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Introduction

La question des stratégies d’intervention s’avère tout à fait pertinente en organisation communautaire. D’après plusieurs auteurs (Checkoway, 1995; Weil, 1996, citée par Raber et Richter, 1999), l’importance des stratégies d’intervention est largement démontrée. D’ailleurs, les praticiennes et les praticiens reconnaissent la contribution essentielle de ces stratégies à la réussite de leur intervention, bien que leur manière de répondre aux situations contraignantes s’appuie parfois sur des principes plus intuitifs que théoriques.

Manière plutôt générique de désigner plusieurs modèles d’intervention, l’intervention sociopolitique renvoie à une approche de l’organisation communautaire par laquelle on cherche à renforcer les capacités d’une communauté à exprimer ses frustrations et ses désirs, à les traduire en droits, à codifier ceux-ci dans des normes, des règles, des politiques et des coutumes – c’est-à-dire des institutions au sens sociologique du terme –, à faire respecter ces droits et à procéder aux changements permettant d’atteindre ces fins (traduction libre de Wyers, 1991). Cette approche en organisation communautaire concerne des modèles de pratiques nommés « action sociale » par Rothman (Doucet, 1997) ou, encore, « pression » et « politisation » par Doré (1985). Au-delà de la diversité de leurs appellations, ces modèles se caractérisent par l’importance du conflit et de la dimension politique de l’intervention. De fait, la mise en place d’institutions favorables à un groupe éprouvant des problèmes sociaux dépend de la capacité de celui-ci à créer un rapport de force qui lui soit avantageux et durable (Touraine, 1993).

Pour une coalition[1] en lutte, le déploiement des stratégies conditionne en partie son succès, et pour cause. Dans l’action, la coalition se heurte à un opposant qui dispose, la plupart du temps, de ressources considérables et variées en raison de son appartenance à un réseau influent et grâce à un accès privilégié aux médias. Dans ces circonstances, quel est le registre des stratégies pouvant faire l’objet d’hypothèses à soumettre par le chercheur aux promoteurs d’une action collective (qu’ils soient intervenants professionnels, militants ou leaders communautaires) afin que leur intervention sociopolitique ait les meilleures chances de succès ?

La réponse à cette question repose sur des considérations théoriques et empiriques. Sur le plan théorique, la problématique de recherche permet, dans la première partie de cet article, d’apporter un point de vue sur ce registre des stratégies d’intervention sociopolitique. Sur le plan empirique, la lutte contre l’incinérateur de Québec offre un exemple particulièrement intéressant pour recenser les stratégies qui se concrétisent dans l’action, à cause de sa durée (elle émerge en 1975 et demeure d’actualité en 2005) et de la variété des stratégies mises en oeuvre. La recherche privilégie la méthode de l’étude de cas, et l’exposé de ses modalités constitue la deuxième partie de l’article. La description proprement dite de la lutte et des stratégies qui y ont été déployées se trouve dans la troisième partie. Enfin, en conclusion, la mise en rapport des plans théorique et empirique permet de valider un certain nombre de stratégies pertinentes pour l’intervention sociopolitique.

Problématique de la recherche

La problématique de la recherche procède d’abord par le rappel d’écrits en organisation communautaire qui traitent de la notion de stratégie d’intervention. Cette revue des acceptions de la notion de stratégie permettra par la suite de définir ses caractéristiques. Puis un rappel des théories de l’action collective et de la structuration nous conduira à retenir un certain nombre de stratégies d’intervention et à entreprendre une analyse théorique relative à ces stratégies.

