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On peut dater l’émergence de la question urbaine à la fin des années 1970 après les troubles de Vénissieux[1] dans la banlieue lyonnaise. Ce que l’on appelle maintenant politique de la ville se traduit par l’élaboration de nouveaux outils : contrats de ville, contrats éducatifs locaux, contrats de réussite[2].

Dans le domaine de l’éducation, on peut considérer que la mission première de l’école a évolué. Dès l’instant où fut atteint l’objectif d’unification nationale par la généralisation de l’instruction, elle s’est vu confier un rôle plus large qui est de permettre l’intégration sociale et professionnelle de l’ensemble des jeunes. Il paraît alors évident, du moins pour les responsables politiques, que l’école ne peut atteindre seule ses objectifs. Ainsi, toute politique éducative s’insère-t-elle aujourd’hui dans un cadre plus large que celui de l’école et les pouvoirs publics marquent, de plus en plus, leur volonté commune d'action globale en matière d'éducation.

Réduire les inégalités en matière éducative est un enjeu essentiel dans les zones urbaines sensibles où l’échec scolaire et les difficultés d’insertion des jeunes sont plus importants qu’ailleurs. C’est ainsi que l’on a pu voir se développer des projets qui tentent de fédérer tous les acteurs de l’éducation et au sein desquels se retrouvent aux côtés des enseignants des partenaires locaux : parents, élus, travailleurs sociaux, services de l’État et associations. Dans ce contexte qui voit l’école ouvrir ses portes, le débat sur l’ouverture de l’école est pourtant encore loin d’être clos. Et même si chacun des partenaires peut se reconnaître dans des objectifs communs, la mise en place de ces partenariats n’est pas sans soulever quelques questions lorsqu’il s’agit de faire cohabiter des professionnels de l’éducation. Parmi celles-ci se pose celles de l’opportunité et de la pertinence, mais aussi de l’efficience de ces dispositifs.

Telle était la question initiale d’un travail de recherche dont est issu cet article et où il s’agissait de mieux comprendre les difficultés qui se posent sur le terrain pour mettre en oeuvre cette injonction au « faire ensemble ». En effet, l’espace éducatif mis en place par ces professionnels invités à collaborer apparaît a priori sensiblement différent : certains privilégient la dimension cognitive, d’autres la dimension affective, d’autres tenteront une approche plus globale.

Pour rendre compte de ces difficultés, nous avons utilisé la notion d’espace professionnel qui tente de montrer le lien entre les différentes dimensions d’un espace de socialisation où se construisent et se déconstruisent les identités professionnelles. Nous avons orienté cet espace professionnel selon trois dimensions : géographique (les lieux et les temps), culturelle et éthique. L’enquête s’est déroulée dans plusieurs écoles maternelles d’une grande agglomération du nord de la France inscrites dans un dispositif appelé « classes passerelles », dont l’objectif est de faciliter l’entrée à l’école de jeunes enfants issus de milieux socio-économiquement faibles (MSEF) tout en proposant un accompagnement à la parentalité grâce au concours d’éducatrices de jeunes enfants aux côtés des enseignants.

Cette enquête a montré toute la difficulté de collaborer et a fait apparaître des points de tension entre les acteurs du projet qui se cristallisent principalement autour de la place des parents dans cet espace éducatif particulier que constitue le dispositif passerelle.

Émergence des classes passerelles

Le dispositif est né d’une initiative de terrain à partir du constat réalisé par divers acteurs (centre social, école) qui relèvent des difficultés de vie pour de nombreuses familles du quartier. Pour les très jeunes enfants[3], le traumatisme lié à la séparation que représente l’entrée à l’école est d’autant plus fort qu’ils n’ont connu, pour leur majorité, aucune forme de socialisation extérieure à la famille. D’où le projet de créer une passerelle entre l’école, la famille et les structures du quartier et d’envisager un accueil aménagé de ces familles et de leurs enfants avec pour objectif une meilleure réussite scolaire tout en proposant un accompagnement à la parentalité.

Puis progressivement, cette expérience a été généralisée à d’autres écoles de la ville toutes situées en ZEP[4]. Ses objectifs sont les suivants :

  • développer à l’échelle du quartier un « maillage petite enfance » cohérent, entre les lieux de garde, de scolarisation, de loisirs, de prévention sanitaire, d’échanges parents/enfants;

  • permettre aux différentes structures d’accueil (dont l’école) de mieux s’adapter aux familles et permettre à ces dernières de mieux s’y intégrer;

  • optimiser les chances de réussite de l’enfant dans un cursus scolaire;

  • qualifier les ressources humaines, en pariant sur une équipe pluridisciplinaire comme opérateur d’une même action dans un même lieu.

D’autres projets de ce type existent sur le territoire national et un rapport ministériel (Villain et Gossot, 2000) dresse un bilan qualitatif et quantitatif de ces dispositifs. Il identifie quatre missions qui se trouvent au coeur des différents dispositifs observés :

  • une socialisation des enfants et des parents;

  • un travail d’accompagnement de la séparation mère-enfant;

  • la valorisation de la fonction parentale;

  • un travail pédagogique adapté aux besoins des jeunes enfants.

