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Comme son titre l’indique, l’auteur Stéphane Vibert se propose d’analyser la manière dont le discours de l’État sur la communauté a influencé l’organisation des services sociaux et de santé québécois. Cette analyse se fonde sur une trentaine d’énoncés de politique et de rapport de commissions d’enquête du domaine des services sociosanitaires couvrant un peu plus de trois décennies soit entre les années 1970 et 2003. L’auteur analyse plus spécifiquement comment les politiques et programmes québécois rendent compte de l’évolution de la notion de communauté dans les champs de la santé mentale, de la déficience intellectuelle, des communautés culturelles ainsi que de services aux personnes âgées. Partant de la notion de communauté retrouvée dans le rapport d’enquête de la commission Castonguay-Nepveu de 1972, l’auteur décortique ensuite les différentes générations subséquentes d’appels à la communauté au Québec dans les politiques publiques. Au terme de cette analyse, l’auteur propose une typologie conceptuelle composée de quatre idéaux types. L’auteur fait d’abord référence à la communauté en tant que communauté locale (chapitre deux), puis à la communauté comme organisation communautaire (chapitre trois). Vient ensuite la communauté considérée comme espace d’identité collective (chapitre quatre) puis comme communauté englobante ou sociétale (chapitre cinq).

Ces quatre idéaux types, selon l’auteur « [...] s’interpénètrent de façon réciproque, l’un étant souvent compris qu’à l’aune de l’autre. Plutôt donc que des réalités substantielles, ces ‘modes de communautés’ n’apparaissent que comme des ‘types relationnels’, dont chacun émerge à la croisée de compréhensions particulières de l’appartenance, mais aussi du ‘manque à appartenir’ considéré comme un danger essentiel du vivre-ensemble moderne » (p. 14).

L’introduction de l’ouvrage sert d’abord à faire un retour sur le concept de communauté dans les sciences sociales et je dirais que ce retour est vu à travers le prisme des sociétés. D’entrée de jeu, l’auteur montre la polysémie du terme en soutenant que la « communauté » est simultanément, selon les ancrages territoriaux ou temporels, un recours contre la technocratie, un programme politique ou un danger qui annonce un repli sur soi. L’auteur décortique ensuite la dualité de la notion de « communauté » vue comme un ensemble de relations sociales organiques ou contractuelles et pourtant il ne soutient pas nécessairement leur opposition, comme on le voit souvent. En effet écrit-il : « ’[c]ommunauté’ et ‘modernité’ ont été la plupart du temps des couples opposés sur un plan explicite, mais il n’a jamais été tant question de communauté qu’au cours des périodes qui tentent d’appréhender et de maîtriser ‘leur’ modernité, en s’interrogeant justement sur les formes de communautés dont elles sont capables et celles qui sont impossibles pour elles » (p. 3).

Le chapitre 1 analyse la pensée étatique sur la « communauté » à travers le rapport de la commission Castonguay-Nepveu. L’auteur montre que la conception de l’opposition entre la ‘société’ et la ‘communauté’ y est bien présente. En effet, l’effritement des valeurs communautaires est vu comme un résultat de la modernité, de l’industrialisation et de l’urbanisation, car les valeurs communautaires s’articuleraient mal ailleurs que dans le rural. Ce qui fait que la communauté, alors mise en danger, doit être soutenue par les services sociaux étatiques : « Ainsi, [il] s’agit à la fois de préserver, voire de sauver les communautés encore existantes quoiqu’en voie de perdition, mais également de rappeler l’idéal d’une « communauté » englobante, au-delà du pluralisme et de l’atomisation révélés par les avancées du mode de vie industriel moderne » (p. 23). Dans cet esprit, les services sociaux et de santé proposés par la Commission sont en faveur d’une approche « organique » avec des structures de base intégrées aux « [...] communautés locales, groupes naturels ou groupements de situation et d’intérêt de la population (p. 24). On assiste donc au paradoxe qui sera révélé au chapitre deux, c'est-à-dire que pour combattre la disparition de la communauté, l’État fait appel à la communauté.