Dans les écrits sur l’organisation communautaire, quelques auteurs ont élaboré des classifications de stratégies afin de pouvoir rendre compte de la diversité de celles-ci. Au moins deux critères permettent de distinguer ces classifications : la variété des stratégies retenues et leur niveau de généralité. En effet, une première distinction des classifications met en évidence des nomenclatures avec des dénominations largement inclusives, mais peu nombreuses. Ces classifications apparaissent donc peu variées, mais avec un niveau élevé de généralité. Dans ce premier type, on remarque la classification issue du travail de Lavoie et Panet-Raymond (1996), où l’on retrouve les stratégies « consensuelle », « conflictuelle » et de « négociation ». Hanna et Robinson (1994) proposent une autre classification à trois stratégies (« traditionnelle », d’« action directe » et de « transformation »).

Dans ce type de classifications ayant une portée générale, on peut également considérer les modèles de pratiques en organisation communautaire. Ainsi, Rothman (1970) distingue le « développement local », le « planning social » et l’« action sociale ». Pour sa part, Doré (1985) reconnaît les modèles d’« intégration », d’« appropriation », de « pression » et de « politisation ».

D’autres classifications comptent des stratégies nombreuses et spécifiques; en étant variées, elles perdent toutefois de leur généralité. Dans ce second type, nous retrouvons Weil et Gamble (1995) qui désignent huit modèles de pratiques : « organisation du voisinage et de la communauté », « organisation de communautés identitaires », « développement social, économique et communautaire », « planning social », « développement de programmes et liaison communautaire », « action sociale et politique », « développement de coalitions » et « consolidation des mouvements sociaux ». Checkoway (1995) distingue pour sa part six modèles : « mobilisation de masse », « action sociale », « participation citoyenne », « défense de droits », « éducation populaire » et « développement de services locaux ».

Force est de reconnaître que les classifications n’ont pas toutes la même portée et que les stratégies auxquelles elles font référence ne sont pas toutes du même ordre. Tout comme Sharp (1973), on peut considérer que la notion de stratégie comporte trois niveaux : la grande stratégie, la stratégie et la tactique. La grande stratégie comporte un niveau élevé de généralité et concerne des classifications comme celles de Rothman, Doré, Checkoway ainsi que de Weil et Gamble. De plus, la grande stratégie porte en elle une approche globale du changement et comporte, à ce titre, des lignes directrices issues d’expériences antérieures. Elle a beaucoup à voir avec la mission que se donne une organisation et avec la façon dont celle-ci désire orienter l’ensemble de ses interventions. Il va sans dire que la grande stratégie constitue une contrainte énorme quant au choix des stratégies et des tactiques.

Notion plus restreinte que la grande stratégie, la stratégie constitue un plan d’action pour la lutte (on peut en retrouver plusieurs dans une même lutte) et sous-entend, entre autres choses, le repérage d’une situation avantageuse, les décisions relatives au moment de lancer l’action et le plan général pour l’utilisation d’actions spécifiques et variées au moment du conflit. Elle se situe à un niveau intermédiaire entre la grande stratégie et les tactiques. À ce niveau, la planification de l’atteinte des objectifs est ajustée aux caractéristiques de la situation concrète. Les décisions plus proprement liées aux stratégies visent la coordination des ressources du groupe et de ses actions afin d’atteindre les résultats voulus dans un processus fluide d’interaction avec les adversaires (Lofland, 1996). À titre de classification de départ, nous utilisons la dénomination suivante des stratégies : analyse du contexte, éducation et formation, persuasion et clarification, formation, institutionnalisation, coopération conflictuelle, mobilisation des ressources, régénération de l’association, évaluation et création d’une organisation (Comeau, 2002). Les justifications et les fondements de cette dénomination apparaissent dans les prochains paragraphes. L’examen d’une lutte permet, dans cet article, de vérifier la pertinence de ce type de dénomination et de tenter de formaliser la notion de stratégie.

La tactique découle de la stratégie, puisqu’elle sert cette dernière dans l’atteinte des buts et qu’elle s’inspire d’orientations générales; dans la tactique on se réfère aux plans pour des actions plus limitées à l’intérieur d’une planification stratégique donnée. De plus, la tactique se distingue de la stratégie par son caractère plus ponctuel; elle concerne en effet les comportements et les moyens spécifiques qui doivent être adoptés à des moments précis (Lofland, 1996). La tactique est donc une adaptation actualisée – et parfois improvisée devant les réactions adverses –, mais partielle, de la stratégie.