Il s’agit donc de créer une passerelle pour faire passer l’enfant de son milieu familial vers l’école et de faire en sorte que ce passage se fasse le mieux possible. La construction de ces dispositifs repose sur le constat que sans cette passerelle, l’entrée à l’école constituerait un exercice périlleux pour de très jeunes enfants. Il semblerait que l’école maternelle, telle qu’elle fonctionne généralement, ne corresponde pas tout à fait aux besoins des enfants de deux ans, ce qui nécessiterait pour eux une adaptation particulière du type d’accueil proposé. Et lorsqu’on a choisi de développer ces dispositifs, c’était souvent en partant de la constatation que leur mise en place est plus simple et plus rapide qu’une tentative de réforme de la prise en charge des petits à l’école maternelle (Dupraz, 1997).

En effet, le débat sur la scolarisation des tout-petits est encore loin d’être achevé. De nombreuses prospectives ont tenté d’établir un lien entre une scolarisation très précoce et la réussite scolaire (Éducation et formation, 2003); elles ne font apparaître que des effets relativement faibles, plus marqués cependant en faveur des enfants étrangers ou issus des catégories sociales les plus défavorisées. D’autres s’interrogent sur son opportunité pour souligner la nécessité d’une réflexion sur les besoins particuliers des tout-petits pour en améliorer l’accueil à l’école (Zazzo, 1984; Jarousse, Mingat et Richard, 1992; Florin, 2000). C’est ce dernier point qui, semblant faire consensus, a conduit à la création de ce que nous appellerons, avant de les différencier, les actions passerelles. Dupraz (1995) en avait recensé une douzaine, se donnant toutes pour objectif de mieux accueillir parents et enfants de deux ans à l’école maternelle[5]. Avec cet objectif commun, ces projets se sont tous développés à partir d’initiatives municipales s’inscrivant dans un projet global de la petite enfance.

La manière dont se construisent les partenariats est le premier déterminant qui pourra conditionner à la fois les modes de fonctionnement et la présence des parents. Les décisions prises au niveau institutionnel auront en effet des répercussions sur le terrain au travers notamment des modes de financement qui auront été adoptés et des profils de postes définis pour les professionnels. Elles conditionneront les équilibres ou les déséquilibres futurs entre les acteurs, ou autrement dit leurs marges de manoeuvre respectives et donc le fonctionnement effectif de la classe.

Se situant en école maternelle, les acteurs principaux sont les mêmes que dans les classes traditionnelles, à savoir les enseignants et les ATSEM. Mais d’autres professionnels (pas forcément des seconds rôles) viennent leur prêter main-forte, le plus souvent des éducateurs de jeunes enfants ou des auxiliaires de puériculture.

Le dispositif qui a fait l’objet de notre étude concerne un ensemble de structures institutionnelles dont les différents agents sont invités sur le terrain à coordonner leurs actions et donc à mettre en action ce partenariat.

STRUCTURES

AGENTS

ÉDUCATION NATIONALE

professeurs des écoles

RASED (Éducation nationale) : Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté

enseignants spécialisés

psychologue scolaire

CPE (Ville) : Centre de la petite enfance

EJE[6]

auxiliaire puéricultrice[7]

ZEP : Zone d’éducation prioritaire

coordinateur

conseiller pédagogique

VILLE

ATSEM

EJE

PMI : Protection maternelle infantile

psychologue

puéricultrice

pédiatre

secrétaire

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Pour remplir leurs objectifs, les classes passerelles se voient dotées de moyens en personnel supplémentaire sous la forme d’un poste d’éducatrice de jeunes enfants à plein temps pour chaque classe de petite section concernée. C’est la collaboration entre l’éducatrice de jeunes enfants, l’ATSEM et le professeur des écoles qui est au coeur du dispositif classes passerelles : le travail de terrain effectué dans la classe est la concrétisation du partenariat engagé par les institutions.

Le professeur des écoles est un maître polyvalent, capable d'enseigner l'ensemble des disciplines dispensées à l'école primaire. Il travaille avec des enfants de 2 à 11 ans, c'est-à-dire de la première année de l'école maternelle à la dernière année de l'école élémentaire.

L'éducateur de jeunes enfants[8] est un travailleur social spécialiste de la petite enfance. Ses fonctions se situent à trois niveaux : éducation, prévention, coordination. En créant un environnement riche et motivant, il contribue à l'éveil des jeunes enfants et à leur apprentissage à la vie sociale. Il crée un environnement permettant la construction de liens sociaux et un accompagnement de la fonction parentale. Pour accomplir ses missions, il est amené à développer des partenariats avec les professionnels des champs sanitaire et social et de l'éducation nationale.

Les agents spécialisés des écoles maternelles sont chargés de l'assistance au personnel enseignant pour la réception, l’animation et l’hygiène des très jeunes enfants, ainsi que de la préparation et de la mise en état de propreté des locaux et du matériel servant directement à ces enfants.

Notre enquête s’est focalisée sur ce partenariat et nous avons construit le concept d’espace professionnel que nous avons mis à l’épreuve ici et dont nous avons cherché à étudier les modifications dans le cadre de ce dispositif.