Après avoir saisi la pensée étatique sur la notion de communauté dans la période du rapport de la commission Castonguay-Nepveu, le chapitre deux est consacré à l’analyse des politiques publiques plus récentes. On y constate alors que la « communauté » est vue comme un milieu de vie essentiellement local. Ce chapitre montrera que la lecture faite par la Commission Rochon sur l’opposition entre « communauté » et « société » au sens de Tönnies est encore bien présente. On y retrouve encore le même appel à la communauté locale pour sauver la communauté en tant que lieu du vivre ensemble. On y reconnaît que les organismes communautaires sont en quelque sorte des substituts pour les solidarités traditionnelles, mais qu’ils ont eux-mêmes leurs limites : les aidants ont parfois leurs propres problèmes, ne sont pas toujours suffisamment formés et la nature des problèmes est parfois tellement personnelle qu’ils ne peuvent être gérés par les personnes que l’on côtoie tous les jours. On voit aussi apparaître le critique d’un État tentaculaire et le consumérisme de services. C’est dans cette perspective que doit être compris l’appel à la « personne au centre » cher au rapport Rochon, c'est-à-dire comme un virage communautaire qu’est le réseau naturel au plan local.

Le chapitre trois est consacré à « La communauté comme puissance de mobilisation et d’action sur elle-même : les organismes communautaires », c'est-à-dire lorsque les groupes communautaires se transforment en mouvements sociaux. On voit se dessiner ici la communauté d’intérêt. L’auteur présente aussi les groupes communautaires comme des vecteurs modernes de solidarité. Ces groupes, d’ancrage local rappelons-le, semblent remplacer dans les politiques publiques la « communauté » vue dans son sens large comme lieu où se vivent les solidarités communautaires. L’auteur le constate à partir de cette Réforme axée sur le citoyen de 1990 où écrit-il « [...] les groupes sont présentés à la fois comme héritage et substitut des formes collectives d’entraide érodé dans le monde moderne, allant jusqu’à définir quasiment un ‘modèle québécois’ assis sur cette spécificité collective du renouveau solidaire [...] (p. 64-65).

Le chapitre quatre intitulé « La communauté comme pluralisme des identités collectives : la ‘communauté identitaire’ » montre l’évolution de la notion de communauté culturelle à travers les politiques publiques. Cette évolution suit trois temps. D’abord, la notion de communauté identitaire était inexistante. Ensuite, l’auteur montre que ce qu’on considérait avant comme des « populations vulnérables » ont été définies en tant que communauté identitaire dans un Québec de plus en plus multiculturel. Enfin, à travers le document intitulé Autant de façons d’être Québécois le gouvernement du Québec souligne, selon l’auteur, la différentiation entre les « [...] établissements sociaux anglophones et ceux des communautés culturelles, ce qui tend à souligner le caractère spécifiquement ‘immigré’ (ni canadien-français ni canadien-anglais, ni autochtone) des groupes recevant le statut de ‘communauté culturelle’ » (p. 85).

La dernière forme de communauté recensée par l’auteur dans le cinquième chapitre est la ‘communauté sociétale’ revendiquée par le gouvernement québécois dans ses politiques publiques. Cette communauté se perçoit de manière plus implicite et fait écho aux revendications nationales du Québec. La ‘communauté sociétale’ représente l’ordre plus global de définition de communauté porté par l’État, ses lois et ses activités bien que ce dernier ne soit pas seul à participer à l’exercice de définition du concept. En effet, soutient l’auteur, « [...] la plupart des revendications ‘communautariennes’ se manifestent comme inéluctablement une ambition de représentativité et d’expression en concurrence au travail de la puissance publique, ambition qui provient (et qui contribue à le définir en retour dans une chaîne rétroactive continue) d’un quasi-sujet politique dorénavant nommé ‘société civile’ » (p. 105).

Globalement, il nous semble utile d’affirmer que l’idée à la base de l’ouvrage de Vibert est d’un intérêt indéniable pour la personne confrontée aux nombreux recours et appels aux notions de « communauté » et de « communautaire ». À la lecture de cet ouvrage, on peut voir esquisser les notions de communautés territoriales, d’intérêts et d’identités chères aux organisateurs communautaires. Il est intéressant surtout de constater comment ces différentes visions de la communauté influencent les politiques publiques au cours d’une trentaine d’années étudiées. Malgré la pertinence du sujet traité, toutefois, le style d’écriture de l’ouvrage demande au lectorat intéressé par la question un engagement très actif dans le travail de compréhension du texte. Aussi, puisant largement aux théories sociologiques sur la communauté, je suis d’avis que les personnes néophytes pourraient moins y trouver leur compte.