives, sorte d’avant-garde éclairée.

Conclusion

Depuis maintenant quatorze ans, j’enseigne l’organisation communautaire au programme de baccalauréat en travail social à l’UQAM. Chaque année, je consacre une période de cours à présenter les concepts développés par Arendt pour définir l’exercice du politique. Ce cadre théorique suscite un grand intérêt chez les étudiants.

On pourrait s’en étonner si l’on croyait que le manque de familiarité des étudiants avec le langage philosophique pouvait entraver leur capacité à comprendre un tel cadre théorique. Ça n’a jamais été le cas, dans aucune de mes classes. Il faut dire que la pensée de Hannah Arendt est particulièrement claire. Mais au-delà de la clarté de son propos, ce qui séduit les étudiants tient à deux aspects. D’une part, la pensée d’Arendt est porteuse d’espoir; Arendt est convaincue que le changement est possible à condition que le politique s’exerce. Quelle fraîcheur dans un climat de morosité et d’impuissance collectives! Et encore davantage pour des personnes qui veulent faire du soutien à l’agir collectif leur métier. D’autre part, la pensée d’Arendt est non seulement stimulante, elle est aussi très réaliste; elle vise l’action et offre des points d’appui solides pour l’intervention. La pensée d’Arendt trouve un écho direct dans l’intervention. Quelle richesse alors pour les étudiants de pouvoir réfléchir au sens de l’intervention!

Penser l’action collective, c’est ce que permettent de faire les concepts développés par Hannah Arendt. D’où leur apport inestimable à la formation des futurs organisatrices et organisateurs communautaires.

La pensée d’Arendt est certes fort complexe, beaucoup plus que le schéma présenté ici ne le laisse croire. Certains pourront reprocher à ce schéma d’être réducteur, de simplifier à outrance la pensée de la théoricienne politique, ou encore de l’utiliser pour asseoir une démonstration, la mienne, au risque de déformer cette pensée. C’est fort possible, puisque je suis moi-même issue de l’univers de l’intervention et de l’organisation communautaire plutôt que de celui de la philosophie. La richesse de la pensée d’Arendt et la façon dont elle peut inspirer la pratique des organisateurs communautaires dans leur tentative de favoriser l’exercice du politique, m’ont toutefois incitée à livrer ma lecture très certainement imparfaite de ses analyses. Il faut dire que la position d’Arendt m’a encouragée à prendre ce risque. Selon elle, la pensée, comme l’action, peut déclencher des processus imprévisibles qui échappent au contrôle de l’auteur. Et c’est tant mieux puisqu’ainsi apparaît la nouveauté. Comme le précise Jerome Kohn, « ce ne sont pas des solutions théoriques qu’elle avance, mais abondance d’incitations à penser par soi-même[7] » (2005 : 11). Si la lecture de ce texte favorise une telle démarche, l’exercice n’aura pas été vain.