L’espace professionnel

Il y a parfois un grand écart entre les injonctions institutionnelles et leur mise en oeuvre par les acteurs du terrain. Et si ces partenariats qui impliquent l’école, la famille et les intervenants socioéducatifs sont au coeur des discours actuels, leur réalisation n’est pas sans poser problème. Il faut d’abord trouver un langage commun, faire converger des intérêts parfois divergents, portés par des acteurs de force inégale selon l’institution dont ils sont issus. Il faut faire cohabiter des professionnels porteurs de cultures de métier différentes, tenir compte des rapports de force entre institutions concurrentes mais aussi des rivalités ou des oppositions au sein même de chacune des institutions partenaires.

Au cours des premiers entretiens exploratoires préalables à l’étude, la question de l’espace au sens propre est vite apparue comme essentielle et il semblait bien que les uns et les autres appréhendaient les lieux et les temps de façon bien différente.

En poursuivant cette exploration, la dimension culturelle s’est imposée pour rendre compte des valeurs et des normes professionnelles de chacun qui pouvaient permettre de les caractériser de façon nette. De même, les références théoriques évoquées dans les différents discours étaient sensiblement différentes, et les langages professionnels paraissaient également au premier abord un moyen de caractériser les deux professionnels (EJE et enseignant).

La notion d’espace, comme champ des interactions, a ensuite été élargie en considérant les premières différences qui apparaissaient quant à la place accordée à l’autre. Quelle place pour l’autre, c'est-à-dire quelle place pour l’enfant, quelle place pour ses parents au sein de l’école mais aussi quelle place pour ce partenaire (EJE ou PE[9]) plus ou moins imposé par l’institution?

C’est ainsi que nous avons construit le concept d’espace partagé comme un espace de reconnaissance identitaire. L’espace professionnel fait spontanément penser à un lieu où s’effectue un travail. En fait, nous nous plaçons ici dans une perspective interactionniste où l’espace professionnel est essentiellement défini sur un plan subjectif d’abord comme espace de reconnaissance identitaire. C’est le théâtre des stratégies identitaires des uns et des autres, en fonction des contingences offertes par le milieu et des interactions avec les autres acteurs. C’est en effet dans cet espace tridimensionnel (dimension géographique, dimension culturelle, dimension éthique) que sont proposées de nouvelles possibilités de reconnaissance identitaire.

La première dimension (géographique ou spatio-temporelle) lui donne une forme concrète et directement visualisable lorsque, en étudiant ce partenariat EJE – PE, nous cherchons à comprendre comment il modifie leur rapport à l’espace et aux temporalités. Nous avons ainsi été conduits à nous poser les questions suivantes :

Peut-on parler de territorialisation de l’espace par l’un ou l’autre des acteurs?

Pour les interactionnistes, l’individu (et son comportement) est autant déterminé par l’espace dans lequel il évolue qu’il détermine lui-même cet espace. Selon Goffman, le monde est un théâtre dans lequel on peut jouer plusieurs rôles différents en fonction des personnes et des espaces fréquentés. L’espace dépasse le simple cadre matériel en devenant porteur de significations pour les individus qui y sont en interaction (Goffman, 1973).

Le terme de proxémie a été introduit avec les approches ethnométhodologiques des situations de communication en s’inspirant de travaux d’éthologie. Comme dans les relations entre les animaux, il semble y avoir des sphères invisibles autour de chaque individu. Les éthologues ont coutume de découper l’espace autour des individus en catégories de distance : la distance de fuite et la distance critique. Les rapports de proximité entre les différents membres régulent en partie le comportement de chacun. À ce propos, Hall établit une territorialité des comportements autour de l’individu (une territorialité privée) et une territorialité du groupe (territorialité publique) (Hall, 1978). Il dénombre quatre sphères : intime, personnelle, sociale et publique en prenant le corps de l’individu pour point de référence. L’accès à ces zones est hiérarchisé et les usages sociaux y sont nettement différenciés. Pour passer de l’espace réel au concept d’espace social, le géographe développe différentes façons de prendre en compte cet espace. Di Méo définit ainsi successivement les notions d’espace produit, d’espace perçu, d’espace représenté et d’espace vécu pour en arriver enfin à l’espace social qui correspond à l’imbrication des lieux et des rapports sociaux : « l’espace de vie s’enrichit des rapports et des échanges sociaux pour forger l’espace social » (Di Méo, 1998, p. 29).

Quelle est la position de chacun des acteurs du dispositif dans cette configuration?

Dans ce système, l’acteur s’inscrit dans un rapport au territoire : est appelé acteur, tout individu qui participe de façon intentionnelle à un processus ayant des implications territoriales. Di Méo distingue trois catégories d’acteurs (Di Méo, 2005) :

  • L’acteur endogène qui est originaire et imprégné des lieux auxquels il s’identifie pleinement et prioritairement;

  • L’acteur exogène qui se situe à l’extérieur du territoire considéré, il ne s’identifie pas à lui, le regarde avec plus de distance en manifestant une tendance à le traiter comme un objet de convoitise;

  • L’acteur transitionnel qui se trouve dans une situation intermédiaire : il peut se trouver soit dans la position d’un acteur exogène qui tend à s’intégrer plus ou moins progressivement au territoire de son action ou au contraire dans celle d’un acteur endogène qui prendrait progressivement de la distance.