Ces quelques considérations rapides permettent de situer le niveau des stratégies d’intervention qui font l’objet de la présente analyse. Nous voulons maintenant mettre en correspondance la notion de stratégie telle que nous venons de la circonscrire et les synthèses sur les théories de l’action collective réalisées à la fin des années 1990 (Buechler, 2000; Cefaï et Trom, 2001; Farro, 2000; Neveu, 2000). De plus, il apparaît opportun d’intégrer ces théories dans une approche générale du changement social que propose la théorie de la structuration (Giddens, 1997).

La théorie de la structuration considère, d’une part, qu’il existe des phénomènes structurels d’ordre politique, économique et organisationnel qui s’imposent, d’une certaine manière, aux acteurs sans que ceux-ci puissent toujours saisir complètement leur influence. Le parallèle avec l’étude de la structure des opportunités[2] en action collective s’avère ici particulièrement intéressant, puisque les opportunités constituent un ordre donné de circonstances plus ou moins favorables à la lutte, avec lesquelles les acteurs doivent composer et sur lesquelles leur pouvoir d’influence demeure très restreint, du moins à court terme.

D’autre part, il existe des conduites stratégiques, menées par les acteurs, qui favorisent l’émergence et la diffusion d’activités collectives typiques de l’action sociopolitique. Les capacités stratégiques des acteurs sont reconnues ici, mais à l’intérieur de certaines limites : ceux-ci ne sont jamais complètement informés du contexte et ils ne connaissent pas toutes les conséquences de leurs actions. Si les phénomènes structurels conditionnent les conduites des acteurs, ceux-ci peuvent à leur tour exercer une influence sur les premiers, parce que leurs actions sont susceptibles de modifier les représentations, les normes et l’exercice des contraintes. En effet, les phénomènes structurels sont à la fois le contexte et le résultat des effets des phénomènes réflexifs et interactifs; les phénomènes réflexifs et interactifs reconstituent, en quelque sorte, les phénomènes structurels.

La capacité d’influence des phénomènes réflexifs et interactifs, parmi lesquels on retrouve les luttes sociales, dépend des modalités de structuration mises en oeuvre. En effet, l'étude de la structuration des systèmes sociaux accorde une attention privilégiée à trois modalités de structuration : les schèmes d’interprétation, les normes et les ressources. Les schèmes d'interprétation sont les modes de représentation et de classification inhérents au réservoir de connaissances des personnes. L’étendue des connaissances et des informations qui constituent les schèmes d’interprétation dépend de la communication au sens large qu’entretiennent les leaders de la lutte avec la base sociale, les alliés et les sympathisants de la lutte. Sur cette dimension, il existe en premier lieu une correspondance avec la théorie de la privation relative[3] : le sentiment de privation relève d’une perception que peuvent repérer les acteurs en lutte par divers moyens permettant la connaissance d’opinions. En second lieu, cette modalité de structuration touchant les représentations concerne la théorie des cadres[4], puisque celle-ci insiste sur le rôle des schèmes d’interprétation (cadres ou frames) dans l’action collective. Dans cette perspective, on retrouve des stratégies interprétatives d’intervention sociopolitique qui font directement référence aux schèmes d’interprétation en tant que modalité de structuration de l’intervention sociopolitique.

En tant que deuxième modalité de structuration, les normes renvoient aux possibilités de promouvoir certains droits et obligations, de même que de rendre caduques des sanctions associées aux anciennes normes. De cette manière, de nouvelles règles peuvent s’imposer, ainsi que le suggère la théorie des mouvements sociaux[5]. On peut donc théoriquement considérer l’existence de stratégies institutionnelles visant à intervenir particulièrement sur les normes (règles et coutumes) qui encadrent l’action des acteurs.