Ces outils conceptuels nous permettront de caractériser la place des uns et des autres (enseignants, parents et éducateurs de jeunes enfants) dans cet espace.

La seconde dimension, culturelle, fait appel à la notion de culture professionnelle comme un ensemble de prescriptions et/ou de proscriptions de règles, de façons de faire, de manières de se comporter et d’agir, partagées par les membres d'un groupe professionnel. Claire Lapointe définit ainsi une culture organisationnelle : « phénomène social dynamique produit par, et produisant tour à tour, un ou des ensembles de significations auxquels s'identifient, ou ne s'identifient pas, les actrices et acteurs dans les organisations, et par lesquels elles et ils interprètent, parfois de manière conflictuelle, les actions et interactions, objets et événements organisationnels, guidant ainsi leurs attitudes et comportements, leurs actions et réactions » (Lapointe, 1999). Au-delà des dimensions spatio-temporelles et organisationnelles, l’espace professionnel partagé par les acteurs éducatifs sera donc également orienté selon un axe culturel : nous entendons ici par culture professionnelle, l’ensemble des références, des valeurs communes aux membres d’une profession; le type de relation éducative, la manière d’exercer l’autorité, le « style » pédagogique de chacun correspondent à un ensemble de normes intériorisées par chacun qui relèvent d’un « courant culturel ». Ces inclinations semblent découler, pour chacun, d’une sorte de bon sens commun professionnel, de sorte qu’en ayant une attitude conforme à ces caractéristiques communes et en appliquant ces « normes » professionnelles, chaque agent a l'impression qu'il ne fait que respecter ses propres principes et valeurs et n'obéit qu’à lui-même. À l’intérieur des classes passerelles, on peut voir travailler ensemble, ou tout au moins cohabiter, des professionnels issus de mondes différents et porteurs de leur propre culture professionnelle. On peut bien entendu faire l’hypothèse de l’existence d’une culture dominante et on peut penser que cette culture légitime serait celle du groupe professionnel le mieux représenté, en l’occurrence les enseignants. Particulièrement dans les milieux socialement défavorisés, ceux-ci se trouvent en position dominante face aux élèves mais aussi face aux parents, ce qui rend de facto la culture enseignante légitime au sein de l’école. Pourtant, cette légitimité culturelle est aujourd’hui de plus en plus contestée, par les élèves d’abord qui ont aujourd’hui d’autres portes d’accès aux savoirs mais aussi par les parents qui ont pris place au sein même de l’école dans les instances de concertation. De nombreuses familles issues de l’immigration entrent dans l’école en y amenant leurs propres valeurs culturelles et nous avons donc été conduit à nous poser les questions suivantes :

  • Dans quelle mesure l’hégémonie culturelle des enseignants à l’école est-elle menacée par le travail en partenariat avec des EJE mais aussi par cette nouvelle place qu’y occupent les parents?

  • Ce partenariat produisant un processus d’acculturation pour l’ensemble des partenaires, celui-ci est-il de type « choc des cultures » ou de type « échanges mutuels »?

Avec les dimensions spatio-temporelle et culturelle, la dimension éthique est le dernier axe qui nous permet de définir l’espace social professionnel. Dans ce que l’on appelle le travail sur autrui, la nécessité de l’éthique apparaît comme une évidence. L’enseignant, pas plus que l’éducateur de jeunes enfants, ne peut se contenter d’être un simple technicien, comme le souligne Meirieu pour qui l’exigence éthique a vocation à inspirer l’ensemble de l’activité pédagogique (Meirieu, 1999).

Ricoeur (1985) parle d’intention éthique plutôt que d’éthique, pour souligner le caractère de projet de l’éthique et le dynamisme qui sous-tend ce dernier. Bouquet (2003) évoque l’éthique comme un art de vivre avec une visée (comment vivre?), avec un impératif hypothétique : contrairement à la morale dont les normes sont catégoriques et qui s’impose de l’extérieur, l’éthique est intérieure, elle contient l’ensemble des règles que l’homme se donne. Brigitte Bouquet considère l’éthique comme une philosophie de l’action qui n’est jamais close et qui place le sujet en son centre.

Pendant longtemps, l’instituteur pouvait se satisfaire de la détention d’une solide culture générale et de recettes pédagogiques pour exercer son métier qui n’était pas encore défini par des compétences particulières. Comme le montre François Galichet, c’est le recours à l’éthique qui permet ainsi une professionnalisation par défaut de la pratique enseignante (Galichet, 2002).

Si aujourd’hui, et plus particulièrement depuis la loi d’orientation sur l’éducation de 1989[10] (loi Jospin, 1989), la professionnalisation des enseignants a trouvé d’autres points d’appui, on se doute bien que la référence à l’éthique est appelée à changer de sens. De même, dans le travail social, et plus particulièrement chez les EJE auxquels nous nous intéresserons, l’éthique ne constitue pas un simple supplément d’âme. Face aux évolutions sociales et politiques, elle se situe au coeur de ces métiers de la relation.