La troisième modalité de structuration concerne les ressources que mobilisent les acteurs afin d’acquérir une capacité de créer et d’agir autrement (le pouvoir) et d’exercer une influence dans le champ visé par la lutte. L’évocation de la théorie de la mobilisation des ressources[6] s’avère utile ici pour comprendre un troisième type de stratégies d’intervention, les stratégies organisationnelles. En effet, la composante organisationnelle concerne les ressources financières et humaines, la coordination des activités et les moyens mis en oeuvre pour atteindre les objectifs de la lutte.

Le schéma qui suit fait voir ces trois types de stratégies et les associe aux modalités de structuration, telles qu’elles sont définies par la théorie de la structuration, ainsi qu’aux théories de l’action collective.

Schéma

Synthèse du cadre conceptuel sur l’intervention sociopolitique

Synthèse du cadre conceptuel sur l’intervention sociopolitique

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Méthodologie

Afin de vérifier la pertinence de cette proposition théorique, la monographie d’une lutte est privilégiée. La monographie ou étude de cas permet de considérer à la fois le contexte de l’événement et la complexité des actions qui s’y sont déroulées. La lutte contre l’incinérateur de Québec s’avère un choix judicieux à cause de sa richesse en événements (elle a débuté en 1975 et durait encore en 2005) et parce qu’elle bénéficie d’une documentation abondante, accessible et variée. En effet, de nombreux rapports de recherche, documents internes (mémoires, dépliants, pétitions, tracts, etc.) et publications médiatiques existent sur cette lutte. De plus, étant donné que celle-ci n’a pas encore connu son dénouement, il a été possible de procéder à une observation entre l’automne 2002 et le printemps 2004, lors de réunions, d’assemblées, de soirées d’information, d’actions et d’autres types d’événements organisés par les militants actuels. Enfin, les acteurs d’autrefois et les personnes engagées dans la troisième phase ont pu être contactés; des entrevues semi-dirigées auprès de cinq informateurs représentent une modalité additionnelle de collecte d’informations.

La collecte des données suit les procédures et les rubriques recommandées dans une grille conçue spécifiquement pour la confection de monographies sur les luttes sociales (Comeau, 2005). La confection de cette grille repose sur les synthèses théoriques de l’action collective mentionnées précédemment. Elle suggère un grand nombre d’aspects à couvrir et de questions dont les réponses se trouvent dans les documents, les entrevues et les notes d’observation. Les rubriques de la grille concernent premièrement la présentation générale de la lutte à partir d’informations sur le milieu, de la chronologie des événements, des acteurs et intérêts en présence ainsi que des enjeux de la lutte. Deuxièmement, la partie sur l’émergence de la lutte s’intéresse à la construction sociale des schèmes d’interprétation collectifs, à la constitution et au maintien de l’identité collective ainsi qu’aux courts-circuits des solidarités (ou influences contraires à la solidarité). Troisièmement, le développement de la lutte fait appel à des informations sur les opportunités et sur la conduite de la lutte. Quatrièmement, la grille se termine sur des considérations relatives au dénouement de la lutte, à son évaluation et aux pistes de son renouvellement.

Puisque la méthodologie veut permettre de répondre à une question de recherche dont la plupart des éléments sont déjà définis, la démarche est hypothético-déductive. À partir des données consignées dans l’étude de cas (Cook, 2006), nous avons mis les divers éléments en correspondance avec la classification telle qu’on la retrouve dans le cadre conceptuel de la problématique afin d’en vérifier la pertinence.

Les stratégies d’intervention dans la lutte contre l’incinérateur de Québec

Désormais arrondissement de la grande ville de Québec, Limoilou comprend trois quartiers : Vieux-Limoilou, Maizerets et Lairet. Au regard de différentes données statistiques, notamment à propos du chômage, de la scolarité et du revenu moyen, il est possible de constater que Limoilou est un secteur défavorisé de la ville. De plus, la présence de plusieurs sources de pollution (autoroutes, port, usines, incinérateur) donne également une dimension environnementale à cette défavorisation. Or, l’existence d’un incinérateur à déchets municipaux a fait, durant plus de trente ans, l’objet d’une lutte collective à Limoilou. Trois phases ponctuées de pauses plus ou moins longues marquent la lutte contre cet incinérateur : de 1975 à 1986, de 1989 à 1994 et depuis 2001.

La première phase : 1975 à 1986

Dès la première année de son fonctionnement (1975), l’incinérateur rejette des vapeurs lourdes, de la suie et des particules imbrûlées dans l’air de Limoilou, entraînant une détérioration des biens et de la santé des résidants. Pour faire face à cette source de pollution, une lutte collective s’engage sous l’impulsion du Mouvement Environnement Limoilou (MEL). Le MEL regroupe des notables et des résidants indignés par les émissions polluantes. À partir de 1977, c’est le Mouvement d’action populaire de Limoilou (MAPL) qui prend le relais, intégrant du même coup les militants du MEL au sein d’un comité antipollution. Enfin, au tournant des années 1980, le MAPL change de nom, devenant le Comité des citoyennes et citoyens de Limoilou (CCL). C’est au sein de cet organisme que la lutte sera coordonnée jusqu’en 1986. L’adversaire principal de la lutte est la Communauté urbaine de Québec (CUQ), instance regroupant treize municipalités de la région de Québec[7]. Parmi les pouvoirs confiés à la CUQ, il y a la gestion des matières résiduelles, donc la responsabilité de faire fonctionner l’incinérateur.

Chez les militants, les revendications se modifient tout au long de cette première phase : fermeture temporaire de l’équipement, amélioration du système antipollution, exigence du respect des normes établies par le ministère de l’Environnement, meilleure gestion de l’incinérateur et, enfin, fermeture complète et définitive de l’incinérateur. Mais, chose certaine, au lieu de revendiquer un nouveau mode de gestion des matières résiduelles, les militants de cette première phase désirent plutôt que les autorités prennent en charge correctement le dossier afin que cessent les désagréments de l’incinérateur.

Durant cette première phase de la lutte, on assiste au déploiement d’un certain nombre de stratégies identifiées dans la problématique :

  • la création d’une organisation : la coalition s’est structurée autour du Mouvement Environnement Limoilou dès le départ et s’est constituée en 1977 en comité à l’intérieur du Mouvement d’action populaire de Limoilou;

  • l’analyse du contexte : l’enquête formelle menée en 1977 et nommée « enquête-participation » représente un moyen probant pour concrétiser cette stratégie. Il est à noter que celle-ci ne visait pas uniquement la lutte contre l’incinérateur, mais un ensemble de problématiques sur lesquelles les militants comptaient se pencher. On peut en outre supposer que des échanges spontanés ont eu lieu dès le départ entre les résidants pour circonscrire le problème de pollution;

  • la coopération conflictuelle : à plusieurs reprises, les militants du MAPL et du CCL alternent entre la collaboration prudente et la pression dans leurs relations avec la CUQ, le ministère de l’Environnement et des députés du Parti québécois;

  • l’éducation et la formation : cette stratégie s’est manifestée de différentes manières (pétitions, rassemblements, soirées d’information, etc.);

  • l’institutionnalisation : la création en 1978 d’un parti politique municipal progressiste, le Rassemblement populaire, a permis la formalisation de revendications portées par différentes luttes dans un programme politique. Plusieurs militants du Mouvement d’action populaire de Limoilou ont oeuvré au sein de ce parti ou se sont portés candidats. L’élection à l’hôtel de ville d’une ancienne militante de la lutte et son travail à la tête du Service de l’environnement de la Ville de Québec peuvent à ce titre être considérés comme une institutionnalisation des revendications.

Le rappel de ces éléments constitutifs de la lutte impose l’ajout d’une stratégie institutionnelle qui n’était pas explicitement envisagée dans la problématique de recherche : l’appel au respect des normes et des contraintes. Cette stratégie consiste en une sollicitation de l’appui d’une instance ayant autorité sur les opposants (par exemple la Cour ou un ministère) afin que celle-ci exerce une pression sur ces derniers. Cette pression peut notamment s’exprimer par une obligation de se conformer aux lois, à la suite d’une ordonnance ou d’un jugement de la Cour. Si la stratégie est déployée avec succès, l’instance en question obligera l’opposant à agir dans le sens des revendications du groupe, puisqu’elle aura été convaincue du bien-fondé de celles-ci. Ainsi, la coalition a invité les citoyens à avoir recours aux petites créances pour se faire rembourser par la Communauté urbaine de Québec les dommages causés à leur propriété; elle a également déposé une requête en Cour supérieure. Or, l’essentiel des démarches relatives à cette stratégie a consisté en une pression constante sur les effectifs du gouvernement péquiste nouvellement élu afin qu’ils contraignent la Communauté urbaine de Québec à respecter les normes environnementales en vigueur.

La deuxième phase : 1989 à 1994

La lutte reprend en 1989 en raison d’une désapprobation publique croissante au sujet de l’élimination des matières résiduelles (enfouissement et incinération). En effet, cette phase de la lutte s’inscrit dans un contexte de contestation globale des modes traditionnels de gestion des matières résiduelles, revendiquant notamment la collecte sélective, la récupération, le recyclage et la réutilisation. Dans les régions de Québec et de Chaudière-Appalaches, ce mouvement conduit à des batailles contre l’incinérateur de Lévis, l’agrandissement du site d’enfouissement à Saint-Tite-des-Caps et l’incinération de déchets dangereux à Beauport.

Au cours de cette deuxième phase, la lutte contre l’incinérateur de Québec est principalement menée par un groupe restreint de militants actifs qui agit avant tout sous la bannière du Front commun régional pour une gestion écologique des déchets. Cette organisation souhaite promouvoir des luttes menées par des groupes à l’échelle des deux régions (Limoilou, Beauport, Saint-Tite-des-Caps et Lévis).

Grâce à l’installation d’un système d’épuration relativement efficace à la fin des années 1980, les émissions de particules imbrûlées par l’incinérateur ont diminué grandement. Ainsi, la partie visible de la pollution disparaissant, il devient très difficile pour les militants de mobiliser la population. C’est alors qu’on prend la décision de former un groupe tactique à l’aide de quelques militants écologistes convaincus et appuyés par des organisations de même allégeance (Greenpeace, AmiEs de la Terre de Québec, Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets [FCQGED], etc.). Ces militants proposent, voire exigent, la mise en place de méthodes de réduction à la source, de récupération, de réemploi et de recyclage des matières résiduelles. Dans un souci de cohérence, ils revendiquent également la fermeture complète et définitive de l’incinérateur. Notons qu’encore une fois la CUQ représente ici l’adversaire principal de cette lutte.

Une stratégie mise en oeuvre au cours de la première phase de la lutte est reprise dans la deuxième phase, mais les moyens pour l’actualiser changent, alors qu’une nouvelle stratégie se déploie.

  • La création d’une organisation : cette stratégie prend ici la forme d’une coalition (Front commun régional pour une gestion écologique des déchets), soit un lieu de convergence pour diverses luttes sur la question des matières résiduelles. L’intérêt de cette coalition réside moins dans la mobilisation de groupes ou d’associations que dans le développement d’une argumentation technique sur la gestion des matières résiduelles, les sorties médiatiques et la représentation auprès des autorités.