Vincent (2002) avance que les codes tiennent le respect pour la principale vertu relationnelle du praticien. Le respect et la dignité de la personne humaine sont les valeurs englobant l’ensemble des philosophies morales modernes. Au coeur de ce principe humaniste, qui guide la réflexion éthique de toute profession, se trouve la question du secret. Dans son quotidien, le travailleur social, et donc l’EJE, est amené à entendre des confidences lui permettant après analyse de s’inscrire dans une relation d’aide auprès de l’usager. Les mêmes questions que celles qui se posent au médecin, à l’avocat ou au journaliste se poseront alors à lui :

  • Comment gérer ce secret lorsqu’il a affaire à des usagers ayant des intérêts contraires tout en étant dépositaire des confidences des deux parties?

  • Et surtout, dans le cadre de ce partenariat, comment procéder au partage des informations avec d’autres professionnels sans trahir le secret professionnel?

Dans les classes passerelles, l’enseignant comme l’EJE sont amenés dans l’exercice de leur profession à avoir connaissance de certaines informations concernant à la fois les enfants mais aussi les familles. Nous nous sommes attachés à mettre à jour la nature de ces informations, à les catégoriser pour tenter d’identifier la sphère de compétence de chaque professionnel. La question était notamment de savoir si ces informations sont captées de façon indifférenciée par l’enseignant et l’EJE ou au contraire si l’un ou l’autre peut se prévaloir d’une exclusivité, et de façon plus générale, quelle place chacun des acteurs accorde-t-il à l’autre : l’enfant, le parent et le partenaire avec qui il doit collaborer.

Les choix méthodologiques

Dans notre recherche, nous avons été amené à utiliser et à croiser des méthodes différentes de collecte des données. L’enquête comportait principalement deux phases :

Phase 1 : Une définition d’un espace professionnel de base que nous avons cherché à définir à partir d’une étude comparative de mémoires professionnels en fin de formation initiale (20 mémoires PE – 20 mémoires EJE).

Phase 2 : Une étude des transformations des espaces propres au sein du système d’action concret des classes passerelles qui constitue l’espace partagé des deux groupes professionnels. Cette seconde phase s’est réalisée en deux temps :

  • Une étude de la structure formelle de l’organisation à partir du recueil de documents divers (charte du projet, organigrammes, projets d’école, comptes rendus de réunions…) et d’entretiens auprès des décideurs du projet (8 entretiens réalisés);

  • Une analyse stratégique qui tendait à montrer les transformations des espaces de chacun des professionnels. Cette analyse s’appuie sur un entretien collectif avec l’ensemble des EJE du projet classes passerelles, 2 entretiens collectifs réalisés dans deux sites classe passerelle et 23 entretiens individuels réalisés auprès de chacun des professionnels (ATSEM, EJE et PE).

Les choix méthodologiques découlent également de la construction même de notre concept central d’espace professionnel. Selon sa dimension première, géographique, nous avons défini l’espace social comme un espace vécu, le champ où se déroulent les rapports sociaux dont il serait la matérialisation. La technique de l’entretien permettrait donc de déterminer cet espace en donnant à chaque acteur l’occasion de faire émerger ses représentations ou, autrement dit, d’expliciter comment il vit cet espace. La seconde dimension, culturelle, qui concerne les valeurs, les normes, les représentations et la troisième dimension éthique ne peuvent, quant à elles, être explicitées que par l’entretien, qui seul permet d’accéder à l’intériorité des acteurs.

Les entretiens effectués ont tous été enregistrés puis retranscrits in extenso. Les matériaux recueillis ont été soumis à une double analyse :

  • La première au moyen d’un logiciel d’analyse textuelle, Tropes[11], inspiré des recherches en analyse cognitivo-discursive (Ghiglione, 1995). La méthode est inductive : dans un premier temps, on procède à une analyse totale du corpus (pour éviter d’être influencé par un thème particulier), puis, en fonction des indications fournies et de nos hypothèses de départ, on construit un scénario interprétatif[12] qui permet à la fois une analyse plus fine du corpus et l’étude détaillée de chaque document. Dans le cas de notre étude, la construction de ce scénario a été établie à partir des trois dimensions que nous avons déterminées pour notre espace professionnel partagé : géographique, culturelle et éthique.

  • La seconde au moyen d’une grille d’analyse thématique au cours de laquelle on a procédé à plusieurs lectures successives du corpus et à une double analyse. Une première analyse, transversale, était destinée à repérer la fréquence d’apparition des thèmes retenus sur l’ensemble du corpus et leur poids respectif pour donner une image globale de chaque groupe. La seconde, verticale, consistait à repérer dans chaque entretien l’apparition des mêmes thèmes afin de découvrir des configurations particulières.

Les principaux résultats que nous présentons ici concernent particulièrement la seconde phase de l’enquête qui s’est déroulée dans les classes passerelles. Elle montre certains points de divergence entre les enseignants et les éducatrices de jeunes enfants, en particulier concernant la place des parents dans le dispositif et à l’école.

Dans l’exposé des résultats, les guillemets délimitent des extraits d’entretiens qui sont ici transcrits en caractères italiques.

Les résultats

Nous chercherons ici à dessiner les contours de notre espace professionnel selon ses trois dimensions : géographique, culturelle et éthique.

La question des espaces

Dans la classe passerelle, les EJE évoquent fréquemment une appropriation de l’espace par le PE ou en tout cas une difficulté pour elles[13] à se faire une vraie place, à disposer d’un espace leur permettant de remplir leurs missions. On peut donc parler de territorialisation de l’espace école par les PE et les EJE s’y trouvent en situation d’acteur exogène selon la catégorisation proposée par Di Méo.

Pour l’ensemble des EJE, l'aménagement des locaux est un élément important pour la réussite d'une classe passerelle (CP). Toutes les EJE ne bénéficient pas des mêmes conditions de travail, pour certaines d’entre elles, les locaux ne sont pas adaptés à l’accueil des tout-petits et elles doivent parfois négocier des arrangements avec les enseignants pour s’aménager un espace de travail. Lorsque l’EJE ne dispose pas d’un espace propre, son travail avec les parents s’en trouve sensiblement compliqué et elle est donc parfois conduite à « un bricolage » pour remplir ses missions, comme par exemple lorsqu’elle doit se délimiter en espace avec des lits d’enfants pour y accueillir les parents. L’une des EJE se plaint même de subir une certaine pression de la part de la PE qui règne sur la classe et qui restreint sa liberté de mouvement dans l'espace et bien souvent, la classe demeure l’espace de l’enseignante duquel elle peut parfois se trouver presque complètement exclue : « Y a une bonne ambiance, je m’entends bien avec l’institutrice, je m’entends bien avec les collègues, mais je me sens pas vraiment chez moi, non. » (EJE) Parfois, les rencontres avec les parents peuvent être délocalisées et se tenir hors de l'école et alors que les EJE doivent parfois « pousser les murs » pour s’aménager un espace de travail, les enseignants sont, dans la classe, les maîtres des lieux. Quand l'EJE doit s'arranger pour se trouver des locaux disponibles, l'enseignante au contraire occupe toujours la classe.

L'aspect matériel est déterminant dans la réussite d'une CP, particulièrement en termes d'espaces de travail, et les enseignants doivent souvent se résoudre à voir leur espace de travail se réduire pour agrandir celui de l’EJE : « Je partageais le bureau de direction avec mon EJE. … cette année… donc cette année en prenant la direction du groupe scolaire, je me suis dit qu’il était certainement plus intéressant qu’elle ait sa pièce d’activités, donc j’ai libéré mon grand bureau pour aller m’installer dans un plus petit bureau, donc là, je suis effectivement un peu enfermée toute seule. » (PE) Car ils sont bien conscients que, pour un travail efficace auprès des parents, il est important que l'EJE puisse disposer de cet espace; cependant, l’école demeure le territoire des enseignants et ces aménagements restent encore dépendants de leur bonne volonté.

La CP ouvre un espace-temps qui n'existe pas dans une classe traditionnelle où les contacts avec les parents se limitent aux entrées et sorties. En classe passerelle, on pratique un accueil différent qui va être prolongé, qui va permettre à chaque parent de s’installer avec l’enfant, qui va permettre à l’enseignant de discuter avec le parent et de prendre le temps. Mais, pour le PE, la place des parents est bien délimitée par un cadre qui définit les activités possibles et les limites temporelles : « les parents peuvent rester… on va dire entre une demi-heure et une heure, dans la classe. » (PE)

On peut constater que le PE se sent chez lui dans la classe qui constitue son territoire avant l’arrivée de l’EJE. Les enseignants sont conscients de l’importance de la configuration des locaux et de la nécessité de les partager pour accorder à l’EJE un espace de travail. Certains y consentent de bonne grâce, souvent après des négociations, mais sans abandonner l’usage du possessif pour désigner la classe (ma classe, mes élèves). Quoi qu’il en soit, c’est toujours l’EJE qui doit trouver un autre local lorsque la classe est trop petite et l’enseignant qui demeure sur place. Parfois, l’occupation de la classe, en particulier lors de l’accueil des parents, peut faire l’objet d’un conflit ouvert lorsque l’enseignant montre par son comportement que l’EJE et les parents n’y sont pas les bienvenus.

La dimension culturelle

Chacun des deux groupes véhicule un certain nombre de valeurs et de normes professionnelles bien marquées et constitutives de leur culture professionnelle respective. Les EJE sont nombreuses à avoir connu d’autres structures lors de précédentes expériences professionnelles et elles ont évolué dans des contextes très variés alors que la culture professionnelle des enseignants demeure très scolaro-centrée. La culture professionnelle des deux groupes est imprégnée des représentations qui se sont construites : les EJE ont leurs propres conceptions de l’école et les PE possèdent leurs propres références concernant les structures de la petite enfance.

Pour l’ensemble des EJE, l'école maternelle, hors CP, s'apparente à de la maltraitance pour les tout-petits alors que, de leur côté, les enseignants envient le taux d’encadrement des structures petite enfance. Mais ils opposent les objectifs et les fonctionnements de l'école avec ceux des autres structures petite enfance : « Au niveau donc des crèches et des haltes-garderies, c’est un accueil, c’est-à-dire on se limite à l’accueil, bien sûr des activités vont être proposées, mais on va pas chercher à ce qu’il y ait un apprentissage, on va pas chercher à ce qu’il y ait un bilan réalisé sur l’enfant. On est dans l’accueil, on est dans l’affectif, on est dans le relationnel individuel, on est vraiment dans le… plus, comment dire? Dans… dans l’occupationnel, et dans… dans de la garderie, tandis que dans l’école… on va plutôt partir sur des… des pans… donc pédagogiques, d’apprentissage… » (PE) L’enseignant régule des apprentissages programmés : l’institution a défini certaines compétences qui doivent être acquises par tous les enfants d’une tranche d’âge. Ces apprentissages sont évalués à des fins de régulation et la relation qui s’instaure est une relation maître-élève dans laquelle la dimension collective est privilégiée : l’enseignant s’adresse à un groupe d’enfants.

L’EJE base son travail sur une observation constante avec l’objectif de répondre aux besoins de l’enfant. Moins interventionniste dans son action éducative, elle se place plus dans une posture d’accompagnement et la dimension relationnelle est largement privilégiée. Les EJE s’inscrivent dans une relation triangulaire mère-enfant-EJE dans laquelle elles sont partie prenante. Pour les enseignants, la classe passerelle est un moyen d’améliorer les conditions d’apprentissage. Ils délèguent à l’EJE l’individualisation de la relation et la séparation des parents est une étape dans le processus de socialisation.

Deux conceptions éducatives s’opposent souvent : l’EJE se présente comme le professionnel de la relation face à l’enseignant qui est le professionnel des apprentissages. Pour les enseignants, la scolarisation des deux ans est indispensable pour pallier les carences éducatives dans les familles. L'enfant a besoin de se séparer de ses parents pour gagner de l'autonomie : « Donc c’est… c’est bon aussi pour l’enfant de… et puis pour la séparation quoi, pour l’autonomie… et l’enfant… c’est bon que ses parents soient pas toujours là. » (PE) et la classe passerelle serait un simple moyen d’améliorer les conditions d’apprentissage. Au contraire, les EJE se sentent très fréquemment en décalage avec les conceptions éducatives dominantes à l’école. Selon elles, l’institution scolaire oblige les tout-petits à évoluer dans un cadre trop strict et inadapté sur de nombreux points (rythmes de vie et aménagement des locaux). Elles seraient donc favorables à un fonctionnement plus souple tel que celui mis en place dans les autres structures d’accueil petite enfance où elles exercent habituellement. Elles souhaiteraient que soit moins privilégiée la dimension cognitive, au profit de la mise en place d’activités laissant davantage de place à l’activité spontanée des enfants et dans lesquelles les parents pourraient être accueillis comme de véritables partenaires d’une coéducation.

La dimension éthique

On a vu que la question des espaces attribués à chacun des deux partenaires ainsi que la confrontation des conceptions éducatives pouvaient être déterminantes lorsqu’il s’agit de faire une place aux parents au sein de l’école. En classe passerelle, la question de la présence des parents est fréquemment source de tension entre EJE et PE. Dans certaines écoles, ceci est bien loin d’être acquis et il s’agit d’abord pour les EJE de tenter de leur faire une place, parfois au prix d’affrontements avec l’enseignant.

Lorsque les parents sont acceptés dans l’école, il demeure encore un décalage entre PE et EJE : pour nombre de PE, les parents sont invités à l’école comme spectateurs et pour être mieux informés de ce qu’y font leurs enfants, alors que les EJE les voudraient acteurs d’une coéducation.

Auprès des parents, l’EJE est celle qui crée du lien social par les actions qu’elle met en oeuvre : elle permet aux parents de se rencontrer et d’échanger, elle est en position de médiatrice avec l’école et les enseignants et elle tient lieu de personne-ressource pour des familles souvent démunies. Elle prend ici toute sa dimension de travailleur social généraliste qui recueille la première parole avant d’orienter vers le spécialiste.

Pour mener à bien ses missions, elle estime nécessaire d’élargir son espace professionnel au-delà des murs de l’école pour tisser des liens avec les autres structures fréquentées par les familles. L’EJE est souvent le premier interlocuteur des familles lorsqu’elles franchissent pour la première fois le seuil de l’école puisque, le plus souvent, lors des sessions d’accueil organisées en été les enseignants sont absents.

Les EJE considèrent les parents comme des partenaires et envisagent leur travail dans le cadre d’une coéducation, mais elles doivent souvent revendiquer pour eux auprès des enseignants une véritable place. Plusieurs EJE disent avoir repéré certains dysfonctionnements où certains parents bénéficieraient d’un traitement privilégié; elles s’attachent donc à garantir une équité entre les familles. Elles vont même jusqu’à déplorer une tendance de certains enseignants au dénigrement systématique à l’encontre des familles les plus démunies.

Alors que les parents sont considérés par les EJE comme des partenaires d’une coéducation, pour les PE la CP est destinée à préparer les parents à devenir des parents d'élèves : « il s’agit pas non plus que… les parents ils soient là à tout bout de champ mais… de les faire venir pour les rassurer aussi sur les possibilités des enfants, sur leur rôle de parent aussi, ils se sentent beaucoup plus à l’aise vis-à-vis de l’école, et donc après, la scolarité se passe mieux. » (PE) La CP permet aux parents de mieux comprendre le fonctionnement de l'école et le travail des enseignants. L’action auprès des parents est indispensable avec ce type de public, elle doit consister à emporter leur adhésion au travail qui est fait à l’école par les enseignants. L'intérêt de la CP est de rendre le travail de l'école plus lisible par les parents et il semble que la circulation des informations soit orientée de l'école vers la famille. Les enseignants sont le plus souvent conscients de la distance qui existe entre certaines familles et l’école et la CP permet d'atténuer les représentations négatives de certains parents.

L’EJE se trouve fréquemment dépositaire d’informations confidentielles sur les familles. Il s’établit ainsi une connivence entre elle et les parents dont est exclu le PE. Il lui incombe également de réduire la distance entre l’école (et les enseignants) et les familles et elle se trouve alors placée en position de médiatrice. Parfois, elle peut avoir des difficultés à tenir ce rôle lorsqu’elle prend ouvertement le parti des parents face à certains enseignants. Souvent, les EJE se trouvent prises en porte à faux entre le secret professionnel et la nécessité de divulguer des informations dans l'intérêt de l'enfant.

Conclusion

On voit bien donc que d’une catégorie de professionnels à l’autre la place accordée aux parents dans la classe passerelle est sensiblement différente.

Sur un plan géographique ou spatio-temporel, la territorialisation de l’espace par les enseignants entrave la liberté de mouvement des EJE et limite dans l’espace et dans le temps la place accordée aux parents. Travailleur traditionnellement solitaire, l’enseignant considère comme un détail dans un processus de socialisation la séparation famille-enfant pour s’installer comme référent du groupe, alors que l’EJE, professionnel de la relation, se place dans une relation triangulaire avec l’enfant et sa famille. Pour l’enseignant, école et famille sont des mondes séparés et les parents ne sont acceptés à l’école que pour être mieux informés de ce qui s’y passe alors que les EJE sont partisans d’une coéducation dans laquelle les parents apparaissent comme de véritables partenaires. Pour les PE, il est évident que l’objectif central du dispositif est la réussite scolaire et que les EJE doivent diriger toute leur énergie vers ce but.

De leur côté, les EJE mettent souvent un point d’honneur à souligner que les apprentissages ne sont pas de leur ressort et dans certains sites, on a un peu l’impression de voir deux professionnelles travailler côte à côte plutôt qu’ensemble. Dans la plupart des sites, d’ailleurs, les objectifs éducatifs des EJE sont complètement occultés tant les enseignants ont pris l’ascendant dans le domaine éducatif. D’autre part, de nombreux enseignants du projet passerelle ignorent presque tout de ce que fait l’EJE dans les structures périphériques. Concernant l’objectif devenu prioritaire des EJE (l’accompagnement parental), celui-ci fait encore fréquemment l’objet de conflits et plusieurs EJE disent rencontrer des difficultés à faire admettre les parents dans l’école.

Lors de la mise en place du partenariat des institutions, l’éducation nationale a pesé de tout son poids dans le dispositif et le même rapport de force se reproduit au niveau des acteurs. Il est clair pour les enseignants que les EJE constituent un personnel supplémentaire qui vient les assister dans le travail éducatif. C’est en effet ce rôle, que les EJE appellent avec ironie « super atsem », qui leur est attribué par les PE pour expliciter leur perception d’une hiérarchie implicite qui se serait établie dans la classe passerelle.

Si les trois professionnels sont généralement présents à l’accueil du matin, le travail réalisé auprès des parents repose essentiellement sur l’EJE : c’est elle qui met en place les ateliers parents, c’est elle qui les reçoit en entretien individuel lorsque le besoin s’en fait sentir. Ce travail d’accompagnement à la parentalité permet aux EJE de se constituer un domaine d’expertise face aux PE qui se sont attribué celui du spécialiste de la pédagogie. Il est donc essentiel pour les EJE de réussir à organiser ces actions avec les parents (groupes de parole, ateliers parents-enfants…) et si elles ne tentent pas, ou rarement, l’épreuve de force sur le plan purement éducatif, elles n’acceptent que rarement de faire des concessions sur l’accompagnement parental.

Cependant, si la place des parents dans l’école apparaît comme un enjeu essentiel dans la collaboration des deux professionnels, les discours des uns et des autres font davantage apparaître une dynamique que l’on pourrait dire d’acculturation qu’un repli de chacun sur ses propres valeurs. Ce sont d’ailleurs les PE qui semblent le plus profiter de cet échange. Certains d’entre eux vont jusqu’à remettre en question les conditions d’accueil des petits dans les classes traditionnelles. D’autres disent apprécier l’ouverture que permet l’EJE vers le monde de la petite enfance et s’enrichir des échanges avec les autres professionnels qu’ils rencontrent dans le cadre de la classe passerelle.

Dans tous les cas, la présence des EJE dans ces classes de petite section de maternelle aura pour le moins permis aux familles de prendre pied dans l’école et de bénéficier de la présence d’un médiateur avec les enseignants.