  • La persuasion et la clarification : les difficultés apparentes pour mobiliser et sensibiliser la population autour d’un cadre interprétatif écologiste pousse la coalition, plutôt formée de militants d’expérience et de scientifiques, à rechercher une crédibilité en utilisant des arguments scientifiques pour appuyer leurs prises de position. Il s’agit alors moins d’éduquer et de former la base sociale que de convaincre les acteurs indifférents et les opposants.

La troisième phase : depuis 2001

Le premier événement qui marque une certaine réactivation de la lutte est l’oeuvre d’une citoyenne de Limoilou, excédée par le bruit et les autres formes de pollution de l’incinérateur. En 2001, cette femme entreprend de faire signer une pétition et de la transmettre au maire de la ville de Québec. L’objet de cette pétition consiste à faire savoir que les résidants de Limoilou déplorent, entre autres inconvénients, le bruit infernal émanant de l’incinérateur. Du côté des AmiEs de la Terre de Québec (ATQ), on prend rapidement acte de la démarche et on décide de s’y engager. Ainsi, à l’automne 2001, prend forme un comité des ATQ regroupant quelques personnes intéressées à coordonner la troisième phase de la lutte[8]. Les réorganisations municipales font que la Ville de Québec hérite de la responsabilité de l’incinérateur et devient ainsi le principal opposant du comité.

En ce qui a trait aux revendications, elles changent à quelques reprises au cours de la lutte. En effet, dans une première étape de réflexion, le comité se penche sur un déplacement possible de l’incinérateur dans un quartier industriel. Cependant, elle se ravise rapidement et opte plutôt pour la fermeture immédiate et définitive de l’incinérateur, tout en manifestant son intérêt pour la gestion écologique des matières résiduelles. On insiste alors sur les 3R-C, soit la réduction à la source, le réemploi et le recyclage-compostage. Enfin, au tout début de 2004, le comité ne parle plus en termes de gestion écologique des matières résiduelles, mais plutôt en termes de « zéro déchet ». L’optique zéro déchet naît d’une constatation des limites de la collecte sélective; elle se veut une façon d’assurer un contrôle collectif sur ce qui est destiné à être éliminé et non pas une façon de mieux gérer les matières résiduelles.

Bien que cette troisième phase de la lutte ne soit pas terminée, il est possible de décrire les caractéristiques de quelques stratégies.

  • La création d’une organisation : dans cette phase de la lutte, l’organisation prend de nouveau la forme d’un comité à l’intérieur de l’association des AmiEs de la Terre de Québec. Bien qu’il existe une certaine continuité dans la composition du comité, le nom est appelé à changer plusieurs fois au cours de la lutte.

  • L’éducation et la formation : la coalition revient en quelque sorte à la perspective de la première phase de la lutte en faveur de l’éducation populaire. Pétitions, conférences publiques, discussions de groupe, dépliants et porte-à-porte représentent quelques-unes des activités visant à mobiliser la population qui vit à proximité de l’incinérateur.

  • La mobilisation des ressources : la coalition procède dès l’automne 2002 à une tournée des conseils de quartier au cours de laquelle elle expose ses arguments en faveur de la fermeture de l’incinérateur. Bien que ces conseils n’aient pas soutenu l’ensemble des revendications du comité, ils ont fait la promotion d’une vision similaire dans des moments stratégiques (par exemple lors de consultations publiques).

Discussion et analyse

L’élaboration d’un cadre conceptuel inspiré de la théorie de la structuration et des théories de l’action collective s’est avérée pertinente pour contribuer au développement des connaissances sur les stratégies d’intervention sociopolitique en organisation communautaire. Le tableau qui suit synthétise l’ensemble des stratégies qui ont été recensées dans le cadre de l’étude de la lutte contre l’incinérateur de Québec. À l’aide des définitions élaborées par Cook (2004) et Comeau (2002), il nous est possible de proposer une classification générale, vérifiée empiriquement, mais qui ne prétend pas épuiser la variété des stratégies susceptibles d’être rencontrées dans les luttes. En effet, l’analyse d’autres luttes permettrait de valider l’existence des stratégies de régénération de l’association (introduction de changements organisationnels favorisant la participation active des militantes et des militants) et d’évaluation (démarche visant à apprécier les résultats de la lutte et à reconnaître les phénomènes contribuant aux éléments de succès).

Tableau

Stratégies d’intervention sociopolitique validées par l’étude de cas

Stratégies interprétatives

Stratégies institutionnelles

Stratégies organisationnelles

Éducation et formation :

Apprentissages en vue de l’action par le partage de connaissances, l’expérimentation et l’accompagnement.

Coopération conflictuelle :

Coexistence simultanée d’une collaboration et d’un rapport de force.

Création d’une organisation :

Structure de niveau intermédiaire permettant la concertation des acteurs et la mise sur pied d’initiatives collectives.

Clarification et persuasion :

Élaboration d’un argumentaire précis et promotion de ce dernier en vue de convaincre un auditoire qui est en contexte d’autorité (notamment les opposants).

Institutionnalisation :

Création ou consolidation d’institutions correspondant aux revendications de la coalition.

Mobilisation des ressources :

Collecte et sollicitation de ressources de toutes sortes (financières, humaines, institutionnelles) et mise à contribution de ces dernières dans l’atteinte d’objectifs.

Analyse du contexte :

Repérage d’éléments de natures diverses (sociaux, politiques, culturels) afin de saisir les contours d’une situation de nécessité ainsi que les opportunités de changement.

Appel au respect des normeset contraintes :

Sollicitation de l’appui d’une instance ayant autorité sur l’opposant afin qu’elle oblige celui-ci à agir dans le sens des revendications du groupe.

 

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Nous pouvons remarquer que des stratégies de différentes natures (interprétative, institutionnelle et organisationnelle) se déploient dans une même lutte. Nous avons également noté que l’actualisation des stratégies change et que divers moyens peuvent être mis en oeuvre pour les réaliser et leur donner des formes spécifiques.

Conclusion

Au terme de cet exposé, il apparaît que toute conception des stratégies d’intervention en organisation communautaire doive distinguer des niveaux de stratégie (grande stratégie, stratégie et tactique). Afin de clarifier la notion de stratégie, cet article a tenté de démontrer la pertinence de mettre en rapport, d’une part, un cadre théorique s’appuyant sur une théorie générale du changement social et sur les théories particulières de l’action collective et, d’autre part, l’analyse de luttes concrètes décrites de manière systématique.

Pour l’organisation communautaire, la systématisation des pratiques à partir de l’action peut contribuer à l’efficacité (atteinte des objectifs) et à l’efficience (économie de ressources) de l’intervention. Puisque les phénomènes structuraux et conjoncturels s’imposent aux acteurs et font que l’issue de leurs interventions comporte une grande part d’incertitude, la préoccupation stratégique est susceptible de réduire les déterminismes qui pèsent sur l’action. Au-delà des manières particulières de nommer les stratégies d’intervention, l’essentiel de la préoccupation stratégique repose sur l’information la plus complète possible avant toute action et sur une attention particulière accordée à l’étude des conséquences qu’auront les gestes posés.

Sur le plan de la recherche, l’effort de conceptualisation des stratégies d’intervention en organisation communautaire mérite d’être poursuivi. Dans un contexte de mutations sociétales, les théories en organisation communautaire doivent être réexaminées parce que les représentations, la pauvreté, les politiques sociales et les connaissances scientifiques changent. Loin de mettre un point final à l’étude des stratégies d’intervention en organisation communautaire, le présent exercice encourage les auteurs à poursuivre leur recherche en confrontant leur cadre théorique à d’autres luttes concrètes. Ainsi s’ouvre un vaste chantier de recherche pouvant être utile au travail